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Didier K. Expérience
22 février 2023

Enfin l'Eden - E.22/35

Enfin L'Eden 2

Libye, prison d’Abou Salim, Tripoli, juin 1996.

   Suite aux « évènements » du mois précédent, la sécurité avait été sévèrement renforcée aux abords de la caserne de Bab-al-Azizia. Les laissez-passer avaient été suspendus jusqu’à nouvel ordre, ce qui déplaisait fortement à Novikov et à Abdulayev, qui ne pouvaient plus prendre leur apéritif de fin de service à l’hôtel Intercontinental Al-Arab, ni conclure leurs petites magouilles avec les malfrats locaux. Quant à Bernie White, il ne pouvait même plus se changer les idées en marchant un peu dans les rues de la ville après le travail. Des blindés avaient pris position à chaque entrée de la caserne, des patrouilles de police sillonnaient Tripoli en tous sens, sirènes hurlantes, un couvre-feu avait même été imposé la nuit.

La Libye était sans nul doute un Etat policier depuis longtemps, mais l’ampleur du serrage de vis semblait inédit à ce jour. L’ambiance était malsaine, l’air chargé de quelque chose d’indéfinissable pour le moment.

Le Raïs ne sortait plus de sa tente, mais recevait en permanence des officiels du régime, qui prenaient leurs ordres directement. Abdallah al-Senoussi avait troqué son bel uniforme aux plis bien repassés pour une tenue de combat, et un AK-47 en bandoulière dans le dos. Que le chef du renseignement militaire soit en uniforme ne choquait personne, mais qu’il soit armé en permanence d’un fusil-mitrailleur supposait un niveau de gravité jamais atteint depuis les bombardements américains dix ans plus tôt.

A leur niveau, les laborantins ne savaient rien et n’avaient aucun moyen de savoir quoi que ce soit. Les deux gardes du corps de White n’osaient plus poser de questions de peur de passer pour des espions, mais Novikov pensait fortement qu’une vigoureuse reprise en main par les durs du régime n’allait pas tarder à arriver. Eux qui se trouvaient au cœur du système répressif, ne pouvaient qu’obéir aux ordres ; tout manquement serait mal interprété et pourrait valoir, même aux soi-disant indispensables, d’être liquidé. Pas besoin d’avertissement pour comprendre qu’il n’y aurait pas d’exception.

Les émeutes du mois précédent avaient laissé des traces, Mouammar Kadhafi les prenait très au sérieux. Et puis, c’était une bonne excuse pour faire une purge. Lui qui ne voyait que des traitres partout, allait pouvoir se débarrasser des gêneurs comme des modérés et renforcer son emprise sur le pouvoir.

Un matin, la tension monta d’un cran quand tous ceux qui travaillaient ou vivaient à la caserne reçurent l’ordre de porter l’uniforme, y compris les laborantins et les femmes de ménage : aucune tenue civile ne serait désormais tolérée à l’intérieur. Bernie White enfila un treillis agrémenté d’une blouse blanche, mais il dut se réhabituer à porter des rangers qu’il avait délaissées depuis qu’il avait quitté l’armée en Afrique du Sud. Cette fois-ci c’était clair, il allait se passer quelque chose dans très peu de temps.

Une hypothèse rassurante, les émeutes seraient circonscrites à la ville de Tripoli uniquement, le reste du pays semblait calme ou calmé. Cette information était confirmée par la RAI Uno, la chaine de télévision italienne que tout le monde captait secrètement avec une antenne parabolique, que le Raïs nommait dans ses discours avec une hargne non feinte : « antenne paradiabolique », tellement celle-ci permettait de contredire ce qu’il annonçait.

Bernie White avait noté une petite chose importante : à l’époque de la Villa Pizzari, la Légion Verte faisait office d’armée régulière ; or à la caserne, c’était l’armée nationale qui avait pris position partout, et ces militaires étaient en nombre. L’opération qui approchait serait donc organisée avec un déploiement massif de l’armée, chose qui n’était plus arrivée depuis l’invasion du Tibesti en 1979. Le bon docteur craignait qu’un coup d’Etat soit en préparation. Une question lui trottait dans la tête : étant donné le nombre de purges réalisées, resterait-il encore des modérés qui n’avaient pas été écarté dans l’entourage du clan Kadhafi ?

