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Didier K. Expérience
16 janvier 2024

Enfin l'Eden (Histoire Complète)

Enfin L'Eden 2

« Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayant cause, est illicite et constitue une contrefaçon, aux termes des articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle ».

Crédit photo : Didier Kalionian © 2023

Le Blog Didier Kalionian Expérience © 2023

Didier Kalionian © 2023

 

Note de l’auteur : cette fiction s’inspire de faits réels, qui ont été romancés. Aux personnages historiques, se mêlent des personnages fictifs.

 

« Ne pas aimer, c’est un premier pas vers le meurtre, et ne pas tuer, c’est un premier pas vers l’amour » - 6ème commandement - La Bible.

 

1

 

Namibie (ex Afrique du Sud-Ouest), région sud, proche de la frontière avec l’Afrique du Sud, 1989 :

   L’action se situe dans un camp de prisonniers d’activistes de la SWAPO*, administré par l’armée sud-africaine. C’est une région sèche et désertique écrasée de chaleur quasiment toute l’année. Ici pas une âme qui vive à des centaines de kilomètres à la ronde, l’endroit idéal pour y installer discrètement un camp d’internement des rebelles au régime d’apartheid sud-africain qui sévissait également en Namibie occupée.

Ce jour-là, le camp recevait la visite d’une délégation militaire venue spécialement de Pretoria. Trois véhicules de couleur marron clair. Le premier était un pickup dont l’arrière était surmonté d’une mitrailleuse lourde servie par deux soldats en uniforme sable, affublés de leur célèbre bob sur la tête, retenu par une simple lanière coincée par un nœud coulant contre la pomme d’Adam. Le second véhicule, une jeep blindée dont les quatre places étaient occupées, était suivie d’un transport de troupes blindé à six roues dont le toit, ouvert mais protégé du soleil par une bâche, laissait dépasser des parois les têtes de huit soldats.

Ces trois véhicules militaires franchirent la porte grillagée du camp, tranquillement l’un derrière l’autre, et allèrent se garer tout près des autres camions déjà là. Deux officiers, descendirent de la jeep et se dirigèrent vers la tente de commandement d’un pas alerte, pendant que les autres soldats se rafraichissaient aux abords. Ici, plus aucun risque, le camp était défendu par un détachement conséquent de l’armée sud-africaine. Bien sûr, de Pretoria jusqu’à la frontière, ils n’avaient rencontré aucun souci particulier, mais une fois en Namibie, même les ombres de mouches devenaient dangereuses. Des snipers invisibles pouvaient tirer et les tuer n’importe où, n’importe quand. Ces soldats avaient de la chance, la région avait été pacifiée depuis peu.

Le camp était constitué de plusieurs tentes de couleur marron ocre, identique à celle de leurs uniformes, et dont la plus imposante, presqu’aussi grande qu’un chapiteau de cirque, était censée concentrer tous les détenus. Les autres tentes constituaient le bivouac du détachement, le tout encadré par des rouleaux de fils barbelés posés à même le sol. Une jeep armée d’une mitrailleuse lourde était disposée à chaque coin, assurant une sécurité optimale. De loin, on aurait dit un terrain de camping posé en pleine nature, mais de près, c’était moins engageant. Les quelques arbres qui se retrouvaient à l’intérieur avaient déjà perdu la quasi-totalité de leurs feuilles, et donc ne donneraient que très peu d’ombre. Sous la toile, la chaleur était aussi étouffante qu’à l’extérieur, mais au moins, on était protégé des rayons du soleil. Ce détachement était quasiment entièrement constitué d’Afrikaners blonds et à la peau très blanche, ne supportant ni la chaleur ni le soleil, un comble quand on est natif du coin.

Dit comme ça, on pourrait croire que c’était un lieu de villégiature pour personnalités réfractaires au régime. Non, pas tout à fait. Tous les détenus qui s’y trouvaient appartenaient à la SWAPO, tous étaient des combattants capturés en opération. Et tous ceux qui s’y trouvaient ce jour-là, n’y étaient que depuis peu. Tous n’étaient pas arrivés en même temps mais presque : ils y avaient donc été réunis volontairement.

Les deux gradés se présentèrent devant ce qui ressemblait à un bureau administratif de campagne. Ils furent reçus aimablement par un jeune officier du camp, qui les salua réglementairement, puis leur tendit la main, qu’ils serrèrent.

-          Lieutenant Maertens, aide de camp du commandant Jakobs, se présenta-t-il. Avez-vous fait bon voyage ?

-          Lieutenant-colonel De Klerk, répondit le premier. Et voici mon aide de camp, le lieutenant Klaverstijn… Merci oui, nous avons fait un long et éprouvant voyage, mais grâce à Dieu nous sommes arrivés dans ce four sains et saufs. Nous avons avalé plus de poussière qu’il n’y en a dans tout le Karoo**, j’en suis certain. Quelle chaleur !

-          Parfait ! répondit Maertens en souriant. Veuillez me suivre, le commandant vous attend. Sa tente est juste derrière.

Il n’y avait pas une minute à perdre, dirait-on. A peine arrivés, les deux officiers s’engouffrèrent à la suite du lieutenant, qui galopait en tête, imprimant ses pas dans le sable brulant. Ils étaient fatigués du voyage, le dos trempé de sueur, mais ils retrouvèrent vite une certaine rigueur. Le lieutenant Maertens s’annonça, attendit la réponse, puis ouvrit le battant de la tente en grand. Assis à son bureau dans une relative pénombre, près d’un ventilateur qui brassait de l’air tiède, le commandant Jakobs se leva pour accueillir ses hôtes.

-          Merci Maertens, veuillez nous laisser, je vous prie.

Le lieutenant laissa entrer les deux visiteurs, puis referma derrière lui.

Le commandant Jakobs invita ses nouveaux hôtes à prendre place sans plus de cérémonie. Tous s’assirent en même temps sur des sièges de toile. Le mimétisme inné des militaires, sûrement. Le commandant servit lui-même une citronnade glacée aux deux hommes en guise de bienvenue. Cette boisson plutôt bucolique ne les surprit pas, mais la fraicheur du breuvage les détendit d’un coup.

-          Trèves de balivernes, dit Jakobs en bourrant sa pipe. Entrons tout de suite dans le vif du sujet, si vous le voulez bien. Je vous écoute.

-          Le lieutenant Klaverstijn et moi-même sommes en mission pour le CCB*** (Civil Cooperation Bureau), qui est directement rattaché à la présidence.

-          Je sais tout ça, coupa-t-il sèchement. Venez-en au fait, je vous prie.

-          Vous avez été prévenu de notre visite et du motif de notre mission, il y a quelques jours, n’est-ce pas ?

Jakobs approuva de la tête. Exhala la fumée vers les deux hôtes qui se retinrent de grimacer. C’était une vieille baderne d’origine boer qui avait trainé ses guêtres sur tous les fronts menés par l’Afrique du Sud, rien ou presque ne l’impressionnait, sûrement pas des membres des services secrets.

-          Donc, nous allons procéder à la liquidation des éléments subversifs que vous détenez ici même. Combien sont-ils ?

-          Deux cents.

-          Très bien. C’est le chiffre que nous avons.

Sans un mot, le lieutenant Klaverstijn déposa un petit paquet emballé d’un papier blanc, sans aucune inscription, sur le bureau, juste en face du commandant Jakobs qui le contempla fixement.

-          Voici la raison de notre visite. Dans ce paquet se trouvent deux cents pilules, une par détenu, que vous mélangerez à la ration du jour. C’est un nouveau procédé que nous testons depuis un certain temps, mais cette fois-ci, ça sera sur une plus grande échelle. A ce jour, nous avoisinons les 100% de réussite. L’empoisonnement est radical, irréversible une fois ingéré, en quelques minutes ça sera terminé… Les avez-vous fait jeûner comme je vous l’avais demandé ?

-          Oui, ils n’ont rien ingurgité depuis quarante-huit heures. D’ailleurs, ils ont faim et soif, et ils commencent sérieusement à s’impatienter, surtout avec cette chaleur. Je ne vais pas pouvoir les tenir plus longtemps.

-          Parfait ! De cette façon, ils se jetteront sur la nourriture comme des sauvages. Veillez juste à ce que tout le monde mange.

Jakobs observa les deux hommes, fit une moue dubitative. Mâchouilla le bout de sa pipe. Attendit la suite :

-          Ce que vous ferez des corps n’est pas de notre ressort, ajouta De Klerk. Débarrassez-vous d’eux rapidement et discrètement, c’est tout ce que je peux vous dire.

-          Ce n’est pas la place qui manque dans ce désert, répondit Jakobs en riant. On trouvera bien un endroit pour les faire disparaitre.

Cette familiarité entre Afrikaners n’était pas pour déplaire au commandant Jakobs, lui qui était d’un grade inférieur à celui du Lieutenant-colonel De Klerk. Bien au contraire, cette familiarité était censée les rapprocher dans leur combat commun contre le péril noir, plus exactement ici en Namibie, le péril rouge-noir, communiste et noir-africain. Il se sentit même rassuré. Lui aussi était un des leurs. Il ferait son devoir sans sourciller, comme d’habitude.

De Klerk acquiesça sans répondre. Les deux hommes s’étaient parfaitement compris.

Seul le commandant du camp avait été mis dans la confidence, l’opération resterait secrète jusqu’à la fin. Le reste du détachement découvrirait le résultat une fois la mission accomplie. Tous deviendraient alors complices mais personne ne parlerait car liés par leurs origines afrikaners. Ils avaient tous été choisis pour cette mission en fonction de leurs origines justement, ainsi que de leur foi inébranlable dans le bien-fondé de leur combat. N’étaient-ils pas couverts par l’armée et par le président Botha lui-même ? Donc, tout irait bien.

-          Très bien, Jakobs. Permettez-nous de prendre congé. Nous avons de la route, nous retournons à Pretoria. Dès que l’opération est terminée, merci d’utiliser le canal habituel pour la confirmation.

Jakobs tira une bouffée de sa pipe et opina du chef.

Les trois hommes se levèrent en même temps, toujours ce mimétisme militaire, se saluèrent règlementairement, puis se serrèrent la main amicalement.

Jakobs avait maintenant un timing à respecter, mais comme toujours, tout serait fait dans les règles de l’art, son honneur de soldat était en jeu.

Dès que les trois véhicules du CCB quittèrent le campement, le commandant Jakobs réunit son encadrement et ordonna qu’on nourrisse les prisonniers. Sans oublier d’adjoindre aux rations le contenu du paquet, ce qui fut fait.

Aucun des deux cents prisonniers ne devait survivre. Les corps ne furent jamais retrouvés…

*South West Africa People’s Organization. Principal parti et organisation militaire d’opposition à l’occupation sud-africaine en Namibie.

**Karoo, désert qui se situe au nord de la province du Cap - Nord.

***Unité secrète des forces spéciales sud-africaine pendant l’apartheid.

 

2

 

Afrique du Sud, Union Buildings, palais présidentiel, Pretoria, 1991 :

   L’action se situe dans le bureau du tout nouveau président (et dernier président afrikaner), Frederik De Klerk, successeur de Pieter Botha, en présence du général George Meiring, du colonel et médecin-chef Bernaard De Klerk, du capitaine Jordaan Klaverstijn et du colonel Braam De Villiers.

Il est à noter que le président de la république d’Afrique du Sud et son médecin-chef portent tous deux le même patronyme mais n’ont aucun lien de parenté, De Klerk étant un nom des plus communs dans la communauté afrikaner. A part le chef de l’Etat, tous les invités étaient membres du CCB. Le général Meiring qui était surtout le chef des Forces de Défense de l’Afrique du Sud supervisait également ce service. Ce jour-là, seul le général Meiring portait l’uniforme réglementaire, les autres étaient en civil, comme il convenait pour des membres des services secrets.

Nelson Mandela, libéré de sa geôle de la prison de Robben island le 11 février 1990 suite aux pressions de l’opinion publique mondiale, avait fait vaciller l’intraitable république d’Afrique du Sud. Les sanctions économiques initiées par leur ancien allié américain puis par les occidentaux, étranglaient le pays petit à petit. Le monde était en train de changer, et ça commençait dans le bureau du président De Klerk.

-          Messieurs, les minutes de cette réunion ont déjà été rédigées, elles concernent l’achat de matériels et de fournitures diverses pour les services administratifs de l’armée. Je vous demanderai de parapher le document avant de nous séparer.

Tous acquiescèrent sans broncher.

-          Messieurs, vous l’aurez compris, les vraies raisons de notre entrevue doivent rester confidentielles. Je sais que je peux compter sur chacun d’entre vous.

Tous restèrent silencieux mais dodelinèrent du chef. L’heure était grave.

-          Messieurs, le général Meiring ici présent et moi-même, avons décidé de mettre un terme aux actions et à l’existence même du CCB. A partir de cette minute, toutes les actions en cours doivent être suspendues. Cette unité spéciale est dissoute, leurs membres recevront dans les prochains jours leurs nouvelles affectations. Toutes les archives devront être détruites séance tenante, ainsi que tous les prototypes de poisons déjà réalisés. Toutes les recherches doivent être abandonnées et tous les documents relatant ses recherches devront être détruits. Ai-je votre accord ?

Avant que quelqu’un ne réponde, le général Meiring se leva sans un mot, s’empara du téléphone du bureau, composa un numéro sur le cadran. Les autres le regardèrent, consternés, mais personne n’osa s’exclamer. D’ordinaire, le général Meiring n’était pas homme à faire n’importe quoi, il était même connu pour sa rectitude à toute épreuve. Même le président De Klerk était suspendu aux lèvres de son officier supérieur.

-          Meiring à l’appareil. Suspendez toutes les opérations en cours. Rappelez tous vos hommes immédiatement et dites-leur d’attendre mes prochaines instructions. Merci.

Le général reposa brusquement le combiné et retourna s’assoir.

-          Voilà, c’est fait ! ponctua le président.

-          Mais que se passe-t-il ? osa le colonel De Villiers.

-          Messieurs ! Depuis que nous avons libéré Mandela, nous avons entamé des négociations directement avec l’ANC. Des négociations difficiles, mais pas impossibles. Cependant, si nous n’arrivons pas à un compromis, nous serons au bord de la guerre civile. Je vous rassure, nous n’en sommes pas encore là… Cependant si nous arrivons à ce fameux compromis, nous serons saufs, mais le pouvoir risque de changer de mains. Les Etats-Unis ne nous soutiendront plus, sauf si nous abandonnons le régime du développement séparé plus communément appelé apartheid.

-          Mais ! Avec tout votre respect, monsieur le président, reprit De Villiers. Si nous abandonnons l’apartheid, nous serons balayés. Ils sont des millions en face. Comment pourrons-nous résister à ce tsunami noir ?

-          C’est bien là tout le problème. Mais nous avons encore un peu de temps pour nous préparer. Le changement n’est pas pour demain, mais soyez-en sûr, il arrive. Ne nous laissons pas déborder par nos sentiments.

Le président se tourna vers le docteur De Klerk.

-          Pour vous, c’est plus simple : vous resterez à mon service en tant que médecin personnel. Cependant, tous vos travaux devront être détruits. Ai-je votre accord ?

-          Oui monsieur le président, répondit l’interpelé, accablé.

-          Allons, messieurs ! Allons préparer notre avenir, qui, même s’il est incertain, est encore devant nous. Nous avons encore notre destinée entre nos mains, ne perdons pas de temps. Allez donner vos ordres et faites ce qu’on vous a demandé. Merci, ça sera tout.

Les quatre hommes se levèrent péniblement. Le colonel De Villiers avait du mal à résister à la panique. Même s’il masquait ses sentiments, il était sous pression.

Le docteur De Klerk était soucieux également, mais peut-être pas pour les mêmes raisons que les autres. Lui était à l’origine de programmes visant à supprimer physiquement les ennemis de la nation, des procédés ingénieux qui lui avait valu la reconnaissance de ses pairs. Il avait même gravi les échelons dans l’armée pour atteindre le grade de colonel, ce n’était pas rien. Dans ses laboratoires, il avait élaboré des substances dont certaines capables, par exemple, de tuer uniquement en fonction du taux de mélanine dans le corps : les noirs ayant un plus fort taux que les blancs, c’était pratique et terriblement efficace. La plupart de ces substances n’avaient été utilisées que de trop rares fois à son goût, mais tous les tests avaient été concluants… Le docteur De Klerk était dubitatif quant aux raisons de la suppression du CCB, mais ses programmes ne partiraient sûrement pas au feu. De toute façon, il en avait fait des copies, qui dormaient dans un coffre à la banque.

Cependant, ces nouvelles ne lui disaient rien qui vaille : ces négociations avec l’ANC n’avaient pas pour but d’envisager une possible transition vers un pouvoir démocratique, mais bien d’organiser le transfert du pouvoir du Parti nationaliste afrikaners vers l’ANC. La nuance était de taille et pourrait s’avérer mortelle pour certains. Bien sûr, il n’était pas le seul à être compromis, mais il risquait gros. Si ses états de service faisaient de lui un héros sous le régime de l’apartheid, il devenait un criminel, passible de la prison à vie ou de la peine de mort, sous n’importe quel régime démocratique, dont les Etats-Unis étaient le chef de file.

En fait, le président De Klerk espérait sauver les meubles en brandissant le spectre de la guerre civile pour faire plier ses interlocuteurs…

Bernaard De Klerk connaissait bien Nelson Mandela, non qu’il l’eût déjà rencontré, mais il avait dû étudier le personnage pour tenter de l’empoisonner discrètement. En effet, même en prison, le leader de l’ANC était resté incontournable. Un des prédécesseurs du président De Klerk avait eu l’idée saugrenue, à l’époque, de s’en débarrasser. Aujourd’hui, le docteur regrettait amèrement de ne pas en avoir reçu l’ordre.

Mandela était un fin stratège qui analysait chaque situation avec froideur, de la plus anodine à la plus complexe. Du manque de serpillères en cellule, au futur des relations internationales de l’Afrique du Sud. A chaque fois, il forçait à la discussion, car il pensait que celui qui obtenait l’ouverture de négociations avait quasiment gagné. Maintenant, le docteur De Klerk savait que cette théorie fonctionnait terriblement bien. L’effondrement de la Rhodésie blanche en 1981 avait été un sacré avertissement. Désormais le Zimbabwe l’avait remplacée, un véritable désastre économique et social, où les meurtres de fermiers blancs étaient choses courantes. Il en était convaincu, négocier avec Mandela signerait leur inévitable fin. Le président De Klerk se mettait un doigt dans l’œil jusqu’au coude !

Bernaard De Klerk sortit en dernier du bâtiment, toujours plongé dans ses réflexions. Une fois sur le parking, il ne put s’empêcher de lâcher :

-           Mon Dieu ! Ça ne marchera jamais ! Ce fou est en train de saborder le pays pour le donner aux kaffres*. C’est fichu.

Il démarra nerveusement et quitta le complexe présidentiel. Pendant qu’il roulait en direction de Johannesburg, regardant défiler les townships délabrés qui s’étalaient le long de l’autoroute comme autant de foyers de sédition et d’insécurité, une chose lui revint en mémoire : son ex aide de camps, Klaverstijn, savait pour les copies des programmes et des brevets. Désormais, pouvait-il toujours avoir confiance en ses collègues du NIS**? Pas sûr… Les jours heureux de l’Afrique du Sud blanche étaient comptés, le compte à rebours était lancé et peut-être même qu’il tournait déjà à toute allure. Dès lors, il était peut-être en danger, qui sait ! En tant qu’officier, il portait une arme logée dans un holster sous les aisselles, qu’il ne quittait que dans son bureau. Dorénavant, il la garderait en permanence sur lui, jour et nuit s’il le fallait.

Et dès qu’il arriverait dans la caserne qui abritait ses laboratoires secrets, il convoquerait Klaverstijn pour le sonder. En attendant, il fallait qu’il organise la destruction de son outil de travail et qu’il annonce à ses collaborateurs qu’ils étaient tous mutés dans de nouvelles unités. Mauvaise journée.

Il avait envisagé de prendre sa retraite dans la ferme que sa famille possédait depuis des générations au Transvaal, mais c’était désormais compromis… Il était né en 1949, soit un an après l’instauration de l’apartheid, à l’hôpital HF Verwoerd à Pretoria. Il vécut ensuite dans la ferme familiale près de la ville de Pietersburg (aujourd’hui, Polokwané), et y avait fait toutes ses études. D’origine française huguenote par son père et néerlandaise par sa mère, il parlait couramment l’afrikaans, l’anglais et le français, ainsi que, mais plus ou moins bien, un dialecte bantou de sa région natale.

Passionné par l’élaboration de décoctions thérapeutiques, il s’était naturellement orienté vers des études de médecine, C’est pendant son service militaire obligatoire pour tous les jeunes hommes blancs afrikaners ou anglophones, qu’il découvrit sa véritable passion : les poisons.

Très bien noté par ses supérieurs, il intégra une école d’officier, en sortit promu. Repéré par les services secrets qui avaient besoin de ses talents de chimistes, il intégra ensuite une des branches du NIS. Totalement acquis à la cause du peuple afrikaner, il remplit les missions les plus dangereuses, notamment des empoisonnements ciblés de personnalités xhosas, voire zoulous, appartenant à l’ANC ou au parti communiste, ou tout simplement qui ne voulaient plus collaborer avec le gouvernement central. Mais des blancs firent aussi les frais de sa dextérité, surtout ceux qui, se voulant progressistes, avaient adhéré à l’ANC, soit par sympathie soit par militantisme. De toute façon, il ne discutait jamais du bien-fondé des ordres qu’on lui donnait. Ainsi, durant « les années de plomb », la crise cardiaque se répandit comme un virus dans les rangs de l’ANC, décimant les équipes, des simples membres aux dirigeants, jusqu’à ce que le pot aux roses fût découvert : des paquets de cigarettes empoisonnées au cyanure de potassium.

Ces dirty tricks (jeux sournois) amusaient fortement le chimiste qui réussit à transformer en armes mortelles d’innocentes enveloppes à lettres, des timbres, des tournevis, des parapluies, des plaquettes de chocolat, etc., et bien sûr ces fameuses cigarettes au léger goût d’amande. Ce fut justement une légère odeur d’amande qui révéla à l’ANC que ses membres n’étaient pas plus fragiles du cœur que n’importe qui d’autres dans ce pays, car le cyanure sent l’amande. Une fois que l’ANC eut compris, ils se réorganisèrent, firent la chasse aux infiltrés potentiels, ce qui causa certains dégâts dans leurs rangs, mais leur évita d’autres décès inopinés.

Bien évidemment, personne ne découvrit jamais celui qui signait ces plaisanteries mortelles, mais le NIS en était fortement soupçonné.

Bernaard De Klerk ressemblait à un pasteur longiligne avec ses cheveux blonds impeccablement peignés, la raie sur le côté, ses petites lunettes d’écailles, le parfait fonctionnaire zélé, quasiment incolore et inodore, on lui aurait donné le bon Dieu sans confession. Il quittait son bureau tous les soirs à 18h, du lundi au vendredi, pour rejoindre sa femme et ses deux enfants à Johannesburg.

Quelles belles années c’était quand il y pensait. Elles semblaient déjà appartenir à un autre monde…

*En afrikaans, terme équivalent à nègre.

**National Intelligence Service. Service secret sud-africain pendant l’apartheid.

 

3

 

Afrique du Sud, The Rockefeller Hotel Capetown, the Harbour district, Le Cap 1992 :

   L’action se situe au Cap, dans un des plus grands hôtels de la province du même nom. Un des soi-disant amis du bon docteur y était descendu pour un week-end, afin de découvrir la ville et ses alentours, Jean Berger avait pris la chambre 512 au cinquième étage, c’est là qu’il attendrait Bernaard De Klerk, à qui il avait envoyé un message troublant signé R. Wagner quelques semaines auparavant : il fallait qu’il lui parle du « paradis » qu’il avait enfin pu localiser sur la carte. Jean Berger avait même réservé sous le nom du compositeur allemand du 19ème siècle. Curieux, pensait le médecin !

En juin 1991, le parlement avait décidé la fin de l’apartheid, il ne restait plus qu’à le faire entériner par un référendum populaire. Désormais, on parlerait du régime blanc sud-africain.

Depuis que son unité avait été dissoute l’année passée, le docteur De Klerk officiait uniquement comme médecin pour le président. A l’Union Buildings de Pretoria, ses journées étaient plutôt mornes, il s’ennuyait ferme. Bien sûr, il avait monté un petit laboratoire, histoire de ne pas perdre la main, dans le garage de sa maison. Il y expérimentait des programmes qu’il composait lui-même, dans le plus grand secret. Les rats, les chats et les chiens errants de son quartier avaient étrangement été éradiqués. Les tests étaient concluants, il ne restait plus qu’à expérimenter sur des humains, et au cas où il le faudrait, il était prêt.

Pour quelle raison une ancienne relation d’un service étranger le contactait-il ? Bien sûr, Jean Berger était devenu un de ses amis au fil du temps, mais il était toujours d’active au SRS (Service de Renseignements Stratégiques suisse), alors que lui-même, n’était plus en activité au NIS. Si Jean Berger avait fait le voyage de Zurich jusqu’au Cap pour lui parler du « paradis », suspectait De Klerk, c’est qu’il y avait un problème grave : on ne fait pas dix heures de vol par plaisir, on n’utilise pas non plus, de couverture pour parler de la pluie et du beau temps.

Dans la capitale parlementaire de l’Afrique du Sud, la ségrégation raciale avait toujours été plus relax que dans le reste du pays. En 1992, cela devenait flagrant. Bernaard De Klerk n’aimait pas cette ville réfractaire, il n’y venait quasiment jamais sauf par obligation, et justement, il avait prétexté une mission à sa femme. Comme toutes ses missions étaient classifiées top-secret, ça ne l’avait pas alarmée plus que ça, et puis elle savait que cette ville ne faisait pas partie des endroits de villégiature préférés de son mari…

Ce samedi matin-là, il a pris un vol direct à l’aéroport international Jan Smuts à Johannesburg et a débarqué deux heures plus tard au Cap, à l’aéroport Daniel François Malan.

Le quartier du port où se trouve l’hôtel a des allures de résidence de vacances dans une métropole méditerranéenne, c’est fortement dépaysant. Ces paysages dont il n’a pas l’habitude au Transvaal, la montagne de la Table, l’océan et ses odeurs iodés, sont quand même magnifiques.

Aux alentours de midi, dans le lobby de l’hôtel Rockefeller, il se dirigea vers le comptoir. Il ne put s’empêcher de prendre un air hautain pour s’adresser en afrikaans au réceptionniste, un jeune noir au costume très seyant, lui annonçant que Mr White était attendu par Mr Wagner. Le jeune homme lui sourit en entendant ce nom, mais ne se démonta par pour autant, et lui répondit naturellement en anglais. Preuve qu’il comprenait bien l’afrikaans, il lui indiqua l’ascenseur et l’étage pour se rendre dans la chambre de ce Mr Wagner. A son tour, De Klerk, le remercia en afrikaans, et prit la direction indiquée, (preuve que lui comprenait très bien l’anglais).

Si Jean Berger avait choisi de se présenter sous une couverture, alors lui-même se devait d’en avoir une. Dès qu’il avait vu le réceptionniste noir, il sut qu’il s’appellerait White, juste par bravade et pour tester son humour. Lui-même trouvait toujours ses dirty tricks très amusants, ceux qui en avaient été victimes, moins.

A peine avait-il frappé à la porte de la chambre 512, que celle-ci s’ouvrit : il reconnut son interlocuteur suisse.

-          Mr Wagner ? dit-il en anglais.

-          Mr White ? Entrez, je vous en prie.

Dès la porte refermée, De Klerk et Berger se serrèrent fraternellement la main. Comme les deux hommes parlaient le français, ils basculèrent instinctivement dans cette langue. En tant que citoyen suisse, Berger parlait couramment les trois langues nationales, l’allemand, le français et l’italien. Ils avaient donc une langue en commun qu’ils utilisaient quand ils se rencontraient.

-          Viens, sortons d’ici. Allons sur le waterfront, je t’invite à déjeuner. Je connais une petite gargote très sympathique. C’est juste à une centaine de mètres de l’hôtel.

Donc, ils n’avaient pas besoin de discuter à l’abri des quatre murs de la chambre. Ce n’était peut-être pas si important, finalement.

Si Bernaard De Klerk portait un costume, Jean Berger était habillé plus cool, chaussures plates, jeans, chemise, un polo posé sur les épaules, comme s’il partait faire un parcours de golf. Les deux hommes étaient quasiment du même âge, mais à 43 ans le Suisse montrait une carrure d’athlète que le Sud-africain n’avait jamais acquise. Alors que tous ses camarades de classe avaient fait partie des équipes de rugby de l’université, lui avait préféré tester ses expériences dans son laboratoire d’étudiant. Mais c’était le passé, et De Klerk était venu parler du présent, voire de l’avenir.

Ils marchèrent tranquillement dans la rue, profitant du soleil comme deux touristes, jusqu’à la terrasse ombragée du restaurant Den Anker près du port. Il n’y avait pas beaucoup de clients pour le moment, mais ils s’assirent à une table légèrement éloignée des autres. Autant Berger souriait, autant De Klerk restait crispé.

-          Ne t’inquiète pas, Bernie. Nous n’allons pas tarder à entrer dans le vif du sujet. Mais nous avons un troisième invité, qui ne devrait pas tarder, lui non plus.

-          Ah ? Et qui est-il ?

-          Tu le connais. Il parle très bien le français, lui-aussi… D’ailleurs, le voici.

Effectivement, un homme assez grand, également d’une quarantaine d’années, d’allure sportive, cheveux noirs, Ray-Ban sur le nez, s’assit sans plus de cérémonie à côté de Berger, donc en face de De Klerk.

Comme le lui avait annoncé Berger, De Klerk connaissait cet homme, il le connaissait même très bien : Avi Haffner, du Mossad israélien.

Cette rencontre prenait des allures d’inédit. Trois membres des services secrets réunis à une table de restaurant, en public et en plein jour !

-          Détends-toi Bernie ! Aucun de nous trois n’est en mission officielle. Cependant, ce qu’on a à te dire est important.

-          J’espère, parce que nous prenons des risques, là.

-          Les autres clients nous masquent, répondit Berger et le bruit tout autour nous protège d’une éventuelle écoute. Et puis, si jamais on était surveillés, le fait qu’on ne se cache pas, prouve justement qu’on n’est pas en train de comploter.

Avi Haffner dodelina pour confirmer.

-          On se connait depuis longtemps, il nous est arrivé de travailler ensemble, tu m’as déjà rendu des services et aujourd’hui c’est à moi de te renvoyer l’ascenseur.

Un serveur arriva interrompant le discours de Berger. Ce dernier ne lui laissa pas le temps de poser les cartes : il commanda trois menus du jour et une bouteille de vin blanc de la région de Stellenbosch, de Franschhoek* plus exactement.

-          Comme tu le sais, reprit-il ensuite, ton gouvernement est en train de négocier avec l’ANC pour une transition pacifique du pouvoir. Ça avait l’air d’avancer positivement jusqu’à ces dernières semaines où ça patine salement. Certaines têtes pensantes de l’ANC ont de nouvelles revendications, qui ont été mises dans la balance. Une de ces revendications est, que certaines personnalités liées à l’apartheid soient jugées pour leurs crimes. Les Etats-Unis, qui veulent absolument que la nouvelle Afrique du Sud soit dans leur camp, ont, par l’intermédiaire de la CIA, fait savoir à ton gouvernement qu’ils soutenaient certaines de ces revendications. Dont celle-ci. Une liste de noms a été établie et fournie à Frederik De Klerk. Par je ne sais quel miracle, cette liste a fuité, plusieurs services secrets en ont eu connaissance, dont le SRS et le Mossad.

-          Et alors ?

-          J’y viens ! … Ton nom figure sur cette liste.

Bernaard de Klerk but une gorgée d’eau. Il avait appris à rester stoïque devant n’importe quelle situation, comme eux d’ailleurs.

-          Mon gouvernement n’acceptera jamais.

-          Détrompe-toi ! Si la CIA s’en mêle, tu seras en danger. Ton gouvernement te lâchera. Nous, on ne sait pas ce qu’on te reproche et on ne veut pas le savoir. George Bush veut que ces négociations aboutissent et qu’on tourne la page de l’apartheid une bonne fois pour toute, pour que l’Afrique du Sud revienne dans le giron des nations qui comptent, mais il veut le changement dans la continuité. Il a autorisé le déblocage de fonds internationaux. Comme je te l’ai dit, ça avance pas mal.

-          Et qu’est-ce que le Mossad vient faire là-dedans ?

-          Rien ! répondit Haffner. J’ai pris connaissance de cette liste par hasard, et comme je connais Jean, je lui en ai parlé. Ainsi qu’il te l’a dit, il l’avait reçue. Ce qui veut dire que d’autres services l’ont aussi reçue, par erreur, je pense. La CIA commet parfois des erreurs qu’aucun débutant ne ferait. Mais ils sont sur l’affaire, ça c’est certain.

De Klerk rebut une gorgée d’eau, mais plus nerveusement cette fois-ci.

-          Moi, je suis là à titre personnel, reprit Avi Haffner. Je sais qu’en ce moment les services secrets libyens et irakiens recrutent à tour de bras d’anciens agents soviétiques du KGB. Bientôt, des agents du NIS vont se retrouver également sur le marché… Comme toi, sûrement ! S’ils t’approchaient, je te demanderai de décliner leurs offres ou de bien réfléchir, car si tu passais dans leur camp, je serais obligé de couper tous contacts avec toi.

-          Si je comprends bien : Jean est venu me prévenir et toi, tu me mets en garde. C’est ça ?

Le serveur arriva avec les trois plats du jour, déposa les assiettes devant chaque convive. Un autre apporta la bouteille de vin, la présenta à Berger, la déboucha, versa un fond dans son verre pour qu’il goûte. D’un bref signe de tête, Berger approuva, le sommelier remplit les trois verres, puis déposa la bouteille dans son seau et s’en retourna. La conversation qui avait été interrompue eut du mal à repartir.

Bernaard De Klerk se sentait vieux et dépassé, dans son costume étriqué. Haffner et Berger avaient gardé une allure presque insolente, moderne serait plus juste, lui appartiendrait bientôt au passé, comme son costume. Sans s’en rendre compte, ils venaient de lui prouver que l’Afrique du Sud post apartheid allait réellement exister. Il fallait qu’il réagisse.

Son plat de poissons lui fit envie, il l’attaqua. Puis, il leva son verre pour porter un toast. Ses deux acolytes se montrèrent quelque peu surpris par son comportement subit, mais ils se joignirent à sa célébration.

-          A l’amitié ! Je crois que je vais avoir besoin de tous mes amis, dit De Klerk, songeur.

Les trois hommes trinquèrent de concert. Si Jean Berger et Avi Haffner avaient voulu convaincre leur « ami » et collègue qu’il était temps de penser à une reconversion, ils avaient réussi. Indiscutablement, il allait se passer des choses dans son pays, dont il n’aurait absolument pas la maîtrise et qui emporteraient tout sur leur passage…

Dans l’avion du retour qui le ramenait à Johannesburg, Bernaard De Klerk ne cessait de repenser à la discussion… En tant que médecin personnel du président De Klerk, il avait bien remarqué que ce grand échalas était plus fatigué que d’ordinaire, et pour cause : il se démenait sur tous les fronts. Les sanctions économiques avaient fait plonger le pays dans un chaos indescriptible, des scènes d’émeutes étaient récurrentes aux infos sur les chaines de la SABC, les négociations avec l’ANC s’éternisaient et semblaient dans une impasse. Aux Etats-Unis, les élections approchaient, et si George Bush père ne dénoncerait pas l’apartheid de l’Afrique du Sud, et éviterait soigneusement d’en parler pendant sa campagne, son adversaire, Bill Clinton, voulait tout balayer. Rien n’allait plus comme on le voulait. Même Israël, l’allié indéfectible, commençait à prendre ses distances.

Si le président De Klerk semblait plus accablé ces derniers temps, il ne lui avait rien dit de cette fameuse liste. Lui qui était son médecin personnel, voire son confident parfois, il aurait pu l’avertir. Seulement, s’il l’avait averti, comment aurait-il réagi ? Il ne mettrait pas en doute la parole de ses deux collègues, il pouvait leur faire confiance, mais il se posait cette question en boucle : pour quelle raison le président ne l’avait-il pas prévenu ? Comptait-il s’assoir sur cette revendication ? Ou bien comptait-il le livrer à la nouvelle justice de son pays dont les juges seraient sûrement nommés par l’ANC ?

On pouvait dire qu’il avait commis des crimes, mais tous sur commande du gouvernement, donc des crimes légaux. Non, plus il y réfléchissait et plus il fallait qu’il vérifie si cette liste existait réellement. Il fallait qu’il la voie, qu’il sache qui y était inscrit également. Avi Haffner et Jean Berger n’avaient pas apporté de copie pour ne pas se trouver en défaut au cas où il y aurait eu un problème avec la police locale. Mais l’obtenir l’aiderait à agir efficacement.

Quand De Klerk débarqua à l’aéroport de Johannesburg, il remarqua rapidement que la sécurité y avait été renforcée, il avait l’œil pour dénicher ce qui n’était pas habituel. Il y avait plus de policiers que d’ordinaire, et tous étaient en arme, c’était troublant. Comme il avait l’air d’un touriste rentrant au pays, de s’approcher de l’un deux pour le sonder était facile.

-          Heureusement que vous êtes là pour assurer la sécurité de l’aéroport, dit-il, faussement naïf. Mais que se passe-t-il donc ?

-          Merci, monsieur ! Rien de particulier, mais il y a eu une violente émeute à Durban ce week-end, donc la sécurité est renforcée autour des bâtiments officiels du pays.

-          Ah, d’accord ! Merci beaucoup.

-          A votre service, monsieur !

Bernaard De Klerk se dirigea vers le kiosque à journaux, acheta Die Transvaler, et découvrit l’ampleur des dégâts de cette émeute à Durban. Outre les immeubles incendiés, d’horribles meurtres avaient été commis, tous à la machette ou à la lance de combat, signes distinctifs des guerriers zoulous.

Si Durban était dominée par la communauté indienne, pro démocratie et anti apartheid, le reste du Natal était la région des Zoulous d’Afrique du Sud. Suite aux négociations en cours pour faire tomber l’apartheid, ces derniers avaient aussi décidé de se faire entendre. Leurs revendications concernaient l’indépendance de leur territoire, et rejoignaient celles des séparatistes afrikaners qui militaient pour l’indépendance du Transvaal et de l’Etat Libre d’Orange. Contre toute attente, des noirs étaient devenus des alliés objectifs des blancs racistes, tous unis dans une même cause, tous contre les Xhosas qui formaient le gros de l’ANC. Et contre tous ceux qui étaient opposés à la création de leurs états.

Bernaard De Klerk non plus ne voulait rien changer, mais si le régime tombait, alors il préférait vivre dans un petit pays indépendant comme celui que les Zoulous du Natal réclamaient. Il comprit également pourquoi le policier n’était pas plus stressé que ça : ces émeutes étaient ciblées et ne concernaient pas les Afrikaners ni les autres blancs. Rassuré, il vit même la main du NIS derrière ces exactions. Finalement, même si les négociations marquaient le pas, le président De Klerk n’avait pas perdu ses talents de manipulateur.

*Littéralement « le coin des Français » en afrikaans. Ville fondée par des Français huguenots au XVIIème siècle.

 

4

 

Afrique du Sud, Union Buildings, palais présidentiel, Pretoria, janvier 1993 :

   En 1991, l’URSS était tombée, entrainant derrière elle, comme un effet domino, tous ses alliés, dont l’ANC qui perdait son principal soutien. Paradoxalement, « le camp du mal » entrainerait également une partie des alliés des Etats-Unis vers cette chute sans fin. L’Afrique du Sud, qui s’était retranchée derrière la lutte contre le communisme, appelé ici le marxisme noir, devait maintenant réaliser sa métamorphose en un véritable état démocratique. Si l’Afrique du Sud était depuis longtemps une authentique démocratie pour tous les blancs, elle ne l’était pas du tout pour les noirs et les autres minorités ethniques et sexuelles. Comme les Etats-Unis l’avait tenté au départ, les divers gouvernements blancs avaient bien essayé de faire croire à l’opinion mondiale que leur pays était à l’origine vide de toute population, et que les noirs étaient une population immigrée. Mais personne n’y avait cru longtemps. Si c’était partiellement vrai pour la province du Cap, c’était bien évidemment faux pour tout le reste du pays. Aujourd’hui, pour « le camp du bien », l’Afrique du Sud n’était plus qu’une brebis galeuse, qui devait changer de paradigme le plus vite possible, afin de réintégrer le giron des nations pacifiques sous l’égide des Etats-Unis.

Malheureusement, c’était sans compter le caractère borné des Afrikaners qui ne renonceraient à rien. Si la majorité blanche anglophone ne voulaient plus du régime de l’apartheid, ce n’était pas du tout le cas de l’autre minorité blanche dominante, qui n’entendrait pas se laisser dépouiller comme ça s’était passé en Rhodésie et au Mozambique quelques années plus tôt.

Cependant, en mars 1992, le referendum institué par le gouvernement central visant à supprimer définitivement l’apartheid avait été approuvé par 68% de la population blanche. Officiellement, le soi-disant développement séparé, c’était vraiment fini. Dans les faits, c’était autre chose.

L’action se situe dans le bureau du président Frederik De Klerk : dernière rencontre.

-          Vous m’avez fait demander, monsieur le président ?

-          Ah, entrez Bernie ! Je vous en prie, asseyez- vous.

Le président appuya sur un interphone et se pencha pour parler :

-          Mme Verbeeck, qu’on ne me dérange sous aucun prétexte. Merci.

La secrétaire n’avait pas donné au médecin de motif pour sa convocation. Pourtant le président semblait en parfaite santé, nerveux, mais qui ne le serait pas à son niveau, mais potentiellement en pleine forme.

-          Je vous rassure, je vais bien. Je n’ai pas besoin de mon médecin aujourd’hui, mais j’ai grand besoin du colonel De Klerk, membre du NIS… Vous êtes toujours avec nous, n’est-ce pas ?

-          Bien entendu, monsieur le président.

C’était bien la première fois en deux ans, depuis la dissolution de son unité, que quelqu’un lui rappelait son grade dans une instance officielle.

Le président sortit un dossier d’un des tiroirs de son bureau et le tendit à son invité. Bernaard De Klerk le prit et lut l’intitulé « Projet Eden ».

-          Avant que vous en preniez connaissance, je vous rassure, ça ne concerne en rien la création d’un village vacances pour nos jeunes paroissiens…

Sa plaisanterie le fit rire lui-même.

-          Mais en préambule, je voudrais que vous lisiez cette lettre.

Il tendit un document d’une page, que Bernaard De Klerk réceptionna avec méfiance. Il avait l’impression d’être en faute de quelque chose, et qu’il allait être puni.

Le document était à en-tête de la CIA.

-          Je sais que vous avez fait des pieds et des mains pour avoir cette liste, Bernie. Sans succès, n’est-ce pas ? Aujourd’hui, je ne dois plus vous la cacher parce que j’ai plus que besoin de vous.

C’était manifestement la fameuse liste de noms dont Berger et Haffner lui avaient parlé. Le vieux singe l’avait vraiment bien planquée car même en soudoyant sa secrétaire et d’autres personnels des services secrets, De Klerk n’avait jamais réussi à l’avoir. Son nom y paraissait bien. En outre, le texte préconisait de traduire en justice sans délai tous ceux qui y figuraient. Seulement, si ses activités étaient secrètes et s’il agissait sous couvert des services secrets, comment l’ANC avait-elle pu réclamer sa tête ? Et comment la CIA pouvait-elle confirmer cette liste ? Qui connaissait donc son existence ? Manifestement, quelqu’un au sein même du NIS était un infiltré ou un traitre. Son ancien aide de camp, Klaverstijn avait-il déjà trahi ? Et si ce n’était pas lui, qui d’autre ?

Bernaard De Klerk, stupéfait, leva les yeux vers le président, mais garda la bouche close, ses deux lèvres fines comme soudées l’une sur l’autre. Son estomac gargouilla, une légère nausée remonta dans son gosier, il avait les mains moites. Il ne voyait pas d’échappatoire possible.

Il se redressa sur son siège et attendit la suite :

-          Maintenant, j’ai une mauvaise nouvelle, reprit le président : ces sauvages de l’ANC y tiennent. Nous nous sommes mis d’accord pour créer une commission « réconciliation et vérité », un truc comme ça, mais pour le moment, rien n’est en place. Hélas, je ne peux plus vous garder à mon service. Croyez-moi, je vous regretterai, car vous êtes un excellent docteur. Mais j’ai prévu un reclassement au calme pour vous. Je pense que ça vous plaira.

Il lui fit signe d’ouvrir le dossier.

-          J’ai besoin de vos compétences de chimiste, comme au bon vieux temps. Vous allez diriger une nouvelle unité, vous recruterez le personnel dont vous aurez besoin, vous avez carte blanche pour mettre en place le projet. Le budget sera indépendant, et regardez bien la somme : dix millions de dollars. Je crois que vous n’avez jamais disposé de budget comme celui-ci, n’est-ce pas ?

Bernaard De Klerk se détendit d’un coup. Il souriait presque. Il retrouvait son ancien poste.

-          Ce projet comporte plusieurs phases. Pour le moment, je vous demanderai de mettre en place la phase 1 le plus rapidement possible. Je vous préviendrai lors du lancement de la phase 2, et ainsi de suite. Vous ne ferez rien sans mon ordre, vous ne dépendrez que de moi seul. Il me faut un homme de confiance. En êtes-vous ?

-          Bien sûr, monsieur le président.

-          A la bonne heure !

Si le budget était plus que conséquent, c’est que la situation devait être encore plus grave qu’il n’y paraissait. Il fallait agir vite. Les émeutes de Durban n’avaient rien eu de spontané, il le savait. Après la fin de l’apartheid, la fin du régime blanc approchait. Il fallait tout tenter pour sauver ce qui pourrait l’être. Bien entendu, et bien qu’il ait été quasiment « lâché », lui aussi se battrait, et jusqu’au bout s’il le fallait.

-          Comme a dit notre ami George Bush récemment : « Le processus du changement en Afrique du Sud est irréversible ». Même si le président américain ne condamnera jamais l’apartheid, son soutien a un prix qu’il n’est plus prêt à payer. De plus, sa campagne pour sa réélection s’enlise, il est en baisse dans les intentions de vote. Et si Clinton gagne, lui ne nous fera aucun cadeau. Alors, nous non plus, nous n’en ferons aucun.

Le président poursuivit : ils n’auraient plus aucun contact direct : à partir de maintenant, ils ne communiqueraient que par téléphone crypté.

Ce dont Bernaard De Klerk ne se doutait pas à cette minute, c’est qu’ils ne se reverraient plus non plus.

L’entrevue avait duré moins de trente minutes, mais l’ex médecin personnel repartait dans son bureau avec son grade de colonel et un nouveau projet sous le bras…

La grande banlieue de Pretoria regorgeait de terrains et de bâtiments abandonnés. Chaque jour, lorsqu’il quittait son quartier à Johannesburg, le docteur longeait l’autoroute d’où il apercevait des zones industrielles où des dizaines de structures semblaient vides de toute activité. Ça serait bien le diable s’il ne trouvait pas quelque chose rapidement.

En attendant, dans la solitude de son bureau personnel à la présidence, il examina plus attentivement le dossier « Projet Eden ». Une dizaine de pages seulement, mais les parcourir lui rendit l’excitation du travail, de diriger une équipe compétente qui serait payée avec un salaire décent et attractif, car le budget était faramineux. Il sortit son agenda, consulta le répertoire, nota deux numéros qu’il appela dans la foulée : ses anciens collègues du CCB, Braam De Villiers et Jordaan Klaverstijn.

Braam De Villiers était un vrai militaire, un commando qui avait servi au Mozambique contre la révolution marxiste du FRELIMO*, et en Namibie. Mais en vieillissant, il avait été mis brusquement sur la touche : le coup de grâce avait été sa réaffectation dans un bureau au Cap suite à la dissolution du CCB. Deux ans qu’il végétait à ne faire que des filatures ou à organiser des surveillances de personnalités douteuses pour le régime.

Pour Jordaan Klaverstijn c’était un peu différent : outre qu’il était un subalterne compétent, l’avoir à ses côtés lui permettrait de le surveiller car les défections dans les rangs de l’armée et du NIS commençaient à être courantes, et il connaissait trop de secrets le concernant. C’était un danger potentiel qu’il se devait de tenir sous la main.

Il contacta également son ancienne équipe de laborantins dont une bonne partie consentit à venir. Contre toute attente, si De Villiers prendrait le premier avion et serait là dès le lendemain, Klaverstijn accepta sans avoir rien à négocier, sauf conserver son poste de chef de la police de la petite ville résidentielle de Centurion, dans la proche banlieue blanche de Pretoria, il s’y sentait bien. Finalement, c’était une bonne chose de garder aussi un pied dans le commissariat du coin, car la police pourrait intervenir en cas de pépin.

De plus, dès que De Klerk lui eut exposé son premier problème, trouver un bâtiment, Klaverstijn se mit en quatre pour en dénicher un dans sa ville. En vingt-quatre heures, un entrepôt désaffecté de 2000 m² fut réquisitionné. Klaverstijn se chargerait également de convaincre le propriétaire, sans problème car le loyer serait payé en liquide, une aubaine en ces temps troublés.

Tous ceux de la future équipe qui étaient disponibles, furent conviés à venir pendre la crémaillère dans l’entrepôt à Centurion. Peu vinrent ce premier jour, mais Klaverstijn et De Villiers se présentèrent, l’un en uniforme de la police, l’autre en civil, devant le bâtiment qui se nommait bizarrement en anglais « Freedom Relocation ».

De Klerk adopta immédiatement ce nom pour son entreprise, comme couverture, on ne ferait pas mieux. Si l’ancienne occupation des locaux consistait à stocker des meubles, la nouvelle n’aurait absolument rien à voir. Tous savaient que si le docteur De Klerk avait été réactivé au sein du NIS, ce n’était pas pour y soigner des rhumes, mais pour contrer l’arrivée de l’ANC au pouvoir, et avec des moyens qui en laisseraient sûrement plus d’un sur le carreau.

*Front de libération du Mozambique, guérilla marxiste.

 

5

 

Afrique du Sud, Freedom Relocation building, Centurion, 1993 :

   La phase 1 n’avait rien d’extraordinaire à mettre en place. Cependant, Bernaard De Klerk ne pouvait plus parcourir le monde pour rechercher ce dont il avait besoin, il n’en avait plus le temps. Cette fois-ci, ce serait aux vendeurs de se déplacer. Surtout qu’il savait très bien où et qui vendait… Du temps de l’Union soviétique, il n’avait eu aucun contact avec le KGB, mais depuis que le monde communiste s’était effondré, rien n’était plus facile que de travailler avec des Russes, ou d’anciens membres des services secrets ou de sécurité des anciennes républiques soviétiques toutes confondues. Ces gens se vendaient au plus offrant, surtout à leurs pires ennemis d’hier.

Un autre événement allait bousculer leur agenda : Bill Clinton avait été élu président des Etats-Unis, et avait promis qu’il aiderait à accélérer le processus de transition du pouvoir blanc vers un pouvoir démocratique. En bref, les sanctions internationales allaient s’amplifier et continueraient de pleuvoir dru.

Comme il fallait faire vite, il contacta son ami Jean Berger et lui expliqua qu’il avait besoin de rencontrer des ex-KGB qui étaient passés de l’autre côté du miroir, et qu’il avait de quoi payer. Berger comprit très bien le message et, à son tour, contacta certains de ses anciens collègues qui venaient de temps en temps en villégiature en Suisse.

La Suisse, en tant que pays neutre, avait servi de lieu de rencontres pour tous les espions de la planète, de la guerre froide jusque vers 1991. Certains y venaient très souvent pour approvisionner en dollars les comptes en banque secrets de personnalités soviétiques comme Andrei Gromyko, ministre des affaires étrangères de Brejnev ou Heydar Aliyev, patron du KGB de la RSS d’Azerbaïdjan par exemple. Le secret bancaire suisse couvrait sans problème ces dépôts d’argents, mais toutes les chancelleries occidentales étaient au courant, bien évidemment.

Justement, Berger en avait contacté trois, qui avaient répondu favorablement. Un Russe, un Arménien et un Ouzbèk, soit la fine fleur de la nouvelle pègre des pays de l’Est. Les quatre s’étaient rencontrés dans un bar de Zurich, comme n’importe quels touristes... Premier problème, il ne pouvait pas expliquer les raisons de cette rencontre sauf qu’il y avait beaucoup d’argent à gagner, mais ils le découvriraient sur place. Deuxième problème, « sur place », signifiait dans la banlieue de Johannesburg, en Afrique du Sud. Les trois hommes n’avaient besoin que d’un passeport en règle, les billets d’avion seraient payés s’ils acceptaient.

Les trois ex KGBistes se ressemblaient par leur corpulence et leur look : crâne rasé, corps en forme d’armoire à glace, trapus et costauds, seul l’Ouzbèk avait les yeux bridés : de loin, on aurait dit les gardes du corps de Berger. Les trois hommes se concertèrent entre eux en russe, avant de prendre une décision. Après tout, pourquoi pas ? Ils recherchaient des marchés, l’Afrique du Sud n’était pas sur leur liste immédiate, mais elle y figurerait bien un jour ou l’autre, donc pourquoi ne pas commencer à prospecter dès maintenant. C’était risqué, mais c’était leur job, donc pas de problème : ils acceptèrent. Oleg Novikov, Aram Hakobyan, et Bobur Abdulayev serrèrent vigoureusement la main de Jean Berger, le marché était conclu. Quoi qu’il arrive maintenant, Berger faisait partie du deal. Si c’était une blague, il en paierait aussi les pots cassés.

Seul Bobur Abdulayev débarqua deux jours plus tard à l’aéroport Jan Smuts de Johannesburg, presqu’une autre planète pour lui, les deux autres étaient restés à Zurich pour mettre en place le business entre les deux parties… Et puis, il valait mieux rester prudent aussi.  

Abdulayev donna au taxi et alla à l’adresse que Berger leur avait fournie.

En quelques semaines, l’entrepôt avait été entièrement équipé par l’armée, une cinquantaine de laborantins y travaillaient jours et nuits comme au bon vieux temps du CCB. Abdulayev fut reçu directement par Bernaard De Klerk qui tenait à négocier lui-même. Il fut impressionné par l’organisation sur place, c’était du sérieux. Le plus important, était que cette activité était couverte par l’armée et les services secrets, ce qui permettrait de faire du business illégal en parfaite légalité. On pourrait ainsi utiliser des canaux officiels pour l’acheminement et le payement, tout était sous contrôle et totalement sécurisé. Restait à savoir ce que « Freedom Relocation » voulait acheter.

La phase 1 consistait à organiser la distribution de drogues comme l’ecstasy ou le mandrax à un maximum de gens en Afrique du Sud, notamment en inondant le circuit des boîtes de nuit, tant celles pour les noirs que celles pour les blancs.

Bernaard De Klerk voulait une tonne de méthaqualone, un tiers payable tout de suite, le reste à la livraison, soit un million de dollars US. C’était sûrement trop cher payé, mais il y avait urgence, et l’urgence se paye aussi.

Ce produit est un sédatif dont les effets sont similaires à ceux des barbituriques. C’est une drogue récréative très répandus en Amérique du Nord sous le nom de mandrax… Le but du gouvernement était d’abrutir tous ceux susceptibles de se révolter contre eux, spécialement dans les grands townships de Soweto* ou de Langa, où l’approvisionnement ferait des ravages parmi la population.

