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Didier K. Expérience
24 février 2023

Enfin l'Eden - E.24/35

Enfin L'Eden 2

Tunisie. Aéroport international de Tunis-Carthage, juillet 1996.

   Durant le voyage jusqu’à la frontière, les deux hommes gardèrent le silence. Bernie White se laisserait guider, faisant confiance à son chauffeur, espérant tout de même que celui-ci ait un plan. Au vu de sa détermination, nul doute qu’il en avait un ! Comme il comprenait l’arabe, il avait gardé la fréquence de la radio de la police ouverte, écoutant distraitement les appels et les réponses pour savoir s’ils étaient déjà recherchés : RAS de ce côté-là ! Abdulayev était concentré sur la route, ne lâchant jamais le volant, s’octroyant de temps en temps, un moment pour s’allumer une cigarette qu’il fumait entre ses lèvres. D’ordinaire, White ne le permettait pas, mais ce soir-là, Abdulayev aurait carte blanche.

De temps en temps, White observait le trou dans le pare-brise, net et lisse, dernier souvenir qu’Oleg Novikov laisserait à la postérité.

Vers 23h, ils dépassèrent le panneau indiquant la localité de Ras-Adgir, Abdulayev leva le pied et commença à se décontracter, ils arrivaient en vue de la frontière. Cent soixante-dix kilomètres sans avoir été inquiétés, aucun contrôle de police sur la route non plus. Il gara la Peugeot près d’une échoppe qui semblait encore ouverte dans ce gros village. Sans éclairage de nuit, la bourgade ne ressemblait à rien, mais à une centaine de mètres, un bloc était sous le feu des projecteurs, c’était donc le passage officiel.

-          Docteur ! dit Abdulayev plaintif. J’ai été obligé de nous séparer de Novikov, il ne voulait pas partir, il nous aurait dénoncés. Je n’avais pas le choix.

White acquiesça d’un signe de tête. Pas la peine de s’attarder sur les explications, le mal était fait.

-          Mais où sommes-nous ? rétorqua-t-il.

-          Nous sommes à la frontière. Nous la traverserons à pied. On laisse la voiture ici. On prendra l’autobus avec les autres voyageurs qui attendent près de la guérite. Vous verrez, ça va être folklo, ça vous rappellera vos voyages de jeunesse.

-          Et on laisse la 504 avec Novikov derrière ?

-          Oui ! On va même laisser les fenêtres ouvertes, et les clés de contact sur le démarreur. Le but, c’est que quelqu’un vole cette voiture. Et croyez-moi, elle ne restera pas longtemps ici. Avec un peu de chance, ses nouveaux propriétaires nous débarrasseront du corps dans le désert. Ni vu ni connu et on aura fait des heureux. Mektoub Inch’allah !

Abdulayev arracha la radio du tableau de bord. Pas question d’offrir un émetteur de la police à un inconnu qui risquerait d’en faire mauvais usage. Fuyard peut-être, mais policier toujours ! Il s’agenouilla au pied de la voiture et commença à creuser un trou à mains nues, remuant le sable meuble facilement, il y jeta la radio, les câbles et son révolver ; pas question non plus de passer la douane avec une arme.

En tout cas, s’il avait un plan, il donnait les indications au compte-goutte. Manifestement, il avait remis leurs vies dans les bras d’Allah.

-          Docteur ! Relevez le col de votre veste, s’il vous plait. Tenez, je vous ai pris un chapeau pour cacher vos cheveux. Et surtout vous vous taisez. Plus un mot d’anglais, c’est moi qui parlerai. A partir de maintenant, silence absolu.

Si la journée, on approchait de la fournaise, la nuit il faisait carrément froid : rien qu’à cause du climat, White n’était pas mécontent de quitter ce pays. Les deux hommes se mirent en route tranquillement, mains dans les poches, vers le poste de contrôle de la frontière. Là, ils se mêlèrent à une petite foule bigarrée, que des hommes, qui attendaient l’autobus pour Djerba. La barrière était encore baissée, et elle le resterait tant que l’autobus venant de Tunisie ne serait pas là. Et il n’était pas annoncé avant 1h du matin. Si tout allait bien sur la route.

Abdulayev semblait sûr de lui, mais son mutisme devenait gênant, à force.

-          Ne vous inquiétez pas, ils ne contrôlent pas vraiment. Je ne vous ai pas amené ici par hasard. Je connais très bien ce poste.

