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Didier K. Expérience
15 février 2023

Enfin l'Eden - E.15/35

Enfin L'Eden 2

Libye. District de Misrata, ville de Misrata, quartier d’Al-Shuwaren, section locale de l’Isthikbarat : mars 1994.

   En février 1994, un événement important était venu bousculer le Raïs dans son fondement. La Libye perdait officiellement la guerre qu’elle avait déclenchée contre le Tchad en envahissant la bande d’Aouzou en 1979 : une bande de sable dans le désert tchadien qui séparait les deux pays depuis leur création par les puissances coloniales tutélaires qu’avaient été l’Italie pour la Libye, et la France pour le Tchad. Quoi qu’il en soit, le bouillant colonel Kadhafi avait décidé de s’en emparer sous un objectif qu’il refusa toujours de divulguer, peut-être parce qu’il s’agissait d’une région pétrolifère non exploitée, car en quinze ans d’occupation, jamais aucun derrick n’y fut installé. Seulement, la résistance tchadienne soutenue par l’aviation française, infligea un sacré revers au Guide de la Révolution. Kadhafi tenta le tout pour le tout en déposant un recours auprès d’une cour de justice internationale qui finirait par trancher en faveur du Tchad et de son grand vainqueur : Hissène Habré.

Depuis que les Etats-Unis avaient bombardé Tripoli en 1986, et la mise sous embargo de la Libye par l’ONU en 1992, la puissance de Kadhafi s’était muée en nuisance régionale. La défaite contre le Tchad réveilla ses opposants, dont de nombreuses milices islamistes qui traversaient la frontière sud devenue une vraie passoire, se vendant au plus offrant, razziant des villages, s’infiltrant loin dans le pays sans que personne ne puisse arrêter leurs puissants pickups. Certains avaient même réussi des attentats à Benghazi, le poumon économique et la seconde ville du pays, ce qui avait fini par « énerver » le Raïs.

Bien sûr, ces milices finissaient le plus souvent achetées à prix d’or par al-Senoussi, ce qui garantissait la paix et la stabilité dans le pays, mais certaines refusaient obstinément, plus ou moins soutenues par la France ou les Etats-Unis, voire par d’autres pays beaucoup plus discrets comme la Grande Bretagne, le Qatar ou l’Arabie saoudite.

Le retrait militaire libyen de la bande d’Aouzou fut chaotique, sans parler du gouffre financier que ça représentait. Cependant, il fut incomplet : Mouammar Kadhafi entendait garder une base dans la localité d’Aouzou le temps qu’il faudrait pour liquider ces quelques milices incorruptibles…

Pendant ce temps, Bernie White avait brillamment réussi ses examens auprès du très remuant chef du renseignement militaire libyen. Ce dernier lui demanda de supprimer une dizaine de condamnés à mort par empoisonnement léthal. White se rappelant des formules, il avait su recréer ses fameuses pilules dans le laboratoire installé dans la cave de la prison : pilules qu’il avait teintes en vert pomme en hommage au drapeau libyen.

Les services secrets libyen possédaient toutes sortes de stocks chimiques et bactériologiques, ce qui impressionnerait durablement le docteur. Si l’endroit était efficient, il lui faisait froid dans le dos tellement ces murs étaient imprégnés de souffrance et de mort. Mais al-Senoussi lui avait juré ses grands dieux que ça ne serait pas l’endroit où il officierait finalement. Non, il avait des projets plus ambitieux pour lui.

Les exécutions ne duraient qu’une heure ; si ce n’était jamais assez rapide pour al-Senoussi, c’était également trop long pour White, mais pas pour les mêmes raisons. Il n’était plus question d’empathie ni de compassion pour les prisonniers : le bon docteur White supervisait, il ne touchait à rien, ne voyait même pas les gens qui arrivaient. Il s’inquiétait juste que l’approvisionnement soit suffisant. Il remplissait sa part du contrat mais il était hors de question qu’il l’exécute lui-même.

