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Didier K. Expérience
7 mars 2023

Enfin l'Eden - E.35/35

Enfin L'Eden 2

Afrique du Sud. Quartier de Century City, dispensaire Eden’s Vry Apteek, Capetown : Décembre 1997.

   Bernaard De Klerk s’angoissait quelque peu de cette nouvelle comparution à la CVR à East-London. Il avait eu beau y réfléchir, rien ne pourrait l’obliger à demander l’amnistie. Tout ce qu’il avait fait, l’avait été sur ordre. Si sa défense semblait bien claire dans sa tête, il savait que sa décision aurait une conséquence : celle d’un procès au tribunal de justice de Bloemfontein, avec toute la publicité néfaste que cela pourrait lui valoir.

Lui, l’ancien officier des services secrets et médecin personnel de Frederik De Klerk, risquait de tout perdre car les accusations de meurtres et de maltraitances ne le laisseraient pas indemne, et au final, il risquait la prison pour une très longue durée. C’était une personnalité occulte, mais une personnalité qui ne manquerait pas de passionner les foules lors de son procès, brisant à tout jamais son cher anonymat. Nombre de ses anciens collègues avaient réclamé l’amnistie pour échapper à la justice, mais c’était leur problème. Réclamer l’amnistie, c’était avouer des fautes, reconnaitre sa culpabilité, et pour lui, il était hors de question de ramper devant les nouveaux maîtres.

De Klerk était un croyant convaincu, il lisait la Bible très souvent, et grâce à son dialogue intérieur avec son Seigneur, il avait plus d’une fois admis la nécessité de ses actes. Ses supérieurs lui donnaient des ordres, il les appliquait, point. Eux aussi étaient des chrétiens convaincus, donc ils ne pouvaient pas commettre d’erreurs, pas tous en même temps, ce n’était pas possible. Donc, non ! Pas besoin d’amnistie. C’est d’ailleurs ce que lui avait conseillé maître Van De Velde. Celui-ci avait enfin eu des nouvelles de Retha, mais ce n’était pas vraiment ce que De Klerk espérait : si elle était en bonne santé, elle n’était plus là.

-          Comment ça, plus là ?

-          En fait, j’ai retrouvé ses parents, tout simplement. Ce sont eux qui m’ont informé. Votre femme a émigré avec les enfants en Australie, il y a deux ans. Eux et votre femme ont essayé de vous prévenir, mais vous aviez disparu sans laisser de traces… Voilà, ils sont partis… Je suis désolé.

-          Vraiment ? … Vous avez leur adresse en Australie ?

-          J’ai communiqué la vôtre à ses parents et vous recevrez bientôt une lettre de votre épouse. Vraisemblablement, elle vous demandera de la rejoindre là-bas. C’est ce qu’ils m’ont dit.

Jusqu’à présent, De Klerk avait traversé les tempêtes plutôt facilement, mais le choc fut plus rude que prévu. Bien sûr, il savait que des blancs, majoritairement des Afrikaners modérés et progressistes, émigraient en nombre après l’accession au pouvoir de l’ANC, mais il ne se doutait pas que sa famille ferait partie du lot. Après les élections, ces blancs progressistes s’étaient ralliés au nouveau pouvoir, Nelson Mandela étant le garant de l’égalité entre toutes les communautés, mais dans les faits, la violence n’épargnait personne, et le chômage de masse toucha toutes les communautés blanches, les réduisant à moins que rien. Cette pauvreté heurta d’abord ceux qui soutenaient le changement de régime ; elle atteignit moins les radicaux qui s’étaient préparés à résister. Donc, ceux que l’ANC voulait voir partir, restaient et s’accrochaient bec et ongles à leurs terres, alors que leurs soutiens blancs fuyaient leur misère soudaine pour émigrer aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne, en Australie, en Nouvelle-Zélande, au Canada, voire aux Pays-Bas*.

Le retour de sa femme et de ses enfants devait participer à renormaliser sa vie, mais ça ne serait pas pour tout de suite. Le dispensaire y contribuerait mais pas son couple. La seule bonne nouvelle, c’est qu’elle n’avait pas tardé à ouvrir les yeux sur la réalité du nouveau pouvoir.

Dans les jours qui suivirent, Bernaard De Klerk reçut un colis qui devait peser pas loin de deux kilos. Il en avait lui-même piégé des centaines, il savait les reconnaitre d’un coup d’œil. Ou alors celui-là était d’une nouvelle génération ne comportant pas d’indices flagrants… Steenkamp, son nouveau chef de la sécurité, l’ausculta avec soin dans le jardin, loin de toute présence : le colis ne présentait pas de signes qu’il contenait une bombe ou qu’il était piégé. Finalement, vêtu d’une combinaison spéciale, Steenkamp ouvrit le colis. Celui-ci ne contenait que des feuilles dactylographiées, des centaines de pages. Et un petit mot manuscrit :

« Bon courage pour la suite. A. V. ».