La méthaqualone fournie par Abdulayev pouvait aussi être mélangée à la lacrymo employée par la police pour disperser les manifestations : rien que d’inhaler ce produit vous rendait apathique, et donc inoffensif pour un certain temps. Les laboratoires de Centurion en produiraient des milliers de litres en un temps record.

Abdulayev fut séduit et après sa visite du bâtiment, appela ses deux collègues restés à Zurich. Comme le fuseau horaire est le même qu’en Europe, malgré les dix heures de vol, Novikov décrocha rapidement. Leur conversation se fit en russe, et malgré les hauts parleurs, elle échappa totalement à De Klerk.

Bobur Abdulayev répéta dans un anglais approximatif ce que ses associés lui dirent : le marché était conclu. Le temps de trouver la méthaqualone, et de l’acheminer discrètement sous couvert d’une mission de la South African Air Force, une bonne semaine, voire deux seraient nécessaires. Seulement, De Klerk ajouta deux conditions : les deux cents cinquante mille dollars en liquide seraient livrés en Suisse par un homme de son équipe, et Abdulayev resterait en otage à Centurion. Et si dans deux semaines au plus tard, la méthaqualone n’était pas réceptionnée, le cimetière local recevrait son tout premier locataire ouzbèk.

Le gouvernement sud-africain était aux abois mais pas au point de jeter l’argent par les fenêtres. Si pour Abdulayev le régime blanc ressemblait comme deux gouttes d’eau à celui des derniers mois de l’URSS, il n’en était pas moins menaçant : ne dit-on pas qu’une bête blessée est bien plus dangereuse ? Fort heureusement, la méthaqualone n’était pas difficile à trouver, le monde occidental en regorgeait, et l’acheminement serait un jeu d’enfant. Simplement, il ne pourrait pas rouler ses clients-là sans y perdre des plumes, ou plus sûrement la vie. De toute façon, il n’avait jamais eu l’intention de les rouler, le NIS n’ayant pas eu une réputation d’enfants de chœur !

Moins de deux semaines après leur première rencontre, la marchandise arriva, libérant du même coup Abdulayev, qui repartit pour Zurich avec les sept cent cinquante mille dollars US supplémentaires. Et comme on le sut plus tard, la mise en place de la phase 1 du « Projet Eden » fut un succès. La drogue fit son apparition soudainement, à un prix défiant toute concurrence, ce qui la rendit suspecte au début, surtout concernant la qualité. Mais comme on ne déplora aucune victime, la distribution fut un succès. Des bandes locales rivales s’entretuèrent pour s’accaparer cette marchandise qui leur échappait et qui cassait leur marché, jusqu’à ce qu’ils puissent aussi se réapprovisionner. Et le NIS comptait les points en sa faveur.

Le président Frederik De Klerk adresserait par fax crypté ses plus vives félicitations au colonel De Klerk.

Cependant, bien que le temps fût compté, il ne donna pas encore le feu vert pour la phase 2. Les équipes de Bernaard De Klerk avaient travaillé jours et nuits pour élaborer une bombe noire. Une bactérie capable précisément de tuer ou d’atrophier selon le dosage, qui ne serait pas basé sur la couleur de peau, mais sur le polymorphisme : seules les caractéristiques africaines seraient visées. Un albinos africain n’y échapperait pas, alors qu’un indien à peau noire serait épargné. Les femmes africaines seraient stérilisées d’office dès qu’elles seraient en contact d’une petite quantité. Sur le papier, ça fonctionnait parfaitement, mais la théorie ne vaut rien sans la pratique. Or il n’était pas possible de le tester en direct. Il aurait fallu des années de tests et des centaines de sujets pour être certain de la fiabilité du produit, et ils n’avaient que quelques semaines devant eux.

Cependant, Bernaard De Klerk n’était pas peu fier de son travail, de cette idée de génie qu’il avait eue, il se voyait même montant les marches du palais des Nobel en Suède pour recevoir une récompense.

Restait un problème majeur : comment distribuer son produit ? Par épandage aérien ? Par un largage de bombes ? Ou par le réseau d’eau du robinet ? Bref, il trouverait bien une solution, mais pour le moment, il n’avait aucune idée. Restait aussi une inconnue : est-ce que les blancs échapperaient bien à cette nouvelle sélection naturelle ? Car aucun de ses collègues, même pas lui d’ailleurs, n’avait voulu essayer cette substance miracle.

Bernaard De Klerk avait refait ses calculs plusieurs fois, ils arrivaient toujours à la même conclusion. Même si une infime probabilité, ce qu’on appelle des cas exceptionnels dans le monde normal, pourrait invalider son projet, lui homologuerait ses résultats. Ses recherches avaient été poussées vraiment très loin, aucun scientifique avant lui n’avait travaillé avec autant d’acharnement sur le polymorphisme. Bernaard De Klerk avait découvert qu’il était possible de séparer les races en sélectionnant certains détails, c’était à la fois passionnant et amusant, disait-il tout le temps.

De toute façon, la phase 2 n’était pas encore à l’ordre du jour, ce qui l’agaçait, mais il se rappelait les ordres du chef de l’Etat qui étaient d’attendre son feu vert coûte que coûte.

Les négociations avançaient avec l’ANC et les autres factions noires, on en était maintenant à planifier de futures élections libres, mais les Afrikaners ne lâchaient rien de leurs revendications non plus. Chaque partie semblait y trouver son compte puisqu’elles continuaient à négocier. Quand ça ne marchait pas, les deux côtés montraient leurs forces en organisant des manifestations, et les répercutions étaient souvent sanglantes des deux côtés.

Autre chose, le savant avait remarqué que les patrouilles de police autour du bâtiment se faisaient plus rares ces derniers temps. Il voyait pourtant toujours un ou deux hommes en uniforme tourner de temps en temps. Donc, s’il n’avait plus l’impression d’être protégé, il se sentait plutôt surveillé. Et c’était son « ami » Klaverstijn qui s’occupait de sa sécurité.

De Klerk avait très bien saisi la raison pour laquelle son ex aide de camp n’avait rien voulu pour lui-même concernant ce projet : il était le chef de la police de Centurion et espérait bien le rester même si l’ANC prenait le pouvoir pacifiquement et démocratiquement. Mais pour ça, il devrait avoir les mains propres. Jusqu’où son côté « mains propres » irait-il ? Jusqu’à le livrer lui, aux nouvelles autorités ? La liste de la CIA tournoyait au-dessus de sa tête comme une épée de Damoclès, il le savait, il pouvait même sentir la froideur de la lame sur sa nuque, parfois.

*Acronyme de South West Township. So-We-To.

 

6

 

Afrique du Sud, Freedom Relocation building, Centurion, fin 1993 :

   Bernaard De Klerk tournait dans son bureau comme un lion en cage, pourtant il ne fallait pas qu’il montre son impatience à ses collègues, qui, depuis un certain temps, interprétaient chaque signe comme autant de problèmes liés aux tractations avec l’ANC. Depuis le lancement de la phase 1, il n’avait plus eu de nouvelles du président de la République. Son équipe végétait à attendre cet hypothétique feu vert en regardant les infos sur la SABC toute la journée. Les négociations y étaient abondamment commentées par des journalistes accrédités qui répétaient sans cesse que tout allait bien, que Nelson Mandela était un homme raisonnable, que Frederik De Klerk dirigeait la table de négociation d’une main de maitre, que les deux hommes se serraient toujours la main devant les caméras, réservant leurs plus beaux sourires pour les téléspectateurs. Sauf que plus personne n’avait l’air d’y croire. L’apartheid avait été aboli deux ans plus tôt sans que cela ne freine les appétits réformateurs des noirs, car ces gens voulaient, sans scrupule, cannibaliser leur république, assuraient les membres de son équipe.

À Sandton (quartier blanc de Johannesburg situé à trente kilomètres du centre-ville), là où il résidait d’ordinaire, le bon docteur De Klerk lisait et relisait souvent les dix pages du Projet Eden, qui ressemblait parfois au Dix Commandements de la Bible. D’ailleurs, si on appliquait bien le programme de ce projet, on se retrouverait immanquablement au Paradis, débarrassé des noirs, et pourquoi pas des blancs anglophones, des catholiques et des anglicans, et de tous les métèques de la planète qu’il détestait tout autant, d’où ce nom d’Eden, sûrement. Personne ne savait qui avait choisi cette dénomination, mais elle lui plaisait fortement. Les noms de code étaient souvent farfelus, mais celui-là collait parfaitement à la mission qu’il remplissait. C’était comme si le destin l’avait choisi pour être le bras armé de Dieu sur Terre. Rien que ça !

Il ne suivait jamais les informations à la SABC, il savait qu’elles étaient partiellement vraies ou partiellement fausses, ça dépendait du camp dans lequel vous vous trouviez. Cependant, ses collègues n’en rataient pas une miette : ça calmait leur oisiveté momentanée et surtout leurs angoisses concernant leur avenir. De Klerk avait fait des calculs de probabilités sur le futur de l’Afrique du Sud, et aucuns ne donnaient ne serait-ce qu’une infime chance aux blancs de conserver ce pays. Dans son équipe, tous avaient des ancêtres qui avait participé au Grand Trek de 1835, la grande migration qui avait permis aux fermiers Boers de la Colonie du Cap de s’émanciper de la tutelle britannique, en traversant le pays, puis en le défrichant, à plus de mille cinq cents kilomètres de là. Entre eux, ils n’hésitaient pas à comparer cette migration en chariot à bœufs, à la traversée des Hébreux de l’Egypte dans la Bible. Donc, des épreuves, ils en avaient vécu et pas des moindres. La situation d’aujourd’hui n’y ressemblait pas du tout. Leurs ancêtres allaient créer un état, et eux allaient le perdre. Si autrefois, rien n’avait pu empêcher cette création, rien ne pourrait empêcher qu’ils perdent aujourd’hui. De Klerk se rappelait la fameuse phrase de George Bush père : « Le processus du changement en Afrique du Sud est irréversible ».

Cependant, Bernaard De Klerk se gardait bien de rendre publique ses réflexions. D’ailleurs, le mutisme caractérisait le bon docteur qui n’ouvrait la bouche que pour donner des ordres. Il saurait remobiliser ses hommes quand il le faudrait, il en était sûr. En attendant, leur naïveté le navrait, surtout pour des membres des services secrets, mieux avertis que le reste de la population de ce qui se tramait.

Le président De Klerk passait à la télévision comme une vedette américaine, sourire béat, agitant les bras devant les caméras comme s’il était en train de vendre du biltong* sur le marché. Cette image désola le docteur. Frederik De Klerk avait une réputation de roublard, de type peu fiable, de vendeur d’eau tiède, et c’était l’homme qui allait brader le pays aux kaffres. Enfin, il traitait avec Mandela, qui lui était avocat de formation, et un vrai leader qui dirigeait son camp avec dextérité. Les Afrikaners n’avaient pas de Mandela dans leur camp, et c’était aussi ça le problème. Plus il y pensait, et plus il se disait qu’il aurait dû supprimer ce Mandela quand c’était encore possible. Si la phase 2 était lancée, il ne se gênerait pas pour le tuer s’il en avait à nouveau l’opportunité.

Il était avec ses hommes, les bras ballants, désœuvré, le regard toujours hypnotisé par la télévision quand il entendit le fax crypté qui se mit en route dans son bureau, crachant des lignes de textes qu’il faudrait déchiffrer.

Il convoqua illico Braam De Villiers, son subalterne, et toute l’équipe du déchiffrage, il voulait connaitre sur le champ les ordres de la présidence.

Les premières lignes du texte lui redonnèrent le sourire :

-          Lancement de la phase 2, dès demain matin, 6h, articula un jeune lieutenant.

-          Continuez, je vous en prie.

-          Avertissement ! Modification de la phase 2 : seuls les gaz lacrymogènes devront être employés avec la nouvelle formule… Aucune autre arme ne devra être utilisée… Stocks de gaz envoyés par camions vers les aéroports dès demain matin 6h, à destination de l’armée et de la police… Stop.

-          C’est tout ?

-          Oui mon colonel !

Bernaard De Klerk remercia les déchiffreurs qui le quittèrent en bon ordre, sauf De Villiers à qui il devait parler :

-          Le président chie dans la colle. Ce faux cul est tout sourire à la télévision, mais en réalité, leurs négociations ne fonctionnent pas. On a perdu un temps précieux qu’on ne pourra jamais rattraper, et lui, il ne déclenche pas la bombe noire qui pourrait nous sortir de là. C’est à désespérer du genre humain.

-          C’est clair que même trafiqués, les lacrymos n’arrêteront pas ces singes, répondit De Villiers, dépité.

-          J’ai une idée, répondit De Klerk… Je sais que nos stocks sont prêts à être livrés, mais on va en produire d’autres tout de suite, et augmenter la dose de méthaqualone. Vous me suivez ?

De Villiers comprit très vite la manœuvre, il se leva d’un bond, trop content de servir enfin à quelque chose, et il lui tendit une main que le docteur s’empressa fièrement de serrer.

-          Vous reprenez ce qui est prêt et vous doublez la dose. Je pense qu’on pourra réarmer la moitié du stock cette nuit, si tout le monde s’y met.

-          A vos ordres, colonel De Klerk !

-          Très bien, colonel De Villiers. Alors au boulot ! Et éteignez-moi cette télévision de malheur.

Dès que De Villiers fut hors de portée, De Klerk put se détendre et réfléchir dans la solitude de son bureau. Il venait de faire une pierre deux coups : la phase 2 était partiellement lancée, mais il en modifierait la formule qui serait bien plus léthale que prévue. De Villiers agirait avec un maximum de discrétion mais en étant son complice. De plus, ils ne joueraient que sur 50% des stocks pour ne pas éveiller les soupçons de leur équipe. De toute façon, ils devaient être prêts pour 6h, le lendemain matin, et il ne pourrait pas faire plus en si peu de temps.

Le lendemain matin, tout le monde était sur le pont pour charger les premiers camions qui étaient arrivés dans la nuit. De Klerk et De Villiers supervisaient l’opération avec minutie. A 6h, un premier convoi partirait pour l’aéroport militaire de Johannesburg, qui se chargerait ensuite d’expédier la marchandise aux autres aéroports militaires disséminés aux quatre coins du pays.

Les convois devaient être escortés par la police, mais à l’heure du départ, les effectifs dédiés n’étaient toujours pas arrivés. De Villiers appela le numéro de campagne de Klaverstijn, qui ne répondit pas. Se pouvait-il qu’il soit en retard mais bien en route ? En tout cas, De Klerk qui était d’ordinaire précis comme une horloge suisse se sentit menacé dans son fondement.

A 6h15, une jeep de la police fit son apparition, quatre hommes armés de fusils à pompe en descendirent, puis Klaverstijn se présenta aux deux officiers qui l’attendaient sur le quai.

-          Que se passe-t-il ? Pourquoi êtes-vous en retard ? lança De Villiers, furieux.

-          Je n’ai pas reçu d’ordre pour vous escorter.

-          C’est normal, coupa De Klerk. C’est une opération du NIS. Vous ne recevrez jamais de confirmation d’ordres… Vous avez fait partie du NIS, vous aussi, vous devriez le savoir ?

-          Les temps ont changé, argua Klaverstijn. Maintenant, il me faut un ordre écrit d’une autorité, avec le descriptif du chargement. Les papiers doivent être en règle comme pour n’importe quel transport de marchandises.

De Klerk et De Villiers se regardèrent, stupéfaits.

-          Qui a pu vous raconter une telle ineptie ? aboya De Klerk.

-          Personne ! Je suis le chef de la police de Centurion. C’est moi qui fixe les règles dans mon secteur, voilà tout.

Malgré la nuit peu éclairée, les deux officiers virent bien que Klaverstijn ne plaisantait pas, il semblait même satisfait de la surprise qu’il avait provoquée.

-          Alors les temps ont changé ? C’est comme ça ? lâcha De Klerk nerveusement. Allons dans mon bureau, vous voulez bien. Nous allons vous préparer les papiers nécessaires.

Les trois hommes s’installèrent dans le bureau qui se situait près des quais. S’ils se connaissaient parfaitement, ils ne s’accordaient plus aucune confiance. De Villiers observait un mutisme total ; ses dents étaient si serrées qu’il aurait pu les broyer, on pouvait les entendre crisser d’énervement.

De Klerk proposa un siège au capitaine, lui tendit un bordereau à remplir, lui dictant la nature du chargement : « engrais chimiques ».

-          Un café, capitaine ?

-          Volontiers !

-          Du sucre ?

-          Un morceau, s’il vous plait. Merci, mon colonel.

Les deux officiers du NIS regardaient fixement le capitaine Klaverstijn remplir les documents le plus sérieusement du monde, même s’ils étaient certains qu’il ne croyait pas du tout au descriptif annoncé. Ils ne burent pas leur café, mais le capitaine se délecta du breuvage, bienvenu en ce petit matin.

De Klerk consulta sa montre plusieurs fois : ils avaient déjà une demi-heure de retard. Dehors, les chauffeurs des camions s’impatientaient, on entendait vrombir les moteurs jusque dans le bureau.

En se levant, Klaverstijn eut l’impression que sa tête tournait, comme un léger malaise, il s’appuya quelques secondes contre la table. De Klerk n’avait pas encore signé les bordereaux, ils étaient toujours dans la main du capitaine. Ce dernier reprit ses esprits, (si on peut dire).

Les trois hommes se dirigèrent d’un pas lent vers les quais de chargement, Klaverstijn titubait légèrement, mais faisait tout pour rester digne.

-          Tout va bien, capitaine ? lui demanda De Klerk.

De Villiers quitta les deux hommes pour rejoindre l’escorte de police et confirmer que tout était en ordre désormais, le convoi allait pouvoir démarrer d’un moment à l’autre.

Klaverstijn fit signe à ses hommes de se mettre en route, qu’il les rejoignait, mais il n’en eut pas le temps, il s’affaissa d’un coup, roula au sol, et fut pris de convulsions.

De Klerk ordonna aux chauffeurs de partir sur le champ, De Villiers monta en voiture avec les trois policiers qui s’émouvaient du sort de leur chef.

-          Ne vous inquiétez pas, messieurs, dit De Villiers. Le capitaine Klaverstijn a eu un léger malaise, la fatigue sans doute, moi-même je n’ai pas dormi depuis vingt-quatre heures. Il nous rejoindra à l’aéroport. Le docteur De Klerk s’occupe de lui.

Les trois policiers se regardèrent incrédules, mais ne répondirent pas. Ils mirent en route leur véhicule, le convoi s’ébranlait enfin.

En journée, les quarante-deux kilomètres qui séparaient Centurion de Johannesburg se faisaient en moins d’une heure ; à cette heure matinale, ils auraient dû gagner du temps, seulement le déplacement en convoi ne permettrait pas de faire des miracles. De Klerk le savait, il se ferait passer un savon à leur arrivée. Une seule satisfaction, il s’était débarrassé de Klaverstijn. Il avait donné des ordres pour que le capitaine soit installé confortablement dans son bureau, sur son lit de camp, en attendant que les secours arrivent. Deux membres du déchiffrage qui n’avaient pas besoin d’être dans le convoi restèrent pour le veiller et réceptionner l’ambulance.

A l’aéroport militaire de Johannesburg, les avions de la SAAF** étaient prêts à décoller quand ils arrivèrent. Ils déchargèrent et rechargèrent la marchandise dans les soutes en un temps record, tout de même.

Avant d’aller voir l’officier qui supervisait l’opération, De Klerk réclama un téléphone, appela le premier hôpital de la ville, expliqua qu’un policier avait eu un malaise cardiaque à Centurion, près de l’entreprise de déménagement « Freedom Relocation » … Près de quatre-vingt-dix minutes après son malaise, le capitaine Klaverstijn fut emmené de toute urgence au Milpark Hospital où on ne pourrait que constater son décès.

De Villiers vint rejoindre son chef avant de voir l’officier superviseur. Quelques minutes pour souffler aussi et prendre le pouls de l’humeur de son chef.

-          Alors, mon colonel ? C’est un succès !

-          Carton plein, effectivement. Nous avons rempli notre mission de justesse.

-          Et pour Klaverstijn ?

-          Le café trop sucré peut s’avérer mortel parfois. Il faut bien savoir le doser, vous savez ! Je parle du sucre, bien sûr !

De Villiers comprit l’allusion d’un signe de tête.

-          Cyanure de potassium, si vous voulez tout savoir, lâcha De Klerk. La mort n’est pas instantanée, une petite heure suffit, mais c’est radical, croyez-moi. Les crises cardiaques arrivent à tout le monde et à tous âges. C’est triste de mourir si jeune, n’est-ce pas ?

De Villiers n’argumenterait pas. Il faisait confiance à l’habileté du bon docteur pour maquiller la vérité. Être son complice était déjà suffisant.

Le cyanure de potassium peut être utilisé comme mort-aux-rats, il dégage une légère odeur d’amande qui n’est pas désagréable. En revanche, l’ingérer est quasi fatal si les secours ne réagissent pas en moins d’une heure. Idéal pour se débarrasser des nuisibles.

-          En tout cas, ce fouille-merde ne nous causera plus aucun ennui, j’ai même récupéré les bordereaux de transport. Nos deux noms y figurent. Brûlez ces documents ! Ils n’ont jamais existé.

De Villiers s’exécuta d’un coup de briquet au moment même où l’officier superviseur apparut, furieux qu’on l’ait fait attendre près d’une heure. Les trois hommes se saluèrent, mais De Villiers et De Klerk durent formuler des excuses. Ce n’était pas cher payé pour un tel résultat.

L’autre point positif de cette journée, est que la disparition de Klaverstijn scellait les secrets concernant les anciens programmes de De Klerk : désormais plus personne ne savait qu’il les avait cachés et non détruits.

Le jour se levait sur une Afrique du Sud encore blanche. Au loin, les buildings de Johannesburg se détachaient dans ce matin clair, il ferait encore chaud aujourd’hui. La nuit avait été longue, il était temps d’aller se coucher.

La phase 2 allait démarrer dans la journée, c’était une des solutions que Frederik De Klerk mettrait en place pour garder le pouvoir et repousser l’échéance soi-disant irréversible…

*Viande séchée traditionnelle afrikaners, très appréciée par toutes les communautés, hier comme aujourd’hui.

**South African Air Force.

 

7

 

Afrique du Sud, Sandton, banlieue blanche de Johannesburg : début 1994 :

   Le colonel De Klerk devenait le bon docteur Bernie quand il vivait dans son quartier. En ce moment, il rentrait tous les soirs retrouver sa femme et ses enfants, il n’y avait plus de permanence à tenir à Centurion, la moitié de son personnel avait même été renvoyé… Sandton était un quartier exclusivement blanc où seuls les noirs qui s’y trouvaient momentanément, n’étaient là que pour vider les poubelles ou servir leur Baas*. On s’y sentait en parfaite sécurité, loin du tumulte de Johannesburg. Enfin, d’ordinaire !

Après le déclenchement partiel de la phase 2, son équipe s’était retrouvée désœuvrée. Des manifestations avaient été réprimées violemment dans les townships où les gaz lacrymos aux effets démultipliés avaient eu de bons résultats. Des centaines de manifestants s’étaient retrouvés aux urgences des hôpitaux pour des nausées, de très fortes démangeaisons cutanées, voire des brûlures de la rétine. Pourtant, aucunes félicitations du président De Klerk n’étaient parvenues à Centurion cette fois-ci. Aucune nouvelle pour une éventuelle mise en route de la phase 3, non plus.

Le soir venu, le colonel De Villiers revendait, avec une équipe restreinte, les stocks d’ecstasy qui leur restait, aux trafiquants noirs qui pullulaient aux alentours de Johannesburg. Non pour s’enrichir, mais pour trouver des fonds afin d’alimenter la milice d’extrême droite qu’était en train de monter son ami Eugène Terre Blanche, le bien nommé : un afrikaner jusqu’auboutiste, qui avait quitté le Parti National pour fonder son propre parti ultraradical, et qui ne comptait pas abandonner son pays aux kaffres sans combattre. Bernaard De Klerk fermait les yeux sur le trafic, de toute façon, ces stocks n’existaient pas légalement, même s’ils appartenaient au gouvernement. D’ailleurs, quel serait le gouvernement au monde qui revendiquerait la paternité de stocks de drogues quasiment abandonnés dans un entrepôt de meubles ?

Ce qui était amusant, c’est que deux groupes antagonistes commerçaient librement ensemble sans se gêner le moins du monde.

En effet, De Klerk n’approuvait pas les nouvelles accointances de De Villiers avec ce Terre Blanche : une armoire à glace de deux mètres, corpulence de rugbyman, violent et totalement incontrôlable. Son drapeau s’inspirait de celui de l’Allemagne nazie, rouge et blanc, une croix de Triskell noire stylisée à trois branches au lieu des quatre du svastika. Les membres de l’AWB** s’armaient en prévision d’une prochaine guerre civile qu’ils jugeaient inévitable. Ces militants étaient en train de quitter le champ politique pour embrasser la lutte armée. Ce parti avait englobé divers groupes qui revendiquaient désormais la création d’un Etat blanc d’où les noirs seraient totalement exclus. Cet Etat ne serait pas viable économiquement car si la main d’œuvre blanche était valable, elle n’était pas assez nombreuse et bien trop chère payée.

Toutefois, il valait mieux que De Villiers s’occupe avec l’AWB qu’avec ceux de l’ANC. Klaverstijn avait fait les frais de son retournement de veste intempestif, il en avait même eu une attaque. De Klerk et De Villiers étaient d’ailleurs allés à son enterrement, assurant sa veuve et ses enfants de leur soutien total dans cette terrible épreuve.

Le message de De Klerk à ses coéquipiers avait été clair : personne ne trahirait les siens sans en payer le prix fort. Il ne faisait aucun doute pour les laborantins qui travaillaient avec De Klerk qu’il était responsable de la mort du policier. En tout cas, ils en avaient de forts doutes, qu’ils n’exprimeraient jamais en public, car l’homme était réputé pour empoisonner tout et n’importe quoi très vite, et tout le monde tenait à sa vie, finalement. L’avertissement avait été reçu cinq sur cinq.

Eugène Terre Blanche était aux antipodes de Bernaard De Klerk. C’était un ancien policier qui jouait au fermier mal dégrossi, aux mœurs pas toujours très nettes, pas marié, qui passait son temps à cheval à parcourir son ranch, habillé en tenue paramilitaire de la guerre des Boers du début du siècle qu’il idolâtrait, qui citait de la poésie afrikaans tout en ne jurant que sur la Bible. Une rumeur disait même que Terre Blanche était homosexuel, mais De Villiers ne voulait pas y croire, parce que ce n’était tout simplement pas possible : on ne pouvait pas être un afrikaner calviniste ultraconservateur et être homosexuel, ça n’existait pas. Encore de la propagande nauséeuse venant de l’ANC ou pire, des Anglais. De Klerk n’approuvait pas son engagement, il laisserait faire son « ami » car après tout c’était son choix. Celui-ci avait choisi la voie la plus compliquée, celle qui mène rarement au succès, plus sûrement au cimetière ; ce qui pourrait arranger le bon docteur dans ses calculs pour se débarrasser des gêneurs. En revanche, De Klerk était sûr que De Villiers ne parlerait jamais, sauf sous la torture, mais tous les hommes parlaient sous la torture, c’était même pour ça que toutes les armées au monde la pratiquait. L’Umkhonto-we-Sizwe*** ne s’abaisserait sûrement pas à torturer ce vieil officier, mais ils le tueraient plus certainement.

En attendant, De Klerk comprenait que l’AWB séduisait le vieux colonel De Villiers, qui pourrait se transformer à volonté en baroudeur brutal, faire le coup de poing lors de meetings, voire en tueur sans scrupule car l’ennemi était idéal pour lui, presqu’inhumain, dont la vie valait moins qu’un cancrelat : aucun noir ne méritait de vivre dans le même espace que le sien, c’était clair, net et précis… Justement, il était en manque d’opérations commandos, l’AWB pourrait lui en fournir, mais pour ça, il faudrait des armes, et elles coûtaient cher, surtout quand on en a besoin tout de suite.

Bernaard De Klerk s’ennuyait à Sandton, son cabinet était désespérément désert : aucun client ne s’était manifesté depuis qu’il ne travaillait plus à Centurion. La banlieue chic de Johannesburg ressemblait de plus en plus à un décor de cinéma où la peur de mettre son nez dehors régnait, et où il n’était plus rare d’entendre des tirs sporadiques. Même sa femme Retha (diminutif de Margaretha), n’osait plus sortir de son pâté de maisons… Les infos sur la SABC confirmaient de jour en jour ce que tout le monde redoutait. De Klerk et sa femme voyaient leur monde s’effondrer et le chaos prendre la place. Même le vieux général afrikaner, pourtant partisan de l’apartheid, Constand Viljoen, avait monté un parti politique, le Front de la Liberté, sensé pouvoir discuter d’égal à égal avec les prochains maîtres de l’Afrique du Sud : même lui avait retourné sa veste ! Même Retha De Klerk n’était pas contre la discussion avec Nelson Mandela, que Constand Viljoen avait fini par rencontrer et sur lequel il ne tarissait pas d’éloges quand il passait à la télé. Elle aussi, avait fini par rejoindre le Front de la Liberté, au grand dam de son mari, qui lui resterait fidèle au Parti National, pour espérer sauver les meubles. Pour les Afrikaners, le choix était mince. A part le PN, c’était soit rejoindre des milices comme l’AWB, soit intégrer des partis modérés comme le FdL, soit épouser la cause de l’ANC comme beaucoup d’anglophones du pays.

Les De Klerk vivaient ensemble depuis longtemps, mais ils ne partageaient plus rien depuis presque aussi longtemps. Leurs enfants avaient été élevés selon la tradition calviniste et afrikaner, mais eux aussi, avaient rejoint les progressistes blancs anglophones quand le vent avait tourné. Le rigorisme de leur père était d’un anachronisme insupportable pour qui voulait vivre avec son temps. Sauf qu’il était plus facile d’être progressiste à Sandton que dans le ghetto de Soweto, mais ça, ils l’apprendraient bien assez tôt. La misère des autres a souvent des petits côtés romantiques, constatait le bon docteur, et on compatit facilement, pour peu qu’elle reste éloignée. Même au sein de leur famille régnait un gouffre existentiel.

Il n’avait pas seulement sauvé de la destruction ses brevets et programmes, il avait également récupéré l’argent en liquide censé mettre en place le Projet Eden. La mallette contenant plusieurs millions de dollars US en grosses coupures, était bien planquée dans son cabinet. Bien sûr, chaque mois, il en prélevait une certaine somme pour payer les salaires de ceux qui n’avaient pas encore été licenciés. Chaque mois, les enveloppes partaient par la poste, mais en ce mois de janvier 1994, tout indiquait que ce serait la dernière fois.

Curieusement, personne ne semblait plus s’intéresser à cet argent, tout comme plus personne ne semblait diriger ce pays, d’ailleurs…

Bernaard De Klerk passait une fois par jour à Centurion, à l’entrepôt de Freedom Relocation pour relever les arrivées des fax cryptés, mais depuis la mise en route de la phase 2, plus rien n’était tombé. De Sandton à Centurion, à peine trente-cinq kilomètres séparaient les deux agglomérations : comme Centurion était très proche de Pretoria, ça le démangeait d’aller rendre visite à son Baas, le président Frederik De Klerk. Cependant, il s’abstenait à chaque fois : comme un robot, il respecterait les ordres.

Les locaux semblaient abandonnés depuis des lustres, alors qu’ils étaient encore en activité quelques semaines plus tôt. Même si De Villiers puisait allégrement dans le stock d’ecstasy, il en restait encore beaucoup. Chaque fois qu’il venait, De Klerk en fourrait ses poches également. Ces petites pilules rose pâle se revendaient comme des bonbons. S’il n’avait plus de patients, il avait pas mal de clients dépressifs qui les gobaient pour se calmer. Le bon docteur leur avait même trouvé un autre nom : Edenpills. Même en période troublée, le business ne s’arrête jamais.

Le chaos gagnait du terrain, partout des milices armées faisaient des rondes, lui-même était arrêté à leurs checkpoints dès qu’il pénétrait dans la ville de Centurion. Heureusement, les policiers reconnaissaient sa voiture et le laissaient entrer à chaque fois, mais il n’échappait pas au contrôle. Lui qui ne se déplaçait plus sans son holster, avait une autre arme chargée dans la boîte à gants, au cas où ! Des bandes de pillards s’approchaient parfois des villes résidentielles blanches la nuit et des échauffourées n’étaient pas rares. Des maisons isolées dans la campagne étaient régulièrement attaquées, pillées et incendiées, leurs occupants assassinés. Autant d’avertissements qu’il fallait prendre au sérieux.

Le successeur de Jordaan Klaverstijn au poste de chef de la police locale était un vieil officier qui avait repris du service pour défendre le pays. Pierre Van Rooy, la copie conforme de Braam De Villiers, même caractère, même volonté farouche de défendre un Volkstaat mythique. Il tuerait père et mère pour garder ses prérogatives, tout ce qu’appréciait De Klerk chez un militaire afrikaner. Dommage qu’il n’avait pas été en poste à la place de Klaverstijn, les choses auraient été plus faciles, mais c’est la vie, le Seigneur en avait décidé autrement.

Un soir, le bon docteur fit venir Pierre Van Rooy dans les locaux de Freedom Relocation pour lui faire un cadeau : des pilules d’ecstasy. Sauf que celles-ci étaient rose foncé, plus chargées en méthaqualone, potentiellement mortelles. Le nouveau chef de la police s’étonna de cette invitation :

-          Ce n’est pas pour votre consommation personnelle, surtout pas. Ces pilules tueraient un cheval. C’est une arme idéale pour tendre un piège… Vous comprenez ?

-          Pas vraiment, non ! Désolé !

-          Il y a bien des maisons abandonnées dans le coin ? Allez y faire un tour, et laissez un tas de pilules en évidence près des fenêtres. Vos pillards n’y résisteront pas. Ils les goberont et décèderont quelques heures plus tard. Ni vu ni connu !

Van Rooy fit des gros yeux surpris.

-          C’est légal, ça ?

-          Piller et tuer d’innocents fermiers, c’est légal d’après vous ?

-          Non, bien sûr !

-          La patrie est en danger, il faut nous défendre par tous les moyens. On compte sur vous, Van Rooy.

Sur ce, De Klerk lui donna un petit paquet contenant une bonne centaine de pilules, de quoi faire plusieurs dirty tricks comme il les affectionnait.

Quoi de mieux que ces pièges à pillards qui débarrasseraient le pays en même temps. D’une pierre, deux coups, comme d’habitude. Bon, il n’était pas sûr que Van Rooy s’exécute, c’était trop fin pour lui. Lui aurait préféré tirer dans le tas sans se poser de questions : réfléchir ne sert à rien avec certaines personnes !

Un soir, De Klerk eut la révélation que tout était perdu : les infos sur la SABC annonçaient que le round de négociations concernant la constitution provisoire, avec les partis noirs - le parti zoulou Inkatha, le Congrès Panafricain et surtout l’ANC - était terminé et avait enfin abouti. Le président De Klerk apparut à la télé avec la joie de celui qui a réussi son pari : c’est dans la poche, disait-il. Lui et Mandela affichaient un sourire triomphant, main dans la main, l’accord constitutionnel était signé. Toute la société sud-africaine allait changer, définitivement.  

Dans les faits, c’était un peu plus compliqué : les sanctions internationales imposées contre l’Afrique du Sud blanche avaient créé une dette abyssale (car le pouvoir blanc continuait d’emprunter à la Banque Mondiale et au FMI pour survivre). Le nouveau pouvoir s’engagerait à la reprendre à son compte. En outre, une caisse de retraite était créée spécialement pour tous les fonctionnaires, militaires, policiers etc., qui ne voudraient pas ou ne devraient plus servir ce nouveau pouvoir : ce qui alourdirait d’autant plus la dette car il n’y avait pas de système de retraite en Afrique du Sud. Donc, seuls les blancs et majoritairement les Afrikaners en profiteraient, comme une charge ultime sur les épaules des noirs (et des autres habitants de ce pays). Tous travailleraient pour rembourser cette dette supplémentaire. Mais la paix était à ce prix, soi-disant… Sur ce, Frederik de Klerk annonça que des élections générales auraient lieu en avril 1994, sur le thème « one man, one vote », donc au suffrage universel. La majorité noire ne pourrait que l’emporter et s’installerait définitivement au pouvoir. C’était bien la fin qu’avait redoutée le bon docteur.

Il comprit aussi que les fonctionnaires dont le nouveau pouvoir ne voudrait pas, seraient mis en retraite d’office. Mais lui ne voulait pas être en retraite, d’ailleurs le pouvait-il seulement ? Qu’en était-il de la liste de la CIA qui le condamnerait sûrement à de longues années de prison, voire pire ?

Non, tout ça le dépassait sûrement, mais le pays de ses pères ne pouvait pas disparaitre comme ça, en un coup de baguette magique, ce n’était pas possible. Que faisait donc le Broederbond****, eux qui régissaient toute la vie des Afrikaners depuis la guerre des Boers en 1902 ?

La colère l’étreignit, il fallait qu’il réagisse et vite. Bien sûr, effacer les traces, mais il y en avait tellement, c’est qu’on ne pouvait pas passer de la lumière à l’ombre comme ça ! Rentrer dans la clandestinité, bien sûr, mais pour aller où ? Que pouvait-il faire d’autre ? Rejoindre ces soudards de l’AWB ? Il réfléchissait à voix haute dans son ancien bureau de Freedom Relocation, le bien nommé finalement. Un éclair de lucidité lui traversa l’esprit, comme si le Seigneur lui montrait la voie à suivre.

Il se dirigea vers le stock de pilules d’ecstasy, mit des roses pâles dans une poche, et des roses foncés dans l’autre, un bon kilo par poche. Puis alla d’un pas nerveux vers le stock de liquide à la méthaqualone, ouvrit les vannes d’un bidon qui se répandit sur le sol et y mit le feu : il eut juste le temps de s’écarter avant que les flammes ne commencent à lécher les murs, elles aussi avaient la rage, voulaient tout consumer, voulaient s’échapper du bâtiment avec fracas.

Bernaard De Klerk quitta rapidement son dernier lieu de travail, laissant l’entrepôt en feu derrière lui. Au checkpoint, il expliqua que le feu s’était déclaré bizarrement, que c’était un miracle s’il avait pu en réchapper, sûrement un attentat ou une bande de pillards qui rôdait dans le coin. La police locale appela les pompiers, mais ceux-ci ne réagissaient plus au quart de tour comme avant. Maintenant, ce qui brûlait, brûlerait ! Un peu comme ce pays.

*Littéralement « patron » en afrikaans. A la fois péjoratif et affectueux.

**Afrikaner Weerstandsbeweging ou mouvement de la résistance afrikaner, parti fondé en 1973 pour défendre une ligne ultra dure de l’apartheid.

***Littéralement, « La Lance de la Nation », le bras armé de l’ANC dont Nelson Mandela fut le chef avant de devenir le représentant politique de l’ANC.

****Confrérie secrète afrikaner qui régissait toute la vie politique et sociale du peuple afrikaner blanc et calviniste. Aujourd’hui elle ne s’occupe que de culture en langue afrikaans, ouverte à tous.

 

8

 

Italie, Hôtel Contilia, quartier de Termini, Rome : février 1994.

   Après l’incendie « accidentel » de l’entrepôt Freedom Relocation à Centurion, Bernaard De Klerk s’était réfugié chez lui à Sandton. La nouvelle concernant l’organisation des élections générales, avait consterné la communauté afrikaner, qui s’était barricadée chez elle. Alors que des noirs avaient osé parader en centre-ville pour célébrer l’annonce des élections ! Stupéfaits, des éléments de la police s’étaient carrément abstenus de réagir. On n’avait jamais vu ça !

De Klerk s’en voulait ne pas avoir fait plus pour son pays, de ne pas avoir su prendre les bonnes décisions, il enviait presque De Villiers et Van Rooy qui rejoindraient la milice armée de l’AWB, sauf que lui n’était pas un homme de terrain, mais un homme de l’ombre : être invisible, lui procurait une grande satisfaction. Cependant, cette fois-ci, il n’était pas qu’invisible, il était abandonné, largué. Il avait reçu une lettre du commandement des forces armées sud-africaines lui annonçant qu’il était licencié, ainsi que son équipe, et que son projet était supprimé. Rien ne mentionnait les fonds, ni ce qu’il devrait faire des stocks, ni quel serait son futur. Le Grand Inconnu s’étalait devant lui comme jadis le grand désert du Karoo qu’il avait arpenté.

Le fameux Broederbond était aux abonnés absents, eux qui avaient dirigé le pays en sous-marin depuis des décennies, étaient soit retournés dans la clandestinité, soit avaient sombré corps et biens. En tant qu’officier, Bernaard De Klerk aurait pu faire partie de cette institution secrète, mais il n’avait jamais voulu participer, préférant rester anonyme. Bien sûr tous les officiers, ministres, députés, chefs de gouvernement ou chefs d’Etat sud-africains en étaient, c’était même quasiment une obligation. Il révéla peu à peu que cette institution n’était pas d’un seul bloc, mais que des courants contraires la traversaient, comme partout, en fait. De Klerk découvrit avec stupeur que le Broederbond considérait l’apartheid comme un échec et qu’il préconisait son abandon pur et simple depuis le début des années quatre-vingts.

Mais le Broederbond de l’époque avait été torpillé par les radicaux qui avait fait perdurer coûte que coûte le « développement séparé » jusqu’à la fin du mandat de Pieter Botha en 1989. Donc, ce n’était pas les modérés, ou les mous qui avaient coulé le pays, ainsi que le pensait De Klerk, mais ses éléments les plus durs, dont il faisait sûrement partie. Ou alors les modérés avaient quand même réussi leur coup. Les traitres !

Bien sûr, Constand Viljoen, Frederik De Klerk ou Pik Botha (inamovible ministre des affaires étrangères) étaient membres de cette société secrète et plutôt dans le camp des modérés, malgré leur attachement à la culture afrikaner et à la langue afrikaans, ils prétendaient sauver les meubles ! Quoi qu’il en soit, il ne pouvait plus leur faire confiance non plus.

Sa femme Retha avait rejoint le Front de la Liberté de Constand Viljoen au Cap ; le vieux général avait aussi mis de l’eau dans son vin, il s’apprêtait à collaborer avec le nouveau pouvoir. Décidément, De Klerk n’aurait jamais cru avoir des idées en commun avec ce balourd d’Eugène Terre Blanche, mais tous deux condamnaient ces traitres. Cependant, les batailles rangées n’étaient pas son truc, et Terre Blanche n'avait que faire des modus operandi intellectualisés : le coup de tête, plutôt que le tête-à-tête, était plus dans ses normes.

Donc sa femme l’avait « quitté » pour militer avec des mous du Cap, ses enfants ne juraient plus que par Nelson Mandela et son « ami » le président de la république, l’avait licencié sans ménagement. C’était clair, Bernaard De Klerk n’avait plus rien à faire dans cet endroit sauf y risquer sa vie.

Il récupéra la fameuse mallette aux millions de dollars US, qui contenait également les films de ses programmes bactériologiques et ses brevets, et deux paquets parfaitement hermétiques et surtout indétectables, contenant : l’un des ecstasys soft et l’autre des ecstasys mortels, qui passeraient sans encombre la douane des aéroports. Il fourra le tout dans un petit sac à main. Il n’avait pas travaillé pour les services secrets pendant si longtemps pour se faire avoir comme un bleu.

Il n’avait besoin de rien d’autres, cet argent suffirait pour acheter tout ce dont il aurait besoin.

Il prit soin de bien fermer les portes de son appartement, car même si sa femme était partie, ses enfants pourraient avoir besoin d’un toit. Et puis, s’il avait l’air abandonné, c’était comme s’il le livrait aux pillards, et il y tenait, tout de même. C’était un bien qu’il avait payé honnêtement en travaillant. Il quitta les lieux sans se retourner, sans nostalgie, ce qui était fini, était fini, comme ce pays, voilà tout.

Il prit sa voiture, direction l’aéroport Jan Smuts de Johannesburg, se gara sur le parking. Dans l’aérogare qu’il connaissait bien, il se dirigea vers les cabines téléphoniques internationales, composa un numéro sur le cadran, fut reçu par un répondeur en allemand.

« Hallo, Sie sind an der Nummer von Richard Wagner, ich bin nicht da, bitte hinterlassen Sie eine Nachricht, es liegt an Ihnen ! »

-          Bonjour, ici c’est Mr White, dit-il en français. J’arriverai chez vous très bientôt, je vous contacterai dès que possible. Merci beaucoup !

Bernaard De Klerk raccrocha, sortit de la cabine puis regarda les panneaux d’affichage des départs. Le premier vol pour l’Europe était dans moins de deux heures, laps de temps suffisant pour acheter un billet et se faire enregistrer.

A cause des sanctions internationales, beaucoup de pays n’acceptaient plus les vols en provenance de l’Afrique du Sud, il fallait faire des hubs quelques part pour atteindre sa destination finale. Il serait bien allé à Londres, ou mieux à Amsterdam, mais ces hubs étaient complets sur plusieurs jours. Donc, il se rabattrait sur Rome et un vol direct sur Alitalia.

Il acheta son billet en première classe, garda ses bagages à main, passa l’enregistrement sans problème avec un vrai faux passeport au nom de Bernie White. Il nota que les policiers dans l’enceinte de l’aéroport portaient des gilets pare-balles, étaient armés de fusils mitrailleurs et étaient casqués. Ces policiers n’étaient pas habillés pour faire la fête. Il était temps de partir.

L’avion décolla, fit un tour au-dessus de Johannesburg. Par le hublot, pendant quelques instants, il lui sembla apercevoir sa ville natale de Pietersburg au loin. Puis l’avion se stabilisa dans son couloir aérien qu’il ne quitterait plus pendant les dix prochaines heures. Il avala un relaxant, puis s’endormit…

Il se réveilla juste une heure avant l’atterrissage, l’avion amorçant déjà sa longue descente vers l’aéroport de Rome Fiumicino. Il vérifia que ses bagages étaient toujours dans les coffres au-dessus de lui. Pas de problème. Pour le moment, son plan d’urgence fonctionnait, mais il n’en serait certain que quand il aurait quitté l’aéroport. Une hôtesse de l’air offrit à tous les passagers un plan de la ville de Rome, une petite liste d’hôtels ainsi qu’une liste des principaux centres d’intérêts, musées, églises, antiquités etc.

Il descendit de l’avion par une rampe, le temps était gris. Il marcha cinq bonnes minutes sur le tarmac vers un bâtiment, puis l’ensemble des passagers de son vol furent accueillis par des douaniers. Son passeport fut ausculté de très longues minutes pensa-t-il, mais il ne bougea pas un cil. Il fixa l’homme du regard dans sa cabine, suivant des yeux tous ses gestes.

-          Oui, je viens pour affaires, répondit-il au douanier. Non, je n’ai rien à déclarer, ajouta-t-il en serrant délicatement ses bagages à main contre ses jambes.

Ce dernier tamponna enfin la première page, lui remit son passeport. Direction la sortie.

Bernaard De Klerk était rentré en Italie comme dans du beurre, ses précieux bagages aux poignets, il aurait même pu cacher un éléphant derrière son dos, qu’il aurait sûrement passé la douane italienne sans encombre.

Cependant, il ne fallait pas qu’il oublie une chose importante : ici il était désormais Bernie White, businessman sud-africain anglophone. Même s’il parlait l’anglais couramment, il le parlait avec un fort accent afrikaner ou hollandais, donc ça ne servait à rien de cacher ses origines, mais son nom, oui !

A peine en dehors de l’aéroport, il fut surpris par le climat : il pleuvait. Il n’était jamais venu en Italie, mais tous les reportages qu’il avait vus montraient un pays inondé de soleil, comme le sien. Or, en ce mois de février, il pleuvait à Rome et il y faisait même froid.

Il héla un taxi, demanda à aller à Termini. Sur le prospectus que l’hôtesse lui avait remis, il y avait pas mal d’hôtels dans ce quartier, ça serait plus facile et plus discret pour en trouver un.

Le taxi le déposa juste devant la gare centrale, Bernie White lui donna vingt dollars US que le chauffeur refusa dans un premier temps, n’acceptant pas les devises étrangères ; mais le bon docteur rajouta dix dollars supplémentaires, et ce dernier prit les billets avec le sourire. Vraiment pas difficile de marchander dans ce pays.

Il se dit qu’il y avait sûrement un bureau de change dans cette gare : il le trouva facilement, fit la queue tranquillement quelques minutes parmi une foule hétéroclite mais tous étaient blancs, remarqua-t-il. Puis il échangea cinq cents dollars qui se transformèrent en neuf cent quatre-vingt mille lires etc., soit une centaine de billets de banque d’allures et de tailles différentes. Il réalisa qu’il avait près d’un million de lires, mais comparé au million de dollars, cette monnaie ne valait vraiment rien. Il ramassa sa fortune qu’il rangea tant bien que mal dans son portefeuille.

Bernie White jeta un œil furtivement autour de lui pour voir si on le suivait, mais non, rien de suspect ! Il était totalement invisible dans cette foule ordinairement blanche. Ici, il faisait partie de la majorité, et ça n’avait aucune importance. Il se fondrait dans le paysage.

Jusqu’à présent, l’argent n’avait jamais été un leitmotiv dans sa vie : il avait été fonctionnaire de l’Etat, de sa majorité jusqu’à cette année. Il avait reçu un salaire conséquent, ne se plaignait jamais de rien, mais aujourd’hui, c’était différent. Il n’avait plus d’employeur et sa vie était menacée. Donc, l’argent serait son nerf de la guerre désormais. Il serra ses bagages à mains comme d’autant de trésors à protéger. Surtout que les Italiens avaient une sacrée réputation de pickpoquets.

Il continua son périple hors de la gare. Maintenant, il lui fallait trouver un hôtel, et il avait vu juste, ils s’alignaient les uns à côté des autres, il n’aurait que l’embarras du choix. Comme le tarif n’était pas un problème, il put choisir son standing.

Il jeta son dévolu sur l’Hôtel Contilia, un trois étoiles, à quatre cents mètres de la gare. Il prit une chambre dont les fenêtres donnaient sur la rue, desquelles il pourrait la surveiller.

Ensuite, il lui fallait ouvrir un compte en banque et louer un coffre pour y déposer son précieux magot. Là aussi, le quartier de la gare s’avéra un très bon choix : il sélectionna une banque qui lui paraissait convenir parfaitement, à condition d’avoir des coffres à disposition. La Banca Nazionale del Lavoro* était tout indiquée puisqu’il était en Italie pour affaires… Il déposa deux mille dollars en liquide sur le compte courant, en préleva mille supplémentaires qu’il mit dans une poche intérieure de sa veste. Le banquier lui remit une carte bancaire provisoire, ainsi qu’une clé et les indications pour composer le numéro secret de son coffre, où il déposa sa mallette et les deux paquets d’ecstasy. Là aussi, il préleva une poignée de chaque genre qu’il mit dans une enveloppe, les soft dans la poche droite et les mortels dans la gauche.

Depuis vingt-quatre heures qu’il avait quitté l’Afrique du Sud, tout se passait bien. Cependant, en tant que professionnel du secret, il fallait qu’il reste sur ses gardes. C’est toujours quand les plans se déroulent bien qu’on relâche sa vigilance et qu’on se fait avoir. Et Bernie White ne savait absolument pas ici d’où les problèmes pourraient venir.

Dès son retour dans sa chambre, il appela son ami Jean Berger, alias Richard Wagner, et laissa un nouveau message avec le numéro où on pourrait le joindre.

Cinq minutes plus tard, le téléphone sonna :

-          Pronto ! Mr White speaking !

-          Ici Richard Wagner ! … Comment vas-tu ? embraya celui-ci en français. Où es-tu ?

-          Je vais bien, je suis à Rome.

-          Okay ! Je te contacterai dès mon arrivée.

Mr Wagner raccrocha sans plus de cérémonie. Le bon docteur savait qu’il avait sa journée de libre mais qu’il serait bloqué devant le téléphone le lendemain jusqu’à ce que son « contact » le rappel. Ainsi va la vie, pensa-t-il.

*Banque nationale du travail.

 

9

 

Italie, Twin’s Bar, via Giovanni Giolitti, quartier de Termini, Rome : février 1994

   Jean Berger était arrivé le lendemain à Rome en provenance de Zurich par un vol du matin. Lui aussi présenta un vrai faux passeport à la douane italienne : le nom de Richard Wagner n’éveilla aucun soupçon de la part du fonctionnaire qui ausculta son document. Berger partait du principe que plus c’était gros mieux ça passait, il aurait même pu s’appeler Wolfgang Amadeus Mozart que personne n’aurait osé le questionner. Et puis, des carabiniers mélomanes, ça existait sûrement, mais il n’en connaissait pas, même pas en Suisse.

En sortant de l’aérogare, il se dirigea vers une cabine téléphonique, mit des pièces et composa un numéro sur le cadran qui tourna rapidement.

-          Pronto ! Mr White speaking.

-          Ici Wagner. Je suis à Rome.

-          On se retrouve devant le change de la gare de Termini.

Wagner raccrocha.

Bernie White calcula que son « ami » en aurait pour moins de trente minutes pour rejoindre la gare en taxi depuis l’aéroport. Donc, vers 11h30. Il s’apprêta.

Quand il jugea le moment opportun, il sortit de l’hôtel pour se rendre au bureau de change de la gare… Cette fois-ci, ce n’était plus le même scénario que lors de leur dernière rencontre au Cap deux ans plus tôt. Tout avait radicalement changé. Lui était devenu un ex membre des services secrets en cavale, et Berger n’agissait pas vraiment personnellement, sinon il ne prendrait pas autant de précautions pour le rencontrer.

Cependant, Wagner l’accosta naturellement alors qu’il faisait la queue devant le bureau de change. Les deux hommes quittèrent la gare pour se rendre, à la surprise de Bernie White, dans un bar juste de l’autre côté de la rue. Ils s’assirent au fond de la salle. Wagner commanda deux espressos, sortit une cigarette et l’alluma.

-          Ne t’inquiète pas Bernie, tout va bien.

-          Ai-je le choix de te faire confiance ?

-          Non !

Un serveur apporta les deux espressos, les déposa sur la table, Wagner le régla dans la foulée.

Bernie White sentait bien que quelque chose n’allait pas comme d’habitude, son « ami » était sur la défensive.

-          Tout d’abord, je suis content de te savoir en bonne santé, ça fait plaisir. Avec tous ces évènements, un malheur est si vite arrivé.

Bernie White se retint de soupirer. Les amabilités d’usage sont toujours suspectes.

-          Je voudrais te demander de ne rapporter cette conversation à personne, ajouta Berger.

Nous y voilà donc.

-          C’est d’accord, répondit Bernie.

Une question lui vint à l’esprit tout d’un coup : est-ce que la parole des espions valait autant que celles des prostituées ? Possible !

-          Tu te doutes bien que je ne peux pas te rencontrer sans l’accord de mon service. Le SRS est donc au courant de mon voyage à Rome de ce jour, mais notre discussion restera informelle. Elle n’a même jamais eu lieu.

White se mit instinctivement sur la défensive. La conversation n’aurait rien d’amicale.

-          Je sais que tu as besoin de moi, et moi j’ai besoin de toi, asséna Berger. Alors, nous pouvons faire équipe.

-          Que proposes-tu ?

-          Nous cherchons à prendre contact avec Mouammar Kadhafi sans nous impliquer d’une quelconque façon, donc sans passer par notre représentation diplomatique ni compromettre notre ambassadeur. Comme tu le sais, depuis les attentats de Lockerbie en ’88, les services secrets libyens sont fortement soupçonnés d’en être les auteurs. La CIA et le MI6 en sont convaincus, nous aussi par la force des choses. Mais tu tombes bien, on a besoin d’une mule.