Des phares éblouirent tout le monde tout d’un coup, lançant des faisceaux de lumière crue dans cette nuit noire, l’autobus de Djerba était en train d’arriver. Tous ceux qui l’attendaient se levèrent d’un bond et se mirent en ligne devant la barrière. Là, un garde frontalier libyen commença à passer en revue les passeports et autres documents que les gens lui donnaient au fur et à mesure. Il fixait le document puis fixait le candidat au voyage, rendait le document puis passait au suivant. Quand il arriva devant Abdulayev, celui-ci leva les yeux ostensiblement. White ne comprenait rien à ce jeu de mimes, mais il observerait le mutisme réclamé. Abdulayev se tourna légèrement vers lui et fit un signe discrètement au garde qu’ils étaient ensemble. Celui-ci, acquiesça puis passa au voyageur suivant.

Enfin, la barrière se leva, et tous en file indienne, quittèrent le sol libyen pour la Tunisie voisine. Là, un garde frontalier tunisien leur fit signe d’avancer rapidement vers l’autobus et de monter.

Bernie White suivit mais avait hâte de savoir. Lui qui était un véritable espion, avait l’impression de jouer dans un film de James Bond maintenant. Décidément, la fiction est toujours à la traine de la réalité.

Au chauffeur, Abdulayev acheta deux billets pour Djerba, puis ils allèrent s’assoir dans le fond. Dès que tous les voyageurs furent à bord, l’autobus démarra et reprit la route pour le Nord.

-          Comment avez-vous réussi ce prodige ? demanda White à voix basse, et en anglais.

-          Je vous ai dit que je connaissais ce poste de contrôle. J’ai montré un vieil ordre de mission : nous sommes deux policiers en mission secrète, c’est tout. La nuit, les Tunisiens ne contrôlent pas cet autobus : pas le temps, manque d’effectifs, fainéantise, je ne sais pas, mais pour une fois ça nous arrange. J’ai déjà rempli cette mission avec pour objectif de piéger des opposants qui voulaient se sauver en douce. Par ailleurs, nous n’irons pas à Djerba, mais à Tunis où nous prendrons l’avion. L’aéroport de Djerba est truffé d’agents libyens, pas la peine de faire tout ce chemin pour se jeter dans la gueule du loup.

-          Mais le voyage va être interminable jusqu’à Tunis.

-          On se restaurera à Médenine, c’est là que nous descendrons. C’est à une dizaine de kilomètres de Djerba. On prendra le prochain autobus pour Tunis de là. On tâchera d’acheter de l’eau et quelque chose à manger car le voyage sera assez long. Nous n’avons pas le choix… Maintenant, taisez-vous et dormez. Sinon nous allons finir par nous faire repérer.

Bernie White se tourna sur son fauteuil, se recroquevilla sur lui-même, cherchant un peu de la chaleur qu’il avait pourtant chassée toute la journée. Le chauffeur coupa la lumière dans le couloir et demanda le silence, mais entre ceux qui ronflaient et ceux qui chuchotaient, il était impossible de dormir.

Entre les cahots de la route, le bruit dans l’autobus et la fraicheur de la nuit, Bernie White ne se rappelait pas avoir déjà vécu un aussi mauvais voyage dans sa vie. Seul point positif, il était en Tunisie, fini le chaos libyen.

Abdulayev, lui dormit correctement, mais en se réveillant, il eut une irrépressible envie d’uriner. Ce fut d’ailleurs la réclamation première de tous les voyageurs, et White remarqua qu’il en manquait : donc, l’autobus s’était arrêté dans la nuit, il avait dû dormir finalement car il ne s’était aperçu de rien.

Sous la pression des voyageurs, le chauffeur fit une halte près d’une aire d’autoroute qui comportait une roulotte vendant du café, du thé, des petits gâteaux et surtout des cigarettes. Tous les hommes se ruèrent à l’extérieur pour se soulager contre les palmiers. Bernie White se serait bien retenu encore un peu, mais il ne pourrait pas tenir tout le voyage. Même s’il avait été militaire, il n’aimait pas cette promiscuité entre hommes, ça le dégouterait presque.

Pendant qu’il se soulageait dans un coin, Abdulayev en profita pour acheter des gobelets de thé et des gâteaux en guise de petit déjeuner, puis il fuma cigarette sur cigarette … L’autoroute longeait une façade maritime et la mer était plutôt agréable à regarder, bien qu’elle représentât aussi une frontière impossible à traverser pour le moment. Cependant, il faisait beau, pas encore chaud, et ils étaient libérés de leur dingue de patron. Abdulayev était franchement détendu, pas comme White qui avait du mal à émerger.

