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Didier K. Expérience
16 février 2023

Enfin l'Eden - E.16/35

Enfin L'Eden 2

Libye. Misrata. Quartier d’Al-Shuwaren. Section Recherche & Transformation, Villa Pizzari : mars 1994.

   Le beau-frère de Kadhafi offrit un verre de jus d’orange à son patron puis invita tout le monde à se servir en rafraichissements. Cependant, le chef de l’Etat n’avait pas fait ce déplacement pour boire un verre. Vraisemblablement, ils allaient avoir droit à un discours fleuve avec lequel seul Fidel Castro pouvait rivaliser. Sauf que ça ne serait pas devant une foule faussement galvanisée, mais en petit comité, sur la terrasse qui surplombait un parc.

-          Mes chers amis, harangua al-Senoussi. Veuillez approcher : le Frère Guide de la Révolution va parler.

Mouammar Kadhafi attendit que tous soient suffisamment proches pour commencer son speech. Il enleva ses Ray-Ban noires, dévoilant des petits yeux tout aussi noirs. Il s’exprimerait en arabe, traduit en anglais quasi simultanément par al-Senoussi, ce qui était sûrement un exploit étant donné la façon de parler du Raïs : il bégayait parfois, levait les mains au ciel, vociférait puis parlait tout bas tournant le dos à son auditoire, un vrai sketch !

-          Messieurs, je n’irai pas par quatre chemins : vous avez été réunis ici pour un travail qui servira la Grande Jamahiriya Libyenne, et tout le peuple libyen, pour son bien-être et son bonheur…

L’auditoire était suspendu à ses lèvres, concentré sur la suite des événements que le Raïs n’allait pas tarder à lâcher. Al-Senoussi semblait connaitre le texte par cœur puisqu’il parlait aussi vite que l’autre :

-          Des fils de p*tes drogués ont entrepris de créer le chaos et l’anarchie dans l’intention de me nuire. Moi, le chef bien aimé du peuple libyen. Moi dont les jeunes embrassent la photo, eux qui aiment leur leader et me considèrent comme leur père… Vous connaissez peut-être ces rats, ils ont réussi un lâche attentat à Benghazi, ils se nomment eux-mêmes Al-Qaida*. Ces bâtards enfantés par des cafards, ces terroristes, sont manipulés par le MI6 britannique et par le GIP**, par les services saoudiens, et ça j’en suis sûr, dit-il en regardant al-Senoussi. Grâce à vous, je tiendrai bientôt leur chef, Oussama Ben Laden par les couilles et je lui ferai payer chèrement l’envie de me nuire.

Un léger murmure se fit entendre : malgré la censure, tous ceux qui avaient été en poste dans le pays à ce moment-là, avaient entendu parler de cet attentat auquel Kadhafi avait échappé. « Nuire » était sûrement un euphémisme pour éviter d’utiliser le verbe « liquider ». Car personne ne pouvait vouloir oser le liquider, lui qui n’était qu’amour pour son peuple ! Cependant, tous approuvaient, il ne faisait aucun doute que le MI6 et le GIP (et sûrement d’autres services) étaient derrière car ce groupe, Al-Qaida, avait été spécialement créé pour se débarrasser du bouillant colonel à la suite des attentats de Lockerbie. Ce « Réseau » avait manqué sa cible de peu, mais il l’avait manquée, et malheureusement pour eux. Si Kadhafi ne pouvait plus rien faire dans le ciel libyen, il pouvait encore faire ce qu’il voulait sur terre, et sa vengeance serait sans limite. Une traque impitoyable avait commencé le jour même de l’attentat raté, elle occupait l’esprit du patron jour et nuit, lui qui déjà d’ordinaire, voyait des traitres sans arrêt. Ses forces avaient réussi à repousser ces rebelles dans le Sud du pays. Une énième purge avait fait valser des officiers un peu partout au sein de l’armée, y compris même au sein de l’appareil répressif qu’il dirigeait lui-même. Cette réorganisation lui avait permis de placer ses sept fils aux postes clés de tous les services de sécurité. Cette fois-ci, le danger ne venait plus de l’extérieur, mais carrément de l’intérieur du pays.

Le Raïs avait eu chaud, cet attentat le réveillait et le mettrait en alerte pour les quinze prochaines années. Une main de fer qui serrerait sûrement la vis au peuple libyen encore un bon bout de temps. Mouammar Kadhafi réagissait comme il se devait, pas comme Frederik De Klerk qui avait préféré ouvrir des négociations avec les ennemis de l’Afrique du Sud.