-          Qu’est-ce qui te dit que je pourrais accepter un tel marché ?

-          Tu n’as pas le choix. Tu ne trouveras aucune protection nulle part. Tu es sur une liste de la CIA, pas comme danger potentiel, mais ils te recherchent pour te livrer à la justice de ton pays, car il ne fait aucun doute que l’ANC gagnera les prochaines élections.

-          Mais la Libye est le premier soutien de l’ANC en Afrique. Je les ai combattus en Namibie, et mes dirty tricks en ont sûrement tué quelques-uns. Ils savent qui je suis !

-          Ils sont prêts à tout pour obtenir les compétences qu’ils n’ont pas, y compris à travailler avec leurs anciens ennemis. Kadhafi est fantasque, mais il paye bien et il t’accordera une sécurité que tu ne pourras pas t’offrir ailleurs. Les Libyens oublieront ce que tu leur as fait, ne t’inquiète pas pour ça. Depuis que l’URSS est tombée, ils recrutent à tour de bras, c’est incroyable.

-          Je pourrais aussi m’installer à Rome et vivre tranquillement. Devenir invisible n’est pas si difficile.

-          Ne t’y fies pas ! Le SISMI* est probablement au courant de ton arrivée. Tu sais, ils ont fort à faire avec les groupuscules des extrêmes droites et ceux des extrêmes gauches, sans parler de la mafia qui est partout, dans tous les rouages de la société. Et puis, l’Italie est membre de l’OTAN, donc ils sont en relation constante avec les Américains. Même s’il n’en a pas l’air, ce pays est sous surveillance. Donc, rester ici serait un très mauvais choix.

-          Pourquoi pas chez toi, en Suisse ?

Wagner sourit, se détendit sur son siège.

-          Bien sûr, ce serait une possibilité. Malheureusement, tu es personna non grata en Suisse désormais. Tant que la prochaine administration sud-africaine n’aura pas défini sa nouvelle politique étrangère, mes supérieurs ne prendront aucune décision concernant des gens mêlés à l’apartheid. La Suisse est un pays neutre, on ne se froisse avec personne, ne l’oublie pas.

Pays neutre ou pays hypocrite ? C’était une fausse question, White connaissait déjà la réponse.

-          Donc, je n’ai de choix qu’entre partir en Libye ou rentrer en Afrique du Sud, choisir entre Charybde et Scylla, l’enclume ou le marteau.

-          C’est un peu ça, oui !

Bernie White se sentit pris au piège tout d’un coup. Il jeta un œil inquiet autour de lui.

-          Quand tu as appelé pour me dire que tu venais à Rome, j’ai sauté sur l’occasion, reprit Berger. Qui d’autre que toi pourrait remplir cette mission ? On se connait et on se fait confiance, c’est un marché gagnant-gagnant, et c’est le meilleur moyen pour t’introduire au sein des services de sécurité libyens. Et Rome n’est qu’à deux heures de vol de Tripoli : facile pour un extra. Mais attention, je ne pourrai te garantir cette protection que si tu acceptes mon offre, car si ça tournait mal avec les Libyens, je pourrais te récupérer. Sans moi, point de salut. Tu comprends ?

-          Admettons que j’accepte. Comment rencontrerais-je Kadhafi ?

-          Lui, tu ne le rencontreras probablement jamais. En revanche, nous avons un homme à nous sur place que tu connais et qui servira de lien avec les services libyens.

Wagner fit glisser une photo face cachée sur la table. White la retourna et reconnut le visage.

-          Effectivement, je connais cet homme. C’est Bobur Abdulayev, un trafiquant en tout genre…

-          Et un ex KGB surtout.

Wagner avait tout prévu, dirait-on. White comprit mais trop tard qu’il s’était jeté dans la gueule du loup. C’était avant tout de son « ami » dont il aurait dû se méfier.

-          Et si je refusais ?

-          Si tu refusais ? Eh bien, je partirais sur le champ, te laissant avec les gars du SISMI qui trainent sûrement quelque part, et qui te livreront à la CIA sans aucun doute.

-          Qui me dit que ce n’est pas toi qui es en train de me livrer à la CIA, justement ?

Wagner ne sourcilla même pas :

-          Je vais te dire la vérité : c’est l’option prévue si tu n’acceptes pas le deal. Je ne prendrais pas ce risque autrement. Comme tu le sais, tous les services s’espionnent, donc ils savent déjà qui je suis, mais ils ne tarderont pas à savoir qui tu es.

Bernie White sourit, c’était donc la raison pour laquelle ils s’affichaient dans ce bar, quasiment à découvert : s’il refusait, c’est Berger lui-même qui le balancerait pour se blanchir.

-          Et qu’est-ce que ça me rapporterait ?

-          A part des ennuis à servir le régime de Kadhafi, rien d’autre, je pense… Ah, et finir ta vie à Tripoli, mais tu y seras libre.

Bernaard De Klerk, alias Bernie White, n’aurait jamais imaginé que Tripoli puisse devenir un de ses lieux de villégiature préférés, ni même qu’il accepterait un tel marché, mais avait-il seulement le choix ? L’autre employeur potentiel était situé en Mésopotamie et si sa capitale Bagdad était traversée par l’Euphrate, ce qui lui rappelait des passages de la Bible, il n’espérait pas vérifier l’exactitude du Livre Saint sur place. Car si Mouammar Kadhafi lui inspirait un certain dégout, Saddam Hussein lui faisait carrément horreur. Il avait encore du mal à se projeter en Libye, mais son « ami » Wagner avait raison : c’était une bonne opportunité. Restait à savoir ce qu’il convoierait :

-          Oh, c’est simple ! Il s’agit d’un courrier que nous ne pouvons pas faire passer par la valise diplomatique. Tu sais que tout est strictement réglementé en Suisse, on ne fait pas ce qu’on veut. Donc, comme la Libye a un statut un peu particulier actuellement, on a trouvé la solution de la mule. Tu feras un très bon facteur, ça sera parfait pour t’introduire auprès de tes nouveaux employeurs.

Décidément, le bon docteur était fait comme un rat, Wagner avait pensé à tout.

-          Maintenant, on va se séparer, Bernie. Toi, tu retournes à ton hôtel et tu n’en sors plus, sous aucun prétexte, jusqu’à ce que je te le dise. Tu prends tous tes repas dans l’hôtel ou dans ta chambre, et tu attends mon coup de fil. Moins tu prendras de risque à l’extérieur, mieux ça sera… Profite pour rattraper du sommeil en retard, pour regarder la télévision, pour lire, etc…, mais tu ne sors pas. Capito ?

Jean Berger, alias Richard Wagner, se leva, serra la main à son nouveau protégé et quitta l’établissement sans se retourner. Ils avaient convenu que Bernie White partirait dix minutes plus tard. Désormais, le destin de celui-ci était suspendu à cet hypothétique coup de téléphone…

*SISMI : Servizio per le Informazioni e la Sicurezza Militare : service de renseignement et de la sécurité militaire italien.

 

10

 

Italie, quartier gare de Termini et aéroport de Rome Fiumicino, Rome : février 1994

   Bernie White avait fait partie du NIS quasiment toute sa vie, (il n’avait même jamais connu d’autres employeurs), mais s’il en était membre, c’était comme chimiste et comme scientifique, non comme espion. Son grade de colonel était plus fantaisiste qu’autre chose même s’il avait été souvent en opération pour épauler ceux qui utilisaient ses dirty tricks : c’était un militaire d’opérette. Alors que Jean Berger était un espion à la James Bond, si tant est que cela existât. Lui savait se comporter dans n’importe quelle situation avec un calme inspiré par ses montagnes suisses. Bien sûr, Bernie avait fait des stages mais c’était surtout son goût du secret, de la discrétion, et sa détermination sans faille qui faisaient office d’entrainement permanent chez lui. Cependant, rester enfermé toute la journée dans sa chambre d’hôtel à attendre ce coup de fil, serait une véritable épreuve.

Il aurait voulu confier à son « ami » qu’il avait ouvert un compte en banque en Italie, mais il s’était ravisé de justesse. Sa précieuse mallette resterait en sûreté loin des regards des autres, et un secret mieux gardé que l’accès de la pyramide de Khéops.

Désormais, il ne pourrait compter sur personne : l’Israélien Avi Haffner n’avait plus jamais donné signe de vie, mais ce n’était pas plus mal car lui ne l’aurait jamais laissé rejoindre la Libye ou l’Irak. Quant à ses anciens collègues, ils étaient bien trop occupés à sauver leur peau pour se sacrifier pour celle des autres.

Comme le lui avait dit Wagner, Bernie White ne sortait plus de l’hôtel. Il passait ses journées à regarder la télévision italienne, bien plus dévergondée que celle de chez lui, dominée par la SABC si prude et si disciplinée. Cependant, les infos internationales ne mentionnaient quasiment rien sur l’Afrique du Sud et ses changements à venir. Même à la télévision, ses problèmes n’intéressaient personne… Il regardait également par la fenêtre sans s’en approcher, mais il ne notait jamais aucune activité suspecte. Il prenait ses repas seul, ne parlait à personne. Le gérant de l’hôtel s’en était aperçu et lui avait demandé si tout allait bien car c’était une attitude plutôt atypique pour un homme d’affaire.

Si les deux premiers jours se passèrent tranquillement, au troisième, Bernie commença à s’inquiéter sérieusement. Le quatrième jour, il ne décolla plus de la fenêtre, s’attendant à être arrêté d’un moment à l’autre, mais la circulation routière chaotique du quartier de la gare ne varia pas d’un iota.

Le cinquième jour, à 8h du matin, le téléphone sonna, le réveillant en sursaut.

-          Pronto ! M. White speaking ! bafouilla-t-il.

-          Ici Wagner ! C’est maintenant. Bonne chance.

Son interlocuteur avait raccroché, le laissant coi. Cinq jours d’attente pour cinq secondes d’appel ! maugréa-t-il. Cependant, le temps qu’il retrouve ses esprits, on frappa à sa porte. Lui qui était encore en pyjama enfila une robe de chambre et ouvrit. Là, un chasseur de l’hôtel lui tendit une lettre.

-          Signor White, è appena arrivata une lettra per voi !

-          Grazie mille ! répondit-il en récupérant le pli.

Il ouvrit délicatement l’enveloppe dès la porte refermée : celle-ci ne contenait qu’un ticket de consigne de la gare de Termini avec le code K.1994 inscrit au dos au stylo.

La lumière lui vint telle une révélation divine : les instructions se trouvaient à la consigne de la gare. Plus de temps à perdre, il s’habilla, régla la note de sa chambre, quitta l’hôtel presqu’en coup de vent.

Il trouva facilement le casier K, tapa le numéro 1994, et la porte s’ouvrit : il en retira une petite valise dont les deux clés étaient sur les verrous. Pour plus de sécurité, il décida d’en vérifier le contenu dans les toilettes. Il découvrit une lettre qui décrivait en détail les instructions à suivre, ainsi qu’un aller-retour valable soixante jours en première classe sur la Tunisair pour Djerba* en Tunisie, départ ce jour à midi depuis Fiumicino, la traduction de son passeport en arabe, et un visa dûment rempli : Berger avait fait des miracles pour obtenir tout ça en un temps record finalement. Il ouvrit une petite sacoche en cuir : elle contenait le fameux courrier pour le Raïs** de Libye. Assis sur la toilette, il huma et tripota consciencieusement la lettre pour voir si elle n’était pas piégée d’une quelconque façon : il ne décela ni odeur ni protubérance suspectes, ni poison ni bombe. Il en avait suffisamment piégé pour pouvoir les reconnaitre rapidement. Il voulait bien faire le facteur, mais il était hors de question qu’il soit le porteur de mort du monde occidental. Dans le passé, Kadhafi avait été un ennemi, il s’était mué en potentiel sauveur et il tenait à sa vie.

La valise contenait aussi une veste en tweed qu’il inspecta minutieusement : R. A. S. Il enfila la veste, transvida ses poches de l’une vers l’autre, mit la sacoche en bandoulière, et sortit tout pimpant des WC. Les instructions précisaient qu’Abdulayev l’attendrait à l’aéroport de Djerba-Zarzis. Comme il connaissait l’homme, c’était rassurant. Tout était clair.

Avant de sortir de la gare, il s’aperçut que quelques dizaines d’ecstasys trainaient dans ses poches. Sans son emballage indétectable, pas question d’essayer de prendre l’avion avec. Il eut l’idée de les distribuer à un groupe de clochards qui hantaient la gare comme des zombies, de pauvres hères qui trainaient sans but leur carcasse d’un point à un autre : ça lui rappelait les habitants des townships, mauvais souvenir. Il fit la répartition, donnant au hasard des soft et des mortels comme autant d’hosties, la bénédiction en moins. « Dieu reconnaitra les siens », se dit-il tout de même.

Il tint à se présenter à eux comme étant un simple médecin voyageur, ce qu’il était momentanément devenu du reste, distribuant ses pilules agrémentées d’un petit billet de mille lires, histoire de faire passer l’ordonnance, qui serait fatale pour certain, et de se débarrasser de cette monnaie de singe. La propension des gens à lui obéir dès qu’il avait révélé qu’il était médecin le fascinait : tous avalèrent sans broncher ce petit médicament rose. Bien sûr, une partie partirait pour des rêves délirants, mais les autres rejoindraient sans douleur les fertiles et verdoyantes prairies du paradis. Lui soulageait sa conscience en aidant ces malheureux à ne plus souffrir du monde des hommes, et eux débarrasseraient le plancher de leur présence non désirée. En tout cas, il n’avait pas perdu la main.

Il ne pouvait pas s’attarder trop longtemps : on l’attendait de l’autre côté de la Méditerranée. Tant pis, il ne verrait ni ne connaitrait les répercussions de son geste : comme un interlude avant d’attaquer plus sérieux.

Dans la rue, presqu’en courant, il héla un taxi et rejoignit l’aéroport de Rome Fiumicino en trente minutes.

L’aérogare était bien plus vaste que ceux qu’il connaissait en Afrique du Sud, mais il trouva facilement le bureau d’enregistrement du vol de la compagnie tunisienne.

Ici, Tripoli était une destination très courue malgré l’embargo onusien, et pour cause, c’était la porte à côté. De plus l’Italie, qui était l’ancienne puissance coloniale, avait su garder des relations à un niveau satisfaisant depuis l’indépendance en 1947. La proximité des deux pays devait aider pour conserver une prudente diplomatie, surtout depuis que le bouillant colonel Kadhafi dirigeait ce vaste état méditerranéen.

Quoi qu’il en soit, il passa le contrôle et se retrouva en zone de transit très rapidement. Là, il remarqua que s’il y avait quelques Européens, la majorité des voyageurs était arabes, mais tous étaient habillés à l’occidentale. D’ailleurs, les annonces audios se faisaient usuellement en italien mais aussi en arabe, langue avec laquelle il allait devoir se familiariser dans très peu de temps.

Les deux heures de vol en première classe furent très agréables. Il put même boire un verre de whisky. Comme quoi, les compagnies arabes pouvaient être bien plus modernes qu’on ne le croyait, puisque l’alcool y était même autorisé.

A l’atterrissage, il descendit rapidement de la rampe, monta dans le bus qui attendait les voyageurs en bas de l’avion.

Même si l’ambiance dans l’aérogare était plutôt bruyante, les policiers déployés en nombre, faisaient régner l’ordre tranquillement, indiquant aux voyageurs où ils devaient aller, leur intimant d’être patients.

Contrairement au douanier italien, le Tunisien dévisagea longuement Bernie White tout en lui posant des questions en anglais.

-          Oui, je viens pour affaires et faire du tourisme

White nota que le douanier avait des faux airs de Douglas Fairbanks avec sa petite moustache et qu’il parlait un anglais impeccable, très loin du bédouin mal dégrossi qu’il aurait imaginé…

Il récupéra ses papiers, puis passa le contrôle de sécurité où il traversa une cabine de détecteur de métaux. Feu vert ! Les policiers de l’autre côté lui firent signe d’accélérer, il y avait du monde derrière lui.

Comme c’était indiqué dans les instructions, il se mit à rechercher le meeting point où Abdulayev devrait l’attendre.

*De 1992 à 2003, la Libye subira un embargo de l’ONU, aucun avion ne décollerait ni n’atterrirait sur ses aéroports.

** Le Chef de l’Etat en arabe.

 

11

 

Libye, Hôtel Intercontinental Al-Arab, quartier d’Abou Salim, Tripoli, février 1994 :

   Effectivement, au meeting point, il reconnut l’homme qui lui avait vendu le stock de méthaqualone deux mois plutôt. Avec son costume cravate, son crâne rasé et ses yeux bridés, il attirait l’œil tout de suite, ici. White avait des allures de médecin est-allemand, blond et grand, raide comme la justice, mais dans le hall de l’aérogare, mélangé aux autres voyageurs, il passait presque inaperçu.

Abdulayev n’était pas seul, il était accompagné d’une autre armoire à glace, un grand costaud mal fagoté dans son costume.

-          Bonjour docteur, vous avez fait bon voyage ? Voici, Oleg Novikov, mon associé et mon supérieur à la brigade.

Ils se serrèrent la main comme de vieux amis qu’ils n’avaient jamais été, mais les faux semblants étaient comme une norme pour eux. Curieusement, revoir Abdulayev rassurait Bernie, il avait un peu l’impression d’être en vacances chez lui à Sun City. En revanche, son associé lui parut très taciturne, un bloc impénétrable. Mauvais signe.

Ils se mirent en route, quittèrent l’aéroport en voiture, direction l’autoroute qui longerait la côte jusqu’à la frontière. Abdulayev conduisait Une vieille auto d’une marque française que Bernie White n’avait jamais vue auparavant, une 504 Peugeot. Novikov était installé à l’avant aussi, laissant le bon docteur à l’arrière comme un VIP… Les paysages semi-désertiques agrémentés de palmiers défilèrent tout le long des trois cents kilomètres qui séparaient l’île de Djerba de Tripoli. S’il pleuvait à Rome, ici il faisait bon, un vrai miracle.

-          Si je me rappelle bien, vous étiez trois associés, non ?

Novikov se retourna vers l’arrière :

-          Vous voulez parler d’Aram Hakobyan ? Il est mort.

-          Mort ? lança White, surpris.

-          Oui, mort en mission dans le Sud du pays. Ici, ce n’est pas difficile de mourir. Vous le comprendrez très vite.

Novikov se redressa vers l’avant, laissant sa phrase en suspens, et White dubitatif. Abdulayev restait gentiment concentré sur le volant, observant un mutisme total. Novikov était son supérieur hiérarchique, ici aussi comme au KGB autrefois.

Si les deux heures de vol lui avaient paru agréables, les trois heures de route lui semblèrent interminables. Bien évidemment, leur voiture fut prise dans un bouchon monstre pour le passage de la douane tunisienne, la file d’attente s’étendait sur plusieurs kilomètres. Novikov distribua des bouteilles d’eau à tout le monde, mais White commençait à avoir faim.

-          Il faudra être patient docteur, dit Novikov. On en a au moins pour une heure. Les douaniers tunisiens ne sont jamais pressés avec les Libyens, ils savent très bien qu’on leur mangera dans la main. On n’a pas le choix, c’est le seul point de passage. Ça va aller, ne vous inquiétez pas.

Effectivement, l’attente dura une bonne heure, en pleine zone désertique, sous la chaleur écrasante de l’après-midi. Le contrôle des passeports fut pourtant très rapide, mais les policiers tournèrent plusieurs fois autour du véhicule sans un mot, comme s’ils les avaient repérés et qu’ils faisaient durer le suspense. Enfin, l’un d’entre eux fit un signe de la main à son collègue et la barrière se leva. Abdulayev démarra puis alla se placer dix mètres plus loin dans la queue qui menait à la douane libyenne. Là, un des douaniers les accosta, Abdulayev et Novikov montrèrent un insigne et l’agent leur fit signe de déboiter et de doubler la file…

Encore une heure de route jusqu’à Tripoli, où Abdulayev put mettre la gomme. Bernie White accusait une grosse fatigue, et il somnolait à l’arrière de la 504 : ça lui rappelait ses expéditions militaires en Namibie ou celles à la frontière mozambicaine. Cet entrainement lui permettait de supporter l’épuisement malgré son âge. Rien ne se perd dans la vie, tout se recycle, pensa-t-il.

A Tripoli, la voiture se faufila dans la circulation dense de ce début de soirée. A chaque feu de signalisation, White put s’apercevoir que les rues étaient jonchées de détritus et que les vieux bâtiments coloniaux, si impressionnants de loin, étaient décrépis et souvent en très mauvais état. Un détail le fit sourire : la voiture s’était engagée sur une longue avenue nommée Pepsi Cola Road ! Quel drôle de nom pour une avenue ? pensa-t-il paresseusement.

-          Nous allons arriver, dit Novikov.

Ils passèrent devant des centres commerciaux, des cinémas, des échoppes en tout genre, jusqu’à un contrôle de police. Abdulayev et Novikov montrèrent leur insigne, et l’homme en uniforme, son fusil Kalashnikov en bandoulière, laissa passer le véhicule.

-          N’ayez crainte, c’est la police-militaire. Le quartier de votre hôtel est sous haute-sécurité, l’informa Novikov.

White n’avait aucune raison de craindre quoi que ce soit. Du moins, jusqu’à ce que Novikov le mentionne.

Ils passèrent devant ce qui semblait être une enceinte, de très hauts murs aveugles dont l’entrée était gardée par des véhicules blindés.

-          Quel est ce bâtiment ? se risqua White.

-          Vous le saurez bientôt.

Enfin, la voiture s’arrêta devant une tour de verre d’une dizaine d’étages, cernée par plusieurs mâts dont le drapeau libyen vert unicolore tranchait avec le bleu du ciel déclinant. L’entrée était particulièrement bien achalandée en plantes de toutes sortes, des palmiers aux cactus, et yuccas géants : un ravissement pour les yeux, apaisant pour l’esprit.

-          Bobur va aller garer la voiture, il nous rejoindra à la réception. Nous on y va, indiqua Novikov.

L’hôtel Intercontinental Al-Arab affichait une insolente modernité et un luxe qui n’avait rien à envier aux palaces français et italiens. Grâce à la rente pétrolière, le Raïs en mettait plein la vue aux étrangers qui passaient par Tripoli, et vantait la solidité de son régime, par la même occasion. D’ailleurs, ces étrangers étaient tous regroupés ici, le meilleur endroit pour les surveiller, bien évidemment.

A la réception, Novikov s’adressa en arabe à l’un des jeunes hommes qui se tenaient derrière le comptoir.

-          Il veut votre réservation et votre passeport, docteur, dit Novikov.

Bernie White s’exécuta.

Le jeune homme garda la réservation mais lui rendit son passeport. Il lui remit la clé de sa chambre ainsi qu’un passe pour circuler dans l’hôtel. Puis il ajouta quelques mots en arabe que Novikov traduisit :

-          Il dit que vous devrez vous acquitter d’un timbre.

-          Ah oui, je suis au courant, mais acceptez-vous les dollars US ?

-          Non, il faudra payer en dinars libyens uniquement. Il y a un bureau de change dans l’hôtel. C’est fermé à cette heure-ci. Demain, n’oubliez pas.

Novikov bailla puis s’étira sans complexe.

-          Bon ! Maintenant, allons boire un verre, je meurs de soif. Pas vous, docteur ?

-          Oh oui, avec plaisir. Je n’en peux plus de cette journée !

Les deux hommes se dirigèrent vers le jardin intérieur où des tables étaient dressées à l’ombre des arbres, près d’une tente de bédouin traditionnelle.

-          Dites-moi Novikov, vous parlez l’arabe ?

-          Oui ! Vous aussi, vous apprendrez, c’est nécessaire ici.

White s’intéressa à la tente. Quelle curiosité ! pensa-t-il.

-          Le Raïs vient parfois ici. Et quand il vient, il loge sous cette tente, jamais à l’intérieur du bâtiment. C’est un homme simple et sain qui a gardé les coutumes de sa famille bédouine. Que Dieu le protège !

Abdulayev arriva, suivi par un serveur qui apportait des boissons sur un plateau. Ce dernier déposa les bouteilles glacées et les verres sur la table, puis s’en alla sans un mot. White reconnut le soda Pepsi Cola. Se pouvait-il que cette marque soit un fervent défenseur de la révolution panafricaine ?

-          J’aurais préféré une bière ou cet excellent whisky qu’on m’a servi dans l’avion.

-          C’était dans l’avion et vous voliez avec la compagnie Tunisair… En Libye, l’alcool est interdit, vous n’en trouverez nulle part. Ne cherchez pas à en avoir en soudoyant le personnel, il ne vous en fournira pas. Et si vous aviez accès au marché noir, ce qui m’étonnerait, vous ne trouveriez que de l’alcool frelaté qui tue beaucoup de monde ici. Pour tout vous dire, cet alcool frelaté est fabriqué par les services secrets libyens et revendu discrètement aux trafiquants. C’est à base de méthanol, vous comprenez ? Bien sûr, vous le savez, c’est un poison. Comme on ne peut pas empêcher les récalcitrants de boire quand même, à la place de les traquer sans fin, on leur fournit nous-même le poison qui les tuera lentement mais sûrement. Et nous, on ne court plus après, on ramasse.

Décidément, le NIS n’avait rien inventé ! Ils avaient sûrement des pratiques en commun qu’il pourrait partager. Effectivement, c’était le meilleur moyen pour se débarrasser en douceur des réfractaires du régime. White se doutait que c’était d’ailleurs partout pareil : l’Etat était le réel fournisseur et faisait ensuite semblant d’en faire la chasse. Seule la répression était patente dans ce cercle vicieux.

-          Docteur, il faudra vous désaccoutumer de l’alcool ou vous ne pourrez pas travailler ici. Here no whisky, here no drugs too ! martela-t-il avec son accent russe.

White acquiesça d’un signe de tête. S’il appréciait un bon verre de vin de temps en temps, il ne buvait pas plus que ça… Ça dépendrait juste de la durée qu’il resterait en Libye. Il avait toujours son billet retour pour Rome valable soixante jours et il était prêt à refaire l’expédition inverse si nécessaire. Donc, Novikov pouvait bien lui dire ce qu’il voulait, il ne s’alarmerait pas pour autant.

-          Mais pourquoi du Pepsi cola ?

-          Parce que toutes les marques qui choisissent de vendre leurs produits en Israël sont interdites ici. Donc, pas de Coca cola par exemple… Vous vous y ferez, j’en suis sûr.

-          Mais qu’est-ce qui vous dit que je vais rester dans ce pays ?

-          Parce que je le sais… Demain, vous rencontrerez un émissaire du Raïs qui vous expliquera tout. C’est à lui que vous livrerez le courrier que Berger vous a confié.

Donc, Novikov et Abdulayev étaient au courant de sa mission secrète. Qui d’autre ?

-          Autre chose : vous ne pourrez pas sortir du périmètre de l’hôtel sans autorisation. Donc, pas la peine d’essayer. Profitez de la piscine, du hammam, buvez autant de sodas que vous voudrez, profitez-en pour vous restaurer, la cuisine locale est très bonne ici, faites du shopping dans le mall de l’hôtel, mais ne sortez pas. Ici, vous êtes protégé, dehors, c’est dangereux.

En règle générale, Bernie White appréciait d’être en sécurité, mais il avait fini par repérer des types en costume sombre qui communiquaient avec des talkies-walkies, et qui montraient une proéminence voyante au niveau des aisselles, c’est-à-dire une arme dans un holster : cette sécurité n’était pas seulement là pour l’empêcher de sortir, mais pour en empêcher d’autres d’entrer. Kadhafi n’était peut-être plus le seul maître du pays ? La mise en place de l’embargo par l’ONU, l’avait-il plus affaibli que prévu ?

-          Nous viendrons vous chercher demain matin à 9h. Soyez prêt… Bonne soirée docteur. Dormez bien, la journée de demain sera sûrement longue aussi.

Enfin, il rencontrerait bientôt le contact de Berger, c’était le principal.

La soirée de Bernie White allait être très courte : une douche et au lit. Après avoir dîné dans le restaurant de l’hôtel, il monta dans sa chambre, fourbu. La 504 roulait très bien, mais niveau confort ce n’était plus tout à fait ça.

 

12

 

Libye, Isthikbarat (renseignements militaires intérieurs), caserne Bab-al-Azizia quartier d’Abou Salim, Tripoli, début mars 1994 :

  La 504 d’Abdulayev et de Novikov était déjà garée devant l’entrée de l’hôtel quand White descendit prendre son petit déjeuner. Il avait retrouvé ses deux compères attablés, buvant un thé, mangeant des gâteaux, décontractés.

Si lui n’avait pu changer de vêtements depuis qu’il avait quitté l’Afrique du Sud les mains dans les poches, les deux hommes semblaient avoir dormi dans leur voiture, ils n’étaient même pas rasés, et de son point de vue, pas vraiment présentables à une autorité. Et ils ne déjeunaient pas, ils se gavaient comme des gamins affamés. Drôle de coutume pour des agents du gouvernement !

Novikov fit signe à White de les rejoindre à table.

-          Venez docteur ! Mangez donc une de ces pâtisseries orientales, ici elles sont succulentes. Profitez !

-          Mais on ne va pas être en retard ?

-          Changement de programme. Ce n’est plus l’émissaire qui vient, c’est vous qui allez le voir. On boit un thé et on y va.

White se sentit tout contrit comparé à la désinvolture des deux hommes. Il remarqua que le personnel évitait de les regarder. Un serveur apporta une théière, une tasse et un petit plateau de gâteaux qu’il déposa devant le docteur, puis il disparut aussi vite.

-          Mangez, docteur, mangez ! éructa Novikov.

Bernie White but une tasse de thé sans passion, avala un gâteau qu’il jugea trop sucré pour ses papilles. C’était sûrement très fin pour les bédouins, mais pas pour lui. Il avait hâte de rencontrer cet émissaire, et il manifesta son impatience.

-          Okay docteur, on va y aller. Yallah !

Abdulayev et Novikov se levèrent en même temps, impulsant le départ. White n’était pas mécontent de passer aux choses sérieuses. Son avenir allait se jouer dans la matinée, comme un quitte ou double, pensa-t-il.

Ils embarquèrent tous les trois dans le véhicule poussiéreux, claquèrent les portières. Bien qu’il fût au courant du protocole entre Abdulayev et Novikov, White aurait bien aimé sonder Abdulayev : son mutisme permanent l’agaçait un peu. Le problème, c’est que les deux hommes ne se quittaient quasiment jamais.

La 504 s’engouffra dans une rue bordée de palmiers qui procuraient une ombre apaisante, ce qui sembla détendre tout le monde. Bernie White n’avait pas fait attention la veille lors de leur arrivée dans le quartier, mais nombre d’habitations étaient détruites, calcinées, en ruines. La voiture stoppa devant l’enceinte gardée par deux véhicules blindés. Ainsi l’entrevue aurait lieu dans ce mystérieux endroit dont Novikov n’avait pas voulu révéler le nom.

Deux soldats s’approchèrent de la 504, braquèrent leur fusil Kalashnikov sur la voiture. Le premier parla, Novikov lui répondit en lui montrant son insigne. Le soldat fit signe d’avancer et de pénétrer à l’intérieur. Abdulayev redémarra. Ils passèrent un porche d’où un énorme portait de Mouammar Kadhafi toisait la ville. C’était la première enceinte, elle donnait sur un espace vide cerné par une seconde enceinte qui devait faire dans les dix mètres de haut. Ils passèrent un autre contrôle pour déboucher sur un autre espace ponctué de plusieurs bâtiments démolis, des traces de feu y étaient encore visibles : ces bâtiments avaient soit brulé, soit explosé* pour être dans cet état. Devant l’air médusé de White, Novikov consentit à donner une explication :

-          Amerikantsy**

Cette fois-ci, ce fut à White de s’abstenir de commenter : il se souvenait de cette histoire, mais n’avait jamais vu d’images des bombardements.

-          Où sommes-nous ? demanda-t-il, finalement.

-          Nous sommes à la caserne Bab-al-Azizia, dit Novikov comme s’il annonçait la plus mauvaise nouvelle de la journée.

White fit une moue dubitative. Bien sûr qu’il avait entendu parler de cette caserne, mais il ne se rappelait plus s’il en avait vu des images. Ce nom n’était pas pour le rassurer. C’était comme d’aller visiter la terriblement célèbre Loubianka du NKVD à l’époque de Staline.

La 504 s’arrêta à l’entrée de la troisième enceinte. Ils se garèrent parmi d’autres véhicules civils et militaires. Ils sortirent tous les trois et s’approchèrent de la guérite où un soldat vérifia les papiers d’identité. Comme d’habitude, Abdulayev et Novikov montrèrent leurs insignes, mais le soldat ajouta quelque chose en arabe : les deux hommes acquiescèrent, sortir leurs armes en même temps, et les déposèrent dans une boîte. Le soldat fixa Bernie White. Novikov parla : White n’avait pas d’arme. Le soldat parla ensuite dans son talkie-walkie.

Un autre soldat arriva quelques minutes plus tard, le fusil Kalashnikov en bandoulière, et leur demanda de le suivre.

Ils montèrent plusieurs étages, passèrent par des couloirs tous identiques entre des bureaux portes fermées, entrèrent dans l’un d’entre eux, s’assirent tous les trois sur des chaises que le soldat leur assigna. Puis celui-ci sortit pour se mettre en faction devant la porte.

White regarda sa montre : 9h30. Le rendez-vous initial aurait dû avoir lieu à 9h selon Novikov, ils étaient donc en retard. D’ailleurs, Novikov et Abdulayev avaient changé d’attitude, ils étaient très calmes, absents, comme détachés du monde.

White connaissait cette attitude, les membres chevronnés de l’ANC qui étaient emprisonnés passaient de nombreuses heures à végéter dans des pièces sans fenêtres, hors du temps, sans savoir ce qu’on attendrait d’eux : c’était une vraie torture psychologique qui pouvait durer des jours, des mois, voire des années. Si « s’absenter » permettait de résister, seuls les plus déterminés d’entre eux y arrivaient, les autres devenaient à moitié fous.

Cependant, eux avaient encore leur montre, et deux d’entre eux étaient des supplétifs de la police, donc ce n’était pas la même chose. Seul le silence était identique. En fait, ses deux acolytes gardaient ostensiblement leur bouche close, Abdulayev sembla même somnoler.

Vers 11h, la porte s’ouvrit d’un coup et trois soldats pénétrèrent dans le bureau, provoquant d’un bond la mise au garde à vous des deux guides. Bernie White se leva pour être à l’unisson, mais dire qu’il était surpris serait un euphémisme. Pourtant, des officiels, il en avait vu dans sa carrière puisqu’il avait même côtoyé deux présidents de la république sud-africaine : donc, peu de choses l’impressionnaient. Pourtant, il avait sursauté comme un débutant.

Celui qui semblait être un officier s’approcha de Bernie White et lui tendit la main :

-          Je suis le capitaine Salah Mahmoudi, dit-il en anglais. Bienvenue à l’Isthikbarat. J’espère que je ne vous ai pas fait trop attendre. L’entrevue aura lieu dans mon bureau avec l’émissaire du major-général al-Senoussi. Veuillez me suivre, s’il vous plait.

Bernie White avait annoné deux ou trois mots en anglais, mais le capitaine ni prêta aucune attention. Ils se mirent en route, encadré par les deux soldats qui formaient une escorte. Abdulayev et Novikov ne bougèrent pas. Donc, l’entrevue se ferait sans eux.

Ils montèrent d’un étage : les couloirs semblaient plus spacieux, plus propres, White entendit même le bruit si distinctif des machines à écrire. Ils étaient sûrement dans les quartiers administratifs du bâtiment, pensa-t-il.

Ils entrèrent dans une vaste pièce, un bureau dont la table se trouvait entre deux grandes fenêtres. Le jour passait et éclairait naturellement la pièce. Au plafond, les pales d’un ventilateur tournaient, brassant de l’air tiède. Assis derrière le bureau, un homme en uniforme couleur sable impeccable, le béret noir, broché d’un aigle doré, sur la tête, lisait un document. Avec sa grosse moustache, il avait des faux airs de Saddam Hussein. Il leva les yeux quand la petite troupe se trouva devant lui. Il se dressa :

-          Bonjour Mr White, dit-il en anglais. Je suis le lieutenant-colonel Faraj al-Hadad, adjoint du major-général al-Senoussi.

Il tendit la main à White, pas pour serrer la sienne, mais pour récupérer ce pourquoi celui-ci était arrivé en Libye. Légèrement décontenancé, Bernie lui remit la sacoche contenant le courrier.

Faraj al-Hadad sortit la lettre, la contempla sans l’ouvrir puis la remit dans la sacoche.

-          Very well, Mr De Klerk… Vous permettez que je vous appelle par votre vrai nom, Mr Bernaard De Klerk ?

L’interpelé fit un signe de tête positif. Derrière lui, les deux soldats et le capitaine Mahmoudi restèrent silencieux.

-          Il y a encore quelques mois, si je vous avais eu dans mon bureau comme je vous vois aujourd’hui, je vous aurais fait fusiller sur le champ. Vos dirty tricks nous ont causé bien du souci. Mais voilà, les choses évoluent et elles sont en train de changer dans votre pays, qui deviendra officiellement notre ami dans très peu de temps. Les élections auront lieu en avril prochain, dans deux mois donc, et nul doute que nos amis de l’ANC gagneront le pouvoir. L’union de l’Afrique du Sud et de la Libye permettra de chasser définitivement l’impérialisme américain de notre continent. La révolution panafricaine est en marche, personne ne pourra plus l’arrêter.

De Klerk ne savait encore que dire. Al-Hadad reprit la parole :

-          Je sais que vous êtes bien Bernaard De Klerk, cela nous a été confirmé par notre agent à Zurich. Vous savez, votre ami Jean Berger. Il travaille aussi pour nous… Mais vous-même, pour qui d’autre travaillez-vous ?

-          Je ne savais pas que Berger était un agent double. Personnellement, je ne travaille que pour le NIS. Enfin, je travaillais car j’ai été licencié. Je suis actuellement libre de tout engagement.

-          L’argent est le meilleur des leitmotivs, malheureusement. Les Occidentaux aiment l’argent plus que tout. Vous n’avez pas la chance de servir notre Grande Révolution… Berger aime beaucoup l’argent et il n’y a pas plus vénal qu’un Suisse. Il travaille aussi pour la CIA, mais il ne sait pas que nous le savons… Vous-même, travaillez-vous pour la CIA ?

De Klerk remarqua que le lieutenant-colonel al-Hadad portait de grosses chevalières, une à chaque main, une gourmette en or, et surtout, il crut reconnaitre une montre Rolex à son poignet. Même dans l’armée sud-africaine, il ne connaissait personne portant une Rolex ni ce genre de luxe ostentatoire. Cependant, c’était sûrement grâce à ce type de désintéressement qu’al-Hadad pouvait servir son idéal révolutionnaire.

Mais pourquoi lui faisait-il toutes ces révélations ?

-          Non, bien sûr. Puisqu’ils me recherchent.

-          Le NIS et la CIA travaillent main dans la main depuis des décennies. Pourquoi vous rechercheraient-ils ?

-          A cause des programmes bactériologiques que j’avais mis au point pour liquider des agents… de l’ANC.

-          Nous y voilà.

De Klerk vit que les pupilles noires de al-Hadad le fixaient intensément. Son visage resta impassible.

-          Nous vous offrons la sécurité dans notre pays, et d’y travailler librement. Ici, personne ne viendra vous chercher. Nous avons besoin de ses programmes bactériologiques. Accepteriez-vous de collaborer ?

De Klerk voulut se rapprocher amicalement de al-Hadad, mais les deux soldats braquèrent leur arme sur lui. Il recula :

-          Avec tout le respect que je vous dois mon colonel, je préférerais ne pas retravailler sur de tels programmes. Je peux vous concocter autant de dirty tricks que vous voulez, mais pas ce genre de programmes.

-          Nous n’avons pas besoin de vos pièges pour débutants, pour ça nous avons déjà du monde. Vous serez très bien payé. Vous savez, nous avons beaucoup de savants est-allemands et des ex pays de l’Est, et ils sont très contents de leur sort, je vous l’assure.

-          Je préfère décliner votre offre. Désolé.

-          C’est votre dernier mot ?

De Klerk dodelina négativement.

-          Alors, tant pis pour nous, ajouta-t-il dépité. Je n’insisterai pas.

Al-Hadad sortit de derrière le bureau pour s’avancer vers De Klerk.

-          Au fait, vous êtes entré sur le territoire libyen avec un faux passeport, n’est-ce pas ? Bernie White n’est pas votre vrai nom, n’est-ce pas ? Et je ne vois pas le timbre que vous deviez vous acquittez. Pourquoi ?

-          Mais je n’ai pas eu le choix d’avoir un faux passeport sinon j’aurais été arrêté en Italie : vous le savez bien. Je m’acquitterai du payement du timbre dès que le bureau de change sera ouvert demain. Il n’y a rien de grave.

-          Taisez-vous ! hurla-t-il. C’est très grave… Entrer sur le territoire de la Grande Jamahiriya arabe libyenne populaire et socialiste avec un faux passeport est un crime passible de la peine de mort. J’ajoute que vous êtes sûrement un agent infiltré à la solde de la CIA et du Mossad pour nuire au Guide de la révolution… Gardes, arrêtez cet homme.

-          Mais… c’est absurde…

Al-Hadad fit mine de le gifler.

Sans ménagement, les deux soldats menottèrent Bernaard de Klerk dont la vie venait de basculer dans une autre dimension. Si c’était une mise en scène, Faraj al-Hadad jouait bien son rôle, le bon docteur n’avait jamais eu aussi peur qu’en cet instant.

*Opération El Dorado Canyon, bombardement ciblé de Tripoli par l’aviation américaine en 1986 en représailles à un attentat anti-américain à Berlin-Ouest.

** Les Américains en russe.

 

13

 

Libye, prison dite du Cheval Noir ou prison centrale d’Abou Salim, quartier d’Abou Salim, Tripoli, début mars 1994 :

   La prison centrale de Tripoli dite du Cheval Noir, était un long bâtiment divisé en deux ailes : la gauche pour la section civile, et la droite, celle de la police militaire. Celle de droite était sous l’autorité directe du beau-frère de Kadhafi, le redoutable Abdallah al-Senoussi, chef du renseignement militaire. D’après les rumeurs, on savait quand on y entrait, jamais quand on en ressortait.

Bernaard De Klerk avait été menotté puis emmené en camion militaire avec une dizaine d’autres personnes, qu’il n’osa pas dévisager pendant le trajet de la caserne de Bab-al-Azizia jusqu’à la prison qui se trouvait dans le même quartier. À l’arrivée du camion, il dût se débrouiller pour descendre du véhicule avec les mains entravées, et comme il n’allait pas assez vite, il reçut dans les côtes un coup de matraque qui lui fit un mal de chien. C’était bien la première fois de sa vie qu’il était maltraité.

A l’accueil, si on pouvait appeler ça comme ça, un soldat fit l’appel : les premiers partiraient à gauche, les suivants à droite. De Klerk fut appelé en dernier, mais par son nom d’emprunt : Bernie White, ce qui l’étonna. Il se retrouva avec le groupe de droite, qu’il osa regarder cette fois-ci : des jeunes et moins jeunes, un barbu en djellaba (sûrement un islamiste), un type qui aurait pu être bibliothécaire et un autre en tenue de cuisinier. Tous étaient menottés, certains montraient des hématomes à la tête. Tous avaient les yeux exorbités par la peur, ce qui n’était pas pour le rassurer.

Ils attendirent de longues minutes dans un silence lourd, jusqu’à ce qu’un soldat vienne prendre livraison de son groupe. Les sept désignés suivirent le soldat dans un couloir dépourvu de mobilier et de fenêtres, dont les nombreuses portes ne pouvaient être que des entrées de cellules.

De Klerk et le barbu furent séparés des autres pour être intégrés dans une cellule qui était déjà occupée par une dizaine de personnes assises sur des matelas à même le sol. Le soldat leur enleva les menottes, puis referma la porte derrière lui. Un homme fit signe à De Klerk de s’approcher et de prendre place près de lui. Ce dernier le remercia en anglais.

-          Amrikiun ? Al’iinjilizia ? lui demanda l’homme étonné.

De Klerk se doutait qu’il lui posait une question en arabe. Par chance, un autre homme l’interpela à son tour en anglais.

-          Il vous demande si vous êtes américain ou anglais ?

-          Ni l’un ni l’autre. Je suis sud-africain.

Le deuxième homme réexpliqua en arabe au premier, qui répondit en levant le poing.

-          Viva Nelson Mandela ! A very strong man, Yallah Nelson Mandela !

De Klerk acquiesça : il n’aurait jamais cru qu’il devrait désormais louer celui qu’il avait combattu toute sa vie. Il comprit aussi que d’être de nationalité américaine ou britannique aurait fait de lui automatiquement un espion, et donc un homme à éviter. Qu’il soit sud-africain n’avait pas l’air de les enchanter, mais c’était sûrement la première fois qu’ils en voyaient un. Un Afrikaner, en tout cas.

Une fois la surprise passée, une fulgurance philosophique le traversa : et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?

Son « ami » Jean Berger s’était bien moqué de lui : il avait monté cette histoire de « mule » pour pouvoir le revendre, lui, aux services secrets libyen. Nul doute que le courrier était bidon, mais le détenir prouvait qu’il était l’homme qu’ils convoitaient.

Avi Haffner l’avait mis en garde et il ne l’avait pas écouté. Juifs et Afrikaners s’entendaient bien, quoique Berger était protestant, comme lui. Alors, si on devait aussi se défier de ses coreligionnaires, à qui se fier ?

De Klerk compta mentalement le nombre de personnes qui était détenues dans sa cellule : quatorze sur 20m² environ. Ça faisait beaucoup de monde. Un WC qui puait l’urine dans le fond, obligeait à une savante cohabitation avec les mouches et l’odeur. La pièce était sale, ces gens également. Une petite fenêtre en haut du mur laissait filtrer la lumière du jour, mais impossible de jeter un œil à l’extérieur. Le barbu qui avait été enfermé avec lui, rejoignit sur sa couche un autre barbu qui semblait mal en point. Donc, les « islamistes » se regroupaient entre eux. Celui qui parlait l’anglais lui expliqua que les islamistes et les communistes étaient d’ordinaire mis à part car ils étaient particulièrement persécutés par le régime. De toute façon, tout le monde ici, avait été passé à tabac.

Une question tarauda De Klerk :

-          Depuis combien de temps êtes-vous là ?

-          Moi ça fait trois ans, mais lui là-bas ça fait vingt ans, répondit le jeune anglophone. Et vous ?

-          Moi, je ne sais pas. Encore ce matin, j’étais libre…

-          Ils vont vous organiser un beau procès, ne vous inquiétez pas.

De Klerk savait pertinemment que des mouchards renseignaient les matons en échange de faveurs. Comme il ne savait pas encore dans quel pétrin il était, il valait peut-être mieux retenir sa langue pour le moment. Il se tut.

Cependant, réfléchit-il, ses hôtes avaient autant besoin de lui que lui d’eux, donc la situation n’était pas désespérée. Il fallait juste attendre, mais la bonne question serait : combien de temps allait-il falloir attendre ?

Toute cette mise en scène ressemblait à un gros coup de pression pour qu’il accepte de travailler pour eux. Lui-même ne s’était pas gêné pour pressurer les ennemis du régime de l’apartheid. Donc, il comprenait bien la manœuvre en cours, inutile de céder à la panique. D’ailleurs, ils l’appelaient par son nom d’emprunt. Donc, Bernaard De Klerk était toujours introuvable et sûrement bien caché en Afrique du Sud, puisqu’il n’avait officiellement pas quitté le pays.

Cependant, Bernie White pourrait rester au secret dans la prison d’Abou Salim pendant des siècles car personne ne le connaissait ici. C’était même ça le problème : sa détention durerait aussi longtemps que De Klerk s’obstinerait à refuser de collaborer avec le régime du Raïs.

Cela faisait déjà quelques heures qu’il était dans cette cellule et son ventre gargouilla. Il comprit la raison pour laquelle Novikov lui avait intimé de manger ce matin : celui-ci savait déjà ce qui se passerait en cas de refus, et que la nourriture deviendrait un moyen de pression comme un autre. C’était cousu de fils blancs depuis le début, en fait.

Donc, son ventre gargouillait et ça fit sourire ses voisins. Il mima qu’il avait faim. Le jeune anglophone lui répondit qu’ici, ils ne savaient jamais quand ils allaient manger. La nuit commençait à tomber et toujours aucune nouvelle du repas du soir. De Klerk comprit que s’ils jeûneraient tous ce soir, c’était sûrement à cause de lui : l’étreinte s’accentuerait jusqu’à ce qu’il cède. En attendant, ses codétenus se solidarisaient malgré eux.

Si la journée n’avait pas été brillante, la nuit s’avèrera éprouvante : impossible de dormir avec cette promiscuité, l’odeur de sueur, sans parler de celle des latrines qui semblait plus forte dans l’obscurité, des ronflements et les gémissements de certains, sans compter la chaleur poisseuse qui rendrait n’importe quel endroit insupportable. Des hurlements provenant des autres cellules ou du bâtiment, ponctuaient péniblement chaque heure, faisant du sommeil une vague notion.  Manifestement, ça torturait à n’importe quelle heure de la journée, y compris de la nuit.

Mais c’est au petit matin qu’arriva l’apothéose : vers 5h, la porte fut déverrouillée et quatre soldats entrèrent en bousculant tout le monde. Ils attrapèrent le barbu qui était mal en point, le forcèrent à se lever. Tous se replièrent vers le fond, instinctivement, comme des larves apeurées. Les soldats sortirent brusquement l’homme, puis refermèrent la porte. Quelques minutes plus tard, des projecteurs furent allumés plein phare dans la cour extérieure, éclairant comme en plein jour d’une lumière jaune orangé et qui pénétrait dans la cellule par la petite fenêtre. C’était suffisant, semblait-il, pour informer de la suite des événements. Le barbu qui avait été enfermé en même temps que De Klerk lâcha entre ses dents : « Allahou Akbar ». Tous avaient compris, sauf De Klerk.

Une rafale de fusil mitrailleur résonna, puis une détonation qui devait être le coup de grâce.

Tous lâchèrent par mimétisme un : « Allah y Rahmo » (Que Dieu lui accorde sa protection). Seul le barbu fit une prière en signe de fraternité avec le condamné. De Klerk était stupéfait et il aurait donné n’importe quoi pour être ailleurs : désormais il comprenait qu’il se trouvait vraiment du mauvais côté du manche et qu’il pourrait devenir une victime ou un martyr n’importe quand. Etant donné la tête que faisaient ses codétenus, il ne s’agissait pas que d’une mise en scène théâtrale pour le faire plier, l’homme avait vraiment été exécuté. Lui qui avait éliminé à distance des centaines d’opposants n’en revenait pas de cette brutalité.

Même s’il n’avait pas d’empathie particulière avec les Libyens, les Arabes, voire avec les musulmans, il n’avait pas de raison de considérer ses codétenus comme des ennemis. Ce n’était pas comme les terroristes de l’ANC, ni les noirs au sujet desquels il avait toujours refusé de compatir, mais qu’il connaissait par cœur. D’ailleurs, c’était indirectement à cause d’eux, s’il se trouvait dans cette cellule… Il leva les yeux au plafond et adressa une courte prière à son Seigneur, lui demandant d’accueillir en son paradis l’âme d’un nouvel arrivant.

De Klerk venait de vivre les dernières vingt-quatre heures intensément et il se demandait s’il pourrait vivre les prochaines heures avec le même aplomb. Déjà, il avait toujours autant faim, et avait désormais la bouche pâteuse de celui qui a très soif. Sa traversée du désert se limitait à sa cellule, mais elle était pourtant bien réelle, il était littéralement desséché. Il aurait donné une fortune pour un verre d’eau.

Il connaissait aussi ce supplice, il l’avait fait pratiquer plus d’une fois dans les prisons secrètes du NIS, et celui-là était de loin le plus terrible de tous. La soif faisait fléchir n’importe quel réfractaire, sinon en trois jours c’était la mort. Et lui, il tenait fermement à la vie. Donc, le dénouement allait avoir lieu dans très peu de temps : cette perspective le rassurait et l’effrayait en même temps car il n’y aurait pas trente-six issues.

Après avoir envoyé sa prière à son Seigneur, De Klerk reçut comme une révélation, un éclaircissement lumineux qu’il n’attendait pas : il se rendit compte que ce qu’il subissait, il l’avait fait subir à d’autres. Il se demanda si Faraj al-Hadad n’était pas en train d’appliquer les mêmes recettes que tous les tortionnaires sud-africains appliquaient. Si c’était le cas, il ne tiendrait pas. Or, le chef du renseignement militaire, était forcément au courant de ce qui se pratiquait en Afrique du Sud car selon le vieil adage de Sun Tzu* : « Pour combattre son ennemi, il faut le connaitre ». Et al-Senoussi, réputé pour sa férocité, était sûrement loin d’être un imbécile.

*Penseur et général chinois du VIème siècle av. J.-C, inventeur de la stratégie militaire.

 

14

 

Libye, prison dite du Cheval Noir ou prison centrale d’Abou Salim, quartier d’Abou Salim, Tripoli, aile de la section civile, mars 1994 :

   Au bout de six jours, Bernaard De Klerk, alias Bernie White, fut transféré dans une cellule à l’isolement. Il avait plutôt bien survécu aux mauvais traitements psychologiques même s’il ne mangeait ni ne buvait pas suffisamment. Plusieurs de ses codétenus avaient disparu pendant cette semaine : il ne sut pas s’ils avaient été libérés, transférés comme lui, ou liquidés.

Cependant, il n’était pas tiré d’affaire pour autant. Sa cellule qui ne devait pas faire plus que 6 m² était plongée dans la pénombre toute la journée, juste une lucarne en haut du mur laissant passer la lumière du jour et un peu d’air frais la nuit. Après une semaine de bruit et de fureur, de promiscuité, d’incompréhensions diverses, et de somnolence, il y régnait un silence de mort. Un lit en bois plein, pas de sommier, sur lequel était posé un frêle matelas, un lavabo dont les robinets avaient disparu, un seau pour ses besoins comme seul mobilier. Tous les jours, on lui apportait un seul et unique plateau repas et une demie bouteille d’eau, qui était glissée sous une trappe en bas de la porte, il ne voyait ni n’entendait personne. Encore, il se rappela que c’était une des façons de faire du NIS : Vinnie Mandela* en avait fait les frais pendant de nombreuses années. Cependant, la solitude ne l’effrayait pas, il pouvait à loisir se référer à la Bible, et en réciter des passages entiers. Il avait toujours demandé conseil à son Seigneur avant d’entreprendre quoi que ce soit. Du coup, il avait du temps pour discuter avec sa conscience. Il n’avait même pas eu besoin de réactiver son dialogue intérieur, le contact n’était jamais rompu avec son Seigneur, qu’importe où il se trouvait.

La pénombre et le silence n’étaient pas un réel problème, il pouvait réfléchir à sa situation qui n’était pas brillante : il ne voyait pas comment il continuerait à refuser de travailler pour al-Senoussi et accessoirement pour Kadhafi. Un refus obstiné signerait sa liquidation à plus ou moins longue échéance. L’Isthikbarat n’était pas le NIS ni la CIA : ici, on tuait avec encore moins de scrupule ceux qui osaient s’opposer.

En seulement six jours, il avait perdu du poids, il se sentait sale, il puait presque la mort. Il se doutait qu’ils reprendraient contact avec lui dans peu de temps car, comme lui, ses hôtes savaient que la prison abimait. Or, al-Senoussi avait besoin de lui en parfait état de marche.

