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Didier K. Expérience
17 février 2023

Enfin l'Eden - E.17/35

Enfin L'Eden 2

Libye. Misrata. Quartier d’Al-Shuwaren. Section Recherche & Transformation, Villa Pizzari : avril 1994.

   La Villa Pizzari surplombait le quartier misérable d’Al-Shuwaren dont les rues étaient souvent envahies par les sables, mais derrière la résidence, un parc mettait du vert aux yeux. Un écrin privilégié masquant le désert qui s’étendait à perte de vue. Seul l’appel à la prière du muezzin, qui, cinq fois par jour, resonnait du haut des minarets, rappelait à Bernie White qu’il n’était plus dans son pays d’origine.

Cependant, le laboratoire qu’il dirigeait, manipulait avec soin le gaz sarin censé se trouver dans une tête de missile, les conditions de sécurité étaient loin d’être satisfaisantes, et le docteur s’en plaignit souvent. Mais al-Senoussi, rentré à Tripoli, était devenu injoignable : White devait désormais adresser ses doléances au chef de la Légion Verte qui campait dans le parc. Ce jeune homme bourru, le capitaine Ahmed Ben Nasser, parlait soit un très mauvais anglais, soit faisait semblant de ne pas comprendre et White n’obtenait jamais rien de probant avec lui. Mais leurs relations étaient correctes.

Deux Scud-A avaient été livrés trop tôt, signant l’impatience du Raïs. La garde des engins avait été mis sous un chapiteau pour les protéger des regards et d’éventuels espions aériens. Ils monopolisaient une partie des miliciens... Un tel convoi n'avait pas dû passer inaperçu, même si les militaires circulaient beaucoup en Libye, il était possible de déceler ce qui se tramait, surtout depuis un satellite. Les deux engins faisaient quand même dix mètres de long et pesaient près de cinq tonnes chacun. Fort heureusement, les missiles restaient couchés et à l’abri, ils n’étaient pas sur un pas de tir.

Pas question de faire des tests avec, ils ne seraient vraisemblablement armés que quand les expériences auraient été déclarées concluantes avec des répliques plus petites, mais c’était l’affaire de Zimmermann. Ben Nasser le suivait partout, observant le moindre de ses gestes, critiquant quand il ne comprenait pas ce qui se passait.

Bernie White ne pouvait rien faire d’autre que d’attendre que son collègue ait mis au point la réplique miniature, qui faisait quand même deux mètres de long, pour pouvoir y installer une nouvelle ogive. Cependant, le travail n’avançait pas : le matériel amassé pour la réalisation des répliques était de mauvaise qualité. Les semi-conducteurs électroniques ne tenaient pas le choc, ils fondaient lors des mises à feu, rendant caduque tout décollage. Zimmermann était fou de rage.

-          J’en ai assez ! Il n’y a rien qui marche dans ce pays. Et l’autre qui nous livre des Scud-A : pourquoi pas une station orbitale pendant qu’il y est ! Tout ça pour anéantir des rebelles de pacotille, j’vous jure !

-          Calmez-vous Hans ! Ça va s’arranger, j’en suis sûr. Que dit Ben Nasser de vos problèmes ?

-          Il ne dit rien ! C’est ça le problème. Il a filmé le dernier lancement raté qu’il a dû envoyer au grand patron. C’est aussi un problème. Si ça continue comme ça, je vais me faire virer. Et je n’ai pas envie de me retrouver en prison en Allemagne.

Il se gratta la tête :

-          Je ne comprends pas pourquoi les lancements foirent tout le temps. Verdammte Scheisse* ! J’ai tout essayé, mais les fusées partent en vrille tout de suite ou vont s’écraser à côté de la cible.

White se souvint de son projet, le fameux « Projet Eden », surtout qu’un des éléments collait parfaitement à la situation :

-          Hans ! Je me pose une question. Pourquoi ne pas réaliser un mini-missile plutôt que de vouloir recréer un Scud-A miniature ?

-          Oui, pourquoi pas ! Mais les ordres sont d’armer un Scud-A au final. Le Raïs veut frapper fort. Il veut marquer les esprits avec cet engin. Une bombinette ne l’intéressera pas.

-          Je pense que si on lui présente un projet sérieux, il changera d’avis. Franchement, il n’arrivera à rien avec ces fusées alors qu’avec du matériel maniable et adapté, il obtiendra plus de résultats. J’en suis sûr.

