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Didier K. Expérience
5 mars 2023

Enfin l'Eden - E.33/35

Enfin L'Eden 2

 Afrique du Sud. Quartier de Century City, Eden’s Vry Apteek, Capetown, janvier 1997.

   Le dispensaire fonctionnait bien, même mieux que ce que De Klerk avait prédit. L’Eden’s Vry Apteek n’attirait pas que les Afrikaners, mais aussi des noirs et des métis de langue afrikaans, que, vu son chiffre d’affaires, il ne pouvait pas se permettre de refuser. De toute façon, ces gens savaient où ils mettaient les pieds quand ils entraient dans le dispensaire car la seule chose qu’ils avaient en commun était leur langue véhiculaire. Cependant, ces locuteurs-là ne l’étaient que parce qu’ils avaient été forcés d’apprendre cette langue pour en augmenter le nombre d’utilisateurs, et justifier que l’afrikaans soit la langue première de l’Afrique du Sud. Bien évidemment, dès que le régime blanc tomba, l’anglais s’imposa naturellement partout. Toutefois, beaucoup de noirs et de métis ne renoncèrent pas à parler cette langue, surtout dans la région du Cap-Occidental, où elle restait majoritaire.

L’Eden’s Vry Apteek gagna pourtant la réputation d’être un repère d’Afrikaners ultra nationalistes, ce qui augmenta considérablement sa clientèle. En six mois, les trois étages fonctionnaient à plein régime, De Klerk avait dû embaucher d’autres médecins et d’autres personnels médicaux. Il ne démentit jamais les rumeurs, se contentant d’accueillir ses compatriotes dans le besoin, qui étaient bien heureux de retrouver un peu de l’ambiance de l’ancien régime. Ces gens complètement désemparés, avaient foncièrement confiance dans le bon docteur De Klerk, c’était le principal pour lui.

A la fin du mois de janvier, Eugène Terre Blanche refit une apparition : comme prévu, il venait chercher sa livraison de pilules magiques. Cette fois-ci, il vint avec plusieurs 4x4, remplis de patriotes en uniforme. Certains des patients l’acclamèrent, d’autres manifestèrent leur malaise, De Klerk cachait tant bien que mal ce qu’il en pensait.  Si ça lui faisait de la publicité parmi la communauté, il avait surtout peur que ce genre de démonstration n’alerte les autorités locales et lui supprime les subventions qu’il avait obtenues du gouvernement régional, dont le parti, l’Alliance Démocratique, avait réussi l’exploit de battre l’ANC aux élections. Ce parti, composé d’Anglais et d’Afrikaners progressistes, de métis et de noirs anti-ANC, dirigeait le Cap-Occidental, et était devenu une réelle troisième voie entre le PN décati et l’ANC tout-puissant dans les autres régions. Et Bernaard De Klerk avait tissé des liens avec eux également, même s’il était toujours encarté au PN.

Les responsables locaux du parti, s’ils voyaient d’un bon œil l’ouverture de ce dispensaire pour leurs compatriotes, ne supporteraient pas de voir Terre Blanche, ce trublion extrémiste, prêcher sur leurs terres. La réputation du bon docteur joua en sa faveur pour les convaincre qu’il n’avait pas changé de camp, ce qui lui permit d’augmenter sa clientèle avec la bénédiction du Parti National.

Si Terre Blanche avait l’air d’un imbécile et ressemblait à un ours mal léché, il était très loin de cet archétype. L’avoir comme allié, passait encore, mais l’avoir comme ennemi s’avérait très dangereux. Lui qui connaissait la Bible comme sa poche ou recitait des poèmes quand il chevauchait avec ses amis dans sa propriété, utilisait souvent sa matière grise à bon escient. Ainsi, il était venu faire une démonstration de force à mille cinq cents kilomètres de chez lui, espérant peut-être recruter parmi les malades du bon docteur. Mais le Cap-Occidental n’était pas l’ex Transvaal : ici, les gens vivaient un peu mieux que dans les terres du centre, et ils espéraient beaucoup du nouveau gouvernement, même si jusque-là, celui-ci les avait totalement abandonnés.

Même si Nelson Mandela ne voulait pas appliquer l’Affirmative Action, dans le secteur privé, nombre de blancs, d’Afrikaners (et d’Anglais d’ailleurs), furent licenciés pour être remplacés par des noirs, des métis ou des indiens. Tout le monde devait avoir accès au monde du travail, sauf qu’un blanc coûtait quatre fois plus cher qu’un noir, donc le patronat sud-africain, bien que blanc, s’était empressé de licencier en masse pour profiter de cette nouvelle main d’œuvre noire, certes moins qualifiée, mais beaucoup moins payée. Du coup, un blanc licencié n’avait plus aucune chance de retrouver un emploi, et finissait clochard : des milliers de blancs s’installèrent dans la rue sous des abris en carton. Terre Blanche et d’autres factions de nationalistes afrikaners comptaient sur ce terreau plus ou moins fertile pour remplir leurs effectifs, que De Klerk pouvait aider à se maintenir en bonne santé à moindre frais. Cependant, les objectifs des deux hommes divergeaient, De Klerk ne voulant pas se faire cornaquer par qui que ce soit.