De Klerk dut pourtant attendre six jours supplémentaires avant de voir quelqu’un. Un matin, le jeune capitaine Mahmoudi de l’Isthikbarat débarqua sans crier gare. Il le trouva encore allongé sur le lit.

-          Bonjour Mr De Klerk, vous me reconnaissez ? demanda-t-il en anglais

De Klerk acquiesça mollement.

-          Comment allez-vous ce matin ? reprit l’officier l’air enjoué. Bien, j’espère !

-          Comme si, comme ça ! répondit en français, le prisonnier.

Le capitaine comprit et sourit de ses belles dents, lui montrant, du coup, qu’il était en pleine forme, lui.

-          Seriez-vous disposé à discuter de choses sérieuses ?

-          Oui !

-          A la bonne heure.

Le capitaine frappa à la porte, sortit dès qu’elle fut déverrouillée et disparut…

Une heure après, deux soldats apparurent, l’un portant un seau d’eau et du savon, l’autre le repas préféré de Kadhafi : du pain, des dattes et du lait. Les plaquettes de vitamines étaient en sus.

L’homme au seau lui mima de se laver, et l’autre de manger.

-          Quickly quickly ! ajouta l’un deux. Yallah fissa !

De Klerk fit une toilette sommaire mais revitalisante, surtout ses parties intimes qui n’avaient pas été lavées depuis plusieurs semaines. C’est fou comme un peu d’eau peut vous ramener à la vie !

Il mangea de bon cœur le pain et les dattes, but le lait goulument, même s’il faisait tout pour se contenir. Il le savait, c’était le régime des bédouins, celui qui les maintenait en vie sans problème lors de longues traversées du désert : la métaphore était osée mais la sienne, de traversée, allait sans doute prendre fin. Il goba les pilules de vitamines en ayant une petite arrière-pensée, « et si elles étaient empoisonnées ? »  Non, bien sûr, puisqu’ils avaient besoin de lui. De plus, tous les services secrets les utilisaient pour revitaliser un détenu mal en point. En cinq minutes, il se sentit en effet revenir à la vie.

L’un des soldats lui fit signe de s’assoir et d’attendre, pendant que l’autre rangeait les ustensiles et faisait en sorte que cela soit propre. Donc, l’entrevue aurait lieu ici.

Finalement, ils quittèrent la cellule, la porte fut reverrouillée.

De Klerk resta assis sur le lit attendant l’hypothétique venue de celui qui le sortirait de là.

Deux heures plus tard, il n’avait toujours vu personne. Le silence de rigueur régnait toujours en maître dans sa cellule. Il regarda sa montre, scruta les aiguilles qui tournaient toujours aussi lentement, puis se laissa aller : il s’allongea et somnola.

Ça n’avait pas été une mise en scène, ce n’était pas possible. De plus, il avait bien vu le capitaine Mahmoudi : alors que faisaient-ils, tous ? Puisqu’il était d’accord pour discuter.

Vers 18h, il entendit enfin la porte se déverrouiller, un homme entra, De Klerk reconnut le lieutenant-colonel al-Hadad. Un autre homme en uniforme, plus massif et plus âgé le suivait. Al-Hadad s’écarta pour le laisser se présenter :

-          Bonjour Mr. De Klerk. Vous parlez l’anglais, je présume, dit l’homme dans cette langue… Comment allez-vous ? J’espère que vous n’avez pas été maltraité ? 

Il souriait de ses belles dents blanches carnassières.

-          Al-Hadad, tu me jures qu’il n’a pas été maltraité, n’est-ce pas ? Je n’aimerais pas qu’il puisse nous faire un procès pour sur son séjour à Abou Salim.

L’autre sourit aussi pour toute réponse.

De Klerk le reconnut sans problème, même s’il ne l’avait vu qu’en photo dans un dossier qu’il avait étudié, des années auparavant. Il lui serra la main, la pogne manqua lui broyer les doigts. L’homme était ventru et joufflu, mieux nourri que lui en tout cas, mal fagoté dans son uniforme impeccable, ses barrettes brillant de mille feux dans cette pénombre.

-          Je suis Abdallah al-Senoussi, chef du renseignement militaire. C’est avec moi que vous allez travailler. Vous êtes toujours d’accord pour travailler pour la Grande Jamahiriya ?

-          Oui, monsieur.

-          Parfait ! Alors, allons discuter des conditions de notre collaboration dans d’autres lieux plus appropriés, voulez-vous ?

Al-Hadad frappa à la porte, celle-ci s’ouvrit dans la seconde, et il l’enjoignit poliment de sortir, entrainant al-Senoussi à sa suite. De Klerk s’aperçut que les couloirs étaient bien éclairés, propres, spacieux, silencieux.

Ils passèrent tous les trois par un corridor qui menait à un bureau. De Klerk reconnut « l’accueil » où ils avaient été triés deux semaines plus tôt. Al-Hadad signa des papiers, donna des ordres en arabe, les soldats étaient tous au garde-à-vous devant leur patron ici présent, personne ne remuait ne serait-ce qu’un cil. Al-Senoussi ne disait rien, se contentant d’observer la scène. Cependant, au bout d’un moment, il frappa dans ses mains, éructant un « yallah ! » tonitruant.

Son injonction révéla son impatience : ils sortirent tous les trois dehors en même temps, comme propulsés par son ordre.

La lumière du jour, même déclinante, blessa les yeux de De Klerk : c’était la première fois en deux semaines qu’il mettait un pied à l’extérieur, déjà presqu’une éternité pour lui, alors pour les autres prisonniers… Ils embarquèrent tous les trois à bord d’un pickup, suivi par deux autres armés jusqu’aux dents. Ces hommes n’étaient pas des militaires, mais tous étaient équipés de fusils Kalashnikov, certains étaient même négligemment agrippés à une mitrailleuse lourde à l’arrière. Aucun ne portait d’uniforme, mais une tenue dépareillée, jeans et chemise, rangers ou baskets : en fait, ça avait plutôt l’air d’une milice privée. Bien sûr, ce n’était pas seulement pour escorter Bernaard De Klerk, al-Senoussi ne se déplaçait jamais sans une sécurité rapprochée : ce qui voulait dire qu’il y avait un danger potentiel, mais lequel ? De Klerk n'osa pas demander, il le saurait bien assez tôt.

En tout cas, il venait de rencontrer le deuxième personnage de l’Etat, non par son grade dans la hiérarchie politique du pays, mais parce qu’il était l’un des beaux-frères de Kadhafi : un personnage très dangereux et craint.

De Klerk se garda de savourer une quelconque victoire car la parole de ces gens-là n’avait aucune valeur. Ils pouvaient changer d’avis à chaque permutation du vent, ce qui était une très mauvaise caractéristique pour des sauveurs.

Le convoi roula rapidement, de la prison jusqu’aux bâtiments de l’Isthikbarat : retour à la case départ dans le bureau de al-Hadad. Sauf que cette fois-ci, c’était al-Senoussi qui mènerait les débats, reléguant son adjoint au rang de bibelot.

-          Al-Hadad ! hurla-t-il. Va nous chercher du thé, notre hôte a besoin de se détendre un peu. Et n’oublie pas des petits gâteaux. Yallah fissa !

Le lieutenant-colonel sortit du bureau sans faire de bruit, presque sur la pointe des pieds.

-          Asseyez-vous, mon cher De Klerk. Je vous en prie.

Bernaard de Klerk s’assit pendant que le chef du renseignement militaire faisait les cent pas, marmonnant derrière le bureau.

-          Tout d’abord, je tiens à m’excuser pour l’attitude inique d’al-Hadad. Mon adjoint s’est comporté avec vous d’une façon qui me révolte. Les militaires sont parfois rustres, vous savez. Mais vous le savez, puisque vous êtes vous-même militaire… Nous savions pertinemment que vous ne travailliez pas pour la CIA, ni pour le Mossad d’ailleurs. Et heureusement, sinon vous ne seriez plus de ce monde.

Il valait mieux entendre ça que d’être sourd, se dit De Klerk. Mais al-Senoussi se payait sa tête, c’était sûr. Lui se contenta de la remuer en signe d’approbation.

-          Vous aviez raison, je dois le reconnaitre. Nous allons avoir besoin de vos dirty tricks. Pourquoi ? Parce qu’avant de vous confier une plus grande mission, nous devons vérifier vos compétences. Et très rapidement.

Le bon docteur se redressa sur son siège :

-          Je peux me mettre à travailler dès maintenant, si c’est possible.

-          Dès demain matin, ça suffira. Vous allez reprendre des forces, une bonne nuit de sommeil, bien manger, et demain, on vous présentera à l’équipe.

De Klerk approuva d’un signe de tête.

-          Je peux même vous envoyer une fille ou deux si vous avez envie d’un câlin… ou d’un bunga-bunga ?

-          Non, merci !

-          Comme vous voudrez… En attendant, al-Hadad va vous raccompagner à votre hôtel… Ne vous inquiétez pas pour la paperasserie, on s’occupe de vous faire un contrat. Ici, je suis la pluie et le beau temps, c’est toujours moi qui décide de la météo. Capito ?

-          J’ai une requête : j’aimerais travailler sous le nom de Bernie White, si ça ne vous gêne pas.

-          Même Mickey Mouse si vous voulez… s’esclaffa l’autre rigolard.

Al-Senoussi lui tendit une main que De Klerk serra de bonne grâce, mais que l’autre ne semblait plus vouloir relâcher, la secouant comme une marionnette.

-          Ah oui ! Une dernière chose… Si vous nous faites faux bond, je me chargerai moi-même de vous liquider. Est-ce bien clair ? Ici les traitres n’ont pas le temps de gagner leur place au paradis d’Allah, ils finissent directement dans un trou, oubliés de tous.

Al-Senoussi, souriant, desserra enfin son étau.

La cage serait donc dorée, meilleure qu’un matelas pourri dans une cellule crasseuse avec des demi-fous. Enfin, tout le pays semblait avoir un grain de folie. Mais si al-Senoussi n’avait pas l’air net, le Guide et modèle de la nation ne devait pas être mieux.

*Epouse de Nelson Mandela qui a passé de nombreuses années en prison en Afrique du Sud.

 

15

 

Libye. District de Misrata, ville de Misrata, quartier d’Al-Shuwaren, section locale de l’Isthikbarat : mars 1994.

   En février 1994, un événement important était venu bousculer le Raïs dans son fondement. La Libye perdait officiellement la guerre qu’elle avait déclenchée contre le Tchad en envahissant la bande d’Aouzou en 1979 : une bande de sable dans le désert tchadien qui séparait les deux pays depuis leur création par les puissances coloniales tutélaires qu’avaient été l’Italie pour la Libye, et la France pour le Tchad. Quoi qu’il en soit, le bouillant colonel Kadhafi avait décidé de s’en emparer sous un objectif qu’il refusa toujours de divulguer, peut-être parce qu’il s’agissait d’une région pétrolifère non exploitée, car en quinze ans d’occupation, jamais aucun derrick n’y fut installé. Seulement, la résistance tchadienne soutenue par l’aviation française, infligea un sacré revers au Guide de la Révolution. Kadhafi tenta le tout pour le tout en déposant un recours auprès d’une cour de justice internationale qui finirait par trancher en faveur du Tchad et de son grand vainqueur : Hissène Habré.

Depuis que les Etats-Unis avaient bombardé Tripoli en 1986, et la mise sous embargo de la Libye par l’ONU en 1992, la puissance de Kadhafi s’était muée en nuisance régionale. La défaite contre le Tchad réveilla ses opposants, dont de nombreuses milices islamistes qui traversaient la frontière sud devenue une vraie passoire, se vendant au plus offrant, razziant des villages, s’infiltrant loin dans le pays sans que personne ne puisse arrêter leurs puissants pickups. Certains avaient même réussi des attentats à Benghazi, le poumon économique et la seconde ville du pays, ce qui avait fini par « énerver » le Raïs.

Bien sûr, ces milices finissaient le plus souvent achetées à prix d’or par al-Senoussi, ce qui garantissait la paix et la stabilité dans le pays, mais certaines refusaient obstinément, plus ou moins soutenues par la France ou les Etats-Unis, voire par d’autres pays beaucoup plus discrets comme la Grande Bretagne, le Qatar ou l’Arabie saoudite.

Le retrait militaire libyen de la bande d’Aouzou fut chaotique, sans parler du gouffre financier que ça représentait. Cependant, il fut incomplet : Mouammar Kadhafi entendait garder une base dans la localité d’Aouzou le temps qu’il faudrait pour liquider ces quelques milices incorruptibles…

Pendant ce temps, Bernie White avait brillamment réussi ses examens auprès du très remuant chef du renseignement militaire libyen. Ce dernier lui demanda de supprimer une dizaine de condamnés à mort par empoisonnement léthal. White se rappelant des formules, il avait su recréer ses fameuses pilules dans le laboratoire installé dans la cave de la prison : pilules qu’il avait teintes en vert pomme en hommage au drapeau libyen.

Les services secrets libyen possédaient toutes sortes de stocks chimiques et bactériologiques, ce qui impressionnerait durablement le docteur. Si l’endroit était efficient, il lui faisait froid dans le dos tellement ces murs étaient imprégnés de souffrance et de mort. Mais al-Senoussi lui avait juré ses grands dieux que ça ne serait pas l’endroit où il officierait finalement. Non, il avait des projets plus ambitieux pour lui.

Les exécutions ne duraient qu’une heure ; si ce n’était jamais assez rapide pour al-Senoussi, c’était également trop long pour White, mais pas pour les mêmes raisons. Il n’était plus question d’empathie ni de compassion pour les prisonniers : le bon docteur White supervisait, il ne touchait à rien, ne voyait même pas les gens qui arrivaient. Il s’inquiétait juste que l’approvisionnement soit suffisant. Il remplissait sa part du contrat mais il était hors de question qu’il l’exécute lui-même.

L’usage du cyanure procurait une mort instantanée, c’était l’exiguïté de la pièce où on opérait qui ralentissait la procédure. Pour éviter la panique chez les condamnés, il fallait les faire venir un par un, leur administrer la pilule de force, puis évacuer les corps tout aussi discrètement. D’autant qu’al-Senoussi augmentait constamment le nombre de candidats : c’est vrai que les opposants au régime ne faiblissaient pas non plus. Il fallut arrêter car les corps commençaient à s’entasser dans les camions, la chaleur n’arrangeait rien, et les charniers creusés à la hâte, n’étaient jamais assez profonds pour accueillir tout ce monde. Décidément, la logistique libyenne ne valait pas celle du NIS, pensa White, ça risquait de compromettre ses prochaines missions.

Heureusement, celle à la prison d’Abou Salim n’avait duré que quelques jours, mais il ne cacha pas son soulagement quand elle s’arrêta… Il logeait de nouveau à l’hôtel Intercontinental Al-Arab, se rendait sous escorte à l’Isthikbarat où il avait un bureau, puis il partait, toujours sous escorte à la prison assister des collègues libyens chargés de la liquidation des opposants. Il retournait à la caserne Bab-Al-Azizia faire son rapport au lieutenant-colonel al-Hadad, puis repartait à l’hôtel. Une routine tripolitaine qui le rapprochait de son ancienne vie à Johannesburg, ce qui n’était pas pour lui déplaire.

Puis un matin, al-Hadad lui présenta quelques-uns de ses nouveaux collègues : des laborantins tous issus des ex Pays de l’Est : un Bulgare, deux est-Allemands et plusieurs Russes. Tous s’étonnèrent de devoir déjà travailler avec un Sud-africain alors que le régime blanc n’était pas encore tombé. Bernie White savait qu’il avait anticipé un peu vite, mais quelques semaines plus tard, un afflux de concurrents aurait pu lui rendre le choix d’un nouvel employeur difficile : là, il avait encore eu le choix.

L’adjoint d’al-Senoussi lui demanda de faire ses valises, car il partait rejoindre sa nouvelle équipe à Misrata, au bord de la mer, à mi-chemin entre Tripoli et Syrte (la ville natale de Mouammar Kadhafi). Là-bas, le clan du Raïs tenait toute la région d’une main de fer.

Misrata est la troisième ville de Libye, on y faisait des affaires, on y gagnait de l’argent avec le monde entier, fallait juste que ce monde arrive à se déplacer jusque-là. Avec les avions bloqués par l’embargo, ce n’était pas évident, mais pas impossible apparemment, puisque le volume d’affaires y était toujours important. Mouammar Kadhafi était toujours assis sur une montagne d’or qui attisait les convoitises… De plus, la ville, une vraie vitrine du régime, était sous protection du Raïs lui-même, et vivait comme un état dans l’Etat.

Ses nouveaux collègues n’avaient jamais entendu parler de ce docteur Bernie White, mais ils ne connaissaient pas très bien les services secrets sud-africains qu’ils avaient même rarement affrontés. Comme ils ne travaillaient plus pour les services de sécurité de leur pays, et sans dossiers à consulter, il était encore plus difficile de se faire une idée de l’homme qu’ils avaient en face d’eux. Mais s’ils avaient connu sa véritable identité, ils n’auraient entretenu aucun doute : Bernaard De Klerk était connu comme le loup blanc parmi les services de sécurité dans le monde, homme précieux pour certains, homme à abattre pour d’autres. Cependant, ils comprirent vite que White serait leur chef à Misrata.

En règle générale, Bernie White ou Bernaard De Klerk était toujours tiré à quatre épingles ; même pendant sa détention, il avait essayé de maintenir une certaine allure, qui était d’autant plus remarquable parmi les autres prisonniers, sales et semi-débraillés. Les deux semaines qu’il avait passées en cellule avait semble-t-il changé quelque chose : il décida de garder barbe et moustache qui avaient poussé pendant son séjour. Sa silhouette n’aurait trompé aucun chasseur de primes, mais son visage n’était plus le même, ce qui accentuait son âge : il paraissait plus vieux désormais, on aurait dit un long bout de bois sec.

Al-Shuwaren était un quartier sans charme particulier en bordure de désert, à l’Ouest de Misrata, et à l’écart d’au moins vingt kilomètres d’un bouillant centre-ville. Pas vraiment résidentiel, pas du tout touristique : personne ne s’aventurait jamais par ici, surtout depuis qu’une antenne de l’Isthikbarat s’y était établie. Les services secrets ne s’étaient pas installés n’importe où d’ailleurs, mais dans une vieille résidence coloniale italienne, toute blanche, noyée dans la verdure d’un parc bien entretenu, cernée par des haies d’élégants palmiers : la Villa Pizzari*, ancien palais du gouverneur italien de la ville qui avait donné son nom au bâtiment. Un clin d’œil qui amusait al-Senoussi : c’était lui désormais qui occupait la résidence, les Italiens avaient fichu le camp depuis longtemps sans demander leur reste. Toutefois, il n’avait pas poussé le jeu jusqu’à la renommer Villa Senoussi.

Pour une fois, les labos étaient situés à l’étage, les sous-sols trop exigus, resteraient sous l’unique responsabilité du service des renseignements, c’est-à-dire qu’on y torturerait allégrement et sans témoins inopportuns.

La nouvelle équipe y avait été accueillie par Abdallah al-Senoussi, lui-même. Il les avait précédés de quelques heures pour vérifier que leur installation soit bien effective. Tout le monde logerait et travaillerait sur place, le signe qu’on ne perdrait pas de temps.

Bernaard De Klerk n’avait jamais été chaperonné de cette façon quand il travaillait pour le NIS, il trouvait même ses hôtes plutôt collants : cette mission, qui était toujours secrète, devait être très importante, pour requérir la présence physique d’un haut personnage de l’Etat.

Bernie White avait réussi à faire connaissance avec tout le monde facilement, aucune animosité concernant le fait qu’il fût un ancien ennemi. Il avait pu noter qu’il n’y avait pas que des chimistes, mais aussi des mathématiciens, des physiciens, et même des spécialistes en aérodynamisme et en propulsion. Mais qu’allait-il donc fabriquer dans cette villa ?

D’ailleurs, il remarqua qu’en plus des militaires locaux en uniforme réglementaire qui travaillaient à la Villa Pizzari, la sécurité du site était assurée par des miliciens de la Légion Verte**, sorte d’hommes des sables plus ou moins fagotés en uniforme, de type noir-africain, accrochés en permanence à leur AK-47 Kalashnikov, jamais très loin de leurs pickups surarmés, et qui campaient dans le parc. On se sentait autant surveillé que protégé.

Le groupe de savants en blouse blanche fut réuni derrière la résidence, sur la terrasse, dans le parc. Une table avait été dressée pour un pot de bienvenue, manifestement : jus d’orange et eaux pétillantes de rigueur pour tous. Al-Senoussi paraissait soucieux. En fait, on attendait quelqu’un qui se faisait désirer, semble-t-il.

Le chef du renseignement militaire trainait sa bedaine de long en large sur la terrasse, silencieux et soucieux. Parfois, il relevait la tête pour voir s’il y avait un panache de poussière créé par un véhicule du côté du désert puisque la résidence y était en bordure.

Et effectivement, quelque chose sembla fendre la route à toute vitesse : tout le monde le remarqua puisque c’était dans cette direction qu’il fallait observer. Bernie White put sentir l’excitation des miliciens, ils devenaient remuants, certains hurlaient et entamaient des gigues, comme si le messie arrivait. En tout cas, cela fonçait sur la résidence.

Les gardes ouvrirent le portail en grand, levant leur AK-47 au-dessus de leur tête en signe de bienvenue au passage de la voiture. Celle-ci arriva en klaxonnant comme si elle participait au Tour de France cycliste. Bernie White reconnut une R16 française qui pila dans un crissement de pneus sur le gravier, juste devant la terrasse. Des miliciens entourèrent la Renault orangée et tirèrent des rafales de Kalashnikov en l’air. Les savants hésitèrent un moment sur ce qu’il fallait dire ou faire, même White était décontenancé. En tout cas, al-Senoussi sembla soulagé, lui.

« Le messie » sortit du véhicule sous les acclamations des miliciens et les applaudissements plus circonspects des autres militaires.

Pas de doute sur son identité : l’homme avait les cheveux noirs frisés, il portait un blouson d’aviateur en cuir noir, un pantalon treillis rentré dans une paire de santiags. Il s’approcha tout sourire de la terrasse pour saluer d’un signe de la main cette assemblée réunie en son honneur. Il ôta ses Ray-Ban.

-          Alors Abdallah ! C’est ça ton comité d’accueil ?

-          Bienvenue mon Raïs ! Tu as fait bon voyage ?

-          Evidemment que j’ai fait bon voyage… Présente-moi tes amis, veux-tu ?

-          Vive le Frère Guide de la Grande Jamahiriya libyenne, hurla al-Senoussi.

Des miliciens pointèrent leur Kalashnikov vers le ciel et à nouveau lâchèrent des rafales festives. Le Raïs sortit son revolver et tira plusieurs fois en l’air également, se joignant à la ferveur due à son culte. On aurait dit Pancho Villa avec ses guérilleros mexicains…

Enfin, al-Senoussi fit signe qu’il fallait faire silence maintenant. Comme une rockstar, le Raïs remercia ses hommes d’un signe de la main, et ceux-ci se replièrent en bon ordre.

Mouammar Kadhafi fut présenté à tous les « invités », un par un. Les miliciens s’étaient retirés et avaient repris leurs postes de surveillance dans le parc.

Bernie White était sidéré de voir le maître en vrai, c’était quasiment de l’ordre d’une apparition divine, et tout le monde en restait bouche bée. Lui fixa ses bottes de cowboy et l’accoutrement qui le faisait plus ressembler à un clown qu’à un militaire de carrière. D’ailleurs, s’il était connu pour son bouillant caractère, il n’en était pas moins atypique. De plus cette arrivée tonitruante sans escorte le surprit encore plus. Alors qu’al-Senoussi ne se déplaçait jamais sans sa horde privée, le chef de l’Etat arrivait presqu’à l’improviste, seul, en ayant parcouru les deux cents cinquante kilomètres qui séparait Tripoli de Misrata dans une vieille voiture française banalisée. Incroyable ! Était-ce par goût du secret ? Ou bien la peur des attentats ? Ou par inconscience totale ?

*Général Pizzari, conquérant italien de Misrata en 1923.

**Appelée aussi Légion Islamique, composée de mercenaires majoritairement issus du Tchad, du Mali et du Sénégal, dont les effectifs seraient estimés entre 6000 et 30000 hommes.

 

16

 

Libye. Misrata. Quartier d’Al-Shuwaren. Section Recherche & Transformation, Villa Pizzari : mars 1994.

   Le beau-frère de Kadhafi offrit un verre de jus d’orange à son patron puis invita tout le monde à se servir en rafraichissements. Cependant, le chef de l’Etat n’avait pas fait ce déplacement pour boire un verre. Vraisemblablement, ils allaient avoir droit à un discours fleuve avec lequel seul Fidel Castro pouvait rivaliser. Sauf que ça ne serait pas devant une foule faussement galvanisée, mais en petit comité, sur la terrasse qui surplombait un parc.

-          Mes chers amis, harangua al-Senoussi. Veuillez approcher : le Frère Guide de la Révolution va parler.

Mouammar Kadhafi attendit que tous soient suffisamment proches pour commencer son speech. Il enleva ses Ray-Ban noires, dévoilant des petits yeux tout aussi noirs. Il s’exprimerait en arabe, traduit en anglais quasi simultanément par al-Senoussi, ce qui était sûrement un exploit étant donné la façon de parler du Raïs : il bégayait parfois, levait les mains au ciel, vociférait puis parlait tout bas tournant le dos à son auditoire, un vrai sketch !

-          Messieurs, je n’irai pas par quatre chemins : vous avez été réunis ici pour un travail qui servira la Grande Jamahiriya Libyenne, et tout le peuple libyen, pour son bien-être et son bonheur…

L’auditoire était suspendu à ses lèvres, concentré sur la suite des événements que le Raïs n’allait pas tarder à lâcher. Al-Senoussi semblait connaitre le texte par cœur puisqu’il parlait aussi vite que l’autre :

-          Des fils de p*tes drogués ont entrepris de créer le chaos et l’anarchie dans l’intention de me nuire. Moi, le chef bien aimé du peuple libyen. Moi dont les jeunes embrassent la photo, eux qui aiment leur leader et me considèrent comme leur père… Vous connaissez peut-être ces rats, ils ont réussi un lâche attentat à Benghazi, ils se nomment eux-mêmes Al-Qaida*. Ces bâtards enfantés par des cafards, ces terroristes, sont manipulés par le MI6 britannique et par le GIP**, par les services saoudiens, et ça j’en suis sûr, dit-il en regardant al-Senoussi. Grâce à vous, je tiendrai bientôt leur chef, Oussama Ben Laden par les couilles et je lui ferai payer chèrement l’envie de me nuire.

Un léger murmure se fit entendre : malgré la censure, tous ceux qui avaient été en poste dans le pays à ce moment-là, avaient entendu parler de cet attentat auquel Kadhafi avait échappé. « Nuire » était sûrement un euphémisme pour éviter d’utiliser le verbe « liquider ». Car personne ne pouvait vouloir oser le liquider, lui qui n’était qu’amour pour son peuple ! Cependant, tous approuvaient, il ne faisait aucun doute que le MI6 et le GIP (et sûrement d’autres services) étaient derrière car ce groupe, Al-Qaida, avait été spécialement créé pour se débarrasser du bouillant colonel à la suite des attentats de Lockerbie. Ce « Réseau » avait manqué sa cible de peu, mais il l’avait manquée, et malheureusement pour eux. Si Kadhafi ne pouvait plus rien faire dans le ciel libyen, il pouvait encore faire ce qu’il voulait sur terre, et sa vengeance serait sans limite. Une traque impitoyable avait commencé le jour même de l’attentat raté, elle occupait l’esprit du patron jour et nuit, lui qui déjà d’ordinaire, voyait des traitres sans arrêt. Ses forces avaient réussi à repousser ces rebelles dans le Sud du pays. Une énième purge avait fait valser des officiers un peu partout au sein de l’armée, y compris même au sein de l’appareil répressif qu’il dirigeait lui-même. Cette réorganisation lui avait permis de placer ses sept fils aux postes clés de tous les services de sécurité. Cette fois-ci, le danger ne venait plus de l’extérieur, mais carrément de l’intérieur du pays.

Le Raïs avait eu chaud, cet attentat le réveillait et le mettrait en alerte pour les quinze prochaines années. Une main de fer qui serrerait sûrement la vis au peuple libyen encore un bon bout de temps. Mouammar Kadhafi réagissait comme il se devait, pas comme Frederik De Klerk qui avait préféré ouvrir des négociations avec les ennemis de l’Afrique du Sud.

Cependant, il ne voyait pas bien l’utilité de réunir un groupe de savants pour régler un problème de sécurité intérieure. Ivanov le Bulgare se risqua à une question qui brulait les lèvres de tout le monde.

-          Pardon Frère Guide, mais quel est le rapport avec nous ? demanda-t-il en anglais.

Al-Senoussi qui traduisit, fut un peu gêné mais répéta correctement.

-          Le rapport ? C’est simple : ces fils de p*tes se sont réfugiés dans la bande d’Aouzou que nos soldats n’ont pas tout à fait évacuée mais que les Tchadiens n’occupent pas encore. Ma légion les traque sans merci et je finirai par les coincer. Seulement, je compte m’en débarrasser en utilisant ce que vous appelez dans vos nations décadentes, des bombes sales. Vous comprenez ? Est-ce que tout le monde comprend ?

Kadhafi regarda son auditoire médusé : il eut un doute devant si peu d’enthousiasme.

-          Abdallah ! Tu traduis formellement ce que je dis, j’espère ?

-          Bien sûr, Frère Guide.

Rassuré, il reprit son discours en arabe comme s’il était à la tribune de l’ONU.

-          Voilà pourquoi vous êtes tous réunis. Le piège se resserre autour d’Al-Qaida, je les encercle, mais ils sont malins, ils arrivent encore à m’échapper. Mais dès que je pourrai, je les liquiderai tous d’un coup. Je vais enfumer ces fumiers ni vu ni connu !

Kadhafi sourit à pleines dents, content de son laïus. Il ouvrit les bras tel un Jésus, invitant tout le monde à se resservir en jus de fruit. Puis, tout naturellement, il sortit son revolver, et le rechargea. Tous s’attendaient à ce qu’il tire de nouveau, mais non, il rangea sagement son arme, puis il s’approcha de chacun des savants pour leur serrer la main. L’heure du retour à Tripoli avait semble-t-il sonné. Bernie White serra la main du Raïs pour le ressentir : Kadhafi avait une poignée de main franche, de celui qui ne flanche jamais, de celui qui dit ce qu’il fait sans détour, et ça le rassura.

Ils regardèrent tous le cowboy aux longues mèches frisées rembarquer dans sa R16 orange métallisée sous les vivas des hommes de sa légion. Kadhafi devait aimer les bains de foule ou avoir un côté starlette de Cannes car il avait vraiment l’air d’apprécier d’être acclamé… Il quitta en trombe le site de la Villa Pizzari comme il était venu, il repartait seul dans cette voiture banalisée. Ce qui ne manqua pas d’interroger les savants car il était venu leur parler de sécurité et d’attentats perpétrés contre lui, quand même.

Le chef du renseignement militaire s’approcha d’eux tranquillement :

-          Ne vous inquiétez pas. La route est sûre. Personne n’a le droit de l’emprunter tant que le Raïs roule dessus. Aucun risque, donc.

Puis, il se dirigea vers Bernie White et Georgi Ivanov.

-          Messieurs ! Puis-je m’entretenir avec vous quelques minutes ? Allons dans le labo, s’il vous plait.

Les trois hommes prirent congé de leurs collègues qui continuaient de débattre discrètement de ce qui venait de se passer.

Ils entrèrent tous les trois dans ce qui serait le bureau du docteur White pendant quelques temps. Al-Senoussi referma la porte derrière lui, intimant aux deux autres de s’assoir.

-          Messieurs ! Ce qu’a dit le Raïs était clair, mais je vais y apporter quelques précisions. Ces bombes sales ne seront pas très compliquées à créer. En fait, vous partirez de missile existant déjà qu’il faudra modifier. Vraisemblablement un missile Scud-A d’une portée de 130 km. On vous le précisera dans très peu de temps… Votre mission Ivanov, sera de rendre ce missile plus précis et plus maniable qu’il n’est actuellement. Et votre mission White, sera d’installer une ogive pouvant contenir un gaz mortel.

Les deux hommes le fixèrent.

-          Je sais ce que vous pensez. Je vais vous rassurer, la Libye n’a pas signé la convention contre la prolifération d’armes chimiques et biologiques. Donc, vous ne serez pas poursuivis par les instances internationales en cas de problème... Docteur White, je sais que vous êtes à l’origine d’un programme qui s’intitulait « Projet Eden », mais que vous n’avez pas eu le temps de mettre en place. Ici, vous pourrez.

White était stupéfait qu’il connaisse ce projet, surtout un projet avorté au dernier moment, dont il n’avait pu mettre que les deux premiers volets en route.

-          Vous connaissez le « Projet Eden » ?

-          Bien sûr ! Dans ses moindres détails, même. J’en ai une copie que je vous donnerai pour vous aider à le remettre en route !

Décidément, les services secrets n’étaient pas plus secrets que sa véritable identité. Ce qui resterait vraiment secret était que Bernie White avait les copies de ses programmes en lieu sûr.

-          Quelles sortes de gaz souhaitez-vous utiliser ?

-          Nous avons à votre disposition plus d’une tonne de gaz sarin et de gaz moutarde, ça devrait vous suffire.

Tout d’un coup, la prestation de Mouammar Kadhafi leur apparut comme une clownerie plutôt sympathique. En revanche, le Raïs avait une équipe qui s’occupait de mettre en place une politique répressive qui elle, n’avait rien de farfelu.

-          Malheureusement, le Scud-A n’est pas ce qu’on fait de mieux sur le marché du missile balistique, mais c’est tout ce qu’on a sous la main actuellement, et le temps presse. Quant aux gaz sarin et moutarde, ils sont extrêmement dangereux et nécessitent une manipulation d’une grande vigilance. Vous serez aidés par le professeur Hans Zimmermann qui a étudié toutes les modifications du Scud-A depuis son ancêtre le V2 nazi jusqu’au R-3 soviétique. Tous les trois, vous devrez travailler ensemble dans une grande intelligence. Docteur White, c’est vous qui aurez la responsabilité de ce chantier, et croyez-moi, ce n’est pas un cadeau. En revanche, si ça marche, vous serez très bien récompensés.

White et Ivanov notèrent qu’al-Senoussi n’avait rien mentionné en cas d’échec : ils n’avaient pu s’empêcher de hausser les sourcils en même temps, ce qui trahissait leurs pensées.

Al-Senoussi se leva :

-          Ces gens d’Al-Qaida sont un vrai fléau et nous devons nous en débarrasser coûte que coûte. Ils sont un danger pour toutes les démocraties et pour les nations libres comme la Jamahiriya libyenne. C’est un combat que nous ne pouvons pas perdre, car c’est eux ou nous !

Al-Senoussi se dirigea vers la porte.

-          Je vais aller chercher le professeur Zimmermann. En attendant, profitez-en pour faire connaissance. Je reviens dans cinq minutes.

Dès qu’il fut parti, Ivanov porta son index à sa bouche. En tant que maîtres espions, il leur paraissait évident que la pièce devait être truffée de micros. Cependant, White rompit le silence imposé par Ivanov : ils se parleraient plus tard sérieusement, mais ils ne pouvaient pas se taire sans éveiller les soupçons d’al-Senoussi s’ils étaient vraiment écoutés.

-          Que représente ce groupe Al-Qaida ? Des islamistes, si j’ai bien compris, mais l’islam n’est-elle pas la religion de ce pays ?

-          Ici, il s’agit d’islam kadhafiste, adapté à l’humeur du Raïs. Bien sûr, la Charia est officiellement en place mais elle n’est pas appliquée. Depuis son arrivée au pouvoir, le Raïs a décidé de moderniser certains préceptes, ce qui ne plait pas du tout aux oulémas du pays. N’étant pas musulman, je ne saurai pas dire exactement de quoi il retourne, mais certains de ces oulémas se révoltent et encouragent des groupes comme Al-Qaida.

-          Et l’attentat de Benghazi pourrait faire boule de neige, bien sûr, renchérit White. Al-Qaida pourrait créer des vocations… Eh bien, nous allons nous en occuper et étouffer cette révolte dans l’œuf, n’est-ce pas ?

Ivanov n’eut pas le temps de répondre que la porte s’ouvrit brusquement : al-Senoussi, suivi d’un petit homme blond dégarni sur le dessus, mais muni d’une petite moustache, entrèrent.

-          Messieurs ! Je vous présente le professeur Zimmermann qui a travaillé pour le HVA*** est-allemand.

Ivanov et Zimmermann se connaissaient déjà. Mais ce dernier fut intrigué par White, ce nom ne lui disait vraiment rien.

-          C’est normal, c’est un Sud-africain, ils sont encore rares par ici, précisa al-Senoussi en s’esclaffant.

Les trois blouses blanches se serrèrent la main. White sentit instinctivement qu’il serait bien à son aise avec ces deux acolytes.

*En arabe : le réseau.

**General Intelligence Presidency : services secrets saoudiens.

***Hauptverwaltung Aufklarung ou Administration centrale de la reconnaissance, branche de la Stasi, RDA.

 

17

 

Libye. Misrata. Quartier d’Al-Shuwaren. Section Recherche & Transformation, Villa Pizzari : avril 1994.

   La Villa Pizzari surplombait le quartier misérable d’Al-Shuwaren dont les rues étaient souvent envahies par les sables, mais derrière la résidence, un parc mettait du vert aux yeux. Un écrin privilégié masquant le désert qui s’étendait à perte de vue. Seul l’appel à la prière du muezzin, qui, cinq fois par jour, resonnait du haut des minarets, rappelait à Bernie White qu’il n’était plus dans son pays d’origine.

Cependant, le laboratoire qu’il dirigeait, manipulait avec soin le gaz sarin censé se trouver dans une tête de missile, les conditions de sécurité étaient loin d’être satisfaisantes, et le docteur s’en plaignit souvent. Mais al-Senoussi, rentré à Tripoli, était devenu injoignable : White devait désormais adresser ses doléances au chef de la Légion Verte qui campait dans le parc. Ce jeune homme bourru, le capitaine Ahmed Ben Nasser, parlait soit un très mauvais anglais, soit faisait semblant de ne pas comprendre et White n’obtenait jamais rien de probant avec lui. Mais leurs relations étaient correctes.

Deux Scud-A avaient été livrés trop tôt, signant l’impatience du Raïs. La garde des engins avait été mis sous un chapiteau pour les protéger des regards et d’éventuels espions aériens. Ils monopolisaient une partie des miliciens… Un tel convoi n'avait pas dû passer inaperçu, même si les militaires circulaient beaucoup en Libye, il était possible de déceler ce qui se tramait, surtout depuis un satellite. Les deux engins faisaient quand même dix mètres de long et pesaient près de cinq tonnes chacun. Fort heureusement, les missiles restaient couchés et à l’abri, ils n’étaient pas sur un pas de tir.

Pas question de faire des tests avec, ils ne seraient vraisemblablement armés que quand les expériences auraient été déclarées concluantes avec des répliques plus petites, mais c’était l’affaire de Zimmermann. Ben Nasser le suivait partout, observant le moindre de ses gestes, critiquant quand il ne comprenait pas ce qui se passait.

Bernie White ne pouvait rien faire d’autre que d’attendre que son collègue ait mis au point la réplique miniature, qui faisait quand même deux mètres de long, pour pouvoir y installer une nouvelle ogive. Cependant, le travail n’avançait pas : le matériel amassé pour la réalisation des répliques était de mauvaise qualité. Les semi-conducteurs électroniques ne tenaient pas le choc, ils fondaient lors des mises à feu, rendant caduque tout décollage. Zimmermann était fou de rage.

-          J’en ai assez ! Il n’y a rien qui marche dans ce pays. Et l’autre qui nous livre des Scud-A : pourquoi pas une station orbitale pendant qu’il y est ! Tout ça pour anéantir des rebelles de pacotille, j’vous jure !

-          Calmez-vous Hans ! Ça va s’arranger, j’en suis sûr. Que dit Ben Nasser de vos problèmes ?

-          Il ne dit rien ! C’est ça le problème. Il a filmé le dernier lancement raté qu’il a dû envoyer au grand patron. C’est aussi un problème. Si ça continue comme ça, je vais me faire virer. Et je n’ai pas envie de me retrouver en prison en Allemagne.

Il se gratta la tête :

-          Je ne comprends pas pourquoi les lancements foirent tout le temps. Verdammte Scheisse* ! J’ai tout essayé, mais les fusées partent en vrille tout de suite ou vont s’écraser à côté de la cible.

White se souvint de son projet, le fameux « Projet Eden », surtout qu’un des éléments collait parfaitement à la situation :

-          Hans ! Je me pose une question. Pourquoi ne pas réaliser un mini-missile plutôt que de vouloir recréer un Scud-A miniature ?

-          Oui, pourquoi pas ! Mais les ordres sont d’armer un Scud-A au final. Le Raïs veut frapper fort. Il veut marquer les esprits avec cet engin. Une bombinette ne l’intéressera pas.

-          Je pense que si on lui présente un projet sérieux, il changera d’avis. Franchement, il n’arrivera à rien avec ces fusées alors qu’avec du matériel maniable et adapté, il obtiendra plus de résultats. J’en suis sûr.

Bernie White n’avait même pas besoin de récupérer le plan initial, al-Senoussi lui en avait fourni une copie certifiée pour preuve qu’il était bien au courant des desseins secrets du NIS… Les plans d’une roquette dont la tête était armée d’une mini-ogive chimique y figuraient bien : il n’y avait plus qu’à suivre. Justement, tous les experts nécessaires avaient été réuni à la Villa Pizzari pour inventer une nouvelle arme : ça ne serait pas celle dont rêvait Mouammar Kadhafi mais elle lui ressemblerait fortement en plus petit.

Zimmermann était dubitatif : les colères du Raïs pouvaient déboucher sur tout et n’importe quoi tant cet homme était imprévisible. White, qui ne pensait pas revoir les geôles du Cheval Noir de sitôt, minimisa l’impact de sa décision : après tout, il produirait quelque chose qui aurait un résultat alors que tout ce qui sortait des ateliers pour le moment était inopérant. Il avait rencontré le Raïs, c’était une légende, et les légendes sont parfois capricieuses, c’est tout.

Ivanov était d’accord ainsi que les membres de son staff. En revanche, Zimmermann resterait sur le projet initial pour ne pas alerter Ben Nasser qui, ils en étaient sûr, n’autoriserait pas ce changement de programme. La seule chose que verrait le capitaine de la Légion Verte, c’est que tout le monde était bien au travail.

White prenait la responsabilité de ce virage radical, sûr de lui, et comme à l’époque où il travaillait dans le bâtiment de « Freedom Relocation » à Centurion, il s’attela à son nouveau projet 24h/24, dormant et mangeant sur place, dirigeant ses équipes sans relâche.

En 72h, un premier exemplaire de cette roquette fut produit. La charge chimique n’y serait installée qu’au dernier moment sur le terrain, après autorisation du Raïs. Mais une chose était sûre, cette roquette serait tirée, elle volerait et retomberait là où on le voudrait : il suffirait juste de la fixer au tube d’un fusil et c’est la balle qui la propulserait.

White convoqua le capitaine Ben Nasser pour lui indiquer qu’il voulait faire un test de tir dans le désert. Ce dernier organisa une escorte qui se dirigerait vers un canyon, une vallée encaissée entourée de hautes collines de sables où ils pouvaient faire leurs essais en toute tranquillité… Le site se prêtait parfaitement aux exécutions sommaires également.

White demanda à Ben Nasser de bien filmer l’essai sous tous les angles possibles. Devant les yeux ébahis du capitaine, le docteur, qui se rappelait ses séances de tirs quand il était militaire, arma lui-même un fusil Ak-47, y fixa la roquette, visa la cible et tira : celle-ci explosa deux secondes plus tard sous les applaudissements de l’équipe. Le capitaine fut ravi du résultat mais ne comprit pas, sur le coup, le sens de la scène à laquelle il venait d’assister. Sa petite caméra avait bien enregistré la séance de tir, mais il n’était pas certain qu’il fallait envoyer le film à l’Isthikbarat. Où se trouvait donc le missile ? Qu’est-ce que tout ceci voulait dire ?

Bernie White insista : il fallait que le film parte à Tripoli tout de suite, il s’expliquerait plus tard à qui de droit.

Le capitaine dépêcha une voiture pour apporter en urgence le film de l’essai du jour, comme d’habitude. Cependant, il braqua son arme sur le groupe de savants et leur demanda de rentrer à la résidence, de se rendre dans leur chambre et de ne plus en sortir jusqu’à nouvel ordre.

Hans Zimmermann et son équipe virent revenir l’expédition sous escorte serrée. Eux aussi, furent priés de quitter leur atelier pour aller en chambre. Les miliciens investirent en nombre la résidence rapidement, se plaçant derrière chaque porte, bousculant les serviteurs, fermant les cuisines, vidant chaque pièce de ses occupants pour les envoyer dans leurs appartements. Ben Nasser flairait quelque chose qu’il ne comprenait pas, mais qui ne devait pas lui retomber dessus.

La résidence de la Villa Pizzari se transforma en prison en un rien de temps, les miliciens se déployant partout tout autour, fermant tous les accès, armant les mitrailleuses lourdes de leurs pickups.

White ne s’attendait pas à cette réaction surdimensionnée. Ivanov et Zimmermann lui expliquèrent que la réponse du boss ne tarderait pas.

-          Tu nous as mis dans une belle merde, Bernie ! éructa Zimmermann.

Ivanov dodelina de la tête, inquiet.

-          Pourquoi m’avoir laissé faire, alors ?

-          Tu sais comment les gens d’ici nomment le Frère Guide entre eux ? Kadhafou ! En français. Tu comprends le français ?

-          Oui, je comprends très bien le jeu de mots. Pas la peine d’expliquer.

-          Kadhafou ! Tu te rends compte ? C’est un dangereux maboul qui paie bien, mais c’est surtout un maboul. Tu l’as vu comme moi ici. Le contrarier peut te fixer à un poteau d’exécution… Je ne suis pas tranquille…

-          Calme-toi, Hans ! On doit rester unis.

On frappa à la porte, le capitaine Ben Nasser entra, pointa son arme sur les trois savants.

-          Vous venez avec moi. Tout de suite.

D’autres miliciens attendaient dans le couloir, le fusil à la main, prêts à tirer. Les quatre hommes descendirent les étages au pas de charge pour se retrouver au rez de chaussée, dans la salle à manger où trônait un téléviseur. Ben Nasser l’alluma. Puis, il se saisit d’un téléphone, composa un numéro sur le cadran, attendit avant de parler. Manifestement, il fallait regarder le programme. L’image se brouilla, puis al-Senoussi apparut.

Ben Nasser brancha sa caméra et la braqua sur les trois savants : indubitablement, ils étaient tous en direct. Al-Senoussi s’adressa en anglais à son auditoire.

-          Le Frère Guide va s’adresser à vous. Merci de l’écouter attentivement.

L’image bougea et se focalisa sur une silhouette encore floue, puis celle-ci fut parfaite, sans équivoque : ils reconnurent tous Mouammar Kadhafi, portant une gandoura blanche, un calot sur la tête. Le Raïs leva la main, pointa l’index en l’air.

-          Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? Vous vous croyez où ? Vous croyez que je jette l’argent par les fenêtres pour jouer aux petits soldats ? Vous me prenez pour un imbécile ou quoi ? Je n’ai pas commandé un cure-dent, mais une bombe atomique ! Je veux écraser ces mouches à merde, les anéantir, les pulvériser, les envoyer en enfer…

-          Mon Raïs ! s’avança White.

-          Bela n’ta** ! Je ne t’ai pas donné la parole ! Tu es qui, toi ? Qui c’est, lui ?

Ben Nasser fit signe à White de se taire.

Dans le téléviseur, ça remuait aussi : al-Senoussi se pencha pour parler à l’oreille du Raïs.

-          Ah oui ! Je te reconnais, toi. Ton travail c’est de la merde. Ne refais plus jamais ça. Compris ?

Zimmermann s’avança vers la caméra :

-          Mon Raïs ! Je n’étais pas d’accord, je ne suis pas responsable de cet échec.

Kadhafi fit juste un signe nonchalant de la main pour se débarrasser de ce nouvel importun, puis l’image se brouilla, la communication était coupée.

Ivanov et White furent stupéfaits de ce lâchage en direct par leur collègue. Ici, la solidarité était aussi réelle qu’un mirage dans le désert. Toutefois, Zimmermann fut plus dépité qu’autre chose car le Raïs n’avait pas réagi à sa supplique. Georgi Ivanov qui avait été membre du parti communiste bulgare et des services secrets, avait appris à ne jamais discuter les ordres même s’il savait que cet ordre l’enverrait dans un mur : c’était comme ça et pas autrement… En tout cas, si Bernie White avait lui aussi vécu dans un Etat autoritaire, il n’avait jamais obéi à un tel arbitraire, digne du régime soviétique. D’ailleurs, le régime Kadhafi s’apparentait à un socialisme version arabe mâtiné de laïcisme islamique. C’était sûrement pour ce « socialisme » que Zimmermann et Ivanov s’y sentaient comme chez eux, alors que lui s’y trouvait comme un chien dans un jeu de quilles, ou comme un invité chez des ennemis.

C’était franchement très déstabilisant.

Ben Nasser braqua son arme sur les trois hommes, les intimant à retourner en chambre.

-          Demain, er ’deum***. Tout le monde !

*Putain de merde ! en allemand.

**Tais-toi, en arabe.

***Au travail, en arabe.

 

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Libye. Misrata. Quartier d’Al-Shuwaren. Section Recherche & Transformation, Villa Pizzari : avril 1994.

   Deux semaines après « l’incident », toute l’équipe était retournée au travail de modélisation du futur missile, sauf qu’Ivanov et White n’intervenaient plus pour aider leur collègue Zimmermann, celui-ci devant se débrouiller seul désormais. Même si le projet était sous les ordres de Bernie White, il n’intercéderait plus que pour confirmer ou infirmer les ordres.

Bien évidemment, le travail n’avança pas, le problème étant revenu à son point de départ.

Cependant, un matin, un jeune officier d’une trentaine d’années fit son apparition dans la salle à manger. Un grand brun, cheveux ras, Ray-Ban sur le nez, uniforme sable impeccable, manches roulées sur des biceps seyants, une sorte de latin lover qui jouerait dans une sitcom située dans une base militaire du Pacifique.

White était formel, il n’avait jamais vu ce milicien auparavant même si son visage ne lui était pas inconnu. Le nouveau venu se servit un café avec les manières de celui qui a été éduqué par les meilleures institutions du monde civilisé : donc, loin d’ici. White fut surpris de le voir s’approcher de sa table, d’y déposer sa tasse et de s’assoir.

-          Puis-je m’associer à votre petit déjeuner ? s’enquit-il avec l’accent d’Oxford.

-          Je vous en prie, faites !

De toute façon, refuser n’aurait servi à rien puisqu’il s’était déjà installé. Que lui voulait donc ce jeune homme ?

-          Je ne suis pas venu pour troubler votre collation. Je suis venu pour vous parler… Pardon, je manque à tous mes devoirs, je ne me suis pas présenté. Je suis le colonel Saif-al-Islam Kadhafi, second fils du Raïs et adjoint au chef du renseignement extérieur.

Un autre colonel Kadhafi ! Fallait-il vraiment que la Libye en supporte un deuxième ? se dit Bernie White.

-          Enchanté, M. Kadhafi. Moi je suis le docteur White… Que me vaut votre visite ?

-          Je sais qui vous êtes. Je n’ai pas beaucoup de temps à vous accorder, je serai donc bref. J’ai assisté à la projection du film sur le dernier essai avec cette roquette. Contrairement à mon père, je trouve ça très intéressant.

-          Désolé de vous contredire, mais le projet est enterré.

Le jeune Saif-al-Islam Kadhafi dodelina de la tête.

-          Je ne suis pas du même avis. Ce projet mérite un développement adéquat. Nous étions plusieurs dans la salle de projection, et outre mon oncle (Abdallah al-Senoussi) et mon père, il y avait aussi mon supérieur, Moussa Koussa, chef du renseignement extérieur. Il se trouve que mon supérieur a été séduit par votre roquette… En fait, je suis ici pour être convaincu de son utilité. Si mon oncle possède l’oreille droite de mon père, mon supérieur a son oreille gauche. Si vous me convainquez du bien-fondé de la réalisation d’une roquette au lieu d’un missile de type Scud-A, je serai tout disposé à défendre votre point de vue devant mon père.

-          Malheureusement, je n’ai pas l’autorisation de reprendre mes travaux sur cette roquette, je dois me concentrer sur le mini-Scud. Personnellement, je suis prêt, c’est la propulsion qui ne fonctionne pas mais ce n’est pas de mon ressort.

Kadhafi junior avait beau faire partie de la famille, il ne pouvait pas déroger aux ordres de son père ni de son oncle.

-          Vous reste-t-il un exemplaire de cette roquette ?

-          Oui, bien sûr.

-          Pouvons-nous faire un essai ?

-          Oui, mais… C’est le capitaine Ben Nasser qui décide.

Junior se redressa, leva la main et claqua des doigts, un serveur apparut sur le champ.

-          Toi, là ! Approche. Va me chercher le capitaine Ben Nasser, fissa !

Ce dernier arriva dix minutes plus tard, suant, haletant, l’uniforme froissé de celui qui ne se change pas souvent, rien à voir avec le jeune homme qui faisait presque office de gravure de mode. Lui qui ne lâchait jamais son fusil-mitrailleur, se mit au garde à vous et attendit qu’on lui parle :

Le jeune officier s’exprima en anglais, et contre toute attente, Ben Nasser lui répondit parfaitement dans la langue de Shakespeare. Donc, il simulait bien de ne jamais rien comprendre.

-          Capitaine, dans le cadre de ses recherches, j’aurai besoin du docteur White aujourd’hui. Y aurait-il une objection ?

-          Il me faut un ordre pour qu’il puisse sortir de la résidence.

-          Nous resterons dans le parc.

-          Dans ce cas, pas besoin d’ordre, mon colonel.

-          Merci de votre coopération capitaine, vous pouvez disposer.

L’homme, toujours au garde à vous, claqua des rangers sur le sol marbré puis rompit.

-          Vous comptez faire un test dans le parc ?

-          Nous n’avons pas le choix. J’ai du pouvoir mais pas tous les pouvoirs. Si je demande la permission de vous faire faire ce test, elle sera refusée. En revanche, si c’est moi qui le fais, c’est différent, mais j’aurai besoin de vous pour me guider et me filmer.

Bernie White accepta d’un signe de tête. L’assurance de ce jeune homme lui plaisait, à moins que ça ne soit sa prétention à vouloir résoudre tous les problèmes car dans les dictatures, y compris dans les népotismes, c’est toujours le dernier qui sort du bureau du chef qui l’emporte et non celui qui a raison. Qui sait ? Serait-il le dernier à fermer la porte ? Il était de notoriété publique que le jeune Saif-al-Islam était en compétition avec son frère Moatassem pour la place de dauphin. Un des deux risquaient de le payer cher surtout s’il commettait des erreurs ou tentait quoi que soit pour obtenir le pouvoir avant l’heure. Kadhafi junior avait un beau sourire, celui des requins qui s’apprêtent à croquer leur proie. White savait où il mettrait les pieds en venant en Libye, mais il ne se doutait pas que ce serait aussi compliqué de plaire à ses nouveaux maitres.

Kadhafi junior avala son café d’un trait puis reposa brusquement sa tasse :

-          Dans ce cas, on y va, maintenant. Allez chercher discrètement cette roquette et retrouvez-moi sur la terrasse à l’arrière du bâtiment.