Cependant, il ne voyait pas bien l’utilité de réunir un groupe de savants pour régler un problème de sécurité intérieure. Ivanov le Bulgare se risqua à une question qui brulait les lèvres de tout le monde.

-          Pardon Frère Guide, mais quel est le rapport avec nous ? demanda-t-il en anglais.

Al-Senoussi qui traduisit, fut un peu gêné mais répéta correctement.

-          Le rapport ? C’est simple : ces fils de p*tes se sont réfugiés dans la bande d’Aouzou que nos soldats n’ont pas tout à fait évacuée mais que les Tchadiens n’occupent pas encore. Ma légion les traque sans merci et je finirai par les coincer. Seulement, je compte m’en débarrasser en utilisant ce que vous appelez dans vos nations décadentes, des bombes sales. Vous comprenez ? Est-ce que tout le monde comprend ?

Kadhafi regarda son auditoire médusé : il eut un doute devant si peu d’enthousiasme.

-          Abdallah ! Tu traduis formellement ce que je dis, j’espère ?

-          Bien sûr, Frère Guide.

Rassuré, il reprit son discours en arabe comme s’il était à la tribune de l’ONU.

-          Voilà pourquoi vous êtes tous réunis. Le piège se resserre autour d’Al-Qaida, je les encercle, mais ils sont malins, ils arrivent encore à m’échapper. Mais dès que je pourrai, je les liquiderai tous d’un coup. Je vais enfumer ces fumiers ni vu ni connu !

Kadhafi sourit à pleines dents, content de son laïus. Il ouvrit les bras tel un Jésus, invitant tout le monde à se resservir en jus de fruit. Puis, tout naturellement, il sortit son revolver, et le rechargea. Tous s’attendaient à ce qu’il tire de nouveau, mais non, il rangea sagement son arme, puis il s’approcha de chacun des savants pour leur serrer la main. L’heure du retour à Tripoli avait semble-t-il sonné. Bernie White serra la main du Raïs pour le ressentir : Kadhafi avait une poignée de main franche, de celui qui ne flanche jamais, de celui qui dit ce qu’il fait sans détour, et ça le rassura.

Ils regardèrent tous le cowboy aux longues mèches frisées rembarquer dans sa R16 orange métallisée sous les vivas des hommes de sa légion. Kadhafi devait aimer les bains de foule ou avoir un côté starlette de Cannes car il avait vraiment l’air d’apprécier d’être acclamé… Il quitta en trombe le site de la Villa Pizzari comme il était venu, il repartait seul dans cette voiture banalisée. Ce qui ne manqua pas d’interroger les savants car il était venu leur parler de sécurité et d’attentats perpétrés contre lui, quand même.

Le chef du renseignement militaire s’approcha d’eux tranquillement :

-          Ne vous inquiétez pas. La route est sûre. Personne n’a le droit de l’emprunter tant que le Raïs roule dessus. Aucun risque, donc.

Puis, il se dirigea vers Bernie White et Georgi Ivanov.

-          Messieurs ! Puis-je m’entretenir avec vous quelques minutes ? Allons dans le labo, s’il vous plait.

Les trois hommes prirent congé de leurs collègues qui continuaient de débattre discrètement de ce qui venait de se passer.

Ils entrèrent tous les trois dans ce qui serait le bureau du docteur White pendant quelques temps. Al-Senoussi referma la porte derrière lui, intimant aux deux autres de s’assoir.

-          Messieurs ! Ce qu’a dit le Raïs était clair, mais je vais y apporter quelques précisions. Ces bombes sales ne seront pas très compliquées à créer. En fait, vous partirez de missile existant déjà qu’il faudra modifier. Vraisemblablement un missile Scud-A d’une portée de 130 km. On vous le précisera dans très peu de temps… Votre mission Ivanov, sera de rendre ce missile plus précis et plus maniable qu’il n’est actuellement. Et votre mission White, sera d’installer une ogive pouvant contenir un gaz mortel.

Les deux hommes le fixèrent.

-          Je sais ce que vous pensez. Je vais vous rassurer, la Libye n’a pas signé la convention contre la prolifération d’armes chimiques et biologiques. Donc, vous ne serez pas poursuivis par les instances internationales en cas de problème... Docteur White, je sais que vous êtes à l’origine d’un programme qui s’intitulait « Projet Eden », mais que vous n’avez pas eu le temps de mettre en place. Ici, vous pourrez.

White était stupéfait qu’il connaisse ce projet, surtout un projet avorté au dernier moment, dont il n’avait pu mettre que les deux premiers volets en route.

-          Vous connaissez le « Projet Eden » ?