Bernie White n’avait même pas besoin de récupérer le plan initial, al-Senoussi lui en avait fourni une copie certifiée pour preuve qu’il était bien au courant des desseins secrets du NIS… Les plans d’une roquette dont la tête était armée d’une mini-ogive chimique y figuraient bien : il n’y avait plus qu’à suivre. Justement, tous les experts nécessaires avaient été réuni à la Villa Pizzari pour inventer une nouvelle arme : ça ne serait pas celle dont rêvait Mouammar Kadhafi mais elle lui ressemblerait fortement en plus petit.

Zimmermann était dubitatif : les colères du Raïs pouvaient déboucher sur tout et n’importe quoi tant cet homme était imprévisible. White, qui ne pensait pas revoir les geôles du Cheval Noir de sitôt, minimisa l’impact de sa décision : après tout, il produirait quelque chose qui aurait un résultat alors que tout ce qui sortait des ateliers pour le moment était inopérant. Il avait rencontré le Raïs, c’était une légende, et les légendes sont parfois capricieuses, c’est tout.

Ivanov était d’accord ainsi que les membres de son staff. En revanche, Zimmermann resterait sur le projet initial pour ne pas alerter Ben Nasser qui, ils en étaient sûr, n’autoriserait pas ce changement de programme. La seule chose que verrait le capitaine de la Légion Verte, c’est que tout le monde était bien au travail.

White prenait la responsabilité de ce virage radical, sûr de lui, et comme à l’époque où il travaillait dans le bâtiment de « Freedom Relocation » à Centurion, il s’attela à son nouveau projet 24h/24, dormant et mangeant sur place, dirigeant ses équipes sans relâche.

En 72h, un premier exemplaire de cette roquette fut produit. La charge chimique n’y serait installée qu’au dernier moment sur le terrain, après autorisation du Raïs. Mais une chose était sûre, cette roquette serait tirée, elle volerait et retomberait là où on le voudrait : il suffirait juste de la fixer au tube d’un fusil et c’est la balle qui la propulserait.

White convoqua le capitaine Ben Nasser pour lui indiquer qu’il voulait faire un test de tir dans le désert. Ce dernier organisa une escorte qui se dirigerait vers un canyon, une vallée encaissée entourée de hautes collines de sables où ils pouvaient faire leurs essais en toute tranquillité… Le site se prêtait parfaitement aux exécutions sommaires également.

White demanda à Ben Nasser de bien filmer l’essai sous tous les angles possibles. Devant les yeux ébahis du capitaine, le docteur, qui se rappelait ses séances de tirs quand il était militaire, arma lui-même un fusil AK-47, y fixa la roquette, visa la cible et tira : celle-ci explosa deux secondes plus tard sous les applaudissements de l’équipe. Le capitaine fut ravi du résultat mais ne comprit pas, sur le coup, le sens de la scène à laquelle il venait d’assister. Sa petite caméra avait bien enregistré la séance de tir, mais il n’était pas certain qu’il fallait envoyer le film à l’Isthikbarat. Où se trouvait donc le missile ? Qu’est-ce que tout ceci voulait dire ?

Bernie White insista : il fallait que le film parte à Tripoli tout de suite, il s’expliquerait plus tard à qui de droit.

Le capitaine dépêcha une voiture pour apporter en urgence le film de l’essai du jour, comme d’habitude. Cependant, il braqua son arme sur le groupe de savants et leur demanda de rentrer à la résidence, de se rendre dans leur chambre et de ne plus en sortir jusqu’à nouvel ordre.

Hans Zimmermann et son équipe virent revenir l’expédition sous escorte serrée. Eux aussi, furent priés de quitter leur atelier pour aller en chambre. Les miliciens investirent en nombre la résidence rapidement, se plaçant derrière chaque porte, bousculant les serviteurs, fermant les cuisines, vidant chaque pièce de ses occupants pour les envoyer dans leurs appartements. Ben Nasser flairait quelque chose qu’il ne comprenait pas, mais qui ne devait pas lui retomber dessus.

La résidence de la Villa Pizzari se transforma en prison en un rien de temps, les miliciens se déployant partout tout autour, fermant tous les accès, armant les mitrailleuses lourdes de leurs pickups.

White ne s’attendait pas à cette réaction surdimensionnée. Ivanov et Zimmermann lui expliquèrent que la réponse du boss ne tarderait pas.