Les deux hommes se levèrent d’un même mouvement et quittèrent la salle à manger. Saif-al-Islam poursuivit vers la terrasse, White monta à l’étage où se situait le labo et récupéra une caisse en bois qui contenait les prototypes de roquettes. Il se fit aider par Ivanov qui, comme d’habitude ne montra pas son inquiétude, que White devina pourtant sans problème.

Les deux savants déposèrent la caisse sur la terrasse. Saif-al-Islam Kadhafi les y attendait, surveillé non loin de là par le capitaine Ben Nasser qui avait pris place à l’avant d’un pickup. Deux miliciens étaient en train d’installer une cible en paille à l’autre bout du parc.

-          Nous devons faire vite, Ben Nasser a dû informer mon oncle.

Bernie White sortit la roquette de la caisse et l’emboita sur un fusil AK-47.

-          Voilà ! Vous ajustez le viseur pour tirer et dès que la cible est dans votre angle de tir, vous pressez la gâchette, c’est aussi simple que ça. Normalement, la charge chimique doit se trouver dans le creux du projectile. Là évidemment, il est vide, sinon on va tuer tout le monde. Ça ne change rien au poids du projectile, qu’il soit plein ou vide, c’est quasiment la même chose. Vous êtes prêt ?

-          Je suis prêt ! Et vous, n’oubliez pas d’armer la caméra.

-          Ivanov filmera. Moi je vais vous guider.

Le jeune colonel avait mis un casque et des bouchons dans les oreilles, il abaissa ses Ray-Ban sur le nez : le test pouvait commencer… Il bloqua son souffle, pressa la détente, la roquette partit et alla exploser la cible à trois cents mètres, créant la surprise dans le camp des miliciens, faisant sursauter les savants. Tous vinrent voir, ahuris, ce qui avait causé cette déflagration dans un coin du parc. Dépité, Ben Nasser accourut vers les trois hommes.

-          Non mon colonel, il ne faut pas faire ça ! beugla-t-il. On n’a pas l’autorisation.

Mais le jeune colonel ne s’intéressait qu’au savant :

-          C’est excellent, docteur White. Je vous félicite. C’est exactement ce qu’il nous faut.

Le jeune homme avait l’air satisfait de son nouveau jouet. En tout cas, il ne cachait pas sa joie et souriait de ses belles dents blanches comme s’il voulait séduire le jury du festival de Cannes.

-          A votre tour, capitaine ! ajouta-t-il.

-          Mais mon colonel…

-          C’est un ordre ! Armez le fusil…

White fournit la roquette au capitaine Ben Nasser, mais junior voulait que ce dernier s’exécute seul, sous l’œil de la caméra qu’Ivanov ne lâchait pas.

-          Filmez bien Ivanov, c’est important… Quant à vous capitaine, visez les restes de la cible. Mektoub inch’allah !

Le capitaine ajusta l’arme, pointa, visa puis tira : la roquette alla s’écraser à l’emplacement exact où se trouvait la cible initialement.

-          Si le capitaine et moi pouvons le faire, tout le monde pourra le faire, conclut Saif-al-Islam conquérant. C’est une arme extrêmement maniable, c’est exactement ce que nous recherchons… Donnez-moi la caméra et le film, je repars sur le champ pour Tripoli.

Ivanov s’exécuta, trop content de se débarrasser des preuves qu’il avait enregistrées. White gardait les mains dans les poches de sa blouse blanche, satisfait de ce qui s’était passé.

Zimmermann avait suivi la scène depuis les fenêtres de son atelier, il était resté impassible, se doutant du résultat final en haut lieu. Il ordonna à ses gens de retourner travailler sur le mini Scud-A.

 

19

 

Libye. Misrata. Quartier de Qasr Ahmad. Section Recherche & Transformation II. Caserne de la Katiba Hamza : avril 1994.

   Il s’écoula plusieurs jours avant que de nouveaux ordres proviennent de l’Isthikbarat. Le premier message glaça le docteur White : Hans Zimmermann devenait chef de projet de la Section Recherche & Transformation pour la modification des Scud-A en lieu et place de lui-même. Georgi Ivanov était également relevé de ses fonctions ainsi que tous ses coéquipiers. Ça ressemblait à une purge ou à un évincement, fallait juste choisir le mot qui convenait pour comprendre ce qui se passait. Saif-al-Islam Kadhafi avait dû échouer à convaincre ses deux mentors. Quel sort leur réserverait-on ?

-          « Ils » n’auront pas attendu longtemps avant de réagir, lança le professeur Zimmerman. Je suis désolé de ce qui se passe, mais c’était à prévoir. Ces gens sont tout sauf fiables.

-          Gardez votre sollicitude, rétorqua Ivanov. Votre projet ne fonctionnera jamais et vous ne tarderez pas à nous rejoindre…

-          A nous rejoindre où ? répliqua White.

Ivanov ouvrit les bras et les laissa retomber de dépit.

-          Mektoub inch’allah ! Comme on dit ici.

Mais le capitaine Ben Nasser interrompit ce débriefing spontané en entrant brusquement dans le bureau : lui aussi avait reçu des ordres, s’ils étaient sensiblement les mêmes, il y avait quelques nuances.

-          Messieurs, je dois vous informer des dernières nouvelles…

-          Votre anglais s’est bien amélioré en quelques jours. On comprend tout ce que vous dites maintenant, c’est extraordinaire. Bravo capitaine.

Ce dernier se contenta de sourire, poursuivant son laïus.

-          Professeur Zimmermann, merci de rejoindre votre unité sur le champ, mon message ne concerne que les professeurs Ivanov et White.

Hans Zimmermann quitta ses collègues un peu dépité, mais résigné. Lui continuait l’aventure, c’était tout ce qui lui importait. Dès qu’il fut hors de portée d’oreille, le capitaine Ben Nasser reprit :

-          Messieurs ! Merci de ramasser toutes vos affaires ainsi que tous les travaux que vous aviez en cours, vous changez d’unité. Un camion viendra les charger ce midi. Vous n’avez pas beaucoup de temps.

-          Capitaine ! Peut-on au moins savoir où l’on va ?

-          Franchement, je ne sais pas. Si je le savais, je vous le dirais.

Hum ! White se dit qu’il était tombé sur un arracheur de dents de la pire espèce. C’était même un des plus mauvais menteurs qu’il eût jamais rencontré. Enfin ! Tout dans ce pays respirait le mensonge et les non-dits, c’était une façon d’être qui permettait de rester en vie, semblait-il.

-          Capitaine, insista White ironique. Que faisons-nous des roquettes qu’il nous reste ? Elles font partie du voyage ?

-          Vous les emmenez aussi. Rien ne doit subsister de votre passage ici.

White et Ivanov furent interloqués : ils emportaient leurs armes. Donc, ils n’étaient pas arrêtés, ils déménageaient. Mais pour où ?

Les camions embarquèrent le matériel et les hommes vers une destination encore inconnue. White et Ivanov étaient montés à l’arrière d’un de ces engins, le second assis sur la caisse de prototypes de roquettes.

La première surprise vint rapidement, ils ne quitteraient pas Misrata. Au lieu de prendre la route de Tripoli ou du désert, ils prirent la direction du centre-ville. La seconde surprise fut la découverte de leur nouveau quartier au bord de la mer : Qasr Ahmad. Sur une colline, une vieille caserne construite par les Italiens surplombait la ville qui de loin, ressemblait à un lieu de villégiature de type club Med. La Villa Pizzari était à flanc de désert, l’air y était souvent sec et chargé de sable, là, ils sentirent tout de suite l’air iodé et humide, c’était bien plus agréable. Mais que diable allaient-ils faire ici ?

Dès que les camions pénétrèrent dans la cour d’honneur, ils surent que tout irait bien. Ils reconnurent de suite l’officier qui vint à leur rencontre.

-          Bienvenue à la caserne Katiba Hamza, annonça le jeune colonel Saif-al-Islam Kadhafi. Désolé pour l’austérité des lieux, mais ces hauts-murs doivent garder les secrets qui y rentrent. Pas de parc ici, mais une cour pour faire des exercices. La mer qui est juste derrière, vous sera inaccessible. Désolé !

Cette fois-ci, plus question de cage dorée, la prison ressemblait à une prison. Une seule différence, ici, pas de miliciens de la Légion Verte, mais des soldats de l’armée régulière.

-          Allons dans mon bureau, nous y serons mieux pour discuter.

Les deux hommes en blouse blanche suivirent le militaire zélé qui leur ouvrit le passage jusqu’au premier étage d’un bâtiment très bien conservé et mieux entretenu que tout ce qu’ils avaient vu pour le moment.

-          Voilà ! J’ai dû batailler ferme pour obtenir la réouverture des travaux pour cette roquette. Heureusement, un évènement inattendu a poussé mon père à changer d’avis : des unités mobiles d’Al-Qaida ont franchi la frontière la semaine dernière et se sont évaporées dans la région du Fezzan. Ils auraient pénétré de deux cents kilomètres à l’intérieur du pays, nous ne savons pas où ils se trouvent actuellement, mais ils sont là. Nous ne pouvons pas laisser ces terroristes s’installer chez nous comme bon leur semble. C’est intolérable ! C’est le moment de vérifier l’efficacité de cette roquette chimique. Nous allons les dénicher, les coincer et les éliminer. Malheureusement, nous ne pourrons agir que sur le sol libyen exclusivement. Hors de question d’utiliser cette nouvelle arme dans la bande d’Aouzou où ils ont coutume de se replier, car c’est au Tchad, même si c’est toujours sous notre contrôle puisqu’aucun soldat tchadien n’est venu relever les nôtres. La Libye n’a pas signé la convention contre l’utilisation d’armes chimiques, mais nous devons ménager les susceptibilités de nos ennemis si vous voulons qu’un jour, les sanctions de l’ONU soient levées.

Ivanov et White approuvèrent d’un signe de tête. Sage précaution, effectivement. Même si Mouammar Kadhafi passait son temps à la télévision à fustiger les forces impérialistes décadentes, junior préparait l’avenir, semblait-il.

-          De notre côté, nous n’aurons qu’une seule contrainte, répondit White. Produire en nombre suffisant notre roquette. Rien de bien compliqué pour être opérationnels rapidement.

-          Parfait ! Alors, je ne vous retiens pas plus longtemps. Vos laboratoires seront prêts dans combien de temps ?

-          Le temps de nous installer. Je pense que dans deux jours, nous pourrons redémarrer.

-          Excellent, docteur White. Au fait, je serais votre seul officier de liaison ici. Vous n’aurez de compte à rendre qu’à moi et à personne d’autre.

-          Ça me convient !... Ah ! Une dernière chose : il faudra qu’on fasse un essai avec une charge chimique. C’est important pour savoir si les sujets choisis auront bien été touchés.

Kadhafi junior prit un moment pour répondre :

-          Oui, bien sûr. Nous le ferons.

Ivanov et White quittèrent le bureau de Kadhafi junior plutôt satisfaits : leurs travaux allaient aboutir et plus vite que prévu…

Deux jours plus tard, tout le monde était prêt pour faire un test grandeur nature. White exigea un fourgon blindé pour transporter les charges chimiques ainsi qu’un tireur d’élite dédié, ce que junior concéda.

Ivanov et White montèrent à bord du fourgon ainsi que le tireur et un chauffeur. Ils furent suivis par une escorte composée de deux jeeps : direction le désert tout proche.

Junior avait choisi un endroit tout aussi discret que celui qui avait servi pour le premier test de la roquette. Là, un soldat les attendait avec une dizaine de chameaux attachés à un poteau. White et Ivanov comprirent que c’était les sujets choisis. Aucun opposant au régime ne servirait de cobaye.

Bernie White demanda au colonel Saif-al-islam Kadhafi de faire reculer le convoi de mille mètres, même si la portée maximale de tir d’un AK-47 est de mille cinq cents mètres, c’était suffisant pour être en sécurité et réaliser un tir parfait.

Une cible fut plantée à une vingtaine de mètres des chameaux, le tireur devant se focaliser sur celle-ci et non sur les animaux pour que la raison de leur mort ne soit pas la déflagration, mais bien la propagation du gaz sarin.

Le tireur serait sous les ordres du docteur White, mais supervisé par le jeune colonel.

Bernie White déposa une charge chimique à l’intérieur de la roquette : celle-ci était désormais prête à l’emploi. D’ailleurs, il expliqua que les roquettes ne seraient chargées qu’au moment de leur utilisation, jamais avant. Les charges chimiques étaient parfaitement sécurisées car toujours inertes tant qu’elles ne seraient pas armées dans la roquette. Toutes ces précautions rassuraient le jeune colonel qui semblait jubiler de ces informations.

Sous les ordres de White, le tireur d’élite arma son fusil. Ivanov enclencha la roquette. Le jeune colonel donna l’ordre et la roquette partit s’écraser sur la cible, affolant les chameaux qui blatérèrent bruyamment, mais ne les tuant pas. Puis le gaz coloré en vert se répandit comme un souffle d’air dans un rayon de cent mètres. Ivanov, White et Kadhafi suivirent à la jumelle ce qui se passait dans le périmètre impacté. Au bout de dix minutes, les animaux se tordirent de douleur et s’écroulèrent les uns derrière les autres.

La charge étant très faible, le docteur avait évalué à une heure le délai avant que ne se dissipe le nuage empoisonné. Cependant, il fut décidé de propulser une roquette incendiaire sur les cadavres des animaux pour se débarrasser des carcasses sans s’en approcher. Ce qui fut fait.

Bien entendu, tout avait été filmé pour que le Raïs puisse se rendre compte de l’efficacité du projet.

Le gaz sarin a cette particularité d’être cinq cents fois plus mortel que le cyanure, ce qui en fait un produit extrêmement dangereux. White n’était pas mécontent du résultat, lui qui n’avait pu mener à bien ces travaux quand il était à Centurion, dans la banlieue de Johannesburg. Ici, le « Projet Eden » prenait forme, il prenait vie… d’une certaine façon.

 

20

 

Libye. Misrata. Quartier de Qasr Ahmad. Section Recherche & Transformation II. Caserne de la Katiba Hamza : fin avril 1994.

   Les choses n’évoluèrent pas comme il semblait qu’elles évolueraient. Un matin, Georgi Ivanov fut convoqué toutes affaires cessantes dans le bureau du colonel du régiment, chez Kadhafi junior. Des fenêtres du labo, Bernie White vit ensuite son collègue, sa valise à la main, traverser la cour intérieure, monter dans une jeep et quitter la caserne.

Que se passait-il encore ? Où pouvait-il bien aller ?

Puis le fourgon blindé qui avait servi pour les tests dans de désert réapparut au centre de la cour, encadré par des pickups de la Légion Verte. Bernie White vit le jeune colonel, en tenue de combat, hurler des ordres en arabe puis monter à bord du fourgon. Puis, tous les véhicules s’ébranlèrent et sortirent en convoi de la caserne. Donc, ils partaient en opération sans lui.

Bernie White eut l’idée d’aller vérifier le stock de roquettes qu’ils avaient produit ces derniers temps. En tant que chef du projet, il avait les accréditations pour passer les contrôles obligatoires. Ce qu’il constata confirma ses craintes : il manquait dix roquettes ainsi que leurs charges chimiques. Le convoi n’était pas parti faire un pique-nique dans le désert, mais donner la chasse aux pickups d’Al-Qaida planqués quelque part dans la région du Fezzan.

Sans couverture aérienne, c’est-à-dire sans les Mig et les Sukhoi, ni les hélicoptères de combat qui pourrissaient dans leur hangar, ça allait être sacrément difficile de les repérer, de les dénicher et de les détruire, sauf si les militaires savaient où ils étaient précisément. Toutefois cette arme secrète avait un avantage limité car il fallait être dans une configuration propice qui permettrait son utilisation en toute sécurité pour les Libyens, ce qui, en opération, n’est jamais gagné d’avance.

Deux semaines plus tard, Bernie White fut également convoqué, pas par Kadhafi junior, qui n’était toujours pas revenu d’opération, mais par un simple soldat qui lui remit un message rédigé en arabe, mais traduit en anglais, et surtout signé par Abdallah al-Senoussi : il était transféré à l’Isthikbarat de Tripoli, et il partait sur le champ. Le soldat lui annonça qu’un taxi l’attendait dans la cour.

Bernie White se rappelait qu’Ivanov était monté dans une jeep de l’armée alors que lui prendrait un taxi, un véhicule civil. Donc son collègue avait été transféré dans une autre caserne quelque part en Libye, et il ne le rejoindrait pas.

De tous les gens qu’il avait rencontrés depuis qu’il était dans ce pays, Georgi Ivanov avait été le seul avec qui il avait pu sympathiser malgré son « background » communiste, comme quoi il était possible d’avoir des points communs avec ses ennemis. Toutefois, ce qui était valable pour l’un ne semblait pas valable pour d’autres : comme les militants de l’ANC, par exemple. White ne les considérait pas comme des ennemis ordinaires, il les tenait pour le mal absolu, pire que le communisme, ce qui empêchait toute réconciliation…

La séparation d’avec Ivanov avait été radicale, c’était sûrement voulu pour éviter que ne s’ébruitent des secrets. Les affectations comme la sienne d’ailleurs, pouvaient être classées « secret défense ».

Manifestement, même si Saif-al-Islam Kadhafi possédait du pouvoir, c’était son oncle qui décidait en dernier ressort. Kadhafi junior semblait pourtant moins manipulateur que les autres. Bernie White s’était senti bien sous ses ordres, même s’il n’excluait pas que son côté accessible n’avait été qu’une posture.  

Outre le chauffeur de taxi, un soldat voyagerait avec lui, un chaperon chargé de veiller à sa sécurité. White ne s’en offusqua pas, mais il n’était pas dupe : son transfert se ferait sous une certaine surveillance. L’autoroute de Misrata à Tripoli étant hautement sécurisée, il ne risquait rien, mais il ne pourrait pas leur fausser compagnie non plus.

Depuis qu’il était en Libye, son salaire lui était versé régulièrement, et il était libre de partir à tout moment, ou d’être viré s’il ne convenait plus, en théorie en tout cas. Dans les faits, c’était un peu plus compliqué que ça : le Raïs avait surtout peur de la trahison, d’autant que ces derniers temps, les fidèles ne courraient plus les rues pour l’acclamer, sa susceptibilité à fleur de peau n’était pas qu’une légende. Tout le monde louvoyait pour s’attribuer ses faveurs, en évitant ses colères qui pouvaient vous envoyer faire un séjour à la prison d’Abou Salim, ou se conclure par une liquidation pure et simple. Les purges dans l’armée étaient monnaie courante, surtout depuis que le pays était sous embargo onusien, le moindre signe pouvant être mal interprété par le clan familial.

Bernie White travaillait sur un programme secret, ce qui l’empêchait de quitter le Raïs sans raison valable ; et il n’avait pas de raisons de partir puisque Mouammar Kadhafi le protégeait de la CIA. Une situation plus que délicate.

Les intrusions répétées de groupuscules terroristes tel qu’Al-Qaida, qui étaient téléguidés à distance par des services occidentaux, avaient accéléré le mouvement de limogeage de cadres à tous les échelons de l’armée. C’était clairement les milices privées du clan familial, que les fils Kadhafi dirigeaient, qui sécurisaient désormais le pays. Pour le Raïs, l’armée nationale n’était qu’un leurre à qui il n’accordait aucune confiance.

Bernie White était resté un bon mois à la caserne de la Katiba Hamza sans quasiment en sortir. Dès que le taxi eut franchi la porte, il put enfin contempler la mer car la route qui menait à l’autoroute longeait des kilomètres de plages sauvages… White n’avait aucune appétence pour les sables du désert : ceux d’Afrique du Sud ne l’avaient pas du tout attiré, car la fournaise qui y régnait gâchait la beauté supposée des paysages. Au moment où il traversa le quartier de Qasr Ahmad, et qu’il quitta Misrata, il prit conscience que la verdure du Transvaal lui manquait terriblement. Il réalisa aussi que son exil allait devenir plus compliqué qu’il ne l’aurait voulu.

Il avait mis en place un nouveau volet de son projet initial sans savoir toutefois, s’il y avait eu des résultats. Mais il se doutait bien qu’un échec ou un succès finirait par bruisser à ses oreilles. Comme tous les services de sécurité dans le monde, l’Isthikbarat était loin d’être hermétique, ce n’était même pas un groupe homogène, et les luttes d’égo qui nourrissaient les luttes intestines entre services libyens dépassaient l’entendement : ici on ne divisait pas pour mieux régner, on multipliait plutôt. L’armée nationale ne servait pratiquement à rien, elle était sous-équipée à dessein pour circonscrire toute possibilité de coup d’état, supplantée par des milices privées suréquipées, mais en sous effectifs chroniques. L’armée de l’air était clouée au sol à cause de l’embargo onusien qui l’achèverait définitivement s’il perdurait. Quant à la marine, elle était quasiment inexistante. Malgré cela, les services de sécurité tournaient à plein régime et recrutaient à tour de bras.

Mouammar Kadhafi, sûrement le chef d’Etat le plus fantasque de la planète, gouvernait selon ses envies et ses inspirations ou ses caprices du moment, qui pouvaient aller du port de la veste rouge de Michael Jackson dans le clip « Thriller » pour un défilé militaire officiel, à l’invasion du Tibesti tchadien pour prouver qu’il existait une force africaine capable de faire comme n’importe quelle puissance mondiale, y compris perdre sa guerre - jusqu’à la création d’une arme bactériologique pour éliminer ses opposants. A part ça, il vivait reclus dans sa tente de bédouin, ne parlant à personne, entouré par ses femmes, gardes du corps amazones, avec qui il couchait sans vergogne quasiment au vu et au su de son personnel. Pendant ce temps-là la population s’enfonçait dans la misère alors que le pays était un des plus riches du monde.

Faire partie des rouages de la machine répressive libyenne était à la fois excitant et déroutant.

Bernie White, à l’époque où il était encore Bernaard De Klerk, avait travaillé pour un état autoritaire, mais qui était toujours vaillant, sensé, intègre, et contrôlé par un parlement. Alors que là c’était un conseil de famille qui passait son temps à essayer d’obtenir des faveurs d’un chef qui avait l’air de se moquer de tout.

Cependant, si le Raïs avait parfois l’air absent intellectuellement lors de réunions - divagant et digressant sur tout et n’importe quoi à mille lieux du sujet initial - ses comparses ne lâchaient rien et tenaient fermement les rênes. Abdallah al-Senoussi, en tant que chef du renseignement militaire et Moussa Koussa, en tant que chef du renseignement extérieur, dirigeaient vraiment le pays, et c’était d’eux que Bernie White devait se méfier avant tout. Leur rivalité créait des étincelles et des victimes collatérales, mais lorsqu’ils joignaient leurs forces pour combattre un ennemi commun, ils devenaient redoutables.

Tout bien pesé, Bernie White ne prenait pas son changement d’affectation pour une punition, d’autant plus qu’il retournait au siège de l’Isthikbarat à Tripoli. Il avait dû se passer des choses ces dernières semaines, qui ne lui paraissaient pas si négatives. Surprenantes et déroutantes, mais pas négatives.

Après trois heures de route sous le soleil, il fut accueilli chaleureusement à la caserne de Bab-al-Azizia par al-Hadad, l’adjoint d’al-Senoussi, qui lui indiqua ses quartiers. Désormais, il logerait directement dans la caserne, qui était aussi la résidence du Raïs lorsqu’il séjournait à Tripoli. Une chambre fonctionnelle dotée d’une salle de bain et d’une cuisine, pas le luxe de l’hôtel Intercontinental Al-Arab, mais c’était toujours plus confortable qu’un lit dans la caserne.

Faraj al-Hadad sembla satisfait de le revoir. Ce soir, le Raïs parlerait à la télévision, tout le monde était invité à venir l’écouter dans la salle des officiers. « Invité » voulait dire « présence obligatoire » comprit White, al-Hadad lui servirait de traducteur en simultané.

Le temps de prendre une douche, de se changer et il ferait une apparition dans cette salle des officiers, où on avait dressé une table pour une collation et des jus de fruits. Seul le Pepsi-Cola donnait une touche de modernisme à ce décor vieillot et enfumé. D’ailleurs, le docteur White fut ravi de se servir ce soda qui ferait presque office de bière, et qui lui rappellerait son pays.

Le colonel Kadhafi apparut à l’antenne en uniforme, la casquette posée sur ses cheveux frisés trop épais et trop longs, comme une sorte d’officier d’opérette, mais désormais Bernie White avait pris l’habitude de ce décalage. A l’arrière-plan, la tribune était pleine de soldats en grand uniforme, il s’agissait donc une annonce capitale. Cette tribune lui sembla familière. Faraj al-Hadad consentit à lui fournir une réponse : le Raïs se trouvait dans la caserne, qui comportait un studio de télévision où avait été enregistré le discours. L’apparition en public dans un stade n'était qu’un simulacre.

White reconnut derrière son père, Saif-al-Islam Kadhafi portant un élégant costume-cravate bleu, alors que son frère Moatassem était en uniforme d’officier. Le premier semblait à l’aise alors que le second avait l’air plus contrit. Al-Senoussi et Moussa Koussa étaient également présents, sanglés dans leur bel uniforme. Le Raïs était tout souriant, il saluait une foule hurlante mais invisible à l’écran, il saluait ses fans, leur envoyant mille baisers.

Faraj al-Hadad s’approcha de lui pour traduire :

-          Mon peuple bien-aimé ! Nous sommes réunis ce jour pour célébrer une grande victoire sur le terrorisme. Les ennemis ont été définitivement chassés de notre pays, la Grande Jamahiriya libyenne. J’ai écrasé ces rats drogués grâce à la force de notre armée dirigée par mes deux fils, ici présents… Ces chiens ont payé de leur vie leur audace criminelle…

Effectivement, Saif-al-Islam se dandinait de joie de son côté, alors que son frère savourait la victoire plus modestement. Quant au Raïs, il semblait sous l’emprise de produits euphorisants tellement il avait l’air ailleurs.

White demanda des explications à al-Hadad qui consentit à approfondir le discours.

En fait, l’expédition montée par Junior avait été un succès, ils avaient bel et bien déniché les pickups d’Al-Qaida cachés dans un coin du Fezzan, mais ce fut plus une escarmouche qu’une bataille rangée. Bernie White essaya de savoir si ses roquettes chimiques avaient été utilisées mais al-Hadad refusa de répondre, laissant planer le doute. En tout cas, les pickups d’Al-Qaida avaient refranchi la frontière dans le sens inverse, ils étaient retournés au Tchad, dans la fameuse bande d’Aouzou, où d’autres combats avaient eu lieu. La partie tchadienne des combats devait rester sous silence. Mais la déroute d’Al-Qaida en Libye était totale, affirma-t-il.

Désormais, fort de ce succès, Saif-al-Islam Kadhafi devenait officiellement le négociateur en chef du Raïs. C’était lui qui serait chargé de négocier la sortie de l’embargo onusien, et il avait toute la confiance de son père. D’où l’air sombre de son frère Moatassem qui encaissait sûrement mal ce mauvais point dans la course au trône. Faraj al-Hadad et les officiers présents semblaient également satisfaits de ce dénouement : un changement de régime leur serait plus profitable si Junior obtenait le pouvoir, plutôt que son frère qui représentait la suite logique du père. Mais pas un mot ne serait prononcé sur l’armement utilisé…

 

21

 

Libye, caserne de Bab-al-Azizia, Tripoli : mai 1996.

   L’action se situe deux ans plus tard. Bernie White faisait désormais partie de la garde rapprochée du Raïs, ce qui lui donnait certains droits. Même s’il n’avait jamais su si ses roquettes chimiques étaient à l’origine de son succès auprès du Raïs, il avait intégré un programme de recherche d’armes chimiques et bactériologiques ultra secret. Malgré ça, il n’avait jamais pu approcher de nouveau Saif-al-Islam Kadhafi, qui restait distant avec lui lorsqu’il venait au complexe.

White vivait quasiment 24h/24 à la caserne, jouissant même d’un petit appartement et de personnels à sa disposition.

Abdallah al-Senoussi, en bon chef du renseignement, le faisait discrètement surveiller, Bernie White n’avait pas mis plus d’une journée à s’en apercevoir. Il n’y avait qu’en dehors de la caserne que le suiveur disparaissait, donc soit il n’était plus surveillé à l’extérieur, ce qui serait étonnant, soit Novikov ou Abdulayev ou même les deux, servaient de relais et officiaient en tant que rapporteurs. Cependant, Novikov et Abdulayev, qui étaient la duplicité même, se plaisaient au service du docteur comme chauffeurs et comme gardes du corps, mais ils devaient renseigner suffisamment leur patron pour qu’on leur fasse confiance. White les avait à l’œil tous les deux, quoi qu’il arrive.

Oleg Novikov, en bon Russe, n’avait pas pu se résigner si facilement à ne plus boire d’alcool, et même s’il faisait officiellement partie de la brigade de répression, il savait très bien où en trouver : l’hôtel Intercontinental Al-Arab gardait une chambre au dernier étage où les non-musulmans pouvaient s’enivrer en toute tranquillité, et comme il faisait partie de la police, Novikov y avait ses entrées. Certains soirs, après le service, les trois compères partaient en voiture pour l’hôtel de luxe réservé aux rares touristes internationaux qui osaient encore s’aventurer en Libye. Toutefois, White avait interdit à ses deux hommes de se saouler, sous peine de se séparer d’eux : alors ils se contentaient tant bien que mal de boire un verre ou deux, puis ils repartaient aussi discrètement qu’ils étaient venus. Ils obéissaient sans broncher car ils savaient tous très bien ce qui pourrait leur arriver en cas de manquement au règlement. L’autre transfuge du KGB, Aram Hakobyan, avait été tué dans des conditions mystérieuses, que ni Novikov ni Abdulayev n’avaient voulu expliquer… Pour Abdulayev, c’était plus problématique parce qu’il était censé être musulman. Mais même s’il faisait aussi partie de la police, son origine étrangère rendait son appartenance religieuse floue pour les gens du pays, qui le laissait participer aux agapes de fin de semaine. Sinon, policier ou pas, c’était interdit aux musulmans, et aucune dérogation n’était possible.

Après ce verre, ils s’empressaient de rentrer à Bab-al-Azizia. La caserne était le cœur du pouvoir de Mouammar Kadhafi, c’était là que le Raïs venait se réfugier de la furie du monde, qu’il dirigeait une répression féroce contre ses opposants, là encore qu’il faisait la fête avec ses invités de marque ou avec ses amazones. 6 km² de bâtiments, de laboratoires, de souterrains et de bunkers qui communiquaient tous entre eux. Bien sûr, le complexe avait été partiellement bombardé par les Américains en 1986, mais le ressentiment s’était transformé en fierté : les Libyens avaient courageusement résisté à l’impérialisme !

Cependant, le monde entier était en train de changer, nul doute que le changement arriverait un jour de ce côté-ci du Sahara…

Comme prévu, l’Afrique du Sud avait définitivement tourné la page de l’apartheid, le régime blanc était tombé légalement, Nelson Mandela avait été élu le premier président noir du pays avec 62,65% des voix, quand son grand rival, le Parti National n’en avait obtenu que 20,39%. Le Front de la Liberté, auquel s’était ralliée son ex-femme, Retha De Klerk, n’avait quant à lui obtenu que 2,17%. L’ANC avait tout rouleau-compressé sur son passage, nouant des alliances avec les autres partis noirs comme l’Inkatha zoulou.

Pourtant, si l’ANC avait la majorité absolue au parlement, les choses n’étaient pas si simples. Frederik de Klerk n’avait pas disparu de la scène politique pour autant, il avait été nommé par Nelson Mandela premier vice-président, en doublé avec le futur dauphin, Thabo Mbeki. La présence de Frederik De Klerk au nouveau gouvernement ne surprit même pas Bernie White : les blancs avaient perdu le pouvoir politique, mais ils conservaient le pouvoir économique et surtout militaire. Nelson Mandela allait devoir tenir sa parole et faire respecter l’accord de transition adopté par toutes les parties quelques temps plus tôt car si officiellement le spectre de la guerre civile semblait s’éloigner, en coulisses, la menace d’une reprise du pouvoir par la force était bien réelle. Frederik De Klerk devait tenir en laisse les plus radicaux des Afrikaners, Nelson Mandela devait calmer les revanchards qui ne rêvaient plus que de jeter à la mer tous les blancs, fussent-ils amicaux. Sa propre femme, Vinnie Mandela, militait sans relâche pour abroger l’accord de transition et ses partisans ne désarmaient pas, criant vengeance et ralliant des suffrages dans les rangs même de l’ANC. Cependant, ils restaient minoritaires.

Nelson Mandela s’était officiellement écarté de sa femme en 1992*, privilégiant le dialogue avec toutes les communautés.

Bernie White observait avec circonspection ce qui se passait dans son pays. S’il avait dû admettre que le nouveau président ouvrait bien une nouvelle ère, le bon comme le pire tardait à pointer son nez. Bien sûr, c’était encore trop tôt pour comprendre ce qui l’emporterait, mais le docteur n’aurait pas misé un kopeck sur la nouvelle Afrique du Sud.

Il n’aurait pas parié non plus sur la stabilité de l’Irak, pour lequel il avait failli s’engager. Depuis que le Raïs de Bagdad avait été écrasé en 1991, l’Irak de Saddam Hussain ne tenait debout que parce que la coalition n’avait pas voulu le renverser et envahir le pays. C’était une leçon que tirait le Raïs de Tripoli : ce serait donc l’ennemi de l’intérieur qui se chargerait de le destituer, soutenu par les Occidentaux et leurs affidés. Kadhafi faisait donc une chasse impitoyable à tous ses opposants, tout en courtisant les Etats-Unis et les pays de l’UE. Personne n’était dupe, mais le Raïs avait réussi à se maintenir au pouvoir en jouant sur les deux tableaux, aidé par son fils Saif-al-Islam qui se démenait en négociateur discret mais efficace.

Si à l’international le Frère Guide obtenait une paix relative, dans le pays, la contestation n’hésitait plus à se montrer et à devenir bruyante, revendiquant le droit à la démocratie, revendications soutenues en sous-marin par les Occidentaux et les pays du Golfe persique. Al-Qaida n’était plus qu’un mauvais souvenir, mais d’autres groupes avaient pris la relève, mettant les services de sécurité sur le pied de guerre en permanence. Ils étaient assez bien contenus dans le Sud du pays. En revanche, les opposants osaient parfois braver les interdictions de manifester, ce qui obligeait la police à mobiliser des effectifs toujours plus importants pour arrêter ces manifestants et les détenir à la célèbre prison d’Abou Salim à Tripoli.

Bernie White n’était pas concerné par les opérations de police, mais ses deux gardes du corps y étaient souvent conviés, le laissant seul avec son indic qui ne le lâchait pas d’une semelle. Si d’ordinaire, White se sentait en sécurité, le fait d’être surveillé par un individu armé pendant les absences de ses deux hommes, l’inquiétait quelque peu. Les autres laborantins devenaient aussi nerveux que lui, se méfiant de tout le monde…

Le mois de mai 1996 avait pourtant bien commencé, apportant des pluies qui rafraichissaient l’atmosphère avant un été torride qui débuterait toujours trop tôt. Bernie White travaillait toujours sur son programme chimique dérivé de son projet sud-africain : l’élaboration d’une arme bactériologique qui tuerait selon des critères biologiques prédéterminés. Le projet était ultra secret et le personnel dédié avait été trié sur le volet, même si un espion, opérant vraisemblablement pour la CIA, avait été démasqué et exécuté après avoir été confondu par des preuves irréfutables (comprendre : après avoir été durement torturé). Un espion ne pouvant pas agir sans complices, al-Senoussi avait dû revoir l’équipe, en muter certains vers la frontière avec le Tchad. D’autres, qui étaient fortement suspectés, avaient été liquidés discrètement. Mais la maison avait tremblé, l’alerte était bien réelle, il fallait éliminer rapidement les infiltrés potentiels.

Vendre des informations peut rapporter gros, mais ça peut aussi coûter cher.

Mouammar Kadhafi négociait tous azimuts pour sortir de son isolement. Mais les Occidentaux ne transigeraient jamais sur les programmes chimiques, qui, s’ils étaient révélés, mettraient un terme définitif aux négociations, et finiraient par précipiter son régime dans les poubelles de l’Histoire. Donc, motus en toute circonstance, et discrétion totale…

Pour obtenir des informations internationales fiables, il suffisait aux laborantins de capter une radio étrangère, italienne le plus souvent. Pour obtenir les nationales, White devait se fier à Novikov ou Abdulayev qui connaissaient tous les cancans de la rue. La télévision nationale libyenne mentant encore plus que la SABC du temps de l’apartheid, seule une personne sourde et aveugle aurait pu lui faire confiance. Comme Bernie White et les autres chercheurs vivaient constamment à la caserne, il fallait bien qu’ils sachent ce qui se passait d’une façon ou d’une autre.

Un soir où ses deux gardes du corps étaient de service, White apprit qu’il y avait eu des échauffourées dans un stade avec des supporters de football. Sauf que les invectives entre supporters étaient vite sorties du cadre sportif pour prendre une tournure politique. Le match avait tourné aux pro-Kadhafi contre les anti-Kadhafi, suite à un arbitrage délibérément en faveur du club détenu par l’un des fils Kadhafi. Des coups de feu avaient claqué laissant plusieurs personnes sur le carreau, la panique générale avait gagné les gradins, déclenchant une émeute, bousculant la police présente en nombre insuffisant.

En soi, l’évènement n’était pas très important, sinon qu’en Libye, tout pouvait prendre des proportions inimaginables ailleurs. Des slogans footballistiques, on était passé aux slogans hostiles au régime et l’armée avait dû intervenir pour calmer les braillards. Une dizaine de cadavres, dont l’arbitre, avaient été enlevés, des centaines de personnes avaient été interpelées. La nuit avait été agitée dans les rues de Tripoli, ce qui était quasiment une première, comme les prémices d’un changement à venir.

D’une étincelle pouvait jaillir un incendie.

Cette anecdote pourrait bien être révélatrice de l’avenir du pays, se dit White. Ce genre d’émeute lui rappelait celles de chez lui dans les townships, et il savait désormais que ça pourrait mal finir pour le régime. Les explications que lui avaient fournies en privé Novikov étaient sans équivoque : la police avait tiré à balles réelles pour disperser plusieurs milliers de supporters. Nul doute que les cellules d’Abou Salim seraient pleines à craquer. Si la prison pouvait transformer n’importe quel innocent en coupable, elle pouvait aussi changer n'importe quel agneau en loup enragé. White avait testé malgré lui les geôles d’Abou Salim, il savait bien que ceux qui survivraient aux mauvais traitements, deviendraient inévitablement les pires ennemis de Kadhafi. C’était l’erreur qu’avait commise ses compatriotes lors de l’apartheid : la prison se mue par la force des choses en une usine à militants radicaux prêts à en découdre pour se venger.

Bernie White avait appris à son corps défendant à déchiffrer ce genre d’informations, et celle-ci lui apparaissait comme très mauvaise, elle lui rappelait l’échec de la répression en Rhodésie, à Soweto, en Namibie, partout, en fait. Peut-être serait-il temps de voir si l’herbe était plus verte ailleurs ? Oui, mais comment échapper à la surveillance de l’Isthikbarat, maintenant ?

*Nelson et Winnie Mandela divorceront en 1997.

 

22

 

Libye, prison d’Abou Salim, Tripoli, juin 1996.

   Suite aux « évènements » du mois précédent, la sécurité avait été sévèrement renforcée aux abords de la caserne de Bab-al-Azizia. Les laissez-passer avaient été suspendus jusqu’à nouvel ordre, ce qui déplaisait fortement à Novikov et à Abdulayev, qui ne pouvaient plus prendre leur apéritif de fin de service à l’hôtel Intercontinental Al-Arab, ni conclure leurs petites magouilles avec les malfrats locaux. Quant à Bernie White, il ne pouvait même plus se changer les idées en marchant un peu dans les rues de la ville après le travail. Des blindés avaient pris position à chaque entrée de la caserne, des patrouilles de police sillonnaient Tripoli en tous sens, sirènes hurlantes, un couvre-feu avait même été imposé la nuit.

La Libye était sans nul doute un Etat policier depuis longtemps, mais l’ampleur du serrage de vis semblait inédit à ce jour. L’ambiance était malsaine, l’air chargé de quelque chose d’indéfinissable pour le moment.

Le Raïs ne sortait plus de sa tente, mais recevait en permanence des officiels du régime, qui prenaient leurs ordres directement. Abdallah al-Senoussi avait troqué son bel uniforme aux plis bien repassés pour une tenue de combat, et un AK-47 en bandoulière dans le dos. Que le chef du renseignement militaire soit en uniforme ne choquait personne, mais qu’il soit armé en permanence d’un fusil-mitrailleur supposait un niveau de gravité jamais atteint depuis les bombardements américains dix ans plus tôt.

A leur niveau, les laborantins ne savaient rien et n’avaient aucun moyen de savoir quoi que ce soit. Les deux gardes du corps de White n’osaient plus poser de questions de peur de passer pour des espions, mais Novikov pensait fortement qu’une vigoureuse reprise en main par les durs du régime n’allait pas tarder à arriver. Eux qui se trouvaient au cœur du système répressif, ne pouvaient qu’obéir aux ordres ; tout manquement serait mal interprété et pourrait valoir, même aux soi-disant indispensables, d’être liquidé. Pas besoin d’avertissement pour comprendre qu’il n’y aurait pas d’exception.

Les émeutes du mois précédent avaient laissé des traces, Mouammar Kadhafi les prenait très au sérieux. Et puis, c’était une bonne excuse pour faire une purge. Lui qui ne voyait que des traitres partout, allait pouvoir se débarrasser des gêneurs comme des modérés et renforcer son emprise sur le pouvoir.

Un matin, la tension monta d’un cran quand tous ceux qui travaillaient ou vivaient à la caserne reçurent l’ordre de porter l’uniforme, y compris les laborantins et les femmes de ménage : aucune tenue civile ne serait désormais tolérée à l’intérieur. Bernie White enfila un treillis agrémenté d’une blouse blanche, mais il dut se réhabituer à porter des rangers qu’il avait délaissées depuis qu’il avait quitté l’armée en Afrique du Sud. Cette fois-ci c’était clair, il allait se passer quelque chose dans très peu de temps.

Une hypothèse rassurante, les émeutes seraient circonscrites à la ville de Tripoli uniquement, le reste du pays semblait calme ou calmé. Cette information était confirmée par la RAI Uno, la chaine de télévision italienne que tout le monde captait secrètement avec une antenne parabolique, que le Raïs nommait dans ses discours avec une hargne non feinte : « antenne paradiabolique », tellement celle-ci permettait de contredire ce qu’il annonçait.

Bernie White avait noté une petite chose importante : à l’époque de la Villa Pizzari, la Légion Verte faisait office d’armée régulière ; or à la caserne, c’était l’armée nationale qui avait pris position partout, et ces militaires étaient en nombre. L’opération qui approchait serait donc organisée avec un déploiement massif de l’armée, chose qui n’était plus arrivée depuis l’invasion du Tibesti en 1979. Le bon docteur craignait qu’un coup d’Etat soit en préparation. Une question lui trottait dans la tête : étant donné le nombre de purges réalisées, resterait-il encore des modérés qui n’avaient pas été écarté dans l’entourage du clan Kadhafi ?

Les préparatifs avançaient rapidement. La caserne était en ébullition permanente. Des militaires arrivaient sans cesse, s’installaient dans les bâtiments, bousculant les programmes en cours. Cependant, aucun d’entre eux ne s’aventura dans les laboratoires où travaillait White : lui et ses équipiers avaient reçu l’ordre de rester jours et nuits sur leur poste de travail jusqu’à avis contraire émis par le Raïs lui-même. Ils dormaient tous sur des lits de fortune et prenaient leurs repas où ils pouvaient.

Le lendemain, Novikov expliqua à White qu’Abdulayev et lui étaient réquisitionnés pour faire du maintien de l’ordre en ville. Il eut le temps discrètement de donner une autre info importante : toute la région de Tripoli était bouclée, plus personne ne pouvait entrer ou sortir. Benghazi en Cyrénaïque, qui habituellement était à la pointe de la contestation, n’était pas concerné : il n’était question que de Tripoli. Si la capitale et sa région étaient uniquement verrouillées, c’est que le problème n’était pas si important. Sinon, le déploiement militaire aurait été bien plus massif et surtout il aurait été national. Donc, ça ne pouvait pas être un coup d’Etat !

Curieusement, le « pourquoi » s’invita dans le bureau de Bernie White : Abdallah al-Senoussi avait besoin d’un homme éduqué pour l’aider à négocier. Oui mais négocier quoi ?

Le chef du renseignement militaire se mit à table avec son inimitable accent anglais. Il fit une synthèse de la situation, qui était assez inédite en Libye. Le mois de juin se terminait mal. En tout cas, ce 27 juin marquait une réelle déficience dans la sécurité du régime. Risquait-il sa tête si ça tournait mal ? Il ne masqua même pas à Bernie White son énervement ni son incapacité potentielle.

Depuis plusieurs jours la prison d’Abou Salim était en révolte, une centaine de détenus s’étaient libérés des cellules, mais se trouvaient toujours coincés dans les bâtiments. Leurs explications étaient sans ambiguïtés. L’homme avait reçu du Raïs l’ordre de régler ce problème au plus vite, et le plus discrètement possible. Rien ne devait transpirer à l’extérieur de la prison. La manœuvre nécessitait du doigté, c’était clair.

Ainsi, c’était donc ça ! Le régime faisait face à une insurrection dans sa propre prison d’état, la plus terrible du pays. Effectivement, après la défaite dans le Tibesti, et malgré la victoire contre Al-Qaida, Mouammar Kadhafi avait désormais un sacré problème à résoudre. Nul doute que les services secrets du monde entier avaient déjà les yeux rivés sur cette partie du globe. Personne dans le monde ne pouvait l’aider, et montrer sa défaillance pourrait bien lui être fatal.

Al-Senoussi affréta une jeep et embarqua le docteur « bons offices » avec deux autres officiers. Quatre hommes pour faire face à une centaine d’émeutiers, voilà qui promettait !

Quand la jeep arriva aux abords de la prison, Bernie White constata que celle-ci était encerclée par des blindés et que des dizaines de soldats avaient pris position, empêchant tout fuyard de s’échapper.

Pénétrer à l’intérieur serait le vrai challenge. Derrière la porte d’entrée principale, un groupe de soldats avait mis plusieurs mitrailleuses en batterie, pointées sur l’entrée de la section militaire. En effet, la section civile ne s’était pas révoltée et était toujours aux mains des gardiens ; c’était une bonne chose, ça permettrait aux négociateurs d’avoir un point d’appuis.

Dès qu’ils arrivèrent devant la porte d’entrée de la section militaire, qui dépendait d’ordinaire d’Abdallah al-Senoussi, le directeur de la prison se joignit aux quatre hommes pour faire une déclaration par haut-parleur. Il annonçait que le chef du renseignement intérieur s’était lui-même déplacé pour rencontrer les prisonniers et les écouter.

Sans attendre de réponse, les cinq hommes avancèrent les mains en l’air, montrant qu’ils n’étaient pas armés. Lorsqu’ils furent à quelques mètres de la porte d’entrée, celle-ci s’ouvrit, trois hommes apparurent, et les invitèrent à pénétrer dans la section militaire, ce qu’ils firent. La porte se referma aussitôt derrière eux.

Bernie White, qui reconnaissait l’endroit où il avait séjourné, aperçut des prisonniers qui avaient partagé sa cellule quelques années plus tôt : ils étaient donc toujours vivants et toujours incarcérés. Lui et les autres négociateurs faisaient face à plusieurs centaines de détenus qui se levèrent tous en silence, ils occupaient les couloirs et tous les espaces qu’offraient la prison. Le directeur engagea une discussion en arabe avec eux, al-Senoussi écoutant attentivement. White en profita pour observer les alentours, il remarqua que des cellules avaient des portes ouvertes, d’autres étaient fermées avec des inscriptions à la craie en arabe dessus. Il se pencha pour parler à al-Senoussi discrètement :

-          Que veulent dire ces inscriptions ?

Le chef regarda attentivement ce qu’il y avait d’écrit :

-          Ça dit que ceux qui sont dans cette cellule ne soutiennent pas les insurgés et qu’ils ne veulent pas sortir.

-          Hum ! répondit Bernie White tout aussi discrètement. C’est une bonne accroche pour commencer à négocier : je propose qu’on exfiltre ces non-insurgés avant d’entendre les revendications des autres. Comme ça, nous saurons exactement combien ils sont dans les deux camps. Surtout, qu’on ne fasse aucun mal aux exfiltrés, comme ça, les révoltés verront que nous sommes sérieux dans notre volonté de négocier.

Al-Senoussi se tourna vers White, le dévisagea, sembla réfléchir puis répondit :

-          Je suis d’accord !

Il leva la main pour se faire entendre et s’exprima en arabe, exposant à tous qu’il avait un souhait avant d’entamer les discussions.

-          S’il vous plait ! Ecoutez-moi, tous ! Nous devons rester entre nous ! Ceux qui considèrent que leur sort est juste, doivent sortir d’ici. Je promets qu’il ne sera fait aucun mal aux camarades qui sortiront de la section militaire.

Puis il se retourna vers White, attendant la suite. Parmi les révoltés, un groupe se forma pour discuter. Un homme en émergea, s’avança et parla :

-          C’est d’accord. Ils peuvent partir.

Sans rien en dire à al-Senoussi, White avait mis en pratique la tactique de négociation de Nelson Mandela qui consistait à obtenir quelque chose de son interlocuteur, tout et n’importe quoi. La négociation avait alors une amorce et pouvait démarrer. C’était mieux si c’est votre camp qui avait obtenu satisfaction. Dans ce cas présent, ils avaient pu également identifier les meneurs.

Il fut convenu d’évacuer les cellules une par une, que les non-insurgés prendraient toutes leurs affaires personnelles, et qu’ils seraient relogés dans la section civile.

L’évacuation dura toute la journée, et quatre cents détenus furent transférés d’une aile à l’autre, dans le calme et le silence. Le nombre impressionna les quatre hommes car ça voulait dire qu’il y avait plus de mille deux cents insurgés qui resteraient dans la section militaire, soit une véritable armée. Bernie White le constata également mais sans commenter.

Ils avaient observé longuement les insurgés durant cette journée, et s’étaient aperçus qu’ils n’avaient pas d’armes. Certains étaient équipés de bâtons, mais rien de plus. Bernie White conseilla de négocier le plus pacifiquement possible pour obtenir leurs redditions.

Le problème s’était désépaissi mais il demeurait encore important. Dès que le transfert fut achevé, il fut convenu de reprendre les négociations le lendemain.

Au matin du 28 juin, les choses se présentèrent beaucoup mieux : les insurgés avaient installé une table et des chaises à l’entrée de la section militaire, et Abdallah al-Senoussi était revenu plus détendu que la veille. Bernie White était toujours convié à écouter et à donner son avis discrètement, comme une sorte de conseiller occulte.

Les trois meneurs de la veille reçurent la délégation officielle avec courtoisie et exposèrent leurs griefs qui étaient plutôt simples à comprendre : ils réclamaient de meilleures conditions de détention, une meilleure alimentation, de pouvoir rencontrer leur famille, l’arrêt des sévices corporelles, et la révision de leur procès qu’ils jugeaient tous nécessaire. Si le chef du renseignement militaire pouvait améliorer le sort des prisonniers, leur jugement était en dehors de ses compétences, mais il en ferait part au ministre de la justice, sans faute.

Bernie White fut étonné de la tournure que prenait ces négociations : al-Senoussi cédait sur tout, acceptait tout. Il se demanda s’il ne cherchait pas surtout à gagner du temps. Cependant, même si les insurgés ne réintégreraient leurs cellules que s’ils avaient la certitude que les choses changeraient. Et sur ce point, rien n’était encore gagné. Al-Senoussi qui n’avait pas l’habitude qu’on discute ses ordres montrait des signes d’impatience parfois. Quant au directeur de la prison, il souriait comme s’il avait été convié à une discussion entre amis. L’atmosphère sembla trop détendue à White pour que ces négociations aboutissent.

Ils se quittèrent tous en se serrant la main, ils avaient bien avancé, ils continueraient le lendemain…

Au matin du 29 juin, le bon docteur fut convié, mais il ne monterait pas dans la jeep du chef, mais dans le fourgon médical avec les autres médecins de la caserne qui feraient partie du convoi. Cette fois-ci, des dizaines de camions militaires chargés de soldats partaient pour la prison. Bernie White y dénombra au moins cinq cents soldats bien armés. Si seulement quatre hommes avaient réussi à ramener le calme à la prison, que pourrait bien faire tous ces soldats ?

La réponse lui fut fournie rapidement :

Dès qu’ils furent aux abords de la prison d’Abou Salim, les soldats entrèrent et prirent position à l’intérieur. La porte d’entrée de la section militaire vola en éclats, et des soldats s’infiltrèrent en tirant, abattant toute résistance, présageant d’un carnage à venir. Les insurgés refluèrent en désordre vers la cour intérieure où ils furent pris dans un cul de sac : le piège se refermait sur eux. Rapidement, la troupe les encercla en prenant position dans les étages d’où ils pouvaient les surplomber. En bas, beaucoup levèrent les mains pour se rendre. Le major-général al-Senoussi apparut alors et ordonna d’ouvrir le feu. Les fusils mitrailleurs AK-47 crépitèrent tous en même temps, assourdissant l’air, le pourrissant de souffre. En bas, les mille deux cents détenus entassés dans la cour, s’effondraient les uns sur les autres, criblés de balles. La tuerie dura près de quatre heures sans interruption.

Bernie White pensait avoir vu beaucoup de choses dans sa vie, mais là ça dépassait l’entendement. Il assista au massacre sans broncher pour autant. Son seul souci fut de se protéger les oreilles du bruit des tirs. Son expérience des systèmes répressifs l’avait rendu insensible à toute pitié déplacée et inutile.

Les médecins n’avaient pas été invités au spectacle ni à sauver qui que ce soit, seulement à constater que les cadavres étaient bien morts. Mille deux cent soixante-neuf corps furent enlevés et stockés dans des camions pour être enterrés dans des charniers. Le constat dura des heures et fut éreintant : les quelques survivants étaient achevés d’un coup de grâce par un officier.

White savait qu’un tel épisode avait eu lieu à Soweto en 1976 où près de cinq cents manifestants avaient été tué par la police, mais il n’y avait pas participé, ni de près ni de loin.

Les quatre cents exfiltrés ne furent en rien inquiétés, ils avaient choisi le bon camp malgré eux.

Bernie White ne voulait pas être mêlé à cette reprise en main, il ne se sentait absolument pas concerné : au contraire, cet événement l’avait convaincu qu’il fallait qu’il quitte la Libye au plus vite. Oui mais comment faire maintenant, lui qui était un des rouages du programme d’armes chimiques de ce régime ?

 

23

 

Libye, caserne de Bab-al-Azizia, Tripoli : juillet 1996.