Les préparatifs avançaient rapidement. La caserne était en ébullition permanente. Des militaires arrivaient sans cesse, s’installaient dans les bâtiments, bousculant les programmes en cours. Cependant, aucun d’entre eux ne s’aventura dans les laboratoires où travaillait White : lui et ses équipiers avaient reçu l’ordre de rester jours et nuits sur leur poste de travail jusqu’à avis contraire émis par le Raïs lui-même. Ils dormaient tous sur des lits de fortune et prenaient leurs repas où ils pouvaient.

Le lendemain, Novikov expliqua à White qu’Abdulayev et lui étaient réquisitionnés pour faire du maintien de l’ordre en ville. Il eut le temps discrètement de donner une autre info importante : toute la région de Tripoli était bouclée, plus personne ne pouvait entrer ou sortir. Benghazi en Cyrénaïque, qui habituellement était à la pointe de la contestation, n’était pas concerné : il n’était question que de Tripoli. Si la capitale et sa région étaient uniquement verrouillées, c’est que le problème n’était pas si important. Sinon, le déploiement militaire aurait été bien plus massif et surtout il aurait été national. Donc, ça ne pouvait pas être un coup d’Etat !

Curieusement, le « pourquoi » s’invita dans le bureau de Bernie White : Abdallah al-Senoussi avait besoin d’un homme éduqué pour l’aider à négocier. Oui mais négocier quoi ?

Le chef du renseignement militaire se mit à table avec son inimitable accent anglais. Il fit une synthèse de la situation, qui était assez inédite en Libye. Le mois de juin se terminait mal. En tout cas, ce 27 juin marquait une réelle déficience dans la sécurité du régime. Risquait-il sa tête si ça tournait mal ? Il ne masqua même pas à Bernie White son énervement ni son incapacité potentielle.

Depuis plusieurs jours la prison d’Abou Salim était en révolte, une centaine de détenus s’étaient libérés des cellules, mais se trouvaient toujours coincés dans les bâtiments. Leurs explications étaient sans ambiguïtés. L’homme avait reçu du Raïs l’ordre de régler ce problème au plus vite, et le plus discrètement possible. Rien ne devait transpirer à l’extérieur de la prison. La manœuvre nécessitait du doigté, c’était clair.

Ainsi, c’était donc ça ! Le régime faisait face à une insurrection dans sa propre prison d’état, la plus terrible du pays. Effectivement, après la défaite dans le Tibesti, et malgré la victoire contre Al-Qaida, Mouammar Kadhafi avait désormais un sacré problème à résoudre. Nul doute que les services secrets du monde entier avaient déjà les yeux rivés sur cette partie du globe. Personne dans le monde ne pouvait l’aider, et montrer sa défaillance pourrait bien lui être fatal.

Al-Senoussi affréta une jeep et embarqua le docteur « bons offices » avec deux autres officiers. Quatre hommes pour faire face à une centaine d’émeutiers, voilà qui promettait !

Quand la jeep arriva aux abords de la prison, Bernie White constata que celle-ci était encerclée par des blindés et que des dizaines de soldats avaient pris position, empêchant tout fuyard de s’échapper.

Pénétrer à l’intérieur serait le vrai challenge. Derrière la porte d’entrée principale, un groupe de soldats avait mis plusieurs mitrailleuses en batterie, pointées sur l’entrée de la section militaire. En effet, la section civile ne s’était pas révoltée et était toujours aux mains des gardiens ; c’était une bonne chose, ça permettrait aux négociateurs d’avoir un point d’appuis.

Dès qu’ils arrivèrent devant la porte d’entrée de la section militaire, qui dépendait d’ordinaire d’Abdallah al-Senoussi, le directeur de la prison se joignit aux quatre hommes pour faire une déclaration par haut-parleur. Il annonçait que le chef du renseignement intérieur s’était lui-même déplacé pour rencontrer les prisonniers et les écouter.

