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Didier K. Expérience
23 février 2023

Enfin l'Eden - E.23/35

Enfin L'Eden 2

Libye, caserne de Bab-al-Azizia, Tripoli : juillet 1996.

   Bien entendu, ni les médias nationaux ni internationaux ne parlèrent de cet évènement, mais la caserne bruissait de toute part. Les expatriés étaient plutôt circonspects sur l’attitude à avoir, et même s’ils n’osaient pas s’exprimer en public, ils n’en pensaient pas moins : rien ne pourrait justifier un tel massacre. Bernie White qui avait assisté au carnage, avait du mal à se contenir lui aussi. Il savait qu’il avait un devoir de réserve à respecter et qu’il le respecterait, mais la pilule devenait dure à avaler. Qu’avait donc ce régime à proposer de si différent finalement ? Rien ! C’était juste une sanglante tyrannie de plus, sans aucun mobile particulier sauf le pillage des ressources pour ses propres intérêts. En comparaison, l’apartheid pouvait se « justifier » parce que les Afrikaners avaient construit l’Afrique du Sud et qu’ils ne voulaient pas partager le fruit de leur labeur avec les noirs ni avec les autres blancs, ni avec personne d’autre…

La répression dans le stade et dans la prison d’Abou Salim avait été un simulacre de reprise en main politique, mais une vraie boucherie que même la conservation du pouvoir ne pourrait justifier. Les avertissements de son homologue Avi Haffner du Mossad lui revenaient souvent en boomerang. Il lui devenait clair que le régime de Mouammar Kadhafi ne tenait que grâce à une violence inouïe. La Libye n’avait plus d’alliés, l’ONU et les Etats-Unis étranglaient le pays d’une simple pression, les sanctions économiques ruinaient un peu plus chaque jour les Libyens, ce pays tomberait facilement en morceau dans peu de temps, comme l’Irak de Saddam Hussain. Seule la Syrie du Raïs Hafez el-Assad résistait encore, mais pour combien de temps ?

Novikov le surveillait de plus en plus, c’était devenu flagrant. Si Abdulayev demeurait muet comme une tombe, comme d’habitude, Novikov posait tout le temps des questions, surtout sur l’emploi du temps de Bernie White qu’il vérifiait à son insu. Comme il se méfiait de lui, White avait posé des petits pièges dans ses documents et agendas ; chaque jour, ces pièges disparaissaient ou n’étaient plus à leur place, ce qui prouvait que ses documents étaient régulièrement visités.

La question que se posait Bernie White depuis quelques jours, était : pourquoi Abdallah al-Senoussi était passé de la négociation franche à la répression la plus brutale ?

Un collègue d’origine syrienne lui donna quelques bribes d’explication : un massacre similaire avait eu lieu à Hama dans le centre de la Syrie en 1982, mais là, c’était vingt mille Frères musulmans qui avaient été liquidés. Pour la reprendre de force à des insurgés armés toute la ville avait été encerclée, une répression féroce s’était abattue. Un début de révolution avait été étouffé dans l’œuf, mais le régime syrien n’avait sauvé les meubles qu’en utilisant une violence terrible. Même si Hafez el-Assad ne pouvait pas aider officiellement Kadhafi, étant donné que les deux hommes se détestaient, des conseillers militaires avaient très bien pu fournir une aide logistique discrète, et rien n’indiquait que tous les laborantins syriens n’étaient pas aussi des militaires déguisés, comme Bernie White d’ailleurs. Donc, ces supputations étaient plausibles… Quoi qu’il en soit, 1996 n’était pas 1982, et ce qui avait été possible quatorze ans plus tôt, ne l’était plus aujourd’hui. Désormais, tout se savait à une vitesse grand V, et même si le grand public n'était pas au courant du massacre de Hama, les autorités officielles de tous les états du monde étaient bien au courant, elles ; et le simulacre de négociations leur était bien destiné.

Cette fois-ci, Bernie White se sentit perdu comme s’il traversait l’immensité du désert de Libye : où pourrait-il partir désormais ? Aucun Etat voyou n’avait résisté à l’effondrement de l’URSS, et les états pro-occidentaux qui étaient tous à la botte des USA, le traquaient désormais. Drôle de paradoxe, il ne pouvait se réfugier que chez ses ennemis d’hier qui disparaissaient tous les uns derrière les autres !

Bien sûr, il restait la Suisse, toujours prompte à récupérer des transfuges de tous bords, encore fallait-il pouvoir s’y rendre. Une solution se présenta bizarrement : Bobur Abdulayev qui ne vivait que dans l’ombre de son chef Novikov, vint le voir en particulier. Comme la paranoïa locale le suggérait, il prit toutes les précautions de sûreté avant de l’aborder :

-          Docteur ! Je voudrais vous parler deux minutes…

-          Bien sûr, Bobur ! Que puis-je faire pour vous ?

Sans attendre la réponse, l’ex agent du KGB lui remit une coupure d’un journal italien daté de la semaine. Un article où figurait une photo triomphale de Nelson Mandela.