-          On peut utiliser nos dinars libyens ici, mais on ne pourra pas à Tunis, dit Abdulayev. Il faudra changer de l’argent.

-          D’ailleurs, je vous en dois. Vous payez tout depuis que nous sommes partis.

-          Laissez tomber ! Nous sommes dans la même galère, n’est-ce pas ?

White dodelina.

-          On trouvera des changeurs dans la rue, on y perdra sûrement, mais ça n’a pas d’importance. L’essentiel sera de prendre l’avion pour la destination de notre choix. Où comptez-vous aller ?

-          A Rome !

-          Moi aussi, mais ensuite ?

-          Je ne sais pas. Sûrement que je rentrerai chez moi en Afrique du Sud.

-          Rien de mieux que sa maison, pas vrai ?

White sentit que le rapprochement nécessaire de ces dernières vingt-quatre heures avec son ancien chauffeur, venait d’atteindre ses limites. En Libye, White ne comprenait pas l’arabe, mais la Tunisie était encore francophone, et lui parlait parfaitement le français, et en Italie il se débrouillerait comme il y a deux ans. Donc, il n’aurait plus besoin de l’aide d’Abdulayev… Surtout que ce dernier avait révélé qu’au sein de l’ex KGB, il avait été un tueur : sa technique d’assassinat était une pure signature qui ne tromperait aucun professionnel. Non seulement, White se devait d’être plus vigilant, mais rester factuel le garderait sûrement en vie.

Le semblant de petit déjeuner terminé, tout le monde remonta à bord de l’autobus, direction Médenine.

Cette halte les avait mis en retard pour attraper la correspondance pour Tunis. Du coup, le chauffeur accéléra tant qu’il pouvait, les mettant en danger, frôlant parfois d’autres véhicules ou la glissière de sécurité. Cependant, à part White, les autres passagers n’y prêtèrent aucune attention. En moins d’une heure, ils arrivèrent enfin.

La gare routière de Médenine permettait d’aller un peu partout en Tunisie, mais surtout elle desservait fréquemment la capitale. Les deux hommes avaient raté la correspondance du matin, mais il y en aurait une autre dans quelques heures. En attendant, il fallait changer de l’argent rapidement. Mauvaise surprise, le dinar tunisien valait bien plus cher que le dinar libyen chez les changeurs officiels et la somme à échanger était limitée. Chez les changeurs de rue, le taux était encore plus élevé mais la limite pouvait être repoussée tant qu’ils avaient des billets et des pièces. Les deux hommes savaient qu’ils se feraient arnaquer, mais ils n'avaient plus les moyens d’argumenter.

Sans bagages pour les encombrer, ils purent sans problème acheter de l’eau et des sandwiches, et les billets pour l’autobus de Tunis qui partirait vers midi. Quatre heures d’attente qui seraient suivies de cinq heures de route jusqu’à l’aéroport.

L’autobus partirait bondé. Ils ne purent trouver de sièges côte à côte cette fois-ci : comme une première étape vers la séparation. De toute façon, Bernie White n’avait pas l’intention de poursuivre son périple avec Abdulayev une fois à Rome. Là-bas, il faudrait vraiment qu’ils se séparent.

L’arrivée à l’aéroport de Tunis-Carthage fut vécue comme une délivrance par les deux hommes, car des cinq heures de route prévues, ils étaient passés à six heures trente après les multiples haltes et les bouchons à toutes les entrées des villes. White avait le dos en compote et les nerfs en pelote, son taux d’énervement était à son maximum, alors qu’Abdulayev, qui avait siroté discrètement une petite fiole de whisky, avait dormi. De ce fait, il avait un peu l’air de planer quand il descendit.

D’abord il leur fallait changer tous leurs dinars libyens contre des dinars tunisiens pour payer leurs billets d’avions, puis obtenir des lires italiennes…

Ils trouvèrent rapidement les guichets d’Alitalia. Stoïques, ils testèrent en direct ce que valaient encore leurs passeports. Deux ans plus tard, leurs documents de voyage étaient toujours valides, et ils obtinrent leurs billets pour Rome. L’avion décollerait à 20h, heure locale, l’aventure libyenne prenait fin…

 

Didier Kalionian - DK Expérience (c) 2023

Credit photo : Didier Kalionian (c) 2023

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Didier K. Expérience
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