Les hommes de Terre Blanche avaient chargé les colis dans leurs 4x4, De Klerk n’était pas mécontent de s’en débarrasser.

-          Okay docteur ! Merci pour cet acompte, mais c’est la dernière fois qu’on traitera de cette façon. Bien sûr, les dealers sont des kaffres et les consommateurs aussi, mais les réapprovisionneurs ne peuvent pas être nous. Tu comprends notre dilemme ? On ne peut pas faire ce qu’on reproche aux autres. Chasser ce gouvernement pourri est notre cœur de cible, pas le trafic de drogue.

-          D’accord, mais tout le monde pratique comme ça.

-          C’est un milieu ultra concurrentiel, ce n’est pas notre spécialité et ça ne le deviendra jamais. J’ai laissé De Villiers s’en occuper, mais ça sera la dernière fois. Dans deux mois, je viendrai récupérer un acompte en billets de cinquante. Le dispensaire marche très bien maintenant, alors prépare la mallette… En attendant, Herman va rester au Cap, il a des affaires à régler dans la région.

Terre Blanche avait terminé sa phrase sur une pointe d’ironie que n’avait pas manqué de remarquer De Klerk. Toujours son côté ours prédateur qu’il mettait en avant pour subjuguer son auditoire. De Klerk resta impassible.

Herman Kuipers vivait et travaillait majoritairement à Bloemfontein, De Klerk et lui utilisaient le téléphone pour communiquer et le fax pour l’échange de documents, et de temps en temps, l’avocat se déplaçait pour rendre visite à son client, ça marchait très bien comme ça. Mais là, Kuipers serait à domicile, il représenterait donc un danger. Tant qu’il s’occupait de ses affaires en justice, pas de problème, mais s’il s’occupait de ses affaires personnelles, ça ne marcherait pas longtemps comme ça.

De Klerk avait établi son laboratoire dans une partie du sous-sol de sa propre maison. Même sa femme de ménage ne pouvait y accéder, l’endroit était mieux protégé qu’un bunker. Comme il déléguait assez souvent la direction du dispensaire à ses collègues de confiance, il pouvait y travailler en toute sérénité à la confection des pilules d’ecstasy. Il avait même trouvé un moyen de tester la qualité de la marchandise, en la mélangeant discrètement à des repas qu’il donnait aux nombreux clochards de son quartier. A ce jour, aucun décès n’était à déplorer, mais certains avaient parfois de drôles de comportements selon les dires du voisinage.

Les semaines qui suivirent, Kuipers vint plus souvent qu’à l’accoutumée lui rendre visite. Le moindre prétexte était bon pour débarquer à l’improviste au dispensaire. Comme c’était l’homme de confiance de De Klerk, personne n’y trouvait à redire, mais De Klerk lui-même fulminait : cette espionnite ne lui plaisait pas du tout. Terre Blanche avait flairé le bon potentiel du docteur, sa capacité à rameuter du monde et à faire de l’argent, intéressait son mouvement. L’AWB était en manque de personnalités de ce genre : simples et terriblement attachantes. Kuipers faisait bien son travail d’avocat, mais ne rechignait pas à recruter quand cela était possible, surtout des Afrikaners désespérés. Kuipers était un fanatique de l’épopée Boers mais en version néo-nazie. De Klerk, pourtant un nationaliste convaincu et un membre actif de la communauté afrikaner, ne lui arrivait pas à la cheville niveau racisme. L’avocat réagissait bien aux injonctions du tribunal, et De Klerk avait besoin de ses compétences.

Plus le temps passait et plus l’appel engagé par l’état lui paraissait hypothétique, ce qui était une bonne nouvelle. Il n’avait toujours pas reçu sa nouvelle comparution pour la CVR du révérend Tutu, donc les perspectives négatives concernant un procès s’éloignaient de jour en jour.

Parfois, il recevait la visite de poids lourds de la politique du Cap-Occidental, voire de l’Afrique du Sud. Il reçut Helen Zille*, une afrikaner juive d’origine allemande, probable candidate de l’Alliance Démocratique à la mairie du Cap aux prochaines élections. Si les politiciens confirmés s’intéressaient à son dispensaire, ceux en devenir l’avaient délibérément inclus dans leur circuit de visites. Il s’attendait même à ce qu’un jour, Nelson Mandela lui fasse l’honneur d’une visite, histoire de le narguer, lui qui adorait fraterniser avec ses anciens ennemis.

Et un jour, il reçut le juge Willie Hartzenberg, pontife des pontifes de la justice sud-africaine, qui se trouvait en vacances dans la région. C’était donc une simple visite de courtoisie d’un citoyen lambda à un autre, mais De Klerk en profita pour lui parler de sa situation. Hartzenberg était aussi un grand patriote, mais pour lui, seul le respect de la loi conduisait à la démocratie, qu’importe ceux qui dirigeaient le pays : donc, il était passé du régime blanc au pouvoir de l’ANC sans problème. Aucun ministre de la justice de Mandela n’avait osé le déboulonner, ce qui en disait long sur son pouvoir réel ou supposé.