-          Merci mais je ne lis pas l’italien, argua White. Qu’est-ce que ça raconte ?

-          C’est simple : votre nouveau président accorde une amnistie aux anciens membres des forces de l’ordre à condition de témoigner à la commission Réconciliation & Vérité… Si vous voulez partir, c’est votre chance.

-          Qui vous dit que je veux partir ?

-          Parce que vous ne supportez plus de vivre avec tous ces fous, pas vrai ? Moi non plus, j’en ai marre, je veux rentrer chez moi en Ouzbékistan. Comme j’ai gardé mon passeport soviétique, je pourrais même m’établir en Russie, j’en ai le droit. Ici ça sent trop la mort, autant partir.

Il fallait vraiment qu’Abdulayev ait une grande confiance en White pour lui parler aussi franchement.

-          Je vous ai observé et depuis qu’on se connait, vous n’avez jamais manqué à votre parole, c’est un signe qui ne me trompe pas. Même si vous avez déjà failli me tuer quand j’étais votre otage à Centurion. Vous vous rappelez ?

-          Oui, mais j’étais en service commandé pour mon pays, je n’avais pas le choix… D’après vous, que vaut vraiment la parole d’un agent secret ? Qui vous dit que je ne suis pas un maître en duplicité ?

-          Vous l’êtes sûrement, mais pas tout le temps. Et puis, je prends ce risque parce que je n’ai plus rien à perdre. J’ai décidé de partir, je partirai avec ou sans vous, c’est tout.

-          Et Novikov ?

-          Lui, c’est le problème n°1. Je n’ai pas confiance en lui, je pense qu’il nous trahira. Donc, on ne lui dit rien.

-          Quand pourrons-nous partir ?

-          Dès que les laissez-passer seront rétablis pour pouvoir sortir de la caserne et aller se promener en ville. Pas avant.

Cette histoire de commission Réconciliation et Vérité ne lui disait rien qui vaille, mais Abdulayev avait raison, c’était la perche à saisir, c’était le bon moment, l’occasion ne se reproduirait peut-être pas. Et puis, il ne pourrait pas partir seul, c’était clair. Il ne parlait pas l’arabe, il avait l’air d’un touriste égaré avec sa tête blanche et ses cheveux blonds bien coiffés, il serait repéré en dix secondes en tentant de fuir.  

-          Pour le moment, on ne sait pas quand on aura de nouveau l’autorisation d’aller boire un verre dehors !

-          Moi je sais ! En tant que chauffeur, je suis au courant de beaucoup de choses. Les laissez-passer seront rétablis dans deux jours, si tout va bien.

White acquiesçait, une fenêtre de tir venait de s’ouvrir, c’était possible désormais.

-          Une chose très importante : comme on partira boire un verre, nous sortirons comme d’habitude, sans bagages, sans affaires personnelles, on laissera tout ici. Sauf votre passeport et votre argent que vous emporterez. C’est compris ?

-          J’ai bien compris.

-          Maintenant, Mektoub Inch’Allah* ! … On se reverra dans deux jours, Novikov et moi sommes de service cette nuit pour faire la chasse aux poivrots. Et ça aussi, j’en ai marre.

Abdulayev le quitta sans plus de cérémonie, le laissant coi devant sa coupure de journal.

C’était un quitte ou double un peu risqué mais qui en valait le coup. Ses travaux du programme bactériologique et chimique n’avançaient pas, il manquait de tout, lui et ses collègues étaient souvent en panne technique, les pièces détachées étaient introuvables, et ce n’était pas demain la veille que les missiles chimiques libyens prendraient l’air. Même s’il était bien payé, ce programme devenait plus utopique de jour en jour. Et puis le régime flirtait délibérément avec l’illégalité en matière d’armes prohibées mondialement. Pour finir, ces gens étaient capables du mauvais comme du pire, mentant à tout le monde en permanence. La proposition d’Abdulayev était inattendue, mais elle tombait à pic : il fallait que White quitte ce pays sans plus tarder…

Deux jours plus tard, Bernie White et ses équipiers reçurent leur nouveau laissez-passer de l’administration militaire. Ils pouvaient ressortir de la caserne à la fin de leur service. La région de Tripoli n’était plus bloquée, le pays revivait normalement, si tant est que la normalité ait eut la même signification ici que dans le reste du monde.

Les camions de l’armée n’en finissaient pas de s’éloigner, la pression avait disparu, l’assaut de la prison d’Abou Salim n’était plus qu’un lointain souvenir pour tous. Une chappe de plomb avait recouvert cet évènement, ou plutôt de plombs, même si le double sens était macabre.

Bernie White se doutait que le problème principal des militaires serait de faire disparaitre les corps, mais le désert libyen offrait toute la place dont ils avaient besoin pour effectuer leurs sales besognes, pas de soucis. Le mieux était de ne pas chercher à savoir, spécialement depuis qu’il avait en tête de quitter « ses amis ». D’ailleurs, il n’avait plus revu Abdulayev, mais jusqu’à présent, l’homme s’était révélé fiable.