Sans attendre de réponse, les cinq hommes avancèrent les mains en l’air, montrant qu’ils n’étaient pas armés. Lorsqu’ils furent à quelques mètres de la porte d’entrée, celle-ci s’ouvrit, trois hommes apparurent, et les invitèrent à pénétrer dans la section militaire, ce qu’ils firent. La porte se referma aussitôt derrière eux.

Bernie White, qui reconnaissait l’endroit où il avait séjourné, aperçut des prisonniers qui avaient partagé sa cellule quelques années plus tôt : ils étaient donc toujours vivants et toujours incarcérés. Lui et les autres négociateurs faisaient face à plusieurs centaines de détenus qui se levèrent tous en silence, ils occupaient les couloirs et tous les espaces qu’offraient la prison. Le directeur engagea une discussion en arabe avec eux, al-Senoussi écoutant attentivement. White en profita pour observer les alentours, il remarqua que des cellules avaient des portes ouvertes, d’autres étaient fermées avec des inscriptions à la craie en arabe dessus. Il se pencha pour parler à al-Senoussi discrètement :

-          Que veulent dire ces inscriptions ?

Le chef regarda attentivement ce qu’il y avait d’écrit :

-          Ça dit que ceux qui sont dans cette cellule ne soutiennent pas les insurgés et qu’ils ne veulent pas sortir.

-          Hum ! répondit Bernie White tout aussi discrètement. C’est une bonne accroche pour commencer à négocier : je propose qu’on exfiltre ces non-insurgés avant d’entendre les revendications des autres. Comme ça, nous saurons exactement combien ils sont dans les deux camps. Surtout, qu’on ne fasse aucun mal aux exfiltrés, comme ça, les révoltés verront que nous sommes sérieux dans notre volonté de négocier.

Al-Senoussi se tourna vers White, le dévisagea, sembla réfléchir puis répondit :

-          Je suis d’accord !

Il leva la main pour se faire entendre et s’exprima en arabe, exposant à tous qu’il avait un souhait avant d’entamer les discussions.

-          S’il vous plait ! Ecoutez-moi, tous ! Nous devons rester entre nous ! Ceux qui considèrent que leur sort est juste, doivent sortir d’ici. Je promets qu’il ne sera fait aucun mal aux camarades qui sortiront de la section militaire.

Puis il se retourna vers White, attendant la suite. Parmi les révoltés, un groupe se forma pour discuter. Un homme en émergea, s’avança et parla :

-          C’est d’accord. Ils peuvent partir.

Sans rien en dire à al-Senoussi, White avait mis en pratique la tactique de négociation de Nelson Mandela qui consistait à obtenir quelque chose de son interlocuteur, tout et n’importe quoi. La négociation avait alors une amorce et pouvait démarrer. C’était mieux si c’est votre camp qui avait obtenu satisfaction. Dans ce cas présent, ils avaient pu également identifier les meneurs.

Il fut convenu d’évacuer les cellules une par une, que les non-insurgés prendraient toutes leurs affaires personnelles, et qu’ils seraient relogés dans la section civile.

L’évacuation dura toute la journée, et quatre cents détenus furent transférés d’une aile à l’autre, dans le calme et le silence. Le nombre impressionna les quatre hommes car ça voulait dire qu’il y avait plus de mille deux cents insurgés qui resteraient dans la section militaire, soit une véritable armée. Bernie White le constata également mais sans commenter.

Ils avaient observé longuement les insurgés durant cette journée, et s’étaient aperçus qu’ils n’avaient pas d’armes. Certains étaient équipés de bâtons, mais rien de plus. Bernie White conseilla de négocier le plus pacifiquement possible pour obtenir leurs redditions.

Le problème s’était désépaissi mais il demeurait encore important. Dès que le transfert fut achevé, il fut convenu de reprendre les négociations le lendemain.

Au matin du 28 juin, les choses se présentèrent beaucoup mieux : les insurgés avaient installé une table et des chaises à l’entrée de la section militaire, et Abdallah al-Senoussi était revenu plus détendu que la veille. Bernie White était toujours convié à écouter et à donner son avis discrètement, comme une sorte de conseiller occulte.