Ces initiales ne pouvaient appartenir qu’à Annelise Verbeeck, la secrétaire particulière de Nelson Mandela, et avant lui de Pieter Botha et de Frederik De Klerk. Trente ans d’archives originelles. Cependant, elles étaient toutes incomplètes. Il retrouva bien le contrat concernant la mise à disposition des dix millions de dollars US pour l’élaboration du « Projet Eden », mais pas les notes sur le recrutement du personnel. En fait, tout ce qui était anodin manquait, et tout ce qui aurait pu le compromettre se trouvait dans le colis. Rien à dire, Mme Verbeeck avait fait du bon boulot, mais elle avait pris un sacré risque. Ce qui voulait dire aussi qu’elle avait transmis des clopinettes à la CVR pour sa prochaine comparution. Restait les motivations de Mme Verbeeck : soit De Klerk les connaitrait bientôt, soit il ne les connaitrait jamais. Quoi qu’il en soit, il lui renverrait l’ascenseur si elle en avait besoin, et de n’importe quelle façon.

Le climat d’insécurité qui assombrissait son « éden », tournait au beau fixe tout d’un coup. Après avoir soigneusement refermé le colis, il l’emporta pour le cacher définitivement. S’il avait pu l’envoyer au coffre à Lugano, il l’aurait fait, mais comme il était pisté par le SSAS, il se contenterait de l’entreposer dans un coin de son grenier, enseveli sous d’autres cartons.

En tout cas, son nouveau chef de la sécurité avait bien réagi. Bien mieux que ne l’auraient fait Terre Blanche et ses apprentis soldats. De Klerk aussi, devait tourner la page de l’apartheid et appréhender le futur comme Abraham Steenkamp le faisait avec son équipe composé de blancs, de métis et de quelques noirs, tous unis autour de leur patron et de leur entreprise. Car si l’ANC était au départ d’obédience marxiste, économiquement, ils étaient devenus très proche des ultra-libéraux : la réalité du terrain leur avait fait prendre conscience que le marché était bien plus important que leurs idéaux, si généreux fussent-ils. Même s’ils feraient les réformes nécessaires pour intégrer la majorité noire, (comme la réforme agraire), quitte à le regretter ensuite. Donc, tout le monde pouvait changer et devenir meilleur.

Si De Klerk avait dû se « séparer » précipitamment de son avocat Herman Kuipers, l’ami de celui-ci qui s’occupait de ses affaires, Johann Blum, faisait des miracles pour négocier les meilleurs contrats. Le dispensaire distribuait gratuitement aux patients des médicaments qu’il arrivait à obtenir pour rien. Blum était en train de devenir le confident de De Klerk, il savait l’essentiel de sa vie, sauf bien évidemment, l’épisode « Bernie White », que seul le président Mandela semblait connaitre, et d’autres détails qui resteraient à tout jamais secrets, mais il en savait plus qu’André Van De Velde, qui lui resterait éloigné à Johannesburg. Avoir été membre des services secrets avait enseigné à Bernaard De Klerk qu’on ne pouvait commettre d’erreurs qu’une seule fois. Donc, l’épisode Kuipers ne se répéterait pas.

De Klerk qui avait craint pour sa vie au début, ne ressentait plus le danger comme inéluctable. L’efficacité n’était pas vraiment l’apanage du nouvel état démocratique qu’essayait d’être l’Afrique du Sud : il y aurait bien des ratés avant que le système ne fonctionne vraiment (s’il devait fonctionner un jour). Aujourd’hui, le fait d’être blanc n’ouvrait plus toutes les portes, l’argent était le seul argument valable pour se faire respecter ; avoir des patients noirs étaient même recommandé s’ils payaient leurs factures.

Mieux, il n’avait plus à choisir ses voisins, leurs comptes en banques choisissaient pour lui : désormais les noirs qui avaient réussi dans les affaires habitaient dans les mêmes ghettos ultra sécurisés que les blancs. Qu’importait la couleur de peau, le racisme était balayé quand on s’affichait en Mercédès dernier modèle. De Klerk n’était pas obligé d’aimer ses voisins quand même, mais ils partageaient tous la même angoisse d’être dépouillé par les racailles qui trainaient en ville la nuit venue. Finalement, la sélection par l’argent n’était pas un si mauvais système, le régime blanc aurait dû l’appliquer au lieu de vérifier à quelle communauté vous apparteniez en contrôlant la frisure de vos cheveux en y glissant un stylo. A y repenser, c’était quand même absurde !

L’Eden’s Vry Apteek donnait du travail à du personnel médical qualifié qui sinon aurait été au chômage, mais aussi procurait tout un tas d’autres petits boulots, comme jardinier, ou cuisinier, ou livreurs de courses rapides. Et personne pour en dire du mal car là où autrefois il n’y avait rien, une ruche s’activait quasiment six jours sur sept. De Klerk récoltait les fruits de ce qu’il avait semé sans avoir besoin de se débarrasser des gêneurs, ils débarrassaient le plancher tout seuls, ou avec l’aide de la sécurité, mais ce n’était plus de la responsabilité de sa communauté. C’était comme un avant-goût du paradis, surtout si la Bible, qui ne le situait pas vraiment en Afrique, pouvait le relocaliser plus au Sud, au bord de l’océan Indien. Plus rien n’était impossible, jugeait-il.