   Bien entendu, ni les médias nationaux ni internationaux ne parlèrent de cet évènement, mais la caserne bruissait de toute part. Les expatriés étaient plutôt circonspects sur l’attitude à avoir, et même s’ils n’osaient pas s’exprimer en public, ils n’en pensaient pas moins : rien ne pourrait justifier un tel massacre. Bernie White qui avait assisté au carnage, avait du mal à se contenir lui aussi. Il savait qu’il avait un devoir de réserve à respecter et qu’il le respecterait, mais la pilule devenait dure à avaler. Qu’avait donc ce régime à proposer de si différent finalement ? Rien ! C’était juste une sanglante tyrannie de plus, sans aucun mobile particulier sauf le pillage des ressources pour ses propres intérêts. En comparaison, l’apartheid pouvait se « justifier » parce que les Afrikaners avaient construit l’Afrique du Sud et qu’ils ne voulaient pas partager le fruit de leur labeur avec les noirs ni avec les autres blancs, ni avec personne d’autre…

La répression dans le stade et dans la prison d’Abou Salim avait été un simulacre de reprise en main politique, mais une vraie boucherie que même la conservation du pouvoir ne pourrait justifier. Les avertissements de son homologue Avi Haffner du Mossad lui revenaient souvent en boomerang. Il lui devenait clair que le régime de Mouammar Kadhafi ne tenait que grâce à une violence inouïe. La Libye n’avait plus d’alliés, l’ONU et les Etats-Unis étranglaient le pays d’une simple pression, les sanctions économiques ruinaient un peu plus chaque jour les Libyens, ce pays tomberait facilement en morceau dans peu de temps, comme l’Irak de Saddam Hussain. Seule la Syrie du Raïs Hafez el-Assad résistait encore, mais pour combien de temps ?

Novikov le surveillait de plus en plus, c’était devenu flagrant. Si Abdulayev demeurait muet comme une tombe, comme d’habitude, Novikov posait tout le temps des questions, surtout sur l’emploi du temps de Bernie White qu’il vérifiait à son insu. Comme il se méfiait de lui, White avait posé des petits pièges dans ses documents et agendas ; chaque jour, ces pièges disparaissaient ou n’étaient plus à leur place, ce qui prouvait que ses documents étaient régulièrement visités.

La question que se posait Bernie White depuis quelques jours, était : pourquoi Abdallah al-Senoussi était passé de la négociation franche à la répression la plus brutale ?

Un collègue d’origine syrienne lui donna quelques bribes d’explication : un massacre similaire avait eu lieu à Hama dans le centre de la Syrie en 1982, mais là, c’était vingt mille Frères musulmans qui avaient été liquidés. Pour la reprendre de force à des insurgés armés toute la ville avait été encerclée, une répression féroce s’était abattue. Un début de révolution avait été étouffé dans l’œuf, mais le régime syrien n’avait sauvé les meubles qu’en utilisant une violence terrible. Même si Hafez el-Assad ne pouvait pas aider officiellement Kadhafi, étant donné que les deux hommes se détestaient, des conseillers militaires avaient très bien pu fournir une aide logistique discrète, et rien n’indiquait que tous les laborantins syriens n’étaient pas aussi des militaires déguisés, comme Bernie White d’ailleurs. Donc, ces supputations étaient plausibles… Quoi qu’il en soit, 1996 n’était pas 1982, et ce qui avait été possible quatorze ans plus tôt, ne l’était plus aujourd’hui. Désormais, tout se savait à une vitesse grand V, et même si le grand public n'était pas au courant du massacre de Hama, les autorités officielles de tous les états du monde étaient bien au courant, elles ; et le simulacre de négociations leur était bien destiné.

Cette fois-ci, Bernie White se sentit perdu comme s’il traversait l’immensité du désert de Libye : où pourrait-il partir désormais ? Aucun Etat voyou n’avait résisté à l’effondrement de l’URSS, et les états pro-occidentaux qui étaient tous à la botte des USA, le traquaient désormais. Drôle de paradoxe, il ne pouvait se réfugier que chez ses ennemis d’hier qui disparaissaient tous les uns derrière les autres !

Bien sûr, il restait la Suisse, toujours prompte à récupérer des transfuges de tous bords, encore fallait-il pouvoir s’y rendre. Une solution se présenta bizarrement : Bobur Abdulayev qui ne vivait que dans l’ombre de son chef Novikov, vint le voir en particulier. Comme la paranoïa locale le suggérait, il prit toutes les précautions de sûreté avant de l’aborder :

-          Docteur ! Je voudrais vous parler deux minutes…

-          Bien sûr, Bobur ! Que puis-je faire pour vous ?

Sans attendre la réponse, l’ex agent du KGB lui remit une coupure d’un journal italien daté de la semaine. Un article où figurait une photo triomphale de Nelson Mandela.

-          Merci mais je ne lis pas l’italien, argua White. Qu’est-ce que ça raconte ?

-          C’est simple : votre nouveau président accorde une amnistie aux anciens membres des forces de l’ordre à condition de témoigner à la commission Réconciliation & Vérité… Si vous voulez partir, c’est votre chance.

-          Qui vous dit que je veux partir ?

-          Parce que vous ne supportez plus de vivre avec tous ces fous, pas vrai ? Moi non plus, j’en ai marre, je veux rentrer chez moi en Ouzbékistan. Comme j’ai gardé mon passeport soviétique, je pourrais même m’établir en Russie, j’en ai le droit. Ici ça sent trop la mort, autant partir.

Il fallait vraiment qu’Abdulayev ait une grande confiance en White pour lui parler aussi franchement.

-          Je vous ai observé et depuis qu’on se connait, vous n’avez jamais manqué à votre parole, c’est un signe qui ne me trompe pas. Même si vous avez déjà failli me tuer quand j’étais votre otage à Centurion. Vous vous rappelez ?

-          Oui, mais j’étais en service commandé pour mon pays, je n’avais pas le choix… D’après vous, que vaut vraiment la parole d’un agent secret ? Qui vous dit que je ne suis pas un maître en duplicité ?

-          Vous l’êtes sûrement, mais pas tout le temps. Et puis, je prends ce risque parce que je n’ai plus rien à perdre. J’ai décidé de partir, je partirai avec ou sans vous, c’est tout.

-          Et Novikov ?

-          Lui, c’est le problème n°1. Je n’ai pas confiance en lui, je pense qu’il nous trahira. Donc, on ne lui dit rien.

-          Quand pourrons-nous partir ?

-          Dès que les laissez-passer seront rétablis pour pouvoir sortir de la caserne et aller se promener en ville. Pas avant.

Cette histoire de commission Réconciliation et Vérité ne lui disait rien qui vaille, mais Abdulayev avait raison, c’était la perche à saisir, c’était le bon moment, l’occasion ne se reproduirait peut-être pas. Et puis, il ne pourrait pas partir seul, c’était clair. Il ne parlait pas l’arabe, il avait l’air d’un touriste égaré avec sa tête blanche et ses cheveux blonds bien coiffés, il serait repéré en dix secondes en tentant de fuir.  

-          Pour le moment, on ne sait pas quand on aura de nouveau l’autorisation d’aller boire un verre dehors !

-          Moi je sais ! En tant que chauffeur, je suis au courant de beaucoup de choses. Les laissez-passer seront rétablis dans deux jours, si tout va bien.

White acquiesçait, une fenêtre de tir venait de s’ouvrir, c’était possible désormais.

-          Une chose très importante : comme on partira boire un verre, nous sortirons comme d’habitude, sans bagages, sans affaires personnelles, on laissera tout ici. Sauf votre passeport et votre argent que vous emporterez. C’est compris ?

-          J’ai bien compris.

-          Maintenant, Mektoub Inch’Allah* ! … On se reverra dans deux jours, Novikov et moi sommes de service cette nuit pour faire la chasse aux poivrots. Et ça aussi, j’en ai marre.

Abdulayev le quitta sans plus de cérémonie, le laissant coi devant sa coupure de journal.

C’était un quitte ou double un peu risqué mais qui en valait le coup. Ses travaux du programme bactériologique et chimique n’avançaient pas, il manquait de tout, lui et ses collègues étaient souvent en panne technique, les pièces détachées étaient introuvables, et ce n’était pas demain la veille que les missiles chimiques libyens prendraient l’air. Même s’il était bien payé, ce programme devenait plus utopique de jour en jour. Et puis le régime flirtait délibérément avec l’illégalité en matière d’armes prohibées mondialement. Pour finir, ces gens étaient capables du mauvais comme du pire, mentant à tout le monde en permanence. La proposition d’Abdulayev était inattendue, mais elle tombait à pic : il fallait que White quitte ce pays sans plus tarder…

Deux jours plus tard, Bernie White et ses équipiers reçurent leur nouveau laissez-passer de l’administration militaire. Ils pouvaient ressortir de la caserne à la fin de leur service. La région de Tripoli n’était plus bloquée, le pays revivait normalement, si tant est que la normalité ait eut la même signification ici que dans le reste du monde.

Les camions de l’armée n’en finissaient pas de s’éloigner, la pression avait disparu, l’assaut de la prison d’Abou Salim n’était plus qu’un lointain souvenir pour tous. Une chappe de plomb avait recouvert cet évènement, ou plutôt de plombs, même si le double sens était macabre.

Bernie White se doutait que le problème principal des militaires serait de faire disparaitre les corps, mais le désert libyen offrait toute la place dont ils avaient besoin pour effectuer leurs sales besognes, pas de soucis. Le mieux était de ne pas chercher à savoir, spécialement depuis qu’il avait en tête de quitter « ses amis ». D’ailleurs, il n’avait plus revu Abdulayev, mais jusqu’à présent, l’homme s’était révélé fiable.

Abdulayev et Novikov se pointèrent sur les coups de 20h sur le parking de son logement. La vue de la 504 noire lui procura une réelle joie, comme si l’espoir s’était matérialisé sur quatre roues. Le Russe avait l’air sinistre ce soir-là. L’Ouzbèk lui fit signe qu’il avait déjà bu et qu’il était de mauvaise humeur.

White embarqua à l’arrière du véhicule, comme d’habitude, puis ils roulèrent au pas jusqu’à la porte de sortie où les gardes vérifièrent leurs laissez-passer, et inscrivirent leurs noms au registre. Sans problème, ils franchirent les contrôles. Ils s’engagèrent dans cette belle avenue, bordée de palmiers qui masquaient les immeubles toujours détruits, puis la voiture fila dans la circulation chaotique de la ville. White nota que rien n’avait l’air d’avoir changé depuis la dernière fois : les mêmes échoppes, les mêmes couleurs chatoyantes, les mêmes odeurs, et les mêmes déchets qui jonchaient les rues.

L’hôtel Intercontinental Al-Arab n’était pas vraiment loin de la caserne, ils aperçurent assez vite les mats des drapeaux et les palmiers, mais brusquement Abdulayev changea de direction :

-          Que se passe-t-il ? demanda Novikov surpris.

-          Je ne sais pas, j’ai l’impression qu’on est suivi, répondit calmement le chauffeur.

White regarda par la lunette arrière, mais il ne remarqua rien de suspect.

-          Allons, tu divagues ! Remets-toi sur le bon chemin. J’ai soif ! J’en peux plus d’attendre. Tu vas nous mettre en retard. Braque ! je te dis.

Novikov commençait à s’énerver, White ne bronchait pas, mais il se doutait que son chauffeur tramait quelque chose. Abdulayev ne discutait jamais les ordres, ne répondait jamais à son chef, obéissant au doigt et à l’œil comme s’il avait été dressé.

Mais là, sans avertir personne, il tourna vers le parking d’un supermarché fermé dont les lampadaires ne fonctionnaient pas, il se gara loin des autres véhicules éparpillés, dans l’obscurité.

-          Mais qu’est-ce que tu as ce soir ? T’es fou ou quoi ? argua Novikov. Qu’est-ce qu’on fait ici ? Démarre, c’est un ordre.

Abdulayev, toujours calme et taciturne, se tourna lentement vers Novikov, sortit de sa poche un revolver muni d’un silencieux fixé au bout du canon, le pointa sur son chef et fit feu à bout portant. Le son étouffé par le silencieux résonna quand même dans l’habitacle de la voiture, le flash de lumière vive de la détonation éclaira les trois hommes un instant. Le chef s’effondra sur le rebord comme une poupée qui n’allait pas tarder à se dégonfler, un trou bien rond du côté de la tempe qui pissa le sang en quelques secondes. Le coup était net et précis, sans bavure. La balle était ressortie de l’autre côté du crâne, faisant un trou dans le pare-brise, qui lui, tint le choc malgré tout.

White fut épaté par le sang-froid d’Abdulayev, alors que lui était abasourdi. Novikov n’avait pas eu le temps de comprendre qu’il allait mourir, il n’avait même pas dû souffrir. La méthode KGB, semblait-il : agir sans préméditation apparente ni raison valable pour désarçonner son adversaire.

Puis Abdulayev pointa son arme sur White qui s’écria :

-          Allons Bobur ! … Abdulayev, je suis avec vous… Baissez votre arme, je vous en prie.

Abdulayev exhala un long soupir.

-          Excusez-moi docteur ! répondit-il en rangeant son arme… Aidez-moi à le mettre dans le coffre. On ne peut pas l’abandonner-là. On devra rouler avec lui derrière.

Il semblait dans un état second, comme si l’effort de concentration dont il avait eu besoin pour accomplir son acte était en train de se dissiper. Mais il retrouva vite son état normal.

Après quelques secondes d’hésitation, White sortit de la voiture, s’activa pour aider à transporter vers l’arrière le corps encore chaud, mais qui commençait déjà à se raidir : la Peugeot 504 offrait un coffre très spacieux, on aurait pu en mettre deux comme Novikov. Très pratique, ces voitures françaises. Même si ce n’était pas vraiment le moment de s’exalter sur les qualités du véhicule…

Comme à son habitude, et sûrement pour se faire pardonner de cautionner cette action qui pourrait passer pour mauvaise, White envoya une courte prière à son Seigneur.

Puis il nettoya « le siège du mort » - le surnom de cette place n’avait jamais aussi bien porté sa destination, ce soir-là - histoire de ne pas se tacher de sang. Silencieux, ils remontèrent tous les deux en voiture, puis ils prirent la direction de l’autoroute qui les mènerait à la frontière tunisienne. Pas de temps à perdre, ils n’auraient qu’une dizaine d’heures d’avance avant que la garde ne s’aperçoive que trois des locataires de la caserne n’étaient pas rentrés.

*A la grâce de Dieu.

 

24

 

Tunisie. Aéroport international de Tunis-Carthage, juillet 1996.

   Durant le voyage jusqu’à la frontière, les deux hommes gardèrent le silence. Bernie White se laisserait guider, faisant confiance à son chauffeur, espérant tout de même que celui-ci ait un plan. Au vu de sa détermination, nul doute qu’il en avait un ! Comme il comprenait l’arabe, il avait gardé la fréquence de la radio de la police ouverte, écoutant distraitement les appels et les réponses pour savoir s’ils étaient déjà recherchés : RAS de ce côté-là ! Abdulayev était concentré sur la route, ne lâchant jamais le volant, s’octroyant de temps en temps, un moment pour s’allumer une cigarette qu’il fumait entre ses lèvres. D’ordinaire, White ne le permettait pas, mais ce soir-là, Abdulayev aurait carte blanche.

De temps en temps, White observait le trou dans le pare-brise, net et lisse, dernier souvenir qu’Oleg Novikov laisserait à la postérité.

Vers 23h, ils dépassèrent le panneau indiquant la localité de Ras-Adgir, Abdulayev leva le pied et commença à se décontracter, ils arrivaient en vue de la frontière. Cent soixante-dix kilomètres sans avoir été inquiétés, aucun contrôle de police sur la route non plus. Il gara la Peugeot près d’une échoppe qui semblait encore ouverte dans ce gros village. Sans éclairage de nuit, la bourgade ne ressemblait à rien, mais à une centaine de mètres, un bloc était sous le feu des projecteurs, c’était donc le passage officiel.

-          Docteur ! dit Abdulayev plaintif. J’ai été obligé de nous séparer de Novikov, il ne voulait pas partir, il nous aurait dénoncés. Je n’avais pas le choix.

White acquiesça d’un signe de tête. Pas la peine de s’attarder sur les explications, le mal était fait.

-          Mais où sommes-nous ? rétorqua-t-il.

-          Nous sommes à la frontière. Nous la traverserons à pied. On laisse la voiture ici. On prendra l’autobus avec les autres voyageurs qui attendent près de la guérite. Vous verrez, ça va être folklo, ça vous rappellera vos voyages de jeunesse.

-          Et on laisse la 504 avec Novikov derrière ?

-          Oui ! On va même laisser les fenêtres ouvertes, et les clés de contact sur le démarreur. Le but, c’est que quelqu’un vole cette voiture. Et croyez-moi, elle ne restera pas longtemps ici. Avec un peu de chance, ses nouveaux propriétaires nous débarrasseront du corps dans le désert. Ni vu ni connu et on aura fait des heureux. Mektoub Inch’allah !

Abdulayev arracha la radio du tableau de bord. Pas question d’offrir un émetteur de la police à un inconnu qui risquerait d’en faire mauvais usage. Fuyard peut-être, mais policier toujours ! Il s’agenouilla au pied de la voiture et commença à creuser un trou à mains nues, remuant le sable meuble facilement, il y jeta la radio, les câbles et son révolver ; pas question non plus de passer la douane avec une arme.

En tout cas, s’il avait un plan, il donnait les indications au compte-goutte. Manifestement, il avait remis leurs vies dans les bras d’Allah.

-          Docteur ! Relevez le col de votre veste, s’il vous plait. Tenez, je vous ai pris un chapeau pour cacher vos cheveux. Et surtout vous vous taisez. Plus un mot d’anglais, c’est moi qui parlerai. A partir de maintenant, silence absolu.

Si la journée, on approchait de la fournaise, la nuit il faisait carrément froid : rien qu’à cause du climat, White n’était pas mécontent de quitter ce pays. Les deux hommes se mirent en route tranquillement, mains dans les poches, vers le poste de contrôle de la frontière. Là, ils se mêlèrent à une petite foule bigarrée, que des hommes, qui attendaient l’autobus pour Djerba. La barrière était encore baissée, et elle le resterait tant que l’autobus venant de Tunisie ne serait pas là. Et il n’était pas annoncé avant 1h du matin. Si tout allait bien sur la route.

Abdulayev semblait sûr de lui, mais son mutisme devenait gênant, à force.

-          Ne vous inquiétez pas, ils ne contrôlent pas vraiment. Je ne vous ai pas amené ici par hasard. Je connais très bien ce poste.

Des phares éblouirent tout le monde tout d’un coup, lançant des faisceaux de lumière crue dans cette nuit noire, l’autobus de Djerba était en train d’arriver. Tous ceux qui l’attendaient se levèrent d’un bond et se mirent en ligne devant la barrière. Là, un garde frontalier libyen commença à passer en revue les passeports et autres documents que les gens lui donnaient au fur et à mesure. Il fixait le document puis fixait le candidat au voyage, rendait le document puis passait au suivant. Quand il arriva devant Abdulayev, celui-ci leva les yeux ostensiblement. White ne comprenait rien à ce jeu de mimes, mais il observerait le mutisme réclamé. Abdulayev se tourna légèrement vers lui et fit un signe discrètement au garde qu’ils étaient ensemble. Celui-ci, acquiesça puis passa au voyageur suivant.

Enfin, la barrière se leva, et tous en file indienne, quittèrent le sol libyen pour la Tunisie voisine. Là, un garde frontalier tunisien leur fit signe d’avancer rapidement vers l’autobus et de monter.

Bernie White suivit mais avait hâte de savoir. Lui qui était un véritable espion, avait l’impression de jouer dans un film de James Bond maintenant. Décidément, la fiction est toujours à la traine de la réalité.

Au chauffeur, Abdulayev acheta deux billets pour Djerba, puis ils allèrent s’assoir dans le fond. Dès que tous les voyageurs furent à bord, l’autobus démarra et reprit la route pour le Nord.

-          Comment avez-vous réussi ce prodige ? demanda White à voix basse, et en anglais.

-          Je vous ai dit que je connaissais ce poste de contrôle. J’ai montré un vieil ordre de mission : nous sommes deux policiers en mission secrète, c’est tout. La nuit, les Tunisiens ne contrôlent pas cet autobus : pas le temps, manque d’effectifs, fainéantise, je ne sais pas, mais pour une fois ça nous arrange. J’ai déjà rempli cette mission avec pour objectif de piéger des opposants qui voulaient se sauver en douce. Par ailleurs, nous n’irons pas à Djerba, mais à Tunis où nous prendrons l’avion. L’aéroport de Djerba est truffé d’agents libyens, pas la peine de faire tout ce chemin pour se jeter dans la gueule du loup.

-          Mais le voyage va être interminable jusqu’à Tunis.

-          On se restaurera à Médenine, c’est là que nous descendrons. C’est à une dizaine de kilomètres de Djerba. On prendra le prochain autobus pour Tunis de là. On tâchera d’acheter de l’eau et quelque chose à manger car le voyage sera assez long. Nous n’avons pas le choix… Maintenant, taisez-vous et dormez. Sinon nous allons finir par nous faire repérer.

Bernie White se tourna sur son fauteuil, se recroquevilla sur lui-même, cherchant un peu de la chaleur qu’il avait pourtant chassée toute la journée. Le chauffeur coupa la lumière dans le couloir et demanda le silence, mais entre ceux qui ronflaient et ceux qui chuchotaient, il était impossible de dormir.

Entre les cahots de la route, le bruit dans l’autobus et la fraicheur de la nuit, Bernie White ne se rappelait pas avoir déjà vécu un aussi mauvais voyage dans sa vie. Seul point positif, il était en Tunisie, fini le chaos libyen.

Abdulayev, lui dormit correctement, mais en se réveillant, il eut une irrépressible envie d’uriner. Ce fut d’ailleurs la réclamation première de tous les voyageurs, et White remarqua qu’il en manquait : donc, l’autobus s’était arrêté dans la nuit, il avait dû dormir finalement car il ne s’était aperçu de rien.

Sous la pression des voyageurs, le chauffeur fit une halte près d’une aire d’autoroute qui comportait une roulotte vendant du café, du thé, des petits gâteaux et surtout des cigarettes. Tous les hommes se ruèrent à l’extérieur pour se soulager contre les palmiers. Bernie White se serait bien retenu encore un peu, mais il ne pourrait pas tenir tout le voyage. Même s’il avait été militaire, il n’aimait pas cette promiscuité entre hommes, ça le dégouterait presque.

Pendant qu’il se soulageait dans un coin, Abdulayev en profita pour acheter des gobelets de thé et des gâteaux en guise de petit déjeuner, puis il fuma cigarette sur cigarette … L’autoroute longeait une façade maritime et la mer était plutôt agréable à regarder, bien qu’elle représentât aussi une frontière impossible à traverser pour le moment. Cependant, il faisait beau, pas encore chaud, et ils étaient libérés de leur dingue de patron. Abdulayev était franchement détendu, pas comme White qui avait du mal à émerger.

-          On peut utiliser nos dinars libyens ici, mais on ne pourra pas à Tunis, dit Abdulayev. Il faudra changer de l’argent.

-          D’ailleurs, je vous en dois. Vous payez tout depuis que nous sommes partis.

-          Laissez tomber ! Nous sommes dans la même galère, n’est-ce pas ?

White dodelina.

-          On trouvera des changeurs dans la rue, on y perdra sûrement, mais ça n’a pas d’importance. L’essentiel sera de prendre l’avion pour la destination de notre choix. Où comptez-vous aller ?

-          A Rome !

-          Moi aussi, mais ensuite ?

-          Je ne sais pas. Sûrement que je rentrerai chez moi en Afrique du Sud.

-          Rien de mieux que sa maison, pas vrai ?

White sentit que le rapprochement nécessaire de ces dernières vingt-quatre heures avec son ancien chauffeur, venait d’atteindre ses limites. En Libye, White ne comprenait pas l’arabe, mais la Tunisie était encore francophone, et lui parlait parfaitement le français, et en Italie il se débrouillerait comme il y a deux ans. Donc, il n’aurait plus besoin de l’aide d’Abdulayev… Surtout que ce dernier avait révélé qu’au sein de l’ex KGB, il avait été un tueur : sa technique d’assassinat était une pure signature qui ne tromperait aucun professionnel. Non seulement, White se devait d’être plus vigilant, mais rester factuel le garderait sûrement en vie.

Le semblant de petit déjeuner terminé, tout le monde remonta à bord de l’autobus, direction Médenine.

Cette halte les avait mis en retard pour attraper la correspondance pour Tunis. Du coup, le chauffeur accéléra tant qu’il pouvait, les mettant en danger, frôlant parfois d’autres véhicules ou la glissière de sécurité. Cependant, à part White, les autres passagers n’y prêtèrent aucune attention. En moins d’une heure, ils arrivèrent enfin.

La gare routière de Médenine permettait d’aller un peu partout en Tunisie, mais surtout elle desservait fréquemment la capitale. Les deux hommes avaient raté la correspondance du matin, mais il y en aurait une autre dans quelques heures. En attendant, il fallait changer de l’argent rapidement. Mauvaise surprise, le dinar tunisien valait bien plus cher que le dinar libyen chez les changeurs officiels et la somme à échanger était limitée. Chez les changeurs de rue, le taux était encore plus élevé mais la limite pouvait être repoussée tant qu’ils avaient des billets et des pièces. Les deux hommes savaient qu’ils se feraient arnaquer, mais ils n'avaient plus les moyens d’argumenter.

Sans bagages pour les encombrer, ils purent sans problème acheter de l’eau et des sandwiches, et les billets pour l’autobus de Tunis qui partirait vers midi. Quatre heures d’attente qui seraient suivies de cinq heures de route jusqu’à l’aéroport.

L’autobus partirait bondé. Ils ne purent trouver de sièges côte à côte cette fois-ci : comme une première étape vers la séparation. De toute façon, Bernie White n’avait pas l’intention de poursuivre son périple avec Abdulayev une fois à Rome. Là-bas, il faudrait vraiment qu’ils se séparent.

L’arrivée à l’aéroport de Tunis-Carthage fut vécue comme une délivrance par les deux hommes, car des cinq heures de route prévues, ils étaient passés à six heures trente après les multiples haltes et les bouchons à toutes les entrées des villes. White avait le dos en compote et les nerfs en pelote, son taux d’énervement était à son maximum, alors qu’Abdulayev, qui avait siroté discrètement une petite fiole de whisky, avait dormi. De ce fait, il avait un peu l’air de planer quand il descendit.

D’abord il leur fallait changer tous leurs dinars libyens contre des dinars tunisiens pour payer leurs billets d’avions, puis obtenir des lires italiennes…

Ils trouvèrent rapidement les guichets d’Alitalia. Stoïques, ils testèrent en direct ce que valaient encore leurs passeports. Deux ans plus tard, leurs documents de voyage étaient toujours valides, et ils obtinrent leurs billets pour Rome. L’avion décollerait à 20h, heure locale, l’aventure libyenne prenait fin…

 

25

 

Italie. Aéroport de Rome Fiumicino. Suisse : banque UBS à Lugano. Juillet 1996.

   Il n’y eut aucun problème durant le vol Tunis/Rome, mais les choses se présentèrent différemment après l’atterrissage. En effet, si Bernie White avait un vrai faux passeport sud-africain, Bobur Abdulayev possédait un vrai passeport libyen en plus d’un passeport soviétique : l’un étant soumis à une vérification plus poussée et l’autre n’existant plus légalement dans cette partie de l’Europe depuis la fin de l’URSS. A la douane, ils suivirent deux couloirs différents, les contrôles n’étant pas les mêmes pour ces ressortissants.

Si à la douane de Tunis, ils étaient passés sans encombre, la police italienne se montra bien plus tatillonne. Abdulayev fut emmené pour un contrôle supplémentaire, laissant White continuer seul jusqu’à la sortie, et comme celui-ci n’avait pas de bagages à récupérer, il fut très vite dehors.

Il était près de 23h, il fallait qu’il réfléchisse vite, qu’il réagisse : il ne pouvait pas rester dans l’aérogare à attendre son ex compère indéfiniment. Son séparatisme d’Afrikaner reprit le dessus naturellement : tant qu’il avait besoin des autres, il s’en servait ; quand il n’en avait plus besoin, il s’en débarrassait sans aucun scrupule. Abdulayev ne risquait pas grand-chose en Italie, sauf à être expulsé vers la Libye, et justement, White ne voulait prendre aucun risque à être associé à cet homme. Deux jours après leur disparition, les autorités libyennes avaient sûrement lancé des mandats d’arrêt, peut-être même contacté Interpol !

Il sortit de l’aéroport et héla un taxi, direction le centre de Rome. Cette fois-ci, pas question d’aller à Termini, il opta pour un quartier proche mais suffisamment distant pour que personne ne puisse le reconnaitre. Même s’il avait quitté Termini deux ans auparavant, il avait laissé des cadavres à la gare, et si les morts ne parlent jamais, des témoins de sa distribution de pilules pourraient le reconnaitre. Et puis, ce qui l’intéressait maintenant, c’était de récupérer sa mallette qui contenait les sept millions de dollars US, les microfilms de ses projets, et des paquets d’ecstasy.

Le taxi le déposa juste devant l’immeuble de la Banca Nazionale de Lavoro, qui heureusement, existait toujours. Cette petite vérification faite, il se mit en quête d’un endroit pour la nuit.

Il n’eut aucun mal à trouver un hôtel, il régla la chambre sur le champ. Un petit hôtel très discret, pas vraiment chic, très loin de son standing habituel, mais qui comportait un grand lit et surtout une douche. Il s’était gavé de snackings dans l’avion, il était trop tard pour diner de toute façon…

Dès le lendemain matin, il quitta la chambre sur les coups de 9h, pour aller faire des emplettes, car changer de vêtements devenait une urgence. Il abandonna son costume fatigué contre une tenue plus décontractée, un blazer, des chaussures souples. Le coiffeur lui fit la barbe également, et il gagna dix ans au moins. Il n’avait jamais été très gros, mais ses deux années en Libye l’avaient anormalement aminci pour son âge. Là-bas, il n’aimait pas la cuisine locale, trop grasse ou trop sucrée. A Rome, il s’offrit un vrai petit déjeuner continental avec des œufs et du bacon – bacon qu’il savoura à sa juste valeur car impossible à trouver en Libye - il était affamé, il mangeait comme s’il redécouvrait la nourriture pour la première fois. Ce retour, Bernie White le voulait gagnant, plaisant, sans limite. Il avait pris sa décision, il ne resterait pas en Italie, il repartirait le plus vite possible.

Vers 11h, il se décida à rejoindre la banque qui se trouvait distante de quelques rues. A l’intérieur, il reconnut sans problème l’agencement, rien n’avait changé en deux ans. Comme il avait ses clés, il descendit à la salle des coffres des particuliers. Il repéra le sien, numérota un code, puis introduisit la clé. La porte s’ouvrit : la mallette était toujours là, intacte. Il déverrouilla la mallette : l’argent s’y trouvait, les paquets d’ecstasy aussi. Il la sortit puis la reverrouilla, attacha une petite chaine à son poignet droit. Pour lui voler la mallette, il faudrait désormais lui arracher le poignet avec.

Il remonta jusqu’aux guichets, demanda son solde, retira l’argent, moins la location du coffre, et clôtura le compte. Plus factuel, tu meurs ! Dehors, il jeta dans une poubelle ce qui lui restait de dinars libyens et tunisiens. Dire qu’il avait abandonné aussi un compte en banque en Libye qu’il ne reverrait jamais. Sauf qu’en Libye, il n’avait pas seulement abandonné ses deux ans de salaire, mais aussi sa protection. Dieu y pourvoirait sûrement, il suffisait d’y croire ! Sinon que Dieu ne fournissait pas encore les gilets pare-balles.

Proche de la gare de Termini, il entra chez un loueur de voiture, Europcar Italia, il réserva une Alfa Romeo, une voiture de sport qui lui donnerait des allures de James Bond en goguette. D’ailleurs, n’avait-il pas appartenu aux services secrets sud-africains puis libyens ? Sauf que les James Bond n’existaient que dans les films et que son ordinaire à lui était plutôt ennuyeux.

Là, il s’offrait un peu du mythe au frais du contribuable sud-africain. Il en avait soupé des voyages en autobus ou en taxi miteux, il méritait mieux pour s’installer en Suisse. Après tout ce qu’il avait vécu, il aurait presque mérité une arrivée triomphale.

A bord du véhicule, il détacha la mallette et la posa sur le siège d’à côté, bien à plat, comme ça il aurait toujours un œil sur elle. Il démarra et prit la direction de Milan.

Il dépassa Florence puis Milan, fonça vers la frontière Nord, il ne s’arrêta qu’à Côme, à quelques kilomètres de Lugano en Suisse. Là, il fit une halte pour la nuit, fit le plein d’essence, se restaura, toujours accompagné de sa mallette.

Le passage de la frontière allait être une autre histoire, ce serait soit une formalité, soit la fin du voyage. Il décida de donner son vrai passeport au douanier qui le contrôlerait : Bernaard De Klerk revenait à la vie, comme si la résurrection de Jésus avait été programmée en Suisse alémanique et non en Palestine… De Klerk passa son passeport par la vitre de la voiture au douanier installé dans une guérite. Celui-ci ne le dévisagea même pas. Il feuilleta le document plusieurs fois, puis le tamponna.

-          Willkommen in der Schweiz ! annonça-t-il.

-          Vielen Danke ! répondit De Klerk en empochant son passeport.

L’avenir s’annonçait radieux ici. Même si le mois de juillet est un mois chaud en Suisse, le pays est connu pour ses pistes de ski et ses montagnes enneigées, pas pour sa la chaleur étouffante. Finies la sueur et la moiteur toute la journée : ici ce serait le froid et les engelures !

Mais avant de se réjouir, il fallait que De Klerk fasse une chose très importante : mettre son argent en sécurité. A quelques kilomètres de la frontière, Lugano offrait tout ce dont on pouvait rêver quand on était riche, mais surtout, cette petite ville avait les meilleures banques du Tessin, en Suisse italienne. Il ne fut pas long à se décider, il choisit l’UBS.

Il aurait pu attendre d’être à Zurich, mais il valait mieux qu’il planque son magot avant d’y arriver. Une fois le compte ouvert, il pourrait faire autant de transactions qu’il voudrait de n’importe où sur la planète.

Il avait opté pour l’UBS parce que la devanture de l’immeuble était imposante, cossue, genre bastion imprenable sauf avec un char d’assaut. De la porte aux guichets, il fallait marcher sur un tapis rouge épais, ce qui rendait tous les déplacements plus silencieux que l’air. Ne parlant ni l’allemand ni l’italien, De Klerk s’adressa en français au guichetier. Celui-ci lui fit une grimace de bienvenue et daigna lui répondre.

-          Vous n’avez pas rendez-vous, je présume ?

-          Non, du tout !

-          Et c’est urgent, je présume également ?

-          Vous présumez bien. En effet, c’est urgent, répondit De Klerk en montrant discrètement sa mallette.

-          Veuillez vous assoir dans la salle d’attente, je vais voir ce que je peux faire. Un conseiller francophone serait parfait, je présume ?

-          Francophone ou anglophone, je parle couramment les deux langues.

Pendant qu’il allait s’assoir, le guichetier prit son téléphone et appela. De Klerk l’entendit brièvement parler en italien.

Dix minutes plus tard, un homme très distingué, très mince, crâne dégarni, en costume cravate gris, s’avança vers lui, lui tendit la main en guise de bienvenue.

-          Je vous en prie, monsieur ! Je vais vous recevoir dans mon bureau. Par ici, je vous prie !

De Klerk se leva et le suivit jusqu’à son bureau, qui malgré la lumière du jour, paraissait très sombre. Il y régnait un silence impressionnant, comme si les murs étaient capitonnés.

-          Que puis-je faire pour vous, monsieur ?

-          J’aimerais ouvrir un compte chez vous et y déposer de l’argent.

-          Rien de plus facile… De combien disposez-vous pour le dépôt initial ?

-          Sept millions de dollars US en grosses coupures.

Bernaard De Klerk déposa la mallette sur le bureau et l’ouvrit, laissant apparaitre le contenu.

-          Ah ! … D’accord.

-          J’aurais aussi besoin d’un coffre pour y déposer des objets de valeur.

-          Nous avons toutes les tailles de coffres, pas de problème… En revanche, ça va être un peu plus compliqué pour l’ouverture du compte. Nous devrons vérifier les numéros des billets. Vous comprenez, on ne sait jamais. De nous jours, il y a tellement de malversations.

-          Bien sûr, je comprends…

-          Puis-je voir votre passeport, s’il vous plait ? … Hum, vous êtes citoyen sud-africain, monsieur Bernaard De Klerk… Je vais faire des photocopies et je vous le rends.

-          Ah ! J’allais oublier. Voici une lettre de mon gouvernement me transférant la somme de dix millions de dollars US. A ce jour, il n’en reste que sept, mais il y en avait bien dix au départ. En revanche, cette lettre est classifiée « secret d’Etat ». Vous comprenez, bien sûr !

L’homme se tourna vers la machine qui se trouvait derrière lui et photocopia les pages de son passeport ainsi que la lettre.

-          Vous résidez à l’adresse du document à Johannesburg ?

-          Pour l’instant oui, mais je compte m’installer en Suisse définitivement.

-          Très bien ! … Bien sûr, cette lettre restera un document confidentiel, mais je dois en avoir une copie, ça facilitera l’obtention des numéros de séries des billets, puisqu’il y a une trace officielle.

Il remplissait un dossier pendant qu’il parlait avec De Klerk.

-          Voilà ! Je vous ai fait une ouverture de compte sous réserve du contrôle du cash.

Il sortit toutes les liasses de la mallette et commença à compter sous les yeux de son client :

-          Très bien ! Je vous fais un mandat de dépôt pour les sept millions de dollars US. Reste la vérification des numéros et ça sera bon.

-          Combien de temps prendra cette vérification ?

-          Une bonne journée. On ne pourra pas aller plus vite. Où puis-je vous joindre ?

-          Pour l’instant, nulle part. Je n’avais pas prévu de rester, mais je vais prendre une chambre dans un hôtel de Lugano et je vous communiquerai le numéros ensuite… Au fait, vous êtes ?

-          Je suis Gian-Maurizio Gallo, pour vous servir, monsieur De Klerk.

L’homme se leva, entrainant de Klerk à faire de même.

-          Voici ma carte, toutes les informations nécessaires y sont inscrites. Vous avez ma ligne directe à UBS, surtout n’hésitez pas à m’appeler si vous avez la moindre question…

De Klerk observa que ce monsieur Gallo se frotta les mains, comme un tic de satisfaction. L’obséquiosité de cet homme le ravissait : si celui-ci avait dû lui baiser les talons pour prouver son efficacité, il l’aurait sûrement fait.

-           Bienvenue en Suisse et à la Banque UBS, monsieur De Klerk.

 

26

 

Suisse : Lugano. Aéroport international de Zurich, juillet 1996.

   Si les choses semblaient bien se passer, le fait de devoir rester une journée de plus dans cette ville ne l’enchantait pas plus que ça, il aurait préféré rejoindre Zurich au plus tôt. A Zurich, il faudrait qu’il contacte la seule personne qu’il connaissait : Jean Berger, son homologue des services suisses qui l’avait « vendu » aux Libyens. Même si l’homme n’était plus digne de confiance, De Klerk avait encore besoin de lui. Cette vérification des numéros de série justifierait la provenance des fonds : il fallait juste espérer que le gouvernement pré-Mandela n’avait pas sorti cet argent d’un quelconque trafic.

La ville de Lugano ne manquait pas d’hôtels, et les touristes argentés y étaient plus que choyés. A priori, comme il n’avait pas de problème de ce côté-là, De Klerk choisit de loger dans l’un des plus chics, l’hôtel Prince Park and Suite.

Cet élégant hôtel possédait également une galerie marchande, parfaite pour se faire une nouvelle garde-robe. Plusieurs costumes, des chaussures, des chemises, la panoplie d’un remarquable gentleman en vacances en Suisse. Lui qui d’ordinaire méprisait la langue anglaise, retrouva un accent british qu’il avait pourtant enfoui sous des tonnes de haine. En Libye, il ne s’était exprimé qu’en anglais, mais il n’avait fait aucun effort pour se faire comprendre. Là, il arrondissait les angles, il gommait son fort accent afrikaner, la métamorphose était en train de s’opérer.

Il n’avait pas l’âme d’un touriste, ni l’envie de découvrir cette ville qui offrait pourtant tout ce qu’un homme pouvait désirer en termes d’amusement : il se contenta de dîner à l’hôtel et d’aller se coucher ensuite. Cet argent qui dormait depuis plus de deux ans était son sésame pour une nouvelle vie, il ne faudrait pas qu’il disparaisse ou qu’un empêchement remette tout en cause. Ce n’était pas encore une obsession, mais ça occupait son esprit plus que de raison. Qui ne serait pas préoccupé par sept millions de dollars US ? C’était un cadeau du ciel, Dieu le suivait et le protégeait, pensa-t-il. Il se coucha, épuisé par cette journée…

Le lendemain matin, toujours désœuvré, et alors qu’il s’apprêtait à déjeuner dans la salle du restaurant, un des réceptionnistes vint le voir.

-          Monsieur De Klerk ? Une personne s’est présentée ce matin et a demandé à vous rencontrer.

-          Qui donc ?

-          Il n’a pas voulu laisser son nom, mais il reviendra dans le courant de la journée.

-          A quoi ressemble-t-il ? Avez-vous vu ses yeux ?

-          Ses yeux ? Ma foi, non ! Il portait des lunettes noires. Sinon, c’est un homme bien bâti, ça c’est sûr. Bien mis, allure sportive.

-          Merci bien.

Voilà qui n’était pas banal. Qui pouvait bien vouloir le rencontrer ? Qui savait, à part ce monsieur Gallo d’UBS, qu’il se trouvait en Suisse et dans cette ville ? Cette personne avait demandé à le voir et avait même dit qu’elle reviendrait ce jour : elle ne se cachait même pas. Curieux.

Donc, non seulement, il était repéré, mais il était suivi à la trace. Ça ne pouvait pas être l’employé d’UBS puisque De Klerk n’avait pas encore communiqué où il était descendu ni le numéro de téléphone de sa chambre. Non, c’était quelqu’un d’autre… Abdulayev avait les yeux bridés, c’était un indice facilement repérable, mais il portait peut-être des lunettes noires pour les camoufler, justement. Cependant, le fait que cet inconnu se montre aussi aisément, ne lui donnait pas beaucoup de choix : soit il le fuirait, soit il le rencontrerait.

Bernaard De Klerk n’avait pas fait tout ce chemin pour s’enfuir, donc il le rencontrerait. Mais avant, il fallait qu’il obtienne des informations sur le travail de vérification. Il appela la banque depuis une cabine téléphonique située à l’entrée de l’hôtel. L’appel s’avéra concluant, la vérification avait été plus rapide que prévue et elle confirmait bien la provenance des fonds, ce n’était pas de l’argent blanchi et les liasses venaient même d’un prêt initial du FMI. Donc, tout allait bien de ce côté-là. Gallo avait fait une demande de carte Visa Gold et d’un chéquier. Malheureusement, tout ne serait à disposition que dans une semaine, mais il pourrait les recevoir à son adresse à Johannesburg s’il le désirait. De Klerk ne statua pas encore pour cette dernière disposition.

Quand l’Afrique du Sud était sous embargo international à l’époque de l’apartheid, le pays en avait durement souffert, et son seul moyen pour survivre avait été d’emprunter de l’argent au FMI. Plusieurs milliards de dollars US avaient transité du FMI vers la banque centrale d’Afrique du Sud pour payer les milliers de fonctionnaires de l’Etat, et accessoirement les programmes militaires. Le nouveau gouvernement de Nelson Mandela avait aussi hérité de la dette colossale créée par les divers gouvernements blancs : les noirs avaient acquis la liberté et l’égalité, mais aussi une dette dont ils n’étaient pas responsables à rembourser. Tel est pris qui croyait prendre.

En attendant de savoir qui était le mystérieux suiveur, il lui fallait se protéger. Puisqu’il était toujours dans la cabine, De Klerk sortit un bottin et y chercha une armurerie. Il ne pouvait pas décemment recevoir ce nouvel invité sans arme. Il nota l’adresse puis se dirigea vers le parking pour y prendre sa voiture…

L’armurerie se trouvait un peu à l’écart de la ville, un bâtiment plutôt banal, très discret : Guns Blockhaus offrait tout ce qu’un chasseur ou un guerrier avait envie de posséder, de la canne à pêche au bazooka. Bernaard De Klerk savait exactement ce qu’il voulait : un Glock 17. Pistolet semi-automatique de fabrication autrichienne, neuf coups, et en polymère, cette matière proche du plastique qui le rendait très léger, maniable, inusable et surtout indétectable. De Klerk connaissait très bien cette arme puisqu’elle équipait les officiers de l’armée sud-africaine. Il acheta le révolver, une boite de cinquante cartouches, et un holster pour l’avoir sous le bras en toute sécurité. Bien entendu, il n’avait pas d’autorisation suisse pour l’acquérir, mais son attestation de détention d’armes de militaire sud-africain fit l’affaire. Le nom sur son passeport et sur l’attestation étaient bien les mêmes, donc pas d’embrouille, il achetait ce revolver officiellement.

Un fois son achat réglé, il décida de rentrer à l’hôtel. Puisqu’un homme le cherchait, pas la peine de le faire attendre, autant l’accueillir dans sa chambre.

De Klerk s’assura que son arme était bien chargée, avant de s’installer sur son lit. Il alluma la télévision, joua plusieurs fois avec la télécommande, faisant défiler les chaines, ne s’arrêtant que sur les talk-shows ou les émissions de variétés. Puis, presque comme prévu, le téléphone sonna :

-          Monsieur De Klerk, une personne est à la réception et désire vous voir.

-          Qu’elle monte ! Merci.

Le suspens ne durerait plus longtemps.

On frappa à la porte de sa chambre.

-          Entrez ! c’est ouvert, annonça-t-il en français.

De Klerk attendait debout, l’arme au poing, prêt à faire feu sur ce suiveur inconnu.

L’homme apparut et ne fut pas plus surpris que ça de cet accueil. Toutefois, il leva les mains en l’air. De Klerk reconnut de suite sa silhouette.

-          Berger ?

-          Je viens en paix. Tranquillise-toi ! Je peux baisser les mains ?

-          Non ! Ecarte ton blouson.

Berger ouvrit les pans de sa veste, laissant apparaitre un holster. De Klerk s’approcha et lui prit son arme, puis recula jusqu’au lit.

-          Maintenant, tu peux baisser les mains. Et tu ne bouges pas de là.

De Klerk le tenait toujours en joue.

-          Que me vaut cette visite impromptue ?

-          Un coup de fil de ton ami Abdulayev. Il est en route pour Lugano, il vient te chercher pour te ramener à la maison à Tripoli.

-          Et comme tu travailles en sous-marin pour l’Isthikbarat, c’est toi qu’il a prévenu.

Berger acquiesça.

-          En fait, je viens te prévenir aussi. C’est pour cette raison que je ne me cache pas. Comme on est amis…

-          Ex-amis !

-          Comme tu voudras… donc, je suis venu te dire que tu avais Abdulayev à tes basques. Je sais très bien que vous avez quitté la Libye tous les deux. Mais al-Senoussi est prêt à pardonner à Abdulayev, si celui-ci te ramène au bercail. J’ai eu la confirmation par al-Senoussi, lui-même.

-          Et tu crois que je vais retourner en Libye ? J’aurais dû écouter Haffner au lieu de te faire confiance.

-          Tu connais des secrets, ils ne te lâcheront pas.

-          Tu parles ! Leurs armes secrètes sont toutes bidons. C’est ça qu’ils ont peur que je révèle ? Que rien ne fonctionne, que leurs ogives sont vides, que ce pays est en ruine, que Kadhafi est fou ? Qu’est-ce que je pourrais bien révéler au monde qu’il ne sache déjà !

De Klerk baissa son arme et se détendit un peu, mais Berger dut rester à une distance raisonnable.

-          Je vais te dire : je comptais te contacter, ajouta De Klerk, mais je ne pensais pas te voir aussi vite. Après tout, tant mieux.

-          Ah oui ?

-          Oui ! Tes amis de l’Isthikbarat m’ont aussi fait des révélations sur toi. Tu ne travailles pas seulement pour les services suisses et libyens, mais aussi pour la CIA. Tes amis à Zurich sont-ils au courant ? S’ils ne le savent pas, je peux arranger ça. Et au niveau fédéral, ils connaissent ton triple jeu ?

Berger fit une moue dubitative, toujours calme. De Klerk embraya :

-          Je t’ai dit que je voulais te contacter, c’est pour une bonne raison. Je veux rentrer chez moi en Afrique du Sud, et le seul moyen d’y parvenir en entier, c’est par l’intermédiaire de la CIA, justement. Donc, je souhaiterais que tu me livres aux Américains plutôt qu’aux Libyens.

Berger serra les mâchoires, ses zygomatiques semblaient contractés au maximum de son énervement.

-          Si je te livre aux Américains, j’aurai les Libyens sur le dos, ça ne m’enchante pas des masses.

-          C’est ton problème. C’est ce que tu me dois pour les deux ans passés avec ces dingues. Après on sera quitte, c’est tout ce que je te demande… Au fait, j’ai découvert le vrai job d’Abdulayev au sein de l’ex KGB, c’était un tueur. Donc, je ne crois pas qu’il me cherche pour me ramener, mais plutôt pour me liquider. C’est logique et largement plus simple, tu ne crois pas ?

-          D’accord, j’ai compris : je m’occuperai d’Abdulayev. Ensuite, je te livrerai à la police suisse, qui se débrouillera pour remonter jusqu’à la CIA.

-          Voilà, tu vois quand tu veux trouver des solutions pérennes, tu y arrives.

De Klerk avait toujours son arme au poing, obligeant Berger à respecter la distance d’éloignement.

-          Quel serait ton plan ?

Berger lui proposa un début de projet. Une chose était sûre, Bernaard De Klerk serait attendu dès le lendemain à l’aéroport de Zurich. Tout se finaliserait là-bas…

 

27

 

Suisse. Lugano, l’hôtel Prince Park and Suite, l’aéroport international de Zurich, Airport-Hotel Zurich : juillet 1996.

En Suisse alémanique Jean Berger se présente sous son nom germanisé, soit Hans Berger. 

   De Klerk n’avait pas franchement confiance en Berger, mais il n’avait aucune raison de douter de sa parole cette fois-ci. Celui-ci n’avait même pas essayé de cacher qu’il travaillait en sous-marin pour un pays étranger, ce qui pourrait lui valoir beaucoup d’ennuis si c’était révélé. Quant à la CIA, c’était aussi son problème, mais les contacts « privilégiés » qu’il y entretenait, l’arrangeaient désormais.

Avant qu’ils ne se quittent, De Klerk prit la décision de lui rendre son arme. Berger l’empocha d’un coup de main rapide et la remit dans son holster. Aucune tentative pour retourner la situation, sûrement le pragmatisme suisse.

Pour commencer, Berger devait stopper Abdulayev coûte que coûte, et ce serait une autre paire de manches, car ce dernier jouait sa vie dans ce contrat. De Klerk pouvait aisément imaginer le pire concernant Abdulayev car il avait vu de ses yeux l’exécution de sang froid de Novikov. Cet homme serait capable de recommencer à n’importe quelle occasion. C’était un danger qu’il ne pouvait pas négliger et que Berger devait éradiquer d’une façon ou d’une autre. En tout cas, en attendant, pas question de se séparer de son Glock 17.

Autrement, le moins douloureux aurait été de retourner en Libye et de faire face à al-Senoussi, mais l’instabilité chronique de cet homme ne le rassurait pas. Dans tous les scénarii qu’il échafaudait, il finissait sa vie dans un trou, oublié de tous, comme le lui avait promis al-Senoussi, d’ailleurs. Donc, la CIA était le moindre mal qu’il se souhaitait.

Berger avait une dette envers lui, il paierait sa dette ou il perdrait sa tête.

En tant que militaire, puis membre du NIS, Bernaard De Klerk n’avait jamais eu peur de mettre sa vie en danger, la mort avait toujours été une probabilité, elle faisait partie du contrat, et il l’avait souvent convoquée pour s’en servir contre des opposants. Sauf que cette fois-ci, il était du mauvais côté de la force, c’est lui qui était traqué, et sa résistance s’avérait plutôt faible. Après un peu plus de deux ans de fuite, il ne pensait déjà plus qu’à rentrer et à se livrer à la justice de son pays. Lui qui avait méprisé ses ennemis, il les comprendrait peut-être mieux maintenant.

Tout n’était pas négatif non plus, il avait assuré ses arrières, l’argent du « Projet Eden » était désormais sous sa garde et en sûreté. Le secret bancaire suisse étant le secret le mieux gardé au monde, personne ne saurait jamais qu’il avait un compte dans ce pays.

Berger et lui s’étaient quittés en sachant exactement ce qu’ils avaient à faire. De Klerk l’avait gardé en joue pour être sûr que son ex-ami ne tenterait rien, puis il l’avait congédié. Berger était parti comme il était arrivé, serein et presque nonchalant.

De Klerk rassembla ses affaires, il ne passerait pas une deuxième nuit à Lugano, ce n’était pas prudent, surtout avec un tueur de la trempe d’Abdulayev dans les parages, rompu à toutes les situations. D’ailleurs, comme prévu, le lendemain, il avait rendez-vous avec la police suisse.

Le Glock dans la poche, prêt à servir, il descendit discrètement prendre son Alfa Romeo de location. Il s’assura qu’il n’était pas suivi, surtout dans le garage de l’hôtel. Le parking était souvent un piège mortel, où nombre d’agents chevronnés s’étaient fait avoir. Enfin, il quitta l’hôtel, direction Zurich et son aéroport international.

Un peu moins de trois heures de route pour deux cents kilomètres. La nuit n’était pas encore tombée, mais il n’arriverait pas à Zurich avant la fin de la soirée.

De Klerk contourna Zurich avant d’arriver à l’aéroport, celui-ci se trouvant à environ douze kilomètres de la ville. Là, il se gara dans le parking souterrain, descendit le silo de deux étages, laissa la voiture dans un espace presque complet : le meilleur moyen pour la noyer dans la masse. Il enverrait ses excuses par texto à Europcar Italia, et pour leur signaler où se trouvait leur voiture désormais.

Dehors, il n’eut pas grand choix, il n’y avait que le Airport-Hotel dans le coin et ses chambres cabines en prêt-à-dormir. De toute façon, ce ne serait que pour une seule nuit : c’était pratique, même si ça n’était pas génial. Et à part le fast-food, il n’y avait rien d’autre d’ouvert pour se restaurer à cette heure-là ; comme un avant-goût de ce qui l’attendrait une fois sous les verrous, peut-être !

Bien sûr, il aurait pu passer sa dernière soirée d’homme libre dans un bon restaurant de Zurich, mais il avait peur de tomber nez à nez avec son ex-collègue de l’Isthikbarat. Abdulayev ne respirait pas franchement l’intelligence, mais il était malin et très endurant. Son instinct grégaire doublé d’une parfaite formation de limier l’avait suffisamment endurci, il en était devenu une machine impitoyable, qui pouvait anticiper les actions, penser pour deux, et être plus violent que le plus violent des adversaires. Les formations du KGB étaient exemplaires, la dictature soviétique n’aurait jamais pu tenir sans des gens de cette trempe.

La nuit fut calme mais agitée dans sa tête. Il se réveilla au moindre bruit, l’ombre d’Abdulayev se dessinant partout. Il se leva aux aurores, s’apprêta, toujours le Glock dans son holster sous le bras gauche, prêt à être dégainé. Il quitta l’hôtel sa valise à la main.

Il dût attendre 8h du matin pour que la première cafétéria de l’aéroport ouvre ses portes. Petit-déjeuner sans appétit, mais il fallait bien se sustenter pour supporter une journée qui finirait mal.

Ensuite, il trouva le comptoir pour acheter un billet sur la South African Airways, un aller simple pour Johannesburg. Il découvrit par la même occasion que le Jan Smuts Airport s’appelait désormais le Oliver Reginald Tambo Airport, du nom d’un des compagnons de lutte de Nelson Mandela. Il s’en doutait, les choses avaient changé dans son pays, mais il n’était pas encore au bout de ses peines.

Il réserva le premier vol de la journée pour l’Afrique du Sud, il embarquerait à 11h10.