Abdulayev et Novikov se pointèrent sur les coups de 20h sur le parking de son logement. La vue de la 504 noire lui procura une réelle joie, comme si l’espoir s’était matérialisé sur quatre roues. Le Russe avait l’air sinistre ce soir-là. L’Ouzbèk lui fit signe qu’il avait déjà bu et qu’il était de mauvaise humeur.

White embarqua à l’arrière du véhicule, comme d’habitude, puis ils roulèrent au pas jusqu’à la porte de sortie où les gardes vérifièrent leurs laissez-passer, et inscrivirent leurs noms au registre. Sans problème, ils franchirent les contrôles. Ils s’engagèrent dans cette belle avenue, bordée de palmiers qui masquaient les immeubles toujours détruits, puis la voiture fila dans la circulation chaotique de la ville. White nota que rien n’avait l’air d’avoir changé depuis la dernière fois : les mêmes échoppes, les mêmes couleurs chatoyantes, les mêmes odeurs, et les mêmes déchets qui jonchaient les rues.

L’hôtel Intercontinental Al-Arab n’était pas vraiment loin de la caserne, ils aperçurent assez vite les mats des drapeaux et les palmiers, mais brusquement Abdulayev changea de direction :

-          Que se passe-t-il ? demanda Novikov surpris.

-          Je ne sais pas, j’ai l’impression qu’on est suivi, répondit calmement le chauffeur.

White regarda par la lunette arrière, mais il ne remarqua rien de suspect.

-          Allons, tu divagues ! Remets-toi sur le bon chemin. J’ai soif ! J’en peux plus d’attendre. Tu vas nous mettre en retard. Braque ! je te dis.

Novikov commençait à s’énerver, White ne bronchait pas, mais il se doutait que son chauffeur tramait quelque chose. Abdulayev ne discutait jamais les ordres, ne répondait jamais à son chef, obéissant au doigt et à l’œil comme s’il avait été dressé.

Mais là, sans avertir personne, il tourna vers le parking d’un supermarché fermé dont les lampadaires ne fonctionnaient pas, il se gara loin des autres véhicules éparpillés, dans l’obscurité.

-          Mais qu’est-ce que tu as ce soir ? T’es fou ou quoi ? argua Novikov. Qu’est-ce qu’on fait ici ? Démarre, c’est un ordre.

Abdulayev, toujours calme et taciturne, se tourna lentement vers Novikov, sortit de sa poche un revolver muni d’un silencieux fixé au bout du canon, le pointa sur son chef et fit feu à bout portant. Le son étouffé par le silencieux résonna quand même dans l’habitacle de la voiture, le flash de lumière vive de la détonation éclaira les trois hommes un instant. Le chef s’effondra sur le rebord comme une poupée qui n’allait pas tarder à se dégonfler, un trou bien rond du côté de la tempe qui pissa le sang en quelques secondes. Le coup était net et précis, sans bavure. La balle était ressortie de l’autre côté du crâne, faisant un trou dans le pare-brise, qui lui, tint le choc malgré tout.

White fut épaté par le sang-froid d’Abdulayev, alors que lui était abasourdi. Novikov n’avait pas eu le temps de comprendre qu’il allait mourir, il n’avait même pas dû souffrir. La méthode KGB, semblait-il : agir sans préméditation apparente ni raison valable pour désarçonner son adversaire.

Puis Abdulayev pointa son arme sur White qui s’écria :

-          Allons Bobur ! … Abdulayev, je suis avec vous… Baissez votre arme, je vous en prie.

Abdulayev exhala un long soupir.

-          Excusez-moi docteur ! répondit-il en rangeant son arme… Aidez-moi à le mettre dans le coffre. On ne peut pas l’abandonner-là. On devra rouler avec lui derrière.

Il semblait dans un état second, comme si l’effort de concentration dont il avait eu besoin pour accomplir son acte était en train de se dissiper. Mais il retrouva vite son état normal.

Après quelques secondes d’hésitation, White sortit de la voiture, s’activa pour aider à transporter vers l’arrière le corps encore chaud, mais qui commençait déjà à se raidir : la Peugeot 504 offrait un coffre très spacieux, on aurait pu en mettre deux comme Novikov. Très pratique, ces voitures françaises. Même si ce n’était pas vraiment le moment de s’exalter sur les qualités du véhicule…

Comme à son habitude, et sûrement pour se faire pardonner de cautionner cette action qui pourrait passer pour mauvaise, White envoya une courte prière à son Seigneur.

Puis il nettoya « le siège du mort » - le surnom de cette place n’avait jamais aussi bien porté sa destination, ce soir-là - histoire de ne pas se tacher de sang. Silencieux, ils remontèrent tous les deux en voiture, puis ils prirent la direction de l’autoroute qui les mènerait à la frontière tunisienne. Pas de temps à perdre, ils n’auraient qu’une dizaine d’heures d’avance avant que la garde ne s’aperçoive que trois des locataires de la caserne n’étaient pas rentrés.

*A la grâce de Dieu.

 

Didier Kalionian - DK Expérience (c) 2023

Credit photo : Didier Kalionian (c) 2023

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Didier K. Expérience
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