Les trois meneurs de la veille reçurent la délégation officielle avec courtoisie et exposèrent leurs griefs qui étaient plutôt simples à comprendre : ils réclamaient de meilleures conditions de détention, une meilleure alimentation, de pouvoir rencontrer leur famille, l’arrêt des sévices corporelles, et la révision de leur procès qu’ils jugeaient tous nécessaire. Si le chef du renseignement militaire pouvait améliorer le sort des prisonniers, leur jugement était en dehors de ses compétences, mais il en ferait part au ministre de la justice, sans faute.

Bernie White fut étonné de la tournure que prenait ces négociations : al-Senoussi cédait sur tout, acceptait tout. Il se demanda s’il ne cherchait pas surtout à gagner du temps. Cependant, même si les insurgés ne réintégreraient leurs cellules que s’ils avaient la certitude que les choses changeraient. Et sur ce point, rien n’était encore gagné. Al-Senoussi qui n’avait pas l’habitude qu’on discute ses ordres montrait des signes d’impatience parfois. Quant au directeur de la prison, il souriait comme s’il avait été convié à une discussion entre amis. L’atmosphère sembla trop détendue à White pour que ces négociations aboutissent.

Ils se quittèrent tous en se serrant la main, ils avaient bien avancé, ils continueraient le lendemain…

Au matin du 29 juin, le bon docteur fut convié, mais il ne monterait pas dans la jeep du chef, mais dans le fourgon médical avec les autres médecins de la caserne qui feraient partie du convoi. Cette fois-ci, des dizaines de camions militaires chargés de soldats partaient pour la prison. Bernie White y dénombra au moins cinq cents soldats bien armés. Si seulement quatre hommes avaient réussi à ramener le calme à la prison, que pourrait bien faire tous ces soldats ?

La réponse lui fut fournie rapidement :

Dès qu’ils furent aux abords de la prison d’Abou Salim, les soldats entrèrent et prirent position à l’intérieur. La porte d’entrée de la section militaire vola en éclats, et des soldats s’infiltrèrent en tirant, abattant toute résistance, présageant d’un carnage à venir. Les insurgés refluèrent en désordre vers la cour intérieure où ils furent pris dans un cul de sac : le piège se refermait sur eux. Rapidement, la troupe les encercla en prenant position dans les étages d’où ils pouvaient les surplomber. En bas, beaucoup levèrent les mains pour se rendre. Le major-général al-Senoussi apparut alors et ordonna d’ouvrir le feu. Les fusils mitrailleurs AK-47 crépitèrent tous en même temps, assourdissant l’air, le pourrissant de souffre. En bas, les mille deux cents détenus entassés dans la cour, s’effondraient les uns sur les autres, criblés de balles. La tuerie dura près de quatre heures sans interruption.

Bernie White pensait avoir vu beaucoup de choses dans sa vie, mais là ça dépassait l’entendement. Il assista au massacre sans broncher pour autant. Son seul souci fut de se protéger les oreilles du bruit des tirs. Son expérience des systèmes répressifs l’avait rendu insensible à toute pitié déplacée et inutile.

Les médecins n’avaient pas été invités au spectacle ni à sauver qui que ce soit, seulement à constater que les cadavres étaient bien morts. Mille deux cent soixante-neuf corps furent enlevés et stockés dans des camions pour être enterrés dans des charniers. Le constat dura des heures et fut éreintant : les quelques survivants étaient achevés d’un coup de grâce par un officier.

White savait qu’un tel épisode avait eu lieu à Soweto en 1976 où près de cinq cents manifestants avaient été tué par la police, mais il n’y avait pas participé, ni de près ni de loin.

Les quatre cents exfiltrés ne furent en rien inquiétés, ils avaient choisi le bon camp malgré eux.

Bernie White ne voulait pas être mêlé à cette reprise en main, il ne se sentait absolument pas concerné : au contraire, cet événement l’avait convaincu qu’il fallait qu’il quitte la Libye au plus vite. Oui mais comment faire maintenant, lui qui était un des rouages du programme d’armes chimiques de ce régime ?

 

Didier Kalionian - DK Expérience (c) 2023

Credit photo : Didier Kalionian (c) 2023

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Didier K. Expérience
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