Dans les toilettes de l’aéroport, il enleva son holster pour le placer en évidence dans sa valise, la petite boite de cartouches déposée à côté, ainsi que son attestation d’achat dans une armurerie suisse. Lors de l’embarquement, ça passerait ou ça casserait.

10h, l’heure d’enregistrer le vol et son bagage, arriva enfin.

-          Avez-vous quelque chose à déclarer ? s’enquit l’employé de la compagnie aérienne en anglais.

-          Oui, j’ai un revolver Glock 17 et des munitions dans ma valise. J’ai aussi l’attestation d’achat officielle.

-          Veuillez ouvrir le bagage, je vous prie.

De Klerk s’exécuta sans un mot. L’employé vit l’arme, mais ne toucha à rien.

-          Un instant, je vous prie.

L’homme prit son téléphone et appela, il raccrocha quasiment aussitôt.

Deux minutes plus tard, deux policiers en uniforme arrivèrent. Ils s’exprimèrent en allemand. L’employé traduisit.

-          Vous ne pouvez pas embarquer avec cette arme, monsieur.

-          Pourquoi ? J’ai l’attestation qui officialise l’achat.

-          C’est interdit.

Les deux policiers s’approchèrent de De Klerk.

-          Monsieur, pas de scandale ici, dit l’un deux.

-          J’ai quand même le droit de demander pourquoi, hein !

-          L’armurier n’aurait jamais dû vous vendre cette arme. Il faut une attestation fédérale. La vôtre ne vaut qu’en attendant d’avoir l’officielle. Pour le moment, vous êtes en possession illégale d’une arme de guerre. En Suisse, c’est un délit.

De Klerk n’était pas vraiment surpris, il s’attendait à ce que ça bloque au niveau de la douane. C’était tellement gros, qu’il eut peur d’être pris pour un plaisantin : mais il fallait qu’il se fasse arrêter et c’était en passe de réussir.

-          Que dois-je faire, alors ?

-          Rien ! Veuillez nous suivre, s’il vous plait.

-          Vous suivre, où ?

-          Jusqu’au poste de police de l’aéroport.

Les deux policiers se placèrent règlementairement de chaque côté de lui. L’employé rendit le passeport et le billet d’avion, et passa au client suivant. Bernaard De Klerk portait sa valise avec le Glock 17. Curieusement, il se sentait plutôt léger, pas du tout gêné à l’idée d’être quasiment en état d’arrestation. Cette fois-ci, plus aucune chance de voir Bobur Abdulayev arriver, c’était déjà ça !

Arrivés au poste, les trois hommes s’isolèrent dans un bureau, De Klerk s’assit. Puis, un quatrième homme en civil entra. De Klerk le reconnut de suite mais ne marqua aucune surprise.

-          Hans Berger, de la police fédérale suisse. Puis-je voir votre passeport, monsieur ?

De Klerk s’exécuta, et le lui tendit. Berger l’attrapa, l’ouvrit, lut les premières pages :

-          Je reviens de suite, Herr De Klerk.

Le policier en civil sortit du bureau avec le passeport. Il y revint une bonne quinzaine de minutes plus tard.

-          Eh bien, Herr De Klerk. Il semblerait qu’il y ait un mandat d’arrêt contre vous. La police sud-africaine vous rechercherait.

-          La police sud-africaine ?

-          Plus exactement, le SASS* vous recherche.

-          Mais…

-          Je suis navré, Herr De Klerk, mais votre voyage en Suisse va se prolonger un petit peu. Vous êtes en état d’arrestation.

L’un des deux hommes se leva et menotta De Klerk en un rien de temps.

Berger jouait son rôle à la perfection, mais De Klerk fut réellement surpris d’apprendre que ce n’était pas la CIA qui le traquait, mais les propres services du renseignement extérieur sud-africain, soit ses ex employeurs. Même si la direction avait changé, et même si le nom du service avait changé, le travail effectué l’avait été sur ordre, donc la continuité de service devrait exister. C’était peut-être une bonne nouvelle finalement.

Les deux policiers emmenèrent De Klerk toujours menotté en cellule, la seule que possédait ce poste d’ailleurs, et où un autre passager était en dégrisement, manifestement. Puis Berger prit la relève des deux hommes et en profita pour lui parler, tout en restant dans son rôle.

-          La CIA ne vous recherche plus, Herr De Klerk, mais le nouveau SASS, oui ! C’est une bonne nouvelle, vous ne trouvez pas ?

-          Je ne sais pas encore. L’avenir me le dira bientôt, je suppose, répondit De Klerk calmement.

-          Vous allez être transféré à la prison de Zurich en attendant votre extradition. Malheureusement, les délais sont un peu longs. Vous serez bien traité durant votre séjour chez nous, je vous le promets.

-          Et je dois rester menotté ?

-          Pour l’instant, oui, c’est la procédure. Tout comme ce n’est pas moi qui déciderai de votre transfert, mais un juge. Votre dossier est déjà en cours d’analyse, le juge devrait répondre avant midi. Tout se fait par téléphone, c’est rapide. Nous vivons dans un monde interconnecté, et maintenant que nous sommes débarrassés des communistes, tout devrait aller mieux et encore plus vite.

Effectivement, un des deux policiers en uniforme vint voir Berger et lui parla tout bas.

-          Herr De Klerk ! s’exclama Berger. Le juge a ordonné votre incarcération à la prison de Kloten, c’est à côté de Zurich. Nous allons procéder au transfert maintenant.

-          Et ma valise ?

-          Un collègue la portera, sans l’arme, bien entendu : confisquée !

Bernaard De Klerk était toujours menotté quand deux autres policiers vinrent le chercher. Ils le prirent chacun par un bras et hâtèrent le pas pour le sortir de l’aéroport, un autre policier, devant eux, faisant signe aux voyageurs de s’écarter sur le passage du groupe.

Dehors, une voiture de police, un gyrophare allumé tournait, aveuglant tout ceux qui regardaient la scène. L’un des policiers appuya sur la tête de De Klerk pour le faire rentrer à l’arrière du véhicule, avant d’embarquer avec lui. La voiture démarra toutes sirènes hurlantes, direction le Flughafengefangnis**.

*South African Secret Service. Ce qui a remplacé le NIS après la chute du régime blanc.

**Centre de rétention de l’aéroport de Zurich à Kloten.

 

28

 

Suisse. Centre de rétention de Kloten. Aéroport de Zurich. Aéroport O.R. Tambo à Johannesburg, Afrique du Sud : août 1996.

   C’était la seconde fois de sa vie que Bernaard De Klerk allait en prison, sauf que cette fois-ci, il eut plus l’impression d’être à l’hôtel qu’en centre de rétention, surtout comparé avec ce qu’il avait vécu à la prison d’Abou Salim. Ici, tout n’était que calme, silence et discipline, il aurait presque pu s’y installer à demeure tellement ce régime le réconfortait.

Deux bonnes semaines furent nécessaires pour avoir une réponse des autorités sud-africaines, et d’après son avocat commis d’office, ils avaient obtenu l’extradition, ils viendraient même le chercher pour l’escorter jusqu’au pays. Sa « cavale » prendrait fin. Ses deux ans et demi à fuir le nouveau régime post-apartheid s’étaient soldés par sa capture, qu’il avait lui-même mise en scène. Son avocat, lui expliqua qu’il pouvait s’estimer chanceux, car l’introduction d’une arme dans un aéroport aurait pu lui coûter beaucoup plus cher.

Il ne savait pas encore s’il était si chanceux que ça. S’il valait mieux être en prison en Suisse ou en Afrique du Sud. Il avait sa petite idée, mais il préféra garder pour lui ses réflexions.

Quinze jours après son arrivée au centre de rétention de Kloten, Hans Berger vint voir son ex-ami en cellule. Cette fois-ci, plus besoin de jouer un rôle, ils se parlèrent franchement (ou normalement).

-          Prépare tes affaires, dit Berger en français. Le SASS a envoyé deux hommes pour t’escorter jusqu’à la Nation Arc-en-ciel*, et tu vas voyager en première classe. Ils ne vont pas tarder à arriver.

-          Je ne savais pas que tu t’occupais aussi des extraditions ?

-          Seulement pour les amis, ironisa-t-il.

Bernaard De Klerk n’était pas franchement d’humeur à plaisanter. Berger se reprit.

-          Sérieusement, j’ai supervisé toute l’opération de A à Z pour qu’il n’y ait aucun couac. Tout ira bien, je te le promets.

-          Et Abdulayev ?

-          Lui ? Je n’ai pu que récupérer son corps dans une chambre d’hôtel à Zurich. Trois jolis trous dans le torse. Une balle dans chaque poumon et une autre dans le ventre. Comme une pyramide inversée. Tu vois ce que je veux dire, n’est-ce pas ?

-          Exécution ?

-          Ce n’était pas un suicide, ça c’est sûr ! La signature est assez claire pour moi**. Aucune chance que ce soit l’Isthikbarat. En tout cas, ce ne sont plus tes affaires, mais les miennes. Te voilà débarrassé de tout un tas de choses maintenant…

Des pas dans le couloir alertèrent Berger, il était temps de mettre un terme à cette discussion.

-          Je te souhaite bonne chance car on ne se reverra probablement plus.

Les deux hommes se serrèrent la main sans plus de cérémonie, De Klerk n’eut rien à ajouter. Berger demanda au policier en faction derrière la porte à sortir de la cellule. Quand la porte s’ouvrit, deux policiers en uniforme accompagnés par deux hommes en costume-cravate lui firent face.

Berger les salua puis s’écarta pour les laisser entrer dans la cellule. Le premier policier en uniforme, un officier, s’avança pour délivrer ses informations.

-          Herr De Klerk, je vous présente les agents Jérôme Nkosi et Nkwabi Mahlangu du SASS. Ils vous escorteront jusqu’à l’aéroport de Johannesburg. Prenez vos affaires, vous partez tout de suite.

Les choses avaient vraiment changé dans son pays de naissance, car ces agents étaient deux grands noirs, et c’était bien la première fois qu’il en voyait portant un grade d’officier en plus. L’un arborait une fine moustache et des petites lunettes rondes, l’autre était gominé comme Mickael Jackson, mais ils avaient tous les deux une allure alerte, marque de fabrique des entrainements militaires intensifs.

L’un des deux s’adressa à lui en afrikans :

-          Bonjour docteur ! Nous vous prendrons en charge, du centre de Kloten jusqu’à l’arrivée à l’aéroport de Johannesburg. Là, une autre équipe nous relayera pour un lieu que nous ne connaissons pas encore.

-          Ne vous tracassez pas. Je pense que j’irai en prison, n’est-ce pas ? Mais ça m’est égal maintenant.

De Klerk tendit ses poignets et le subalterne lui passa les menottes. Un des deux agents sud-africains prit sa valise. Devant le centre de rétention, une voiture de police attendait, qui embarqua les trois Sud-africains, direction l’aéroport.

Sur place, les trois hommes se dirigèrent vers l’antenne de police pour y stationner le temps d’embarquer sur le prochain vol pour Johannesburg.

Tout était réglé comme du papier à musique, c’était à la fois rassurant et inquiétant. Rassurant parce que tout se passerait bien et inquiétant parce qu’il lui serait impossible d’échapper à une machine aussi bien huilée qu’à son époque. Sans équivoque, le SASS avait hérité des manières de faire du NIS sauf qu’au lieu d’être blancs et majoritairement afrikaners, ses hommes étaient majoritairement noirs ou issus de toutes les ethnies du pays. Et qui sait ! Peut-être y avait-il même des Afrikaners ? La nation Arc-en-ciel inclurait-elle aussi les Indiens, les femmes et les homosexuels ? Comment un tel pays pourrait-il fonctionner normalement ? se demanda De Klerk avec un petit frisson.

-          C’est l’heure, docteur, dit Jérôme Nkosi. Nous allons embarquer.

-          Vous parlez l’afrikaans remarquablement. Vous avez même l’accent.

-          C’est normal, je suis du Cap. Je suis né à Langa***, puis j’ai vécu à Stellenbosch, répondit-il sans emphase.

L’évocation de Langa signifiait qu’il avait connu une grande pauvreté durant sa jeunesse, mais Stellenbosch signifiait qu’il avait grimpé l’échelle sociale en plein pays afrikaner, ce qui lui avait permis d’accéder à l’académie militaire du Cap. Ça n’aurait jamais été possible du temps de l’apartheid. Et s’il avait été admis au sein des services secrets sud-africains, c’est qu’il en était capable… Sans équivoque possible, Nkosi semblait fier d’évoquer ses origines bien qu’il ait en face de lui l’un des responsables de sa misère passée. De Klerk ne culpabilisa pas pour autant, lui avait toujours cru, et croyait toujours, dans l’ordre immuable des choses : les noirs n’étaient pas capables de diriger un pays, les blancs, oui ! Donc, il suffirait d’attendre un peu pour que le monde s’en rende compte.

Le fait d’entendre sa propre langue maternelle qu’il n’avait pas pratiquée depuis plus de deux ans, sauf dans ses rêves, réveilla en lui des souvenirs enfouis. Ses oreilles frissonnèrent, sa langue fourcha un peu, mais les mots sortirent comme un ravissement. Cette langue gutturale si abrupte pour un non locuteur lui paraissait tout d’un coup, la plus belle des langues. Et quelle soit parlée par un noir n’y changea rien cette fois-ci.

-          Docteur ! dit Nkosi gravement. Je sais que vous êtes un ancien officier du NIS, et que vous avez fait l’armée. Moi et mon collègue sommes aussi des militaires. Pour pouvoir embarquer à bord, nous devrons vous enlever les menottes. Pouvez-vous nous donner votre parole d’officier que vous ne tenterez rien ?

-          Messieurs ! Vous avez ma parole d’honneur que je ne tenterai rien pour échapper à votre vigilance.

Nkosi et Mahlangu le remercièrent d’un signe de tête. Puis d’un geste rapide, Nkosi lui ôta les menottes. Il était temps de monter dans l’avion, semblait-il… Ils traversèrent le hall d’embarquement jusqu’aux postes de douane ; ils passèrent même devant tout le monde, coupant la file d’attente ; décidément, ça avait du bon d’être en état d’arrestation. Là, les deux agents présentèrent des papiers ainsi que leur ordre de mission. Pas de problème, le commandant de bord était au courant et avait donné son accord pour embarquer un passager en situation d’expulsion.

De toute façon, Bernaard De Klerk ne ressemblait en rien à un criminel ni à un migrant qu’on reconduit à la frontière. On lui aurait plutôt donné le bon Dieu sans confession, ou même remis ses économies tellement il inspirait confiance. Il avait pu administrer des potions mortelles à des inconnus sans problème ; même les deux hommes du SASS paraissaient détendus avec lui.

Comme promis par Berger, les trois hommes s’installèrent en première classe, pour dix heures de vol sans escale. Un vol de nuit qui leur permettrait de dormir sans se surveiller toutes les cinq minutes.

L’avion de la South African Airways atterrit comme prévu à l’aéroport O. R. Tambo de Johannesburg, tôt dans la matinée. Le passage de la douane fut un des plus rapides que De Klerk eut vécu de toute sa vie, les deux agents montrant leurs insignes pour couper les files. En revanche, il n’eut pas le temps de noter ce qui avait vraiment changé dans cet aéroport qu’il connaissait bien. Ses yeux affutés repérèrent tout de même que les divers policiers en faction n’étaient plus uniquement blancs, que toutes les ethnies et que toutes les nuances de noir y étaient représentées. Il n’y avait pas que Nkosi et Mahlangu : en surface, toute la société avait l’air d’avoir changé.

Les deux agents pressèrent le pas, ils n’étaient pas restés longtemps dans la torpeur due au long voyage, ils retrouvèrent vite leur instinct de militaires sur le qui-vive. De Klerk, lui, les suivit comme un toutou jusqu’au poste de police de l’aéroport.

-          Okay, monsieur De Klerk, dit Jérôme Nkosi. Le voyage prend fin ici. Deux autres agents vont venir prendre la relève très bientôt. En attendant, vous allez en cellule.

Un policier lui proposa de se rendre aux toilettes et de se rafraichir vite fait, car il devait lui remettre les menottes et le placer dans la cellule avec les autres « problèmes » de la journée.

La journée s’annonçait bien longue. Ses deux anges-gardiens, qui étaient toujours présents dans le poste, ne prêtaient absolument plus aucune attention à leur protégé, ils attendaient la relève.

Bernaard De Klerk était rentré au pays mais par la petite porte et les menottes aux poignets. Il ne voulait rien anticiper, mais son avenir allait sûrement se dérouler dans une succession de box pour accusés, de procès divers, puis dans une cellule trop fraiche en hiver et trop chaude en été. Dans ces moments-là, il entamait un dialogue interne avec son Seigneur. Il butait toujours sur la même question : qu’avait-il fait de si mal ?

*Surnom de l’Afrique du Sud donné par l’archevêque Desmond Tutu depuis l’accession au pouvoir de Nelson Mandela.

**Signature officielle des tueurs de la CIA.

***Township principal du Cap. 52 000 personnes y vivaient encore en 2022. Désormais incorporé comme quartier Est du Cap.

 

29

 

Afrique du Sud. Aéroport O.R. Tambo de Johannesburg. Adresse de Bernaard De Klerk à Sandton : Septembre 1996.

   La relève était venue très tard, laissant Bernaard De Klerk dans l’incertitude, à tourner comme un lion en cage toute la journée. Deux agents, des blancs cette fois-ci, se présentèrent enfin. De Klerk voulut plaisanter en afrikaans avec eux, mais ils restèrent de marbre. Pourtant, il en était sûr, c’était bien des Afrikaners, mais la préférence ethnique ou raciale ne fonctionna pas. Ces hommes n’étaient pas venus seuls, un homme brun de peau, un indien lui semblait-il, les accompagnait.

-          Bonjour monsieur De Klerk, je suis maître Aziz Pathi, votre avocat commis d’office.

-          Bonjour maître Pathi ! Je ne savais pas que j’avais besoin d’un avocat.

-          On a toujours besoin d’un avocat, surtout dans votre cas. Cependant, votre cas n’est pas désespéré, puisque je vais vous annoncer une bonne nouvelle. Vous étiez, certes, recherché, mais votre arrestation ne nécessiterait pas d’incarcération. Un juge de Johannesburg en charge de votre dossier, a décidé de vous placer en résidence surveillée jusqu’à ce que la date de votre procès soit fixée. Je vous conseillerai donc de prendre un avocat pour savoir ce qu’on vous reproche. Je transmettrai l’affaire à mon confrère dès qu’il m’aura contacté. Voici ma carte.

Effectivement, c’était une bonne nouvelle. De Klerk sourit béatement, mais les deux sbires qui accompagnaient l’avocat n’avaient pas l’air aussi heureux de cette nouvelle que lui.

-          Ces messieurs, qui sont de la police, ont aussi des choses à vous dire, ajouta maître Pathi.

-          Nous allons vous accompagner jusqu’à votre lieu de résidence à Sandton. Cependant, vous devez savoir que votre appartement a été, comment dire, visité.

-          Comment ça, visité ?

-          Cambriolé, serait plus juste. Et un peu saccagé aussi. Mais c’est le lot commun de certains quartiers en Afrique du Sud actuellement. Donc, si vous jugez votre résidence habitable, nous vous y laisserons, sinon on vous logera à l’hôtel. Vous aurez des heures de sorties et nous viendrons vous contrôler tous les jours. En cas de manquement à ces règles, vous serez incarcéré. Est-ce compris ?

Tout le monde attendait sa réponse, surtout l’avocat.

-          Oui, j’ai compris.

Maître Pathi consigna sa réponse, et demanda aux policiers d’ouvrir la cellule, ce qu’ils firent. Bernaard De Klerk se retrouvait en semi-liberté sans avoir levé le moindre petit doigt. Il leva les yeux au ciel et remercia son Seigneur d’avoir exaucé aussi rapidement sa prière.

Les deux policiers en civil lui remirent ses affaires et lui demandèrent de les suivre. Bien évidemment, le Glock n’était plus dans sa valise. Plus de menottes aux poignets, non plus.

A l’extérieur de l’aéroport, ils embarquèrent tous les trois dans une voiture banalisée, sans gyrophare. Le voyage jusqu’à Sandton se fit en moins de trente minutes.

Effectivement, le quartier chic avait un peu changé. Des immeubles calcinés comme s’ils avaient subi un bombardement, des poubelles remplies ou jamais vidées, des trottoirs repoussant de saleté, des tags partout sur les murs, peu de voitures dans les rues, aucuns feux de signalisation en fonction, le chaos avait remplacé le chic, sûrement comme dans tous les quartiers en voie de ghettoïsation du monde.

Les deux policiers le laissèrent en bas de son immeuble, dont nombre de fenêtres étaient barricadées. Le lobby, autrefois si accueillant, était désormais dans un état de décrépitude avancée, les boîtes aux lettres toutes défoncées, la loge du gardien en ruine. La porte d’entrée semblait avoir disparue depuis longtemps, et évidemment, plus de gardien non plus.

Quand De Klerk arriva à son étage, il n’eut pas besoin de beaucoup de temps pour comprendre ce qui l’attendait : la porte avait été fracturée, mais tenait encore debout, il la poussa d’une main. Dans l’entrée, tous les meubles avaient été renversée, ses livres dispersés, il y avait même des trous dans les murs, comme si quelqu’un avait mis des coups de pioche pour creuser dans la roche. Il n’aurait jamais cru qu’une telle apocalypse puisse avoir lieu dans son appartement.

Il entendit des pas dans le couloir, il reconnut l’un des deux policiers qui l’avait accompagné.

-          Désolé docteur. Je sais, c’est moche de rentrer chez soi et de voir son appartement dans cet état. J’en suis désolé, mais c’est l’égalité partout, maintenant. Dans la nation Arc-en-ciel, tout le monde morfle, c’est comme ça… Alors, que décidez-vous ?

-          Je reste. Je vais tout ranger, ça m’occupera si je dois y demeurer toute la journée… C’est décidé, je reste.

-          Très bien ! Je suis le lieutenant Kirby, voici ma carte. Si vous voulez quoi que ce soit, vous m’appelez… Enfin, dès que vous aurez le téléphone, corrigea-t-il en voyant les fils arrachés. De toute façon, on passera vous voir tous les jours… Mais n’oubliez pas : si vous n’êtes pas là lors de notre passage, vous logerez en prison. C’est bien clair, n’est-ce pas ?

Bien sûr que De Klerk avait compris, il connaissait parfaitement les prisons sud-africaines, puisqu’il y avait mené des expériences mortelles. Si elles n’étaient déjà pas dans un bon état à son époque, ça devait être pire aujourd’hui, mais il n’avait pas envie de le vérifier. Il leva les yeux au ciel encore une fois : son Seigneur ne lui faciliterait pas la vie pour autant.

Même si la porte d’entrée tenait plus par l’opération du saint esprit que par ses gonds, il fit d’abord rétablir la ligne de téléphone. Ce qui lui permit ensuite de contacter tous les corps de métiers dont il avait besoin pour remettre les lieux en état. Tous les artisans se firent prier quand il annonça qu’il habitait à Sandton, car l’endroit idyllique était devenu un coupe-gorge réputé. Mais De Klerk payait en dollars US et en liquide, et il transforma sa surveillance policière en protection rapprochée, ce qui rassurait les ouvriers. Puisqu’il avait la police sur le dos, autant s’en servir. Donc, il montrait à tout le monde la voiture garée en face, il faisait parfois signe aux inspecteurs, qui lui répondaient gentiment.

Il n’en avait parlé à personne, mais sa femme Retha et ses enfants n’étaient plus revenus dans l’appartement depuis qu’ils étaient partis au Cap. C’était un cruel désaveu envers lui, lui qui avait toujours été fidèle à ses principes ; eux l’avaient quitté sans état d’âme apparemment. Séparé mais pas divorcé car dans sa communauté, on ne divorçait pas, cette subtilité lui convenait finalement.

En un mois, le chantier fut terminé. Il fit poser une porte blindée avec un judas à la fin des travaux. Cependant, vivre dans cet environnement ne l’enchantait plus tant que ça. Il se sentait piégé à l’intérieur mais en danger dès qu’il sortait.

Au début, les policiers venaient le voir et pointaient sa présence aux heures obligatoires, puis au fur et à mesure que les travaux avançaient, ils ne se donnèrent même plus la peine de monter, ils klaxonnaient, il apparaissait à la fenêtre, puis ils repartaient. De Klerk avait remarqué que les agents qui le surveillaient étaient tous des blancs, il supputa qu’ils devaient tous être afrikaners pour être aussi relaxes avec lui, et qu’une complicité commençait à s’établir doucement. Rien n’était tout à fait perdu dans ce monde.

Il fallait qu’il s’occupe de son affaire en justice, mais la vie de l’immeuble lui prenait encore beaucoup de temps. Surtout que maintenant que les locataires étaient livrés à eux-mêmes, ils devaient s’organiser pour survivre.

Lui et les habitants restants de l’immeuble, avaient nettoyé et réparé le lobby. Le facteur pouvait même y déposer le courrier. Petit à petit, les fenêtres barricadées furent remplacées. L’immeuble retrouva un peu de son éclat d’antan. Ils nettoyèrent aussi la loge du gardien, et décidèrent de le remplacer par un vigile armé, surtout la nuit. Une connaissance de De Klerk, un ancien policier d’origine afrikaner reconverti dans une milice privée, accepta le job.

Donc, désormais De Klerk pouvait recevoir du courrier et en envoyer. Il écrivit au juge qui avait permis de le laisser en résidence surveillée. La réponse de celui-ci vint rapidement, elle l’étonna mais elle méritait toute son attention.

Ce dernier lui demandait simplement de comparaitre à une audition de la Commission Vérité & Réconciliation*. A la fin de cette audition, un juge statuerait sur son sort, mais cette commission n’était pas une cour de justice. L’audience aurait lieu à East-London au Cap-Oriental et serait présidée par l’archevêque Desmond Tutu en personne. En revanche, si De Klerk refusait de comparaitre ou ne se présentait pas, une procédure pénale serait déclenchée contre lui. Pour le moment, il n’avait pas besoin d’avocat pour se défendre, mais il n’était pas interdit d’en avoir un ce jour-là. Une date de comparution lui parviendrait dans les prochains jours. Le juge insistait bien sur le bienfondé de cette commission et lui recommandait expressément de s’y rendre.

Ainsi, Bernaard De Klerk venait de réparer son appartement, mais c’est à East-London qu’aurait lieu le dénouement. Ville assez proche du Cap où résidaient son épouse et ses enfants.

Effectivement, il reçut sa convocation quasiment deux jours après la lettre du juge. Comme il était en résidence surveillée, il serait mené à East-London par les deux policiers qui étaient habituellement en faction de l’autre côté de sa rue. L’audience était fixée au vendredi 23 septembre 1996, c’est-à-dire dans 48h. Il n’avait aucun prétexte à opposer pour repousser la date étant donné qu’il était à la merci de la justice de son pays. Bien entendu, comme ils y allaient en voiture, ils partiraient la veille ; il y avait un peu plus de neuf cents kilomètres de distance, mais avec ce qu’il avait vécu sur les routes de Lybie et de Tunisie, ce trajet ressemblerait plus à un voyage d’agrément qu’à une corvée.

*CVR : commission mise en place par Nelson Mandela et Desmond Tutu dès 1995 pour permettre aux victimes et aux accusés de s’expliquer et de se réconcilier. Des ex ministres, des ex présidents et des officiers supérieurs, ainsi que des membres de l’ANC qui avaient commis des attentats, furent entendus.

 

30

 

Afrique du Sud, mairie d’East-London, salle d’audition de la CVR. 23 septembre 1996.

   Le lieutenant Kirby et son adjoint avaient conduit jusqu’à East-London celui qu’ils nommaient presque affectueusement le docteur De Klerk… Kirby était un Anglais de souche, mais il était proche des milieux conservateurs dominés par les Afrikaners. Malheureusement, De Klerk n’aimait pas franchement les Anglais, il s’était toujours méfié d’eux, y compris de ses collègues du NIS et même de ceux qui votaient pour le PN ; il n’avait confiance qu’en ceux de sa communauté.

Il devait reconnaitre que Kirby était un modéré dans son genre, il soutenait l’ex général Constand Viljoen et son parti du Front de la Liberté, qui s’était pourtant pris une veste aux premières élections libres. Et deux ans après ces élections, Kirby avait vu son pays « s’effondrer », ou « se rééquilibrer », ça dépendait surtout du point de vue, les cinq millions de blancs donnant aux vingt millions de noirs. Fatalement, la balance ne penchait plus d’un côté, mais pour que tout le monde profite des bienfaits de ce pays, les blancs avaient dû donner beaucoup, voire beaucoup trop pour certains.

50% des effectifs de la police étaient devenus noirs, et ceux qui avait été virés pour faire de la place aux nouvelles recrues alimentaient désormais les milices privées blanches qui pullulaient. Certaines dans la sécurité basique : supermarchés, entreprises, ilots d’habitations ; d’autres dans la sécurité à la personne, c’est-à-dire gardes du corps ; voire dans le mercenariat. Mais le pire, c’est que le pays qui avait échappé à la guerre civile, s’enfonçait tout doucement dans une turbulence incontrôlable. Il devenait le pays le plus violent du monde, devançant d’une courte tête le Mexique et les Etats-Unis. La misère ne serait pas éradiquée en un claquement de doigts, mais dans les townships, les gens n’en pouvaient plus d’attendre ce changement. Depuis que Nelson Mandela avait annoncé que le pays ne changerait pas en deux ans, mais plutôt en vingt ans, l’exaspération était à son comble, plus personne n’avait envie d’attendre aussi longtemps pour s’en sortir, et pour certains, la solution la plus simple était de tout « reprendre » aux blancs, et tout de suite, de gré ou de force. Près de quinze mille meurtres recensés depuis 1994, dont quatre mille fermiers blancs. La nation Arc-en-ciel virait plutôt au rouge sang à ce moment-là.

Pour Kirby, cette commission n’était qu’une perte de temps, étant donné les problèmes titanesques auxquels étaient confrontés le nouveau gouvernement. Cependant, il obéissait à ses nouveaux chefs : Bernaard De Klerk irait à la CVR quoi qu’il arrive.

Ils se présentèrent à la mairie d’East-London où une salle était dédiée à l’audition. Elle était plutôt vaste et pleine à craquer, ce qui surprit les trois hommes. Au moins deux cents personnes assistaient aux débats. Au fond, se tenait une estrade où siégeait treize personnes, plus Desmond Tutu. S’il y avait des magistrats parmi eux, ils n’étaient pas là pour juger mais comme membres de la société civile. Deux drapeaux sud-africains, le nouveau, les couleurs de l’ANC s’infiltrant dans celui du régime blanc, surplombaient l’estrade : c’était bien la première fois que De Klerk le détaillait aussi clairement, mais il n’eut pas de doute sur sa signification.

A peine fut-il entré que le silence se fit. De Klerk vit clairement les gens, des noirs majoritairement, chuchoter entre eux, le dévisager, tous semblaient l’avoir reconnu. Lui qui avait passé sa vie dans les services secrets, était donc connu ? Voilà qui était étrange.

Bernaard De Klerk se présenta au guichet où son état civil fut enregistré, sa présence confirmée. Dès que ce fut fait, il fut appelé à la barre - où un couple en larmes finissait son exposé - par l’archevêque Tutu. Celui-ci fit assaut d’amabilités, lui présentant le déroulé de l’audition et ce qu’on lui reprochait. Il n’y avait vraiment aucune agressivité dans le ton ni dans les propos : De Klerk devait se borner à répondre simplement aux questions. Il mit le casque audio sur ses oreilles, fixa le micro devant lui. Les débats se dérouleraient en anglais.

Il n’eut pas le temps de parler que la salle murmura encore plus fort dans son dos, le forçant à se retourner : Magnus Malan, ex ministre de la défense, et un de ses employeurs, venait d’entrer. Comme pour lui-même, Desmond Tutu l’accueillit aimablement, lui demanda de s’approcher de l’estrade et de se mettre au même niveau que le docteur De Klerk.

Bernaard de Klerk confirma qu’il était bien médecin militaire, scientifique et biologiste, membre des services secrets de l’époque, le NIS, avec le grade de colonel.

En gros, on lui reprochait d’avoir utilisé des substances chimiques pour torturer ou tuer des membres de l’ANC et des opposants au régime de l’apartheid : accusations que bien sûr, il récusa. Il avait agi sur ordre, mais lui-même n’avait tué personne. De la foule monta une colère sourde, un homme âgé, un noir, l’interpella avec véhémence :

-          Cet homme est un criminel. J’étais dans une cellule où je l’ai vu administrer des médicaments qui rendaient fou et tuaient les gens. Je suis un rescapé, je sais ce que je dis. C’est un criminel, un assassin, il a tué des frères et des sœurs. Il ment ! Il ment !

L’intervention inopinée de cet homme bouscula l’assise de De Klerk. Lui qui se sentait infaillible, eut l’impression de vaciller. Dans ces cas-là, mieux valait réfléchir à sa réponse que de répliquer sous le coup de l’énervement. Mais, malgré lui, il hurla presque dans le micro :

-          Donc, si vous êtes là, c’est que je ne vous ai pas tué ? Et d’après ce que je vois, vous vous portez plutôt bien aujourd’hui.

L’assistance remua bruyamment, l’homme continua de l’invectiver.

Le révérend Tutu fit un geste de la main pour calmer l’assistance, remercia poliment l’intervention de cet homme et demanda le silence. Rien à dire, l’audience était dans sa main, le silence se fit.

-          Répondez à cette simple question docteur, dit Desmond Tutu. Avez-vous administré de force des substances psychotropes ou autres à des prisonniers ?

-          Oui, je l’ai fait.

-          Pourquoi ?

-          Parce qu’on me l’a demandé. J’obéissais aux ordres. Ces substances permettaient de faire parler plus facilement les prisonniers.

-          D’accord ! Mais certains en sont morts !

-          J’en suis désolé. Je suis profondément navré si des gens sont morts lors de leur détention.

-          Détention ou interrogatoire ?

-          Sûrement les deux, monsieur. Mais moi, je n’interrogeais pas, j’étais là en tant que médecin.

-          Avez-vous été sous les ordres de monsieur Magnus Malan, alors ministre de la défense, ici présent ?

-          Oui. Comme pour tout militaire, un ministre est forcément votre supérieur hiérarchique.

-          Vous a-t-il demandé des choses particulières ? Une mission spéciale ?

-          Non ! Rien du tout.

-          Vous savez pourquoi je vous pose cette question ? Parce que votre dossier concernant vos états de service est quasiment vide. Nous avons juste les confirmations d’avancements, vos grades, votre salaire. Comme si vous n’aviez jamais rien fait durant les vingt dernières années.

Bernaard De Klerk sentait que les deux cents paires d’yeux et d’oreilles étaient fixés sur lui. Même Magnus Malan attendait sa réponse. Il s’approcha du micro tranquillement.

-          Je ne peux pas vous répondre, ce n’est pas moi qui tenais le secrétariat au ministère de la défense.

Desmond Tutu dévisagea sévèrement Magnus Malan.

-          Et vous, monsieur le ministre, qu’en pensez-vous ? Approchez-vous du micro, je vous prie.

Magnus Malan obtempéra maladroitement. Visiblement, il n’était pas très à l’aise. Il toussa.

-          Je n’ai pas de meilleure réponse à vous donner. J’ai été ministre jusqu’en septembre 1991. Les dossiers personnels se trouvaient bien dans notre administration. Enfin, je crois… Après, il faudrait demander à mes successeurs.

Au début, De Klerk s’était prêté au jeu des questions / réponses avec anxiété, mais cela se passait mieux que prévu. Il se détendit mais continua à jouer le jeu.

Justement, Desmond Tutu revenait vers lui.

-          D’après les témoignages que nous avons recueillis, votre action au sein du NIS a été néfaste pour les opposants au régime d’apartheid. Sans parler de ce que vous auriez fait au Mozambique, au Zimbabwe (ex Rhodésie) et en Namibie. Mais nous ne sommes pas une cour de justice, et si nous l’étions, nous ne pourrions pas vous juger selon notre juridiction pour des faits commis dans un pays étranger, ni nous substituer à la juridiction de ces pays étrangers. Mais sachez, monsieur De Klerk, que ces états sont libres de vous poursuivre chez eux. J’ai une dernière question à vous poser. Regrettez-vous vos actions de coercition envers des membres du peuple sud-africain toutes races, toutes ethnies, et toutes communautés confondues durant toutes ces années ?

Bernaard De Klerk soupira, puis il inspira profondément avant de délivrer sa réponse. Le silence régnait dans la salle, tout ouïe. Il réajusta les écouteurs sur ses oreilles, puis parla clairement dans le micro.

-          Oui, je le regrette profondément.

-          Merci, monsieur De Klerk, vous pouvez partir. Nous vous ferons part très bientôt de notre décision.

De Klerk salua les treize personnalités d’un signe de main, mais il se déplaça pour serrer la main du révérend Tutu. Il serra également chaleureusement la main de Magnus Malan, qui lui n’en avait pas encore terminé.

Il n’avait pas vu le temps passer, mais son audition avait duré une bonne heure. D’être resté sur la défensive l’avait quasiment épuisé. Il fut accueilli à la sortie de la salle par le lieutenant Kirby, qui avait l’air satisfait.

-          Je vous emmène boire un verre avant de rentrer. Ça va vous faire du bien.

-          Volontiers, lieutenant. J’ai la bouche desséchée.

Ils quittèrent la mairie pour le port, où se trouvaient des bars et leurs agréables terrasses. Là, De Klerk se détendit d’un coup, comme si son squelette ne le supportait plus.

-          Vous avez assisté aux débats ?

-          Bien sûr, docteur. C’était très intéressant. D’ailleurs, vous serez acquitté.

-          Comment pouvez-vous en être si sûr ?

-          Vous n’êtes pas la première personne que j’amène à l’audience. Et je peux vous dire que j’en ai entendu, des horreurs. Certains flics ont été de vrais ordures, et des militaires, de vrais criminels, eh bien, ils ont tous été acquittés. Alors vous, qui êtes largement moins coupable qu’eux, vous ne pouvez pas ne pas l’être... De toute façon, tous ceux qui ont comparu, ont été acquittés. Donc, vous le serez aussi.

Le bon docteur était quelque peu surpris par ce qu’il venait d’entendre, mais ça le réconforta plutôt d’apprendre qu’il avait fait bonne impression.

-          Dire que cette fripouille de Malan le sera aussi, me révolte. Enfin, c’est comme ça !

De Klerk ne fut pas surpris de la prise de position de Kirby. Kirby le flic désabusé, qui votait pour le Front de la Liberté, alors que Malan était toujours membre du Parti National. Si sur le papier, ces deux partis pro Afrikaners se suivaient, ils n’en étaient pas moins concurrents. Surtout que le PN avait des membres au nouveau gouvernement. Si c’était la règle que tous soient amnistiés, alors Malan devait l’être aussi.

De Klerk doutait de l’efficacité de cette commission, car si les victimes pouvaient s’exprimer, souvent en face de leurs bourreaux, ceux-ci étaient amnistiés à la fin. Toutefois, tout le monde défilait à la barre, du ministre au simple policier, tous s’exprimaient et tous s’excusaient. D’ailleurs, Bernaard De Klerk avait bien senti qu’il fallait qu’il le dise, qu’il regrettait, et la soupape psychologique avait plus que bien fonctionné.

Sur la terrasse du bar, il savoura pleinement sa bière. Il se sentit presque libre.

-          Je vous ramène à Johannesburg. Profitez bien de votre week-end car lundi prochain je viendrai vous chercher pour une autre visite, très importante celle-là. Je vous conseillerai de vous mettre sur votre 31. Je n’en dirai pas plus.

De Klerk fixa l’autre policier, mais celui-ci dévia son regard. Manifestement, seul Kirby était au courant. Ils embarquèrent ensuite en voiture, direction Johannesburg et la banlieue de Sandton pour un périple d’une dizaine d’heures, du Sud vers le Nord…

 

31

 

Afrique du Sud. Retour à Sandton. Union buildings, Pretoria. Bureau de la présidence avec Nelson Mandela : septembre 1996.

   L’empathie qui avait étreint Bernaard De Klerk lors de son audience, disparut d’un seul coup lorsqu’il arriva dans son quartier de Sandton : les poubelles qui n’avaient pas été vidées depuis plusieurs semaines, étaient en flammes. Difficile de savoir qui des racailles ou des habitants y avaient mis le feu, les uns pour s’amuser, les autres pour s’en débarrasser car les éboueurs ne passaient plus régulièrement. En tout cas elles brûlaient. Inutile de prévenir les pompiers, leurs unités avaient été réduites au maximum, et celles encore débout ne viendraient pas dans ce quartier, jugé trop dangereux désormais. Donc les poubelles brûleraient jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien, créant un univers apocalyptique et une odeur pestilentielle. Un vrai cauchemar… La police était désormais invisible, elle qui avait toujours sécurisé le quartier depuis sa création.

Le lieutenant Kirby pesta devant ce spectacle lamentable, et contre son impuissance. Il ne pouvait que regarder son pays sombrer un peu plus chaque jour. La fatigue du voyage avait déjà abattu De Klerk, mais de voir ces poubelles brûler ne fit rien pour motiver son enthousiasme. Comme une métaphore de la nouvelle Afrique du Sud, peut-être ?

-          Bonne soirée, docteur. Profitez bien de votre week-end. Lundi matin à 9h, je passerai vous prendre. Balade obligatoire.

Heureusement, son immeuble ne risquait plus rien depuis qu’ils avaient installé un vigile armé, la dissuasion fonctionnait. Le lobby avait retrouvé sa propreté d’antan, les escaliers qui menaient aux étages étaient régulièrement nettoyés, son palier respirait presque le bonheur : un peu comme s’il avait restauré un bout de l’ancienne Afrique du Sud. Mais ça faisait peu au mètre carré quand même.

Depuis qu’il était rentré au pays, De Klerk avait également découvert que son cher état du Transvaal avait été divisé en quatre entités. Il dépendait désormais de la nouvelle région du Gauteng*. Tout ce qu’il avait connu était en train de disparaitre, et il ne pouvait rien y faire. Même sa langue natale, l’afrikaans, avait été remplacée officiellement par l’anglais. Désormais la nouvelle Afrique du Sud était un pays anglophone avec des langues locales reconnues comme le xhosa, le zoulou, le tsonga, le n’débélé, et bien sûr : l’afrikaans. Même si un quart de la population sud-africaine l’utilisait tous les jours, cette langue était reléguée au second plan, c’était celle de l’occupant, alors que l’anglais était considéré, à tort d’ailleurs, comme l’idiome du libérateur.

Bernaard De Klerk était quand même satisfait d’avoir participé à cette commission, même si, comme dirait Kirby, ça ne servait à rien. En revanche, il était toujours soumis à son régime de résidence surveillée, et ça, ça l’embêtait un peu, l’obligeant à passer son week-end à tourner en rond chez lui. La fatigue du voyage lui permit de rester au lit plus longtemps que d’ordinaire et de récupérer…

En ce lundi matin, 9h tapantes, le lieutenant Kirby se pointa seul, sans son adjoint. Comme il le lui avait enjoint, De Klerk avait sorti de sa garde-robe un costume cravate et avait ciré ses chaussures. Ça faisait bien longtemps qu’on ne lui avait demandé d’être présentable. Mais aujourd’hui, plus rien ne l’étonnait.

-          Où m’emmenez-vous ?

-          Vous le verrez bien !

Ils embarquèrent en voiture, direction l’autoroute pour Pretoria, la capitale, à l’opposé de Johannesburg. Cependant, plus ils approchaient et plus le paysage semblait familier à De Klerk. Ils dépassèrent Centurion, son dernier poste, puis le Steve Biko Hospital. Là, plus de doute, le bâtiment suivant serait celui de la présidence, soit Union Buildings.

-          Qu’allons-nous faire dans ce lieu ?

-          Vous le verrez bien !

Kirby gara la voiture sur le parking des invités. Les deux hommes se dirigèrent ensuite vers le hall d’entrée. Ils donnèrent à un réceptionniste leurs identités et les raisons de leurs présences puis ils furent invités à passer sous le portique de sécurité. Le lieutenant déposa son arme dans une caisse, mais ne put la récupérer. Kirby avait annoncé qu’ils avaient rendez-vous avec le chef de cabinet du président à 10h précises. Un coup de fil confirma l’entrevue. De Klerk était plus qu’étonné, que se passait-il donc ?

Un homme vint les chercher pour les mener là où on les attendait. De Klerk remarqua qu’il connaissait la secrétaire qui se trouvait à l’entrée de la salle : Mme Verbeeck, l’ancienne secrétaire particulière de Frederik De Klerk. Elle était donc toujours en poste.

Pour pouvoir accéder à la présidence, Nelson Mandela avait dû accepter beaucoup de choses du pouvoir blanc, notamment la mise à la retraite des fonctionnaires qui le souhaiteraient. Dans un pays où les régimes de retraite n’existaient pas, c’était une gageure. Un nouveau prêt du FMI arrangerait ça, mais la somme était si colossale que Nelson Mandela changea son fusil d’épaule, et préféra garder tous ceux qui le désiraient plutôt que de leur verser une pension à vie. Il interdisait donc toute chasse aux sorcières au sein des administrations. A part les officiers qu’il fallait vraiment remplacer, pas question de virer des facteurs ou de simples employés administratifs sous prétexte qu’ils étaient blancs et/ou afrikaners. Une grande partie du personnel de l’ex-président De Klerk était resté en poste. La nouvelle Afrique du Sud serait multiraciale ou ne serait pas. Le prestige de Nelson Mandela en sortirait renforcé…

Cependant, les successeurs de Mandela appliqueraient avec zèle l’Affirmative Action (la discrimination positive) dans la fonction publique et y incitèrent fortement dans le privé, mettant ainsi au chômage des milliers de blancs sud-africains, au profit de gens parfois incompétents mais noirs, remarquerait De Klerk.

-          Bonjour, je suis John Khumalo, chef du cabinet du président Mandela. Je vous demanderai de patienter ici. Le président ne va pas tarder.

Effectivement, cinq minutes plus tard, les portes s’ouvrirent en grand et le président Mandela s’avança vers eux, la main tendue.

Bernaard De Klerk avait combattu cet homme, il avait étudié son dossier au sein du NIS pour trouver un moyen de s’en débarrasser, il avait souhaité maintes fois sa mort, mais il ne l’avait jamais rencontré. Or, aujourd’hui, il se trouvait quasiment dans son bureau et il lui serrait la main fraternellement. Qui l’eût cru ?

-          Bonjour monsieur De Klerk, dit Nelson Mandela. Comment allez-vous ? J’ai souvent entendu parler de vous. Vous êtes quelqu’un de précieux, vous savez.

Le bon docteur ne savait que répondre. Le sourire en coin de Mandela, ses yeux rieurs, l’amusèrent également. Instinctivement, il jeta un œil à la secrétaire. Mme Verbeeck regardait la scène, souriant pareillement.

-          Mais nous n’allons pas discuter ici. Allons dans mon bureau, je vous prie.

Ils se déplacèrent à pas feutrés, mais sans le lieutenant Kirby qui n’était pas invité, manifestement. Le chef de cabinet, John Khumalo, referma les portes derrière lui. Ils ne seraient que trois pour cet entretien.

Pour le moment, De Klerk ne savait pas comment se comporter. S’il avait l’habitude de côtoyer des ministres, voire des présidents, celui-là était un peu différent, c’était « l’ennemi ». Un ennemi qui lui faisait l’honneur de le recevoir, et à sa demande encore.

Le président Mandela était assis derrière son bureau, De Klerk et Khumalo se tenaient côte à côte devant ce même bureau.

-          Tout à l’heure, je vous ai dit que j’avais beaucoup entendu parler de vous. Je pourrais préciser que j’entends votre nom depuis une bonne vingtaine d’années au moins. Vos « dirty tricks » nous ont causé beaucoup de dommages, mais c’est du passé, et la raison d’Etat nous oblige à tourner la page. Je sais que vous avez témoigné à la Commission et je vous en remercie. J’ai des choses à vous proposer, mais je ne pouvais le faire qu’après avoir obtenu votre témoignage.

Nelson Mandela s’exprimait doucement, sa voix trainante et un peu éraillée surprit De Klerk. Il était assis en majesté, une grande force émanant de lui, obligeant son auditoire à l’écouter. D’ailleurs, Mandela avait un accent anglais très british, très stylé, alors que lui-même s’exprimait avec un accent guttural proche de celui des paysans.

-          Monsieur De Klerk, je sais que vous avez travaillé sur des programmes divers et variés tout au long de votre carrière et j’aimerais que vous rempiliez. J’aimerais vous faire travailler pour nous et pour votre pays, surtout.

-          C’est que… Je ne sais pas trop…

-          Monsieur De Klerk ! Je sais que vous avez travaillé sur un programme chimique pour le régime libyen sous le nom d’emprunt de Bernie White… J’ai de très bonnes relations avec monsieur Abdallah al-Senoussi, vous savez.

-          Ah ! …

-          Et je vous en félicite… Oui, je sais beaucoup de choses à votre sujet.

-          Oui, mais le régime libyen n’est pas vraiment en odeur de sainteté… Je ne sais pas si on peut s’en vanter.

-          Oh si, vous pouvez. Mouammar Kadhafi est notre grand ami, la Libye a toujours soutenu notre combat pour la liberté, et en ayant travaillé pour ce régime, vous me prouvez que je peux avoir confiance en vous.

-          La CIA ne sera peut-être pas du même avis que vous, monsieur le président.

-          Que les choses soient bien claires, monsieur De Klerk. Je l’ai toujours dit, les ennemis de mes amis ne sont pas forcément mes ennemis. Nous avons les amis que nous avons, et personne n’aura jamais rien à dire concernant la conduite de nos affaires. L’avis de la CIA n’est pas notre problème. Toutefois, les Etats-Unis sont aussi nos amis, et nous, nous ne nous mêlons jamais de leurs affaires.

Le chef de cabinet semblait gouter ces paroles avec délectation. Il souriait de toutes ses dents.

Cependant, Bernaard De Klerk ne voyait toujours pas où le président voulait en venir.

-          Que puis-je faire pour vous, monsieur le président ?

-          Pour moi ? Rien ! Pour le pays, beaucoup… Je vous ai dit que vous étiez précieux, mais je suis sûr que ce n’est pas dans le sens que vous espériez. Vous avez une valeur que je ne veux pas partager avec les autres nations du monde. Vous avez travaillé avec la Libye, et j’aimerais que cela continue pour le bénéfice de l’Afrique du Sud, mais officiellement, sous votre véritable identité.

De Klerk se redressa dans son siège, le ton et l’attitude avaient changé brusquement.

-          Je vais être très clair avec vous, très franc aussi. Il faudra nous signer une demande d’amnistie concernant votre témoignage à la Commission Vérité & Réconciliation.

De Klerk sursauta en entendant la recommandation de Mandela. Demander l’amnistie, ce serait comme de reconnaitre des crimes. Or, il n’avait fait qu’obéir aux ordres. Et puis, accepter de travailler pour le régime de Kadhafi sous son vrai nom reviendrait à se condamner à mort, non seulement par la communauté afrikaner, mais aussi par la CIA, qui ne le raterait sûrement pas cette fois-ci, et le mettrait hors d’état de nuire définitivement.

De toute façon, il avait d’autres ambitions, que son magot qui dormait en Suisse accomplirait. Son âme de résistant boer ressurgit par tous les pores de sa peau.

-          Et si je refuse ?

-          Dans ce cas, je laisserai la CVR réexaminer votre dossier et je fournirai toutes les preuves qui manquaient lors de votre passage. Ce qui ouvrira la voie à un procès. Me suis-je bien fait comprendre ?

Le chef de cabinet jubilait en silence, son sourire béat le trahissant.

-          Monsieur Khumalo, pouvez-vous me donner le dossier de monsieur De Klerk, je vous prie ?

-          Bien sûr, Madiba**.

Le chef de cabinet transmit le dossier de la main à la main, mais De Klerk se leva d’un bond, provoquant la surprise, cassant leur dynamique.

-          Eh bien, je refuse. C’est un chantage inacceptable ! Je ne travaillerai plus jamais pour des gens comme Kadhafi, et encore moins pour vous… Avec tout le respect que je vous dois, monsieur le président, je pense que nous en avons fini.

-          C’est votre dernier mot ? … Si oui, l’Histoire de ce pays s’écrira sans vous, c’est peut-être mieux, finalement… Monsieur Khumalo va vous raccompagner.

Le président Mandela resta impassible, droit dans son fauteuil. Manifestement, le refus était une option qu’il avait sérieusement envisagée. Il connaissait bien l’esprit borné de ces vieux Afrikaners d’origine boers.

-          Une dernière chose, monsieur De Klerk. Cet entretien a été enregistré, et j’en fournirai la preuve si nécessaire. Contrairement à vous, je n’ai rien à cacher, moi.

Décidément, De Klerk avait sous-estimé ce nouveau président. Charmé, somme toute, par sa légende d’homme affable, il s’était fait avoir. Même si sa colère était sourde, il bouillait intérieurement.

Nelson Mandela restait un combattant qui ne lâcherait rien, mais De Klerk n’avait pas dit son dernier mot. Il enrageait contre cet homme. En sortant du bâtiment, une idée lui vint à l’esprit, il fallait qu’il se protège et tout de suite, et personne d’autre que son vieil ami Eugène Terre Blanche n’était en capacité d’y parvenir aussi rapidement…

*En langue n’débélé = pays de l’or.

**Surnom de Nelson Mandela, relatif au clan dont il faisait partie.

 

32

 

Afrique du Sud. Cour de justice de Bloemfontein. Création d’un dispensaire dans le quartier de Century City, Capetown : octobre 1996.

   Bien évidemment, Bernaard De Klerk était coincé. Le lieutenant Kirby se rappela à son bon souvenir dès que l’entretien avec le président Mandela fut terminé : il était toujours en résidence surveillée, et il le serait plus que jamais, maintenant. Cette fois-ci encore, il n’avait pas toutes les cartes en main et le jeu en était plus que faussé. Kirby le ramena à Sandton, les deux hommes conservant un mutisme total.

Cependant, l’Afrique du Sud étant devenue une démocratie, De Klerk ne pouvait pas être en résidence surveillée sans raison ni l’être indéfiniment, il fallait une décision de justice pour ça, et il comptait bien la contester quand elle lui serait enfin notifiée. Son plan de sauvetage était en gestation dans sa tête pendant qu’ils roulaient vers son ex banlieue privilégiée.

Arrivé chez lui, il contacta son « vieil ami » Terre Blanche. Celui-ci fut surpris après toutes ces années de silence, mais il accepta quand même de lui répondre.

-          Mandela est un corniaud ! On aurait dû s’en débarrasser quand on le tenait. Maintenant, c’est lui qui te tient. Tous les gros naïfs qui ont cru qu’il allait sauver le pays sont partis. Et nous qui restons, on est dans la merde.

-          Eugène ! le coupa De Klerk nerveusement. J’ai besoin d’un avocat de confiance, un type de chez nous, et tout de suite.

-          Okay docteur, mais c’est donnant-donnant…

-          D’accord ! Tout ce que tu voudras.

-          J’ai ta parole d’honneur de patriote afrikaner ? Tu le jures sur la Sainte Bible ?

-          Evidemment !

-          Alors, t’as de la chance, j’ai ça en stock. Maître Herman Kuipers, il habite à Bloemfontein*, c’est pratique et ce n’est pas très loin de chez toi. Tu dis que tu appelles de ma part.

-          Merci, Eugène ! Je te revaudrai ça.

De Klerk eut un léger scrupule en raccrochant, il se sentait comme le docteur Faust. Car traiter avec Terre Blanche, revenait un peu à pactiser avec le diable. Mais lui n’avait pas le choix, contrairement au docteur Faust.