-          Tu nous as mis dans une belle merde, Bernie ! éructa Zimmermann.

Ivanov dodelina de la tête, inquiet.

-          Pourquoi m’avoir laissé faire, alors ?

-          Tu sais comment les gens d’ici nomment le Frère Guide entre eux ? Kadhafou ! En français. Tu comprends le français ?

-          Oui, je comprends très bien le jeu de mots. Pas la peine d’expliquer.

-          Kadhafou ! Tu te rends compte ? C’est un dangereux maboul qui paie bien, mais c’est surtout un maboul. Tu l’as vu comme moi ici. Le contrarier peut te fixer à un poteau d’exécution… Je ne suis pas tranquille…

-          Calme-toi, Hans ! On doit rester unis.

On frappa à la porte, le capitaine Ben Nasser entra, pointa son arme sur les trois savants.

-          Vous venez avec moi. Tout de suite.

D’autres miliciens attendaient dans le couloir, le fusil à la main, prêts à tirer. Les quatre hommes descendirent les étages au pas de charge pour se retrouver au rez de chaussée, dans la salle à manger où trônait un téléviseur. Ben Nasser l’alluma. Puis, il se saisit d’un téléphone, composa un numéro sur le cadran, attendit avant de parler. Manifestement, il fallait regarder le programme. L’image se brouilla, puis al-Senoussi apparut.

Ben Nasser brancha sa caméra et la braqua sur les trois savants : indubitablement, ils étaient tous en direct. Al-Senoussi s’adressa en anglais à son auditoire.

-          Le Frère Guide va s’adresser à vous. Merci de l’écouter attentivement.

L’image bougea et se focalisa sur une silhouette encore floue, puis celle-ci fut parfaite, sans équivoque : ils reconnurent tous Mouammar Kadhafi, portant une gandoura blanche, un calot sur la tête. Le Raïs leva la main, pointa l’index en l’air.

-          Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? Vous vous croyez où ? Vous croyez que je jette l’argent par les fenêtres pour jouer aux petits soldats ? Vous me prenez pour un imbécile ou quoi ? Je n’ai pas commandé un cure-dent, mais une bombe atomique ! Je veux écraser ces mouches à merde, les anéantir, les pulvériser, les envoyer en enfer…

-          Mon Raïs ! s’avança White.

-          Bela n’ta** ! Je ne t’ai pas donné la parole ! Tu es qui, toi ? Qui c’est, lui ?

Ben Nasser fit signe à White de se taire.

Dans le téléviseur, ça remuait aussi : al-Senoussi se pencha pour parler à l’oreille du Raïs.

-          Ah oui ! Je te reconnais, toi. Ton travail c’est de la merde. Ne refais plus jamais ça. Compris ?

Zimmermann s’avança vers la caméra :

-          Mon Raïs ! Je n’étais pas d’accord, je ne suis pas responsable de cet échec.

Kadhafi fit juste un signe nonchalant de la main pour se débarrasser de ce nouvel importun, puis l’image se brouilla, la communication était coupée.

Ivanov et White furent stupéfaits de ce lâchage en direct par leur collègue. Ici, la solidarité était aussi réelle qu’un mirage dans le désert. Toutefois, Zimmermann fut plus dépité qu’autre chose car le Raïs n’avait pas réagi à sa supplique. Georgi Ivanov qui avait été membre du parti communiste bulgare et des services secrets, avait appris à ne jamais discuter les ordres même s’il savait que cet ordre l’enverrait dans un mur : c’était comme ça et pas autrement… En tout cas, si Bernie White avait lui aussi vécu dans un Etat autoritaire, il n’avait jamais obéi à un tel arbitraire, digne du régime soviétique. D’ailleurs, le régime Kadhafi s’apparentait à un socialisme version arabe mâtiné de laïcisme islamique. C’était sûrement pour ce « socialisme » que Zimmermann et Ivanov s’y sentaient comme chez eux, alors que lui s’y trouvait comme un chien dans un jeu de quilles, ou comme un invité chez des ennemis.

C’était franchement très déstabilisant.

Ben Nasser braqua son arme sur les trois hommes, les intimant à retourner en chambre.

-          Demain, er ’deum***. Tout le monde !

*Putain de merde ! en allemand.

**Tais-toi, en arabe.

***Au travail, en arabe.

 

Didier Kalionian - DK Expérience (c) 2023

Credit photo : Didier Kalionian (c) 2023

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Didier K. Expérience
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