-          Bien sûr ! Dans ses moindres détails, même. J’en ai une copie que je vous donnerai pour vous aider à le remettre en route !

Décidément, les services secrets n’étaient pas plus secrets que sa véritable identité. Ce qui resterait vraiment secret était que Bernie White avait les copies de ses programmes en lieu sûr.

-          Quelles sortes de gaz souhaitez-vous utiliser ?

-          Nous avons à votre disposition plus d’une tonne de gaz sarin et de gaz moutarde, ça devrait vous suffire.

Tout d’un coup, la prestation de Mouammar Kadhafi leur apparut comme une clownerie plutôt sympathique. En revanche, le Raïs avait une équipe qui s’occupait de mettre en place une politique répressive qui elle, n’avait rien de farfelu.

-          Malheureusement, le Scud-A n’est pas ce qu’on fait de mieux sur le marché du missile balistique, mais c’est tout ce qu’on a sous la main actuellement, et le temps presse. Quant aux gaz sarin et moutarde, ils sont extrêmement dangereux et nécessitent une manipulation d’une grande vigilance. Vous serez aidés par le professeur Hans Zimmermann qui a étudié toutes les modifications du Scud-A depuis son ancêtre le V2 nazi jusqu’au R-3 soviétique. Tous les trois, vous devrez travailler ensemble dans une grande intelligence. Docteur White, c’est vous qui aurez la responsabilité de ce chantier, et croyez-moi, ce n’est pas un cadeau. En revanche, si ça marche, vous serez très bien récompensés.

White et Ivanov notèrent qu’al-Senoussi n’avait rien mentionné en cas d’échec : ils n’avaient pu s’empêcher de hausser les sourcils en même temps, ce qui trahissait leurs pensées.

Al-Senoussi se leva :

-          Ces gens d’Al-Qaida sont un vrai fléau et nous devons nous en débarrasser coûte que coûte. Ils sont un danger pour toutes les démocraties et pour les nations libres comme la Jamahiriya libyenne. C’est un combat que nous ne pouvons pas perdre, car c’est eux ou nous !

Al-Senoussi se dirigea vers la porte.

-          Je vais aller chercher le professeur Zimmermann. En attendant, profitez-en pour faire connaissance. Je reviens dans cinq minutes.

Dès qu’il fut parti, Ivanov porta son index à sa bouche. En tant que maîtres espions, il leur paraissait évident que la pièce devait être truffée de micros. Cependant, White rompit le silence imposé par Ivanov : ils se parleraient plus tard sérieusement, mais ils ne pouvaient pas se taire sans éveiller les soupçons d’al-Senoussi s’ils étaient vraiment écoutés.

-          Que représente ce groupe Al-Qaida ? Des islamistes si j’ai bien compris, mais l’islam n’est-elle pas la religion de ce pays ?

-          Ici, il s’agit d’islam kadhafiste, adapté à l’humeur du Raïs. Bien sûr, la Charia est officiellement en place mais elle n’est pas appliquée. Depuis son arrivée au pouvoir, le Raïs a décidé de moderniser certains préceptes, ce qui ne plait pas du tout aux oulémas du pays. N’étant pas musulman, je ne saurai pas dire exactement de quoi il retourne, mais certains de ces oulémas se révoltent et encouragent des groupes comme Al-Qaida.

-          Et l’attentat de Benghazi pourrait faire boule de neige, bien sûr, renchérit White. Al-Qaida pourrait créer des vocations… Eh bien, nous allons nous en occuper et étouffer cette révolte dans l’œuf, n’est-ce pas ?

Ivanov n’eut pas le temps de répondre que la porte s’ouvrit brusquement : al-Senoussi, suivi d’un petit homme blond dégarni sur le dessus, mais muni d’une petite moustache, entrèrent.

-          Messieurs ! Je vous présente le professeur Zimmermann qui a travaillé pour le HVA*** est-allemand.

Ivanov et Zimmermann se connaissaient déjà. Mais ce dernier fut intrigué par White, ce nom ne lui disait vraiment rien.

-          C’est normal, c’est un Sud-africain, ils sont encore rares par ici, précisa al-Senoussi en s’esclaffant.

Les trois blouses blanches se serrèrent la main. White sentit instinctivement qu’il serait bien à son aise avec ces deux acolytes.

*En arabe : le réseau.

**General Intelligence Presidency : services secrets saoudiens.

***Hauptverwaltung Aufklarung ou Administration centrale de la reconnaissance, branche de la Stasi, RDA.

 

Didier Kalionian - DK Expérience (c) 2023

Credit photo : Didier Kalionian (c) 2023

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Didier K. Expérience
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