Le juge Hartzenberg, qui ne s’occupait pas de son dossier, ne le considérait toutefois pas comme grave. Aucun juge kaffre ne pouvait rivaliser avec Willie Hartzenberg, donc si ce juge disait que tout allait bien, c’était comme la parole des Evangiles. Et puis, maître Van De Velde était de bons conseils, Hartzenberg l’avait bien recommandé. Donc, ils étaient en circuit fermé, aucune raison de s’en faire.

Pour parfaire son bonheur, il ne manquait plus à De Klerk que de revoir sa femme et ses enfants, et de recommencer à zéro.

Et justement, fin décembre 1997, André Van De Velde reçut un paquet en provenance de Sydney en Australie. Il provenait de Margaretha De Klerk, l’enveloppe manuscrite compétée par un dossier de plusieurs pages dactylographiées. Dès qu’il l’eut, Van De Velde s’empressa de téléphoner à son client :

-          Merci maître, mais lisez moi donc cette lettre !

De Klerk entendit que des doigts décachetaient l’enveloppe. Van De Velde parcourut rapidement, puis commenta :

-          Ah euh ! Ce n’est pas tout à fait ce que vous attendiez.

-          Lisez-moi cette lettre, je vous prie.

-          Pas la peine. Il s’agit d’une demande de divorce. Votre femme a engagé un avocat à Sydney, elle ne reviendra pas en Afrique du Sud, mais elle ne veut plus porter votre nom.

Bernaard De Klerk était estomaqué, les mots avaient du mal à sortir, les phrases à être formulées.

-          Mais… mais pourquoi ?

-          Je ne sais pas, monsieur De Klerk.

-          Puis-je m’y opposer ?

-          Bien sûr que non.

C’était comme si la lame d’un poignard venait de lui transpercer le cœur. Il fallait qu’il réfléchisse à cette trahison, à tête reposée :

-          D’accord ! Je vous rappellerai.

Il raccrocha mécaniquement.

Son épouse lui reprochait d’avoir disparu sans lui laisser un mot. Comme si, l’accusait-elle, il n’avait pas envisagé qu’elle ressentirait sa disparition comme une angoisse. Or pendant ses deux ans d’absence, elle avait cru qu’il était mort, tout simplement. Même s’ils ne partageaient plus rien, savoir que son mari avait disparu corps et biens l’avait profondément atteinte, et l’avait même encouragé à émigrer, puisque plus rien ne la retenait en Afrique du Sud. En 1997, l’Australie favorisait encore officiellement l’émigration blanche, une aubaine. Au Cap, elle et ses enfants avaient vécu sur leurs économies jusqu’à épuisement de la cagnotte. Sans aide, elle n’avait pas eu ensuite d’autre choix que de partir, la filière australienne serait la plus sûre et la plus évidente. Même si les missions de son mari étaient dangereuses, il en était toujours revenu, sauf cette fois-ci, personne n’avait su ce qu’il était devenu.

Bernaard De Klerk ne comprenait pas ses reproches, lui qui lui avait tout donné, tout servi sur un plateau : elle était comme les noirs de l’ANC qui revendiquaient le pays pour eux seuls, juste des ingrats. Alors que les Afrikaners et les Anglais avaient construit tout le pays, de la première route au Cap jusqu’au dernier gratte-ciel de Johannesburg ! Lui et les siens en avaient fait un pays civilisé, sorti de nulle part, sorti de la barbarie surtout. Quelle ingratitude !

Finalement, ce n’était pas si grave ! A son âge, il ne referait pas sa vie de toute façon. Son dispensaire lui procurait plus de joie que tout le reste. Même son métier au sein des services secrets ne l’intéressait plus du tout. La seule certitude qu’il lui restait, c’est qu’il était capable de tout reprendre à zéro, tout recommencer, comme ses ancêtres avant lui.

Et puis, il avait gagné une impunité qui le mettrait à l’abri pour longtemps. Son Seigneur le protégeait, et ce depuis le début, car il était sur le droit chemin, lui. En restant au service de sa communauté, Bernaard De Klerk savait qu’il ne se tromperait jamais. Sa communauté devait rester vivre sur son sol, en Afrique du Sud et nulle part ailleurs, c’était leur terre promise, la leur…

*En 2022, près d’un million de blancs avaient quitté l’Afrique du Sud sur les cinq millions qu’ils étaient en 1994.

- Le procès n’interviendra que dix ans plus tard, et se soldera par un non-lieu. Les dernières années de « bon docteur » ne furent assombries que par le fait que ses enfants obtinrent de ne plus porter son nom, et qu’ils restèrent vivre définitivement en Australie. Le fichier client de son dispensaire contiendrait 9000 adhérents.

- Le régime de Mouammar Kadhafi est tombé en 2011 à la faveur d'une violente révolution soutenue par l'OTAN.

- Eugéne Terre Blanche a été assassiné en 2010 dans son ranch.

- Le juge Willie Hartzenberg est parti à la retraite en 2019.

 

 

Didier Kalionian - DK Expérience (c) 2023

Credit photo : Didier Kalionian (c) 2023

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Didier K. Expérience
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