Les jours suivants, les doutes de De Klerk concernant sa surveillance se révélèrent fondés. Depuis son entretien avec le président Mandela, il avait remarqué que la voiture banalisée qui stationnait en face de chez lui, n’était plus occupée par Kirby et son adjoint, mais par deux autres agents, des noirs. Mandela lui mettait la pression.

Fort heureusement, maître Kuipers accepta de s’occuper de son cas et même de le rencontrer chez lui, puisque De Klerk ne pouvait pas sortir sans raison. Si celui-ci devait plaider en justice, il fallait bien qu’il se dévoile. Donc, qu’on sache que Kuipers s’occupait de De Klerk n’était pas un problème.

L’homme était presque un cliché d’Afrikaner : très blanc de peau, grand et sec, blond aux yeux bleus. On aurait dit un jeune aryen en goguette dans son costume à rayures beiges. Kuipers n’eut aucune difficulté à expliquer à De Klerk sa stratégie : attaquer de front, répondre coup pour coup.

Sur son conseil, De Klerk déposa une plainte visant à connaitre la raison pour laquelle il était surveillé. Le juge, un blanc, statua rapidement car l’Etat fut incapable de motiver sa réponse : le juge leva donc la surveillance, mais l’Etat fit quand même appel dans la foulée. Cependant, le temps que la cour se réunisse pour statuer de nouveau, De Klerk pourrait sortir librement de chez lui. Et la première chose qu’il fit, fut de déménager.

Désormais, il avait entamé un bras de fer avec la justice sud-africaine, mais De Klerk était sur son sol, ça serait plus facile de se battre dans son pays. Et puis, tout comme le pouvoir économique, le pouvoir judiciaire était toujours entre les mains des blancs, ça serait aussi plus facile pour se défendre. Kuipers se révélait efficace, ce qui augmenterait la dette que De Klerk contractait auprès de Terre Blanche. Finalement, les tracasseries judiciaires auxquelles il était confrontés, n’étaient pas grand-chose. De Klerk le savait désormais, l’administration Mandela était derrière sa surveillance. En revanche, ce qui l’inquiétait, c’était ce qui allait se passer après. Car si le président mettait ses menaces à exécution, alors c’est la boite de Pandore qui s’ouvrirait : Nelson Mandela enverrait les dossiers à la CVR qui en ferait usage. Du coup, les services du personnel de son administration s’en verraient même dédouanés : ils avaient soudainement retrouvé sa trace, et ils fournissaient en retard, mais de bon gré, ses états de service. Et la justice suivrait son cours. Bien malin celui qui pourrait savoir jusqu’où cela pourrait aller. Cependant, Herman Kuipers, son avocat, l’avait rassuré : les procédures étaient longues, très longues mêmes ; et cette lenteur l’avait décidé à changer de lieu d’habitation.

Même s’il irait sûrement souvent à la cour de justice de Bloemfontein, ville assez proche de Sandton et de Johannesburg, il décida de partir s’installer au Cap. Sa femme et ses enfants y vivaient déjà, et s’il n’avait jamais beaucoup apprécié cette ville, c’était quand même le berceau de la civilisation afrikaner. Et surtout, personne ne le connaissait là-bas : donc, trois bonnes raisons de s’y établir, finalement.

De toute façon, Sandton n’était plus la petite ville charmante de l’époque de son installation ; l’insécurité, la violence urbaine, l’abandon et le délabrement étaient désormais le lot quotidien de cette ancienne banlieue chic. Même s’il était propriétaire de son appartement, qu’il avait refait à neuf d’ailleurs, ses millions de dollars US lui garantissaient un avenir n’importe où sur la planète. Curieusement, sa cavale en Europe et en Afrique du Nord l’avait ramené chez lui, c’était là qu’il se sentait le mieux et qu’il finirait sa vie. Son pays avait changé, mais pas question de l’abandonner aux vautours, et comme la plupart des radicaux afrikaners, il resterait.

Le Transvaal n’existait plus, ni l’Etat Libre d’Orange, mais c’est depuis le Cap, ou à Capetown comme on disait maintenant, que la nouvelle Afrique du Sud rayonnerait dans le monde, et comme New York, cette ville qui servait de porte d’entrée au pays, était un monde en soi, loin des tumultes du reste du territoire. Et pour y faire des affaires, c’était un paradis.

Son avocat, Herman Kuipers, lui présenta un de ses amis, un avocat d’affaires du nom de Johann Blum, un Afrikaner d’ascendance juive**, qui allait devenir un de ses meilleurs nouveaux amis.

L’argent n’était pas un problème, puisqu’il provenait de son compte en Suisse, il faisait régulièrement des virements sur un compte d’une banque sud-africaine, et personne n’y trouvait rien à redire. Le pays allait mal et il fallait aider le business à redécoller de toute urgence. Si  Johannesburg était la place économique naturelle de l’Afrique du Sud, c’est au Cap que ça redémarrerait.

Bien évidemment, il fut hors de question de se réinstaller dans un quartier anglophone. D’ailleurs, les quartiers en zone afrikaans, Parklands, Bellville, ou Century City étaient délaissés par la population du Cap, et des appartements, des maisons, des échoppes, s’y achetaient pour une bouchée de pain, isolant encore plus les Afrikaners restants. Mais cet isolement n’était pas pour lui déplaire, bien au contraire.

Bernaard De Klerk opta pour une grande maison avec piscine à Century City, proche de l’océan, dans une rue bordée de palmiers, qu’il louerait dans un premier temps. Ensuite, il eut l’idée de créer un dispensaire, officiellement pour les gens dans le besoin : bien évidemment, les Afrikaners seraient la clientèle visée, pauvres ou riches d’ailleurs. Johann Blum lui dénicha un petit immeuble de bureaux de trois étages à louer, à deux rues de chez lui. Le bon docteur passa alors des petites annonces dans les journaux pour recruter un dentiste, un infirmier, un pédiatre, un autre médecin-généraliste, un cardiologue, un pharmacien et une secrétaire. En attendant d’avoir son personnel, De Klerk s’installa dans un des bureaux, qu’il ouvrit à la consultation. Il n’avait pas de temps à perdre, ni rien d’autre à faire, de toute façon.

Ayant été le chef d’un projet de coercition terrible, il eut l’idée d’en récupérer le nom pour lui-même et de le donner à son propre projet qu’il baptiserait : Eden’s Vry Apteek. C’est-à-dire, le dispensaire (ou la pharmacie) libre d’Eden. Le fait de donner un nom en afrikaans afficherait la couleur, bien blanche, de ce projet. En tout cas, ce nouveau départ l’enthousiasmait et il débordait d’énergie pour le réaliser, il se sentait de nouveau utile à sa communauté… Surtout que les nouvelles du tribunal étaient bonnes, Kuipers faisait tout pour mettre des bâtons dans les roues de la justice. Aucune nouvelle de la CVR, mais ça c’était normal : si le président Mandela avait fourni le dossier des états de service de Bernaard De Klerk, il faudrait plusieurs mois à la commission pour tout éplucher, tout vérifier et traiter ce qui pouvait être présenté. Herman Kuipers avait tablé sur six mois, voire un an, avant d’avoir une nouvelle date de comparution. D’ici là, il arriverait bien à faire trainer les choses le plus longtemps possible.

Les petites affaires de Bernaard De Klerk tournaient bien, tellement bien qu’elles arrivèrent aux oreilles de « l’ours du Transvaal » : Eugène Terre Blanche. De toute façon, pas besoin de chercher d’où venait la fuite, Herman Kuipers était un de ses amis, et ils travaillaient main dans la main depuis très longtemps.

Terre Blanche débarqua un matin avec trois de ses hommes : en tenues de sport, plutôt discrètes pour les hommes de main, mais assez voyante pour le géant blond. Ils s’installèrent dans son bureau avant que les premiers patients n’arrivent.

-          Que puis-je pour toi, Eugène ?

-          Bonjour Bernaard, ça va ? Tu es bien installé, dis donc. C’est sympa ton dispensaire. Je pourrais m’y faire soigner ?

-          Bien évidemment ! Si tu peux faire mille cinq cents kilomètres pour venir ici, pas de soucis. Mais je n’ai pas fini de m’installer, je n’ai pas encore tout le matériel ni tout le personnel.

-          Justement, j’avais une question : comment tu vas payer ce personnel ? C’est que ça coûte de l’argent de recruter des médecins.

-          J’ai demandé des subventions à l’Etat. J’attends sa réponse.

Terre Blanche se tourna vers Kuipers, et ce dernier confirma d’un clin d’œil ce qu’affirmait De Klerk.

-          Moi aussi, j’ai besoin de subventions. Tu te rappelles que tu m’as donné ta parole d’honneur de patriote afrikaner ?

-          Bien sûr ! Que te faut-il ? Du mercure au chrome ? Des pansements ?

De Klerk restait impassible. Terre Blanche était réputé pour sa violence, et non pour son intellect ni son sens de l’humour. Cependant, ce dernier n’avait aucune raison d’être violent, donc ils arriveraient bien à s’entendre sur quelque chose.

-          J’aurais besoin de deux cent mille rands***. Ça va, c’est honnête, non ?

-          Eugène ! Je te remercie de l’aide que tu m’as apportée. Mais Herman Kuipers, ici présent me coûte aussi beaucoup d’argent. Johann Blum également. Ils ne travaillent pas gratuitement. Comme tu le sais, j’ai des frais incompressibles, salaires, matériels, loyer etc… Le dispensaire démarre à peine, donc, je suis dans l’incapacité de te verser cet argent.

-          Je sais tout ça ! Je voudrais que tu me fasses une reconnaissance de dette pour service rendu. Maître Kuipers ici présent va établir les papiers. Et j’aimerais un acompte de vingt mille rands tout de suite.

-          D’accord, mais je n’ai pas cet argent non plus… De Villiers est toujours avec toi ?

-          De Villiers ? Oui, pourquoi !

-          Alors, je vais fabriquer des pilules d’ecstasy que tu revendras. De Villiers connait bien le circuit. Avec un peu de chance, tu en tireras plus que vingt mille rands.

Terre Blanche scruta ses trois collègues dubitativement. Il se frotta la barbe. Il n’avait pas pensé qu’une autre solution puisse émerger, il était pris de court. Il aurait préféré du numéraire, mais pourquoi pas cette chose dont la valeur marchande ne cessait d’augmenter actuellement.

De Klerk observait les effets de sa proposition.

Les deux cent mille rands n’étaient pas un problème, mais il était hors de question de les payer rubis sur l’ongle, ou « la subvention » se transformerait vite en rente à vie. Son magot suisse payait largement les loyers et les salaires, mais il prétendait qu’il prenait sur ses propres deniers et qu’il était proche de la ruine, d’où son acharnement à ce que son entreprise fonctionne.

Son ex collègue du NIS, De Villiers, savait comment se procurer les ingrédients nécessaires à la fabrication de l’ecstasy, et il connaissait bien le circuit de la revente… De Klerk savait aussi que cet argent que réclamait Terre Blanche n’était pas pour lui, mais pour le fonctionnement de sa milice, qui elle aussi, coûtait cher.

Les quatre hommes se concertèrent vite fait, mais le consensus était déjà là, en fait.

-          C’est d’accord, dit Terre Blanche. Je reviendrai fin janvier chercher la marchandise. Top-là, mon gars !

-          Tiens ! Approche donc !

De Klerk sortit d’un tiroir de son bureau un petit paquet de pilules rose pâle.

-          Voici un échantillon de ce que vous vendrez bientôt. C’est la meilleure qualité sur le marché, ça t’envoie au paradis en dix secondes. Je vous les offre, vous pourrez les vendre aussi ou les prendre pour votre consommation personnelle.

-          Non merci. C’est pour les kaffres, pas pour nous. Que Dieu nous en préserve ! Amen !

Cependant, Terre Blanche empocha le paquet.

Kuipers présenta à De Klerk la reconnaissance de dette que celui-ci avait déjà préparée. De Klerk la lut puis la signa. Un exemplaire pour lui, un autre pour Terre Blanche. Les bons comptes font les bons amis, parait-il. Mais De Klerk sentit que cette fois-ci, ses accointances avec la pseudo résistance afrikaner devrait s’arrêter. Il se servirait d’eux comme eux se servaient de lui, mais la fin de leur collaboration était programmée, c’était même inéluctable. Kuipers restait indispensable pour le moment, mais tolérer un mouchard dans ses murs ne serait pas acceptable longtemps…

* L’Afrique du Sud est l’un des rares pays au monde à posséder trois capitales. Si Pretoria est la capitale administrative et le Cap la capitale législative, Bloemfontein en est la capitale judiciaire.

**Les juifs ne sont pas rares en Afrique du Sud, très proche des Afrikaners avec lesquels ils partagent l’Ancien Testament.

***Un peu plus de dix mille euros.

 

33

 

Afrique du Sud. Quartier de Century City, Eden’s Vry Apteek, Capetown, janvier 1997.

   Le dispensaire fonctionnait bien, même mieux que ce que De Klerk avait prédit. L’Eden’s Vry Apteek n’attirait pas que les Afrikaners, mais aussi des noirs et des métis de langue afrikaans, que, vu son chiffre d’affaires, il ne pouvait pas se permettre de refuser. De toute façon, ces gens savaient où ils mettaient les pieds quand ils entraient dans le dispensaire car la seule chose qu’ils avaient en commun était leur langue véhiculaire. Cependant, ces locuteurs-là ne l’étaient que parce qu’ils avaient été forcés d’apprendre cette langue pour en augmenter le nombre d’utilisateurs, et justifier que l’afrikaans soit la langue première de l’Afrique du Sud. Bien évidemment, dès que le régime blanc tomba, l’anglais s’imposa naturellement partout. Toutefois, beaucoup de noirs et de métis ne renoncèrent pas à parler cette langue, surtout dans la région du Cap-Occidental, où elle restait majoritaire.

L’Eden’s Vry Apteek gagna pourtant la réputation d’être un repère d’Afrikaners ultra nationalistes, ce qui augmenta considérablement sa clientèle. En six mois, les trois étages fonctionnaient à plein régime, De Klerk avait dû embaucher d’autres médecins et d’autres personnels médicaux. Il ne démentit jamais les rumeurs, se contentant d’accueillir ses compatriotes dans le besoin, qui étaient bien heureux de retrouver un peu de l’ambiance de l’ancien régime. Ces gens complètement désemparés, avaient foncièrement confiance dans le bon docteur De Klerk, c’était le principal pour lui.

A la fin du mois de janvier, Eugène Terre Blanche refit une apparition : comme prévu, il venait chercher sa livraison de pilules magiques. Cette fois-ci, il vint avec plusieurs 4x4, remplis de patriotes en uniforme. Certains des patients l’acclamèrent, d’autres manifestèrent leur malaise, De Klerk cachait tant bien que mal ce qu’il en pensait.  Si ça lui faisait de la publicité parmi la communauté, il avait surtout peur que ce genre de démonstration n’alerte les autorités locales et lui supprime les subventions qu’il avait obtenues du gouvernement régional, dont le parti, l’Alliance Démocratique, avait réussi l’exploit de battre l’ANC aux élections. Ce parti, composé d’Anglais et d’Afrikaners progressistes, de métis et de noirs anti-ANC, dirigeait le Cap-Occidental, et était devenu une réelle troisième voie entre le PN décati et l’ANC tout-puissant dans les autres régions. Et Bernaard De Klerk avait tissé des liens avec eux également, même s’il était toujours encarté au PN.

Les responsables locaux du parti, s’ils voyaient d’un bon œil l’ouverture de ce dispensaire pour leurs compatriotes, ne supporteraient pas de voir Terre Blanche, ce trublion extrémiste, prêcher sur leurs terres. La réputation du bon docteur joua en sa faveur pour les convaincre qu’il n’avait pas changé de camp, ce qui lui permit d’augmenter sa clientèle avec la bénédiction du Parti National.

Si Terre Blanche avait l’air d’un imbécile et ressemblait à un ours mal léché, il était très loin de cet archétype. L’avoir comme allié, passait encore, mais l’avoir comme ennemi s’avérait très dangereux. Lui qui connaissait la Bible comme sa poche ou recitait des poèmes quand il chevauchait avec ses amis dans sa propriété, utilisait souvent sa matière grise à bon escient. Ainsi, il était venu faire une démonstration de force à mille cinq cents kilomètres de chez lui, espérant peut-être recruter parmi les malades du bon docteur. Mais le Cap-Occidental n’était pas l’ex Transvaal : ici, les gens vivaient un peu mieux que dans les terres du centre, et ils espéraient beaucoup du nouveau gouvernement, même si jusque-là, celui-ci les avait totalement abandonnés.

Même si Nelson Mandela ne voulait pas appliquer l’Affirmative Action, dans le secteur privé, nombre de blancs, d’Afrikaners (et d’Anglais d’ailleurs), furent licenciés pour être remplacés par des noirs, des métis ou des indiens. Tout le monde devait avoir accès au monde du travail, sauf qu’un blanc coûtait quatre fois plus cher qu’un noir, donc le patronat sud-africain, bien que blanc, s’était empressé de licencier en masse pour profiter de cette nouvelle main d’œuvre noire, certes moins qualifiée, mais beaucoup moins payée. Du coup, un blanc licencié n’avait plus aucune chance de retrouver un emploi, et finissait clochard : des milliers de blancs s’installèrent dans la rue sous des abris en carton. Terre Blanche et d’autres factions de nationalistes afrikaners comptaient sur ce terreau plus ou moins fertile pour remplir leurs effectifs, que De Klerk pouvait aider à se maintenir en bonne santé à moindre frais. Cependant, les objectifs des deux hommes divergeaient, De Klerk ne voulant pas se faire cornaquer par qui que ce soit.

Les hommes de Terre Blanche avaient chargé les colis dans leurs 4x4, De Klerk n’était pas mécontent de s’en débarrasser.

-          Okay docteur ! Merci pour cet acompte, mais c’est la dernière fois qu’on traitera de cette façon. Bien sûr, les dealers sont des kaffres et les consommateurs aussi, mais les réapprovisionneurs ne peuvent pas être nous. Tu comprends notre dilemme ? On ne peut pas faire ce qu’on reproche aux autres. Chasser ce gouvernement pourri est notre cœur de cible, pas le trafic de drogue.

-          D’accord, mais tout le monde pratique comme ça.

-          C’est un milieu ultra concurrentiel, ce n’est pas notre spécialité et ça ne le deviendra jamais. J’ai laissé De Villiers s’en occuper, mais ça sera la dernière fois. Dans deux mois, je viendrai récupérer un acompte en billets de cinquante. Le dispensaire marche très bien maintenant, alors prépare la mallette… En attendant, Herman va rester au Cap, il a des affaires à régler dans la région.

Terre Blanche avait terminé sa phrase sur une pointe d’ironie que n’avait pas manqué de remarquer De Klerk. Toujours son côté ours prédateur qu’il mettait en avant pour subjuguer son auditoire. De Klerk resta impassible.

Herman Kuipers vivait et travaillait majoritairement à Bloemfontein, De Klerk et lui utilisaient le téléphone pour communiquer et le fax pour l’échange de documents, et de temps en temps, l’avocat se déplaçait pour rendre visite à son client, ça marchait très bien comme ça. Mais là, Kuipers serait à domicile, il représenterait donc un danger. Tant qu’il s’occupait de ses affaires en justice, pas de problème, mais s’il s’occupait de ses affaires personnelles, ça ne marcherait pas longtemps comme ça.

De Klerk avait établi son laboratoire dans une partie du sous-sol de sa propre maison. Même sa femme de ménage ne pouvait y accéder, l’endroit était mieux protégé qu’un bunker. Comme il déléguait assez souvent la direction du dispensaire à ses collègues de confiance, il pouvait y travailler en toute sérénité à la confection des pilules d’ecstasy. Il avait même trouvé un moyen de tester la qualité de la marchandise, en la mélangeant discrètement à des repas qu’il donnait aux nombreux clochards de son quartier. A ce jour, aucun décès n’était à déplorer, mais certains avaient parfois de drôles de comportements selon les dires du voisinage.

Les semaines qui suivirent, Kuipers vint plus souvent qu’à l’accoutumée lui rendre visite. Le moindre prétexte était bon pour débarquer à l’improviste au dispensaire. Comme c’était l’homme de confiance de De Klerk, personne n’y trouvait à redire, mais De Klerk lui-même fulminait : cette espionnite ne lui plaisait pas du tout. Terre Blanche avait flairé le bon potentiel du docteur, sa capacité à rameuter du monde et à faire de l’argent, intéressait son mouvement. L’AWB était en manque de personnalités de ce genre : simples et terriblement attachantes. Kuipers faisait bien son travail d’avocat, mais ne rechignait pas à recruter quand cela était possible, surtout des Afrikaners désespérés. Kuipers était un fanatique de l’épopée Boers mais en version néo-nazie. De Klerk, pourtant un nationaliste convaincu et un membre actif de la communauté afrikaner, ne lui arrivait pas à la cheville niveau racisme. L’avocat réagissait bien aux injonctions du tribunal, et De Klerk avait besoin de ses compétences.

Plus le temps passait et plus l’appel engagé par l’état lui paraissait hypothétique, ce qui était une bonne nouvelle. Il n’avait toujours pas reçu sa nouvelle comparution pour la CVR du révérend Tutu, donc les perspectives négatives concernant un procès s’éloignaient de jour en jour.

Parfois, il recevait la visite de poids lourds de la politique du Cap-Occidental, voire de l’Afrique du Sud. Il reçut Helen Zille*, une afrikaner juive d’origine allemande, probable candidate de l’Alliance Démocratique à la mairie du Cap aux prochaines élections. Si les politiciens confirmés s’intéressaient à son dispensaire, ceux en devenir l’avaient délibérément inclus dans leur circuit de visites. Il s’attendait même à ce qu’un jour, Nelson Mandela lui fasse l’honneur d’une visite, histoire de le narguer, lui qui adorait fraterniser avec ses anciens ennemis.

Et un jour, il reçut le juge Willie Hartzenberg, pontife des pontifes de la justice sud-africaine, qui se trouvait en vacances dans la région. C’était donc une simple visite de courtoisie d’un citoyen lambda à un autre, mais De Klerk en profita pour lui parler de sa situation. Hartzenberg était aussi un grand patriote, mais pour lui, seul le respect de la loi conduisait à la démocratie, qu’importe ceux qui dirigeaient le pays : donc, il était passé du régime blanc au pouvoir de l’ANC sans problème. Aucun ministre de la justice de Mandela n’avait osé le déboulonner, ce qui en disait long sur son pouvoir réel ou supposé.

Willie Hartzenberg balaya d’une main les appréhensions de Bernaard De Klerk quant à la Commission Vérité et Réconciliation, parce que ce n’était pas une cour de justice, donc aucun problème avec ce « truc », avait-il dit. En revanche, il lui conseilla un cabinet d’avocats qui avait pignon sur rue à Johannesburg : « Johnson-Shabangu & Mc Intire & Van De Velde ». Un trio d’avocats qui ne pouvait pas être suspecté d’être pro apartheid car Johnson-Shabangu était noir, Mc Intire anglais et Van De Velde afrikaner.

-          On ne sait jamais, on peut toujours avoir besoin d’un avocat, avait dit Hartzenberg amicalement. Un conseil : les juges ont horreur d’entendre un plaignant se défendre par lui-même. Si vous ne jouez pas le jeu, vous n’aurez aucune chance de l’emporter. Alors, prenez un avocat et confrontez-vous à la justice, et là, peut-être que vous aurez une chance de gagner.

Willie Hartzenberg était un géant dont seuls les grizzlys pouvaient concurrencer la masse corporelle, c’est dire s’il paraissait costaud. Son intelligence et sa connaissance du droit sud-africain en faisaient une des personnalités les plus influentes du pays.

Même si De Klerk n’était pas vraiment chaud pour prendre ce cabinet d’avocats qui n’était pas entièrement d’origine afrikaner, il y vit une solution pérenne pour se passer des services de Kuipers. Sauf qu’il ne pourrait pas le congédier sans réveiller la colère de Terre Blanche.

Il en conclut qu’il devrait discrètement l’éliminer.

Au détour d’une conversation, De Klerk découvrit que son avocat, tout sérieux qu’il était, aimait « s’éclater » dans les boîtes de nuit du Cap, spécialement celles qui se situaient dans le quartier gay de De Waterkant.

Ainsi Herman aimait danser. Herman était sûrement homosexuel, sinon il serait allé ailleurs pour s’amuser. Ce qui expliquait peut-être sa fascination pour l’esthétisme des uniformes boers, très proche de ceux de l’Afrika Korps du maréchal Rommel, voire de l’esthétisme nazi. Voilà qui devint une motivation supplémentaire pour se séparer de lui. De Klerk ne voulait pas confier ses affaires à des décadents, les gays, comme on les appelait maintenant. Jamais. Eux aussi, avaient contribué à l’effondrement de l’Afrique du Sud, pensait-il. Ils étaient même les fers de lance de la Nation Arc-en-ciel, puisque c’était aussi leur étendard.

Comme son avocat était dans la confidence concernant les pilules d’ecstasy, De Klerk lui en offrit quelques-unes, dont certaines étaient plus foncées que d’autres. Un malaise est si vite arrivé quand on fait le fou-fou au son de la house-music ou d’autres musiques de sauvages… Le bon docteur lui donna de la main à la main quelques exemplaires de chaque et l’avocat ne vit pas la différence de couleur, les deux nuances de rose. L’une était pourtant couleur de crise cardiaque.

Bernaard De Klerk n’eut pas longtemps à attendre le résultat, le beau, grand et racé Herman Kuipers eut un accident de voiture, il se serait endormi au volant et celle-ci se serait encastrée dans un mur, le tuant sur le coup.

C’est Eugène Terre Blanche en personne qui prévint De Klerk par téléphone de la mort de son avocat, il semblait réellement bouleversé par la disparition de cet ami si proche et défenseur de la cause afrikaner. Malheureusement, il n’en avait pas d’autres à proposer au docteur, qui devrait désormais se débrouiller sans lui.

L’enquête de police fut vite réglée et confirma l’accident dû à une somnolence probable. C’est vrai que le pays traversait le pire moment de son histoire avec près de dix-sept mille homicides par an depuis 1994 et la chute du pouvoir blanc. La police avait d’autres chats à fouetter, c’était un accident de la route de plus, et ce fut tout : affaire classée.

Du coup, De Klerk ne voyait plus pourquoi il devrait payer une subvention pour service rendu à la patrie, puisqu’il n’y avait plus de service. Terre Blanche ne fut pas vraiment d’humeur à négocier, mais il lâcha De Klerk pour un total de cinquante mille rands au lieu des deux cent mille demandés.

En une soirée, De Klerk s’était débarrassé de l’un et de l’autre. La voie était quasiment libre désormais pour vivre comme il l’avait toujours espéré. Il se sentait bien dans son nouveau quartier de Century City à Capetown, et il adorait son nouveau job de patron de dispensaire : l’Eden’s Vry Apteek lui procurait toute la joie qu’il avait perdue depuis une bonne dizaine d’années.

Il ne lui restait plus qu’à récupérer sa femme Retha et ses deux enfants, et la recherche du paradis sur Terre ne s’apparenterait plus à l’impossible quête du Graal…

*Future maire du Cap, puis présidente de la région du Cap-Occidental, championne toutes catégories contre l’ANC.

 

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Afrique du Sud. Cabinet Johnson-Shabangu & Mc Intire & Van De Velde, Johannesburg, Eden’s Vry Apteek, quartier de Century City, Capetown, juin 1997.

   Moins d’un an après son entrevue ratée avec Nelson Mandela, Bernaard De Klerk reçut une nouvelle invitation à comparaitre à la Commission Vérité & Réconciliation. Ainsi le nouveau président engageait un nouveau bras de fer pour le forcer à accepter de retravailler pour les services secrets sud-africains. Mandela avait tenu parole, et De Klerk savait que cet homme irait jusqu’au bout, pas la peine de tergiverser… Ce fut le bon moment pour contacter le fameux cabinet d’avocats de Johannesburg, conseillé par le juge Willie Hartzenberg.

Bien évidemment, il préféra discuter avec l’Afrikaner du groupe, c’est-à-dire, André Van De Velde. Celui-ci était physiquement l’antithèse du bel Herman Kuipers : plutôt petit, rond avec des cheveux frisés, on aurait dit un clown en costume au premier abord, mais sa connaissance du droit éblouit De Klerk : c’était bien l’homme qu’il lui fallait.

En premier lieu, son nouvel avocat lui demanda de répondre favorablement à la demande de comparution ; il fallait que De Klerk y aille et y assiste jusqu’au bout. Ensuite, à l’issue du jeu de questions / réponses, il refuserait de demander l’amnistie, ce qui ouvrirait, mais pas sûr, la voie à un procès. S’il y avait procès, l’instruction de celui-ci prendrait des années avant de passer au tribunal. Donc, il n’avait pas vraiment besoin de s’inquiéter, le temps s’écoulerait en sa faveur.

Puisqu’il était à Johannesburg, De Klerk en profita pour confier une affaire personnelle à Van De Velde : retrouver sa femme et ses deux enfants qui étaient partis vivre au Cap il y a plusieurs années, il paierait ce qu’il faudrait. Ses millions de dollars US pourvoiraient à leur bonheur retrouvé ; mais il ne serait pas obligé de dire à sa femme d’où provenait cet argent ni à quoi il avait servi. Son dispensaire servirait de belle enseigne pour camoufler les pires de ses crimes, mais ça, personne ne le saurait.

Cependant, cet argent avait aussi réussi à acheter des gens comme Eugène Terre Blanche.

Il ne pourrait pas faire taire la rumeur qui émanerait de la CVR. Il le savait, la rumeur se propage plus vite que les bonnes nouvelles, et dans un pays où une grosse partie de la population se défiait d’une autre, lui qui avait été officier aux services secrets, aurait du mal à ce que sa femme et ses enfants continuent d’ignorer ce qu’il avait « peut-être » fait. Bien sûr, à la CVR, puis au tribunal, il pourrait nier, mais impossible d’endormir ses proches. Lui qui avait côtoyé des hommes des forces spéciales, dont certains étaient venus diner à la maison, et qui avaient reconnu les pires atrocités à l’encontre d’hommes et de femmes. Il ne pourrait pas passer pour un innocent ni invoquer la diffamation…

Pourquoi voulait-il les retrouver au juste ? Pour faire la paix avec lui-même ? Avec sa communauté ? Avec eux ? Il ne savait pas, finalement. Simplement, il ne divorcerait pas, ce n’était pas possible dans sa communauté, même si la modernité avait pénétré brutalement dans le pays, il n’en profiterait pas, il ne changerait pas pour devenir comme ceux qu’il avait toujours combattu.

Grâce au dispensaire, il avait retrouvé l’âme des pionniers boers, les Voortrekkers*, dont sa famille était issue d’ailleurs, il était redevenu utile à sa communauté, il redonnait de l’espoir à ceux qui avaient tout perdu avec l’arrivée au pouvoir des noirs de l’ANC. Eux qui avaient été tout, n’étaient plus rien du tout. Tout un peuple en voie de clochardisation, c’était tout ce qui restait de la brillante civilisation qu’ils avaient bâti depuis près d’un siècle. Et il fallait repartir de zéro, tout reconstruire, encore une fois… Sa femme Retha, qui appartenait au même peuple, ne pouvait pas ne pas réagir favorablement à la création de ce dispensaire, elle y avait même sûrement sa place. Sa femme serait son saint Graal, et une fois retrouvée, reconstruire son couple ne devrait pas être si difficile, espérait-il.

En attendant de revoir son épouse et de régler ses problèmes au tribunal, il décida de fermer son petit laboratoire et de vider son sous-sol. Il ne devrait rester aucune trace de ses travaux nocturnes. Il détruisit méthodiquement tout le matériel utilisé, qu’il brûla ou cassa dans son jardin : rien ne devait être réutilisé, et par personne. Etant donné que les clochards pullulaient, fouillant les poubelles, toujours à la recherche de quelque chose de revendable, De Klerk ne pouvait prendre aucun risque. Les pilules qu’il lui restait, finiraient dans les toilettes, diluées par la chasse-d’eau, dont les égouts qui menaient à l’océan, nourriraient les poissons. Quel gâchis ! s’exclama-t-il. Une si bonne marchandise…

Tout allait bien quand un matin, il s’aperçut qu’une voiture était garée en face de chez lui. Une voiture vide ne l’aurait pas alerté, mais avec deux occupants, oui. Surtout qu’ils ne se cachaient même pas. Il n’était pourtant plus en résidence surveillée, et ce n’était pas des sbires de Terre Blanche, car les deux hommes étaient des noirs. Lui aussi les surveillait de sa fenêtre en écartant légèrement les rideaux : ils ne bougeaient pas, mais gardaient la tête tournée vers sa maison. Comme s’ils attendaient quelque chose, un signe ou un ordre, peut-être ? Puis, au bout d’une heure, les deux hommes sortirent du véhicule pour se diriger vers chez lui. Ils sonnèrent.

Bernaard De Klerk n’était pas armé, mais il eut l’idée de mettre un couteau de cuisine dans la poche arrière de son pantalon, on ne sait jamais. Il ouvrit. Le premier homme se présenta en lui montrant sa carte :

-          Docteur De Klerk ? Nous sommes les lieutenants Anderson Mokoena et Themba Ntuli du SSAS, nous aimerions vous parler.

Donc, les nouveaux services secrets sud-africains s’invitaient chez lui.

-          Vous avez un mandat ?

-          C’est une visite de courtoisie. Une simple discussion que nous souhaiterions avoir avec vous.

-          Vous permettez que j’appelle mon avocat ?

-          Si vous voulez, mais ça ne servira à rien, sauf à le mettre au courant de certaines affaires que vous voulez sûrement garder secrètes.

Donc, il se passait quelque chose. Il les laissa entrer, et les convia dans le salon.

-          De quoi s’agit-il ?

-          C’est simple : vous avez travaillé sur des programmes secrets sous la présidence de Pieter Botha et de Frederik De Klerk, mais nous ne retrouvons pas ces documents. Avez-vous idée d’où on pourrait les avoir ?

-          Aucune idée !

-          N’en avez-vous pas fait des copies ?

Bien évidemment, les copies de ses programmes, qui valaient de l’or aujourd’hui, étaient en lieu sûr à Lugano, en Suisse.

-          Bien sûr que non ! C’était interdit. Et puis, qu’en ferais-je aujourd’hui ?

-          Les vendre, bien sûr, répondit Anderson Mokoena, ingénument. Nous savons que vous avez travaillé pour les services secrets libyens. Ce sont eux qui nous ont mis sur votre piste, parce qu’ils vous auraient fourni une copie de ses programmes.

Ah, les salopards ! L’Isthikbarat ne lâchait pas l’affaire et essayait de se venger de sa fuite, maintenant que la Libye comptait l’Afrique du Sud parmi ses nouveaux amis.

-          Ils ne m’ont fourni qu’une copie papier d’un seul programme, le « Projet Eden », pour que je le duplique, mais leur technologie n’étant pas assez avancée, il ne s’est rien passé. Et comme vous le savez sûrement, j’ai fui précipitamment la Libye, les mains dans les poches. J’avais d’autres choses à penser que d’emporter des papiers.

-          Nous surveillons votre compte en banque, monsieur De Klerk, et il s’y déroule plein de mouvements bizarres. Où avez-vous eu les fonds pour monter ce dispensaire, le curieusement nommé « Eden » ?  Comme votre projet ! Bizarre, ça aussi, non ? Vous avez gardé ce nom en souvenir ?

-          Ça suffit ! Ça ne vous regarde pas. Je ne parlerai qu’en présence de mon avocat, maintenant… Veuillez quitter ma résidence, je vous prie.

Loin d’être impressionné, De Klerk avait croisé les bras, leur signifiant qu’il ne parlerait plus et qu’ils devaient partir. Les deux hommes se regardèrent dubitatifs, et sur un clin d’œil, se dirigèrent vers la sortie. Avant de refermer la porte d’entrée, le lieutenant Mokoena adressa à son hôte un dernier mot :

-          Nous reviendrons !

Une fois seul, De Klerk réfléchit un instant, puis prit son téléphone pour appeler son nouvel avocat, maître Van De Velde, à qui il raconta toute l’affaire. Pour lui c’était clair, la pression venant de la présidence montait d’un cran. Il était clair aussi que ces agents reviendraient avec un mandat. André Van De Velde lui conseilla de ne plus leur parler, quitte à être arrêté, le temps que lui, son avocat, vienne le défendre. Et puis, ce n’était pas si négatif que ça, le nouveau pouvoir venait de commettre une erreur en se dévoilant, ce que De Klerk pourrait divulguer en temps voulu. En tout cas, ça lui servirait à la CVR, voire à son procès.

Ce nouveau pouvoir était pris à son propre piège car il ne pouvait pas agir arbitrairement comme la police de l’apartheid. Donc, Bernaard De Klerk garderait une certaine arrogance, et surtout son impunité, celle dont il bénéficiait depuis qu’il était entré dans l’armée, d’ailleurs. Et elle perdurait grâce aux défauts inhérents au système démocratique.

En tout cas, ces deux agents savaient beaucoup de choses sur lui. Ce qui l’ennuyait, c’était qu’ils surveillaient son compte en banque. Mais pour être vraiment inquiété, il faudrait qu’ils retrouvent son dossier concernant ses états de service, le fameux « Projet Eden » et les millions de dollars qui y avaient été affectés et qui avaient miraculeusement disparu à la faveur du changement de régime. Fort heureusement, De Klerk ne devait pas être le seul « mystère » non élucidé qui trainait en Afrique du Sud actuellement. C’était même la confusion qui prévalait, mais pour une fois, ça l’arrangeait.

Il se souvint que le président Mandela avait gardé le même personnel, notamment la secrétaire qui était déjà en poste du temps de Pieter Botha et de Frederik De Klerk : Annelise Verbeeck. Sans aucun doute, c’était elle qui avait fait disparaitre son dossier et peut-être d’autres également. Mais pour quelle raison ? Par solidarité envers sa communauté ? C’était possible ! Par désintéressement aussi, mais pas sûr ! Le seul désintéressé qu’il connaissait, était Jésus Christ, son Seigneur, et il avait fini supplicié sur la croix. Donc, l’honnêteté ne payait jamais, ça De Klerk en était plus que sûr. Il ne voyait pas Mme Verbeeck lui faire une demande de rançon, mais rien n’était impossible dans ce monde désormais.

Cette visite des deux agents du SSAS, était aussi un avertissement, il fallait qu’il sécurise sa maison et surtout son dispensaire. Les deux vigiles à l’entrée ne seraient plus suffisants. Il ne voulait pas rappeler Terre Blanche et ses fanatiques, trop voyants, trop dangereux et trop collants. D’ailleurs, les milices privées ne manquaient pas, il faudrait juste choisir la bonne. Bien sûr, lors de l’ouverture de son dispensaire, De Klerk avait reçu la visite de plusieurs représentants en sécurité (c’était devenu normal), et l’un d’eux avait retenu son attention : un ancien officier de l’armée sud-africaine qui avait monté sa milice, qu’il mettait au service de particuliers et d’entreprises, et qu’il avait sobrement appelée : Armoured City Security Service.

Des bandes de pillards sillonnaient les quartiers la nuit, détroussant, maltraitant, détruisant et tuant parfois, réduisant les villes à une guérilla urbaine. Une de ces bandes pourraient très bien être téléguidées par le SSAS pour l’agresser, voire pour incendier son dispensaire. En tout cas, De Klerk ne pouvait pas rester les bras croisés. Ce qu’il avait pu reconstruire pour redémarrer dans la vie ne pourrait pas disparaitre d’un claquement de doigts…

L’ex-capitaine des Forces Spéciales, Abraham Steenkamp, qui ressemblait à Rambo, les cheveux longs et la vulgarité en moins, fut embauché ainsi que sa boîte pour s’occuper de la sécurité du dispensaire et pour fournir un garde du corps à De Klerk qui le suivrait partout, jour et nuit. Ces hommes étaient en civil, armés, mais leurs fonctions au sein de l’Eden’s Vry Apteek ne faisaient aucun doute, on ne pouvait pas les confondre avec les médecins ni avec les patients. La nouveauté pour De Klerk, fut que la moitié de ces hommes étaient des métis, qu’il devrait s’y habituer et leur faire confiance. Vu toutes les couleuvres qu’il avait dû avaler depuis son retour, celle-là n’était pas la plus indigeste.

Capetown, comme Johannesburg, n’échappait pas à la violence qui s’était étendue sur tout le pays depuis quatre ans, maintenant. Mais désormais, ce n’était plus les blancs contre les noirs, mais tout le monde contre tout le monde. Les riches, blancs et noirs, vivaient ensemble dans des ghettos ultra sécurisés et avaient les mêmes ennemis : les pauvres. Sauf que pour les noirs pauvres, les blancs pauvres étaient aussi des ennemis. La Nation Arc-en-ciel faisait plutôt grise mine en cette année 1997, et rien n’indiquait que ça allait s’arranger.

* « Ceux qui vont de l’avant », en afrikaans. Pionniers boers, paysans qui avaient migré de force vers l’intérieur de l’Afrique du Sud, fuyant la colonisation britannique, et créant ce qui allait devenir la République de Natalia, l’Etat Libre d’Orange, et la République du Transvaal.

 

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Afrique du Sud. Quartier de Century City, dispensaire Eden’s Vry Apteek, Capetown : Décembre 1997.

   Bernaard De Klerk s’angoissait quelque peu de cette nouvelle comparution à la CVR à East-London. Il avait eu beau y réfléchir, rien ne pourrait l’obliger à demander l’amnistie. Tout ce qu’il avait fait, l’avait été sur ordre. Si sa défense semblait bien claire dans sa tête, il savait que sa décision aurait une conséquence : celle d’un procès au tribunal de justice de Bloemfontein, avec toute la publicité néfaste que cela pourrait lui valoir.

Lui, l’ancien officier des services secrets et médecin personnel de Frederik De Klerk, risquait de tout perdre car les accusations de meurtres et de maltraitances ne le laisseraient pas indemne, et au final, il risquait la prison pour une très longue durée. C’était une personnalité occulte, mais une personnalité qui ne manquerait pas de passionner les foules lors de son procès, brisant à tout jamais son cher anonymat. Nombre de ses anciens collègues avaient réclamé l’amnistie pour échapper à la justice, mais c’était leur problème. Réclamer l’amnistie, c’était avouer des fautes, reconnaitre sa culpabilité, et pour lui, il était hors de question de ramper devant les nouveaux maîtres.

De Klerk était un croyant convaincu, il lisait la Bible très souvent, et grâce à son dialogue intérieur avec son Seigneur, il avait plus d’une fois admis la nécessité de ses actes. Ses supérieurs lui donnaient des ordres, il les appliquait, point. Eux aussi étaient des chrétiens convaincus, donc ils ne pouvaient pas commettre d’erreurs, pas tous en même temps, ce n’était pas possible. Donc, non ! Pas besoin d’amnistie. C’est d’ailleurs ce que lui avait conseillé maître Van De Velde. Celui-ci avait enfin eu des nouvelles de Retha, mais ce n’était pas vraiment ce que De Klerk espérait : si elle était en bonne santé, elle n’était plus là.

-          Comment ça, plus là ?

-          En fait, j’ai retrouvé ses parents, tout simplement. Ce sont eux qui m’ont informé. Votre femme a émigré avec les enfants en Australie, il y a deux ans. Eux et votre femme ont essayé de vous prévenir, mais vous aviez disparu sans laisser de traces… Voilà, ils sont partis… Je suis désolé.

-          Vraiment ? … Vous avez leur adresse en Australie ?

-          J’ai communiqué la vôtre à ses parents et vous recevrez bientôt une lettre de votre épouse. Vraisemblablement, elle vous demandera de la rejoindre là-bas. C’est ce qu’ils m’ont dit.

Jusqu’à présent, De Klerk avait traversé les tempêtes plutôt facilement, mais le choc fut plus rude que prévu. Bien sûr, il savait que des blancs, majoritairement des Afrikaners modérés et progressistes, émigraient en nombre après l’accession au pouvoir de l’ANC, mais il ne se doutait pas que sa famille ferait partie du lot. Après les élections, ces blancs progressistes s’étaient ralliés au nouveau pouvoir, Nelson Mandela étant le garant de l’égalité entre toutes les communautés, mais dans les faits, la violence n’épargnait personne, et le chômage de masse toucha toutes les communautés blanches, les réduisant à moins que rien. Cette pauvreté heurta d’abord ceux qui soutenaient le changement de régime ; elle atteignit moins les radicaux qui s’étaient préparés à résister. Donc, ceux que l’ANC voulait voir partir, restaient et s’accrochaient bec et ongles à leurs terres, alors que leurs soutiens blancs fuyaient leur misère soudaine pour émigrer aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne, en Australie, en Nouvelle-Zélande, au Canada, voire aux Pays-Bas*.

Le retour de sa femme et de ses enfants devait participer à renormaliser sa vie, mais ça ne serait pas pour tout de suite. Le dispensaire y contribuerait mais pas son couple. La seule bonne nouvelle, c’est qu’elle n’avait pas tardé à ouvrir les yeux sur la réalité du nouveau pouvoir.

Dans les jours qui suivirent, Bernaard De Klerk reçut un colis qui devait peser pas loin de deux kilos. Il en avait lui-même piégé des centaines, il savait les reconnaitre d’un coup d’œil. Ou alors celui-là était d’une nouvelle génération ne comportant pas d’indices flagrants… Steenkamp, son nouveau chef de la sécurité, l’ausculta avec soin dans le jardin, loin de toute présence : le colis ne présentait pas de signes qu’il contenait une bombe ou qu’il était piégé. Finalement, vêtu d’une combinaison spéciale, Steenkamp ouvrit le colis. Celui-ci ne contenait que des feuilles dactylographiées, des centaines de pages. Et un petit mot manuscrit :

« Bon courage pour la suite. A. V. ».

Ces initiales ne pouvaient appartenir qu’à Annelise Verbeeck, la secrétaire particulière de Nelson Mandela, et avant lui de Pieter Botha et de Frederik De Klerk. Trente ans d’archives originelles. Cependant, elles étaient toutes incomplètes. Il retrouva bien le contrat concernant la mise à disposition des dix millions de dollars US pour l’élaboration du « Projet Eden », mais pas les notes sur le recrutement du personnel. En fait, tout ce qui était anodin manquait, et tout ce qui aurait pu le compromettre se trouvait dans le colis. Rien à dire, Mme Verbeeck avait fait du bon boulot, mais elle avait pris un sacré risque. Ce qui voulait dire aussi qu’elle avait transmis des clopinettes à la CVR pour sa prochaine comparution. Restait les motivations de Mme Verbeeck : soit De Klerk les connaitrait bientôt, soit il ne les connaitrait jamais. Quoi qu’il en soit, il lui renverrait l’ascenseur si elle en avait besoin, et de n’importe quelle façon.

Le climat d’insécurité qui assombrissait son « éden », tournait au beau fixe tout d’un coup. Après avoir soigneusement refermé le colis, il l’emporta pour le cacher définitivement. S’il avait pu l’envoyer au coffre à Lugano, il l’aurait fait, mais comme il était pisté par le SSAS, il se contenterait de l’entreposer dans un coin de son grenier, enseveli sous d’autres cartons.

En tout cas, son nouveau chef de la sécurité avait bien réagi. Bien mieux que ne l’auraient fait Terre Blanche et ses apprentis soldats. De Klerk aussi, devait tourner la page de l’apartheid et appréhender le futur comme Abraham Steenkamp le faisait avec son équipe composé de blancs, de métis et de quelques noirs, tous unis autour de leur patron et de leur entreprise. Car si l’ANC était au départ d’obédience marxiste, économiquement, ils étaient devenus très proche des ultra-libéraux : la réalité du terrain leur avait fait prendre conscience que le marché était bien plus important que leurs idéaux, si généreux fussent-ils. Même s’ils feraient les réformes nécessaires pour intégrer la majorité noire, (comme la réforme agraire), quitte à le regretter ensuite. Donc, tout le monde pouvait changer et devenir meilleur.

Si De Klerk avait dû se « séparer » précipitamment de son avocat Herman Kuipers, l’ami de celui-ci qui s’occupait de ses affaires, Johann Blum, faisait des miracles pour négocier les meilleurs contrats. Le dispensaire distribuait gratuitement aux patients des médicaments qu’il arrivait à obtenir pour rien. Blum était en train de devenir le confident de De Klerk, il savait l’essentiel de sa vie, sauf bien évidemment, l’épisode « Bernie White », que seul le président Mandela semblait connaitre, et d’autres détails qui resteraient à tout jamais secrets, mais il en savait plus qu’André Van De Velde, qui lui resterait éloigné à Johannesburg. Avoir été membre des services secrets avait enseigné à Bernaard De Klerk qu’on ne pouvait commettre d’erreurs qu’une seule fois. Donc, l’épisode Kuipers ne se répéterait pas.

De Klerk qui avait craint pour sa vie au début, ne ressentait plus le danger comme inéluctable. L’efficacité n’était pas vraiment l’apanage du nouvel état démocratique qu’essayait d’être l’Afrique du Sud : il y aurait bien des ratés avant que le système ne fonctionne vraiment (s’il devait fonctionner un jour). Aujourd’hui, le fait d’être blanc n’ouvrait plus toutes les portes, l’argent était le seul argument valable pour se faire respecter ; avoir des patients noirs étaient même recommandé s’ils payaient leurs factures.

Mieux, il n’avait plus à choisir ses voisins, leurs comptes en banques choisissaient pour lui : désormais les noirs qui avaient réussi dans les affaires habitaient dans les mêmes ghettos ultra sécurisés que les blancs. Qu’importait la couleur de peau, le racisme était balayé quand on s’affichait en Mercédès dernier modèle. De Klerk n’était pas obligé d’aimer ses voisins quand même, mais ils partageaient tous la même angoisse d’être dépouillé par les racailles qui trainaient en ville la nuit venue. Finalement, la sélection par l’argent n’était pas un si mauvais système, le régime blanc aurait dû l’appliquer au lieu de vérifier à quelle communauté vous apparteniez en contrôlant la frisure de vos cheveux en y glissant un stylo. A y repenser, c’était quand même absurde !

L’Eden’s Vry Apteek donnait du travail à du personnel médical qualifié qui sinon aurait été au chômage, mais aussi procurait tout un tas d’autres petits boulots, comme jardinier, ou cuisinier, ou livreurs de courses rapides. Et personne pour en dire du mal car là où autrefois il n’y avait rien, une ruche s’activait quasiment six jours sur sept. De Klerk récoltait les fruits de ce qu’il avait semé sans avoir besoin de se débarrasser des gêneurs, ils débarrassaient le plancher tout seuls, ou avec l’aide de la sécurité, mais ce n’était plus de la responsabilité de sa communauté. C’était comme un avant-goût du paradis, surtout si la Bible, qui ne le situait pas vraiment en Afrique, pouvait le relocaliser plus au Sud, au bord de l’océan Indien. Plus rien n’était impossible, jugeait-il.

Le juge Hartzenberg, qui ne s’occupait pas de son dossier, ne le considérait toutefois pas comme grave. Aucun juge kaffre ne pouvait rivaliser avec Willie Hartzenberg, donc si ce juge disait que tout allait bien, c’était comme la parole des Evangiles. Et puis, maître Van De Velde était de bons conseils, Hartzenberg l’avait bien recommandé. Donc, ils étaient en circuit fermé, aucune raison de s’en faire.

Pour parfaire son bonheur, il ne manquait plus à De Klerk que de revoir sa femme et ses enfants, et de recommencer à zéro.

Et justement, fin décembre 1997, André Van De Velde reçut un paquet en provenance de Sydney en Australie. Il provenait de Margaretha De Klerk, l’enveloppe manuscrite compétée par un dossier de plusieurs pages dactylographiées. Dès qu’il l’eut, Van De Velde s’empressa de téléphoner à son client :

-          Merci maître, mais lisez moi donc cette lettre !

De Klerk entendit que des doigts décachetaient l’enveloppe. Van De Velde parcourut rapidement, puis commenta :

-          Ah euh ! Ce n’est pas tout à fait ce que vous attendiez.

-          Lisez-moi cette lettre, je vous prie.

-          Pas la peine. Il s’agit d’une demande de divorce. Votre femme a engagé un avocat à Sydney, elle ne reviendra pas en Afrique du Sud, mais elle ne veut plus porter votre nom.

Bernaard De Klerk était estomaqué, les mots avaient du mal à sortir, les phrases à être formulées.

-          Mais… mais pourquoi ?

-          Je ne sais pas, monsieur De Klerk.

-          Puis-je m’y opposer ?

-          Bien sûr que non.

C’était comme si la lame d’un poignard venait de lui transpercer le cœur. Il fallait qu’il réfléchisse à cette trahison, à tête reposée :

-          D’accord ! Je vous rappellerai.

Il raccrocha mécaniquement.

Son épouse lui reprochait d’avoir disparu sans lui laisser un mot. Comme si, l’accusait-elle, il n’avait pas envisagé qu’elle ressentirait sa disparition comme une angoisse. Or pendant ses deux ans d’absence, elle avait cru qu’il était mort, tout simplement. Même s’ils ne partageaient plus rien, savoir que son mari avait disparu corps et biens l’avait profondément atteinte, et l’avait même encouragé à émigrer, puisque plus rien ne la retenait en Afrique du Sud. En 1997, l’Australie favorisait encore officiellement l’émigration blanche, une aubaine. Au Cap, elle et ses enfants avaient vécu sur leurs économies jusqu’à épuisement de la cagnotte. Sans aide, elle n’avait pas eu ensuite d’autre choix que de partir, la filière australienne serait la plus sûre et la plus évidente. Même si les missions de son mari étaient dangereuses, il en était toujours revenu, sauf cette fois-ci, personne n’avait su ce qu’il était devenu.

Bernaard De Klerk ne comprenait pas ses reproches, lui qui lui avait tout donné, tout servi sur un plateau : elle était comme les noirs de l’ANC qui revendiquaient le pays pour eux seuls, juste des ingrats. Alors que les Afrikaners et les Anglais avaient construit tout le pays, de la première route au Cap jusqu’au dernier gratte-ciel de Johannesburg ! Lui et les siens en avaient fait un pays civilisé, sorti de nulle part, sorti de la barbarie surtout. Quelle ingratitude !

Finalement, ce n’était pas si grave ! A son âge, il ne referait pas sa vie de toute façon. Son dispensaire lui procurait plus de joie que tout le reste. Même son métier au sein des services secrets ne l’intéressait plus du tout. La seule certitude qu’il lui restait, c’est qu’il était capable de tout reprendre à zéro, tout recommencer, comme ses ancêtres avant lui.

Et puis, il avait gagné une impunité qui le mettrait à l’abri pour longtemps. Son Seigneur le protégeait, et ce depuis le début, car il était sur le droit chemin, lui. En restant au service de sa communauté, Bernaard De Klerk savait qu’il ne se tromperait jamais. Sa communauté devait rester vivre sur son sol, en Afrique du Sud et nulle part ailleurs, c’était leur terre promise, la leur…

*En 2022, près d’un million de blancs avaient quitté l’Afrique du Sud sur les cinq millions qu’ils étaient en 1994.

- Le procès n’interviendra que dix ans plus tard, et se soldera par un non-lieu. Les dernières années de « bon docteur » ne furent assombries que par le fait que ses enfants obtinrent de ne plus porter son nom, et qu’ils restèrent vivre définitivement en Australie. Le fichier client de son dispensaire contiendrait 9000 adhérents.

- Le régime de Mouammar Kadhafi est tombé en 2011 à la faveur d'une violente révolution soutenue par l'OTAN.

- Eugéne Terre Blanche a été assassiné en 2010 dans son ranch.

- Le juge Willie Hartzenberg est parti à la retraite en 2019.

 

 

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Didier K. Expérience
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