Willie Hartzenberg balaya d’une main les appréhensions de Bernaard De Klerk quant à la Commission Vérité et Réconciliation, parce que ce n’était pas une cour de justice, donc aucun problème avec ce « truc », avait-il dit. En revanche, il lui conseilla un cabinet d’avocats qui avait pignon sur rue à Johannesburg : « Johnson-Shabangu & Mc Intire & Van De Velde ». Un trio d’avocats qui ne pouvait pas être suspecté d’être pro apartheid car Johnson-Shabangu était noir, Mc Intire anglais et Van De Velde afrikaner.

-          On ne sait jamais, on peut toujours avoir besoin d’un avocat, avait dit Hartzenberg amicalement. Un conseil : les juges ont horreur d’entendre un plaignant se défendre par lui-même. Si vous ne jouez pas le jeu, vous n’aurez aucune chance de l’emporter. Alors, prenez un avocat et confrontez-vous à la justice, et là, peut-être que vous aurez une chance de gagner.

Willie Hartzenberg était un géant dont seuls les grizzlys pouvaient concurrencer la masse corporelle, c’est dire s’il paraissait costaud. Son intelligence et sa connaissance du droit sud-africain en faisaient une des personnalités les plus influentes du pays.

Même si De Klerk n’était pas vraiment chaud pour prendre ce cabinet d’avocats qui n’était pas entièrement d’origine afrikaner, il y vit une solution pérenne pour se passer des services de Kuipers. Sauf qu’il ne pourrait pas le congédier sans réveiller la colère de Terre Blanche.

Il en conclut qu’il devrait discrètement l’éliminer.

Au détour d’une conversation, De Klerk découvrit que son avocat, tout sérieux qu’il était, aimait « s’éclater » dans les boîtes de nuit du Cap, spécialement celles qui se situaient dans le quartier gay de De Waterkant.

Ainsi Herman aimait danser. Herman était sûrement homosexuel, sinon il serait allé ailleurs pour s’amuser. Ce qui expliquait peut-être sa fascination pour l’esthétisme des uniformes boers, très proche de ceux de l’Afrika Korps du maréchal Rommel, voire de l’esthétisme nazi. Voilà qui devint une motivation supplémentaire pour se séparer de lui. De Klerk ne voulait pas confier ses affaires à des décadents, les gays, comme on les appelait maintenant. Jamais. Eux aussi, avaient contribué à l’effondrement de l’Afrique du Sud, pensait-il. Ils étaient même les fers de lance de la Nation Arc-en-ciel, puisque c’était aussi leur étendard.

Comme son avocat était dans la confidence concernant les pilules d’ecstasy, De Klerk lui en offrit quelques-unes, dont certaines étaient plus foncées que d’autres. Un malaise est si vite arrivé quand on fait le fou-fou au son de la house-music ou d’autres musiques de sauvages… Le bon docteur lui donna de la main à la main quelques exemplaires de chaque et l’avocat ne vit pas la différence de couleur, les deux nuances de rose. L’une était pourtant couleur de crise cardiaque.

Bernaard De Klerk n’eut pas longtemps à attendre le résultat, le beau, grand et racé Herman Kuipers eut un accident de voiture, il se serait endormi au volant et celle-ci se serait encastrée dans un mur, le tuant sur le coup.

C’est Eugène Terre Blanche en personne qui prévint De Klerk par téléphone de la mort de son avocat, il semblait réellement bouleversé par la disparition de cet ami si proche et défenseur de la cause afrikaner. Malheureusement, il n’en avait pas d’autres à proposer au docteur, qui devrait désormais se débrouiller sans lui.

L’enquête de police fut vite réglée et confirma l’accident dû à une somnolence probable. C’est vrai que le pays traversait le pire moment de son histoire avec près de dix-sept mille homicides par an depuis 1994 et la chute du pouvoir blanc. La police avait d’autres chats à fouetter, c’était un accident de la route de plus, et ce fut tout : affaire classée.

Du coup, De Klerk ne voyait plus pourquoi il devrait payer une subvention pour service rendu à la patrie, puisqu’il n’y avait plus de service. Terre Blanche ne fut pas vraiment d’humeur à négocier, mais il lâcha De Klerk pour un total de cinquante mille rands au lieu des deux cent mille demandés.

En une soirée, De Klerk s’était débarrassé de l’un et de l’autre. La voie était quasiment libre désormais pour vivre comme il l’avait toujours espéré. Il se sentait bien dans son nouveau quartier de Century City à Capetown, et il adorait son nouveau job de patron de dispensaire : l’Eden’s Vry Apteek lui procurait toute la joie qu’il avait perdue depuis une bonne dizaine d’années.

Il ne lui restait plus qu’à récupérer sa femme Retha et ses deux enfants, et la recherche du paradis sur Terre ne s’apparenterait plus à l’impossible quête du Graal…

*Future maire du Cap, puis présidente de la région du Cap-Occidental, championne toutes catégories contre l’ANC.

 

Didier Kalionian - DK Expérience (c) 2023

Credit photo : Didier Kalionian (c) 2023

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Didier K. Expérience
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