L’usage du cyanure procurait une mort instantanée, c’était l’exiguïté de la pièce où on opérait qui ralentissait la procédure. Pour éviter la panique chez les condamnés, il fallait les faire venir un par un, leur administrer la pilule de force, puis évacuer les corps tout aussi discrètement. D’autant qu’al-Senoussi augmentait constamment le nombre de candidats : c’est vrai que les opposants au régime ne faiblissaient pas non plus. Il fallut arrêter car les corps commençaient à s’entasser dans les camions, la chaleur n’arrangeait rien, et les charniers creusés à la hâte, n’étaient jamais assez profonds pour accueillir tout ce monde. Décidément, la logistique libyenne ne valait pas celle du NIS, pensa White, ça risquait de compromettre ses prochaines missions.

Heureusement, celle à la prison d’Abou Salim n’avait duré que quelques jours, mais il ne cacha pas son soulagement quand elle s’arrêta… Il logeait de nouveau à l’hôtel Intercontinental Al-Arab, se rendait sous escorte à l’Isthikbarat où il avait un bureau, puis il partait, toujours sous escorte à la prison assister des collègues libyens chargés de la liquidation des opposants. Il retournait à la caserne Bab-Al-Azizia faire son rapport au lieutenant-colonel al-Hadad, puis repartait à l’hôtel. Une routine tripolitaine qui le rapprochait de son ancienne vie à Johannesburg, ce qui n’était pas pour lui déplaire.

Puis un matin, al-Hadad lui présenta quelques-uns de ses nouveaux collègues : des laborantins tous issus des ex Pays de l’Est : un Bulgare, deux est-Allemands et plusieurs Russes. Tous s’étonnèrent de devoir déjà travailler avec un Sud-africain alors que le régime blanc n’était pas encore tombé. Bernie White savait qu’il avait anticipé un peu vite, mais quelques semaines plus tard, un afflux de concurrents aurait pu lui rendre le choix d’un nouvel employeur difficile : là, il avait encore eu le choix.

L’adjoint d’al-Senoussi lui demanda de faire ses valises, car il partait rejoindre sa nouvelle équipe à Misrata, au bord de la mer, à mi-chemin entre Tripoli et Syrte (la ville natale de Mouammar Kadhafi). Là-bas, le clan du Raïs tenait toute la région d’une main de fer.

Misrata est la troisième ville de Libye, on y faisait des affaires, on y gagnait de l’argent avec le monde entier, fallait juste que ce monde arrive à se déplacer jusque-là. Avec les avions bloqués par l’embargo, ce n’était pas évident, mais pas impossible apparemment, puisque le volume d’affaires y était toujours important. Mouammar Kadhafi était toujours assis sur une montagne d’or qui attisait les convoitises… De plus, la ville, une vraie vitrine du régime, était sous protection du Raïs lui-même, et vivait comme un état dans l’Etat.

Ses nouveaux collègues n’avaient jamais entendu parler de ce docteur Bernie White, mais ils ne connaissaient pas très bien les services secrets sud-africains qu’ils avaient même rarement affrontés. Comme ils ne travaillaient plus pour les services de sécurité de leur pays, et sans dossiers à consulter, il était encore plus difficile de se faire une idée de l’homme qu’ils avaient en face d’eux. Mais s’ils avaient connu sa véritable identité, ils n’auraient entretenu aucun doute : Bernaard De Klerk était connu comme le loup blanc parmi les services de sécurité dans le monde, homme précieux pour certains, homme à abattre pour d’autres. Cependant, ils comprirent vite que White serait leur chef à Misrata.

En règle générale, Bernie White ou Bernaard De Klerk était toujours tiré à quatre épingles ; même pendant sa détention, il avait essayé de maintenir une certaine allure, qui était d’autant plus remarquable parmi les autres prisonniers, sales et semi-débraillés. Les deux semaines qu’il avait passées en cellule avait semble-t-il changé quelque chose : il décida de garder barbe et moustache qui avaient poussé pendant son séjour. Sa silhouette n’aurait trompé aucun chasseur de primes, mais son visage n’était plus le même, ce qui accentuait son âge : il paraissait plus vieux désormais, on aurait dit un long bout de bois sec.

Al-Shuwaren était un quartier sans charme particulier en bordure de désert, à l’Ouest de Misrata, et à l’écart d’au moins vingt kilomètres d’un bouillant centre-ville. Pas vraiment résidentiel, pas du tout touristique : personne ne s’aventurait jamais par ici, surtout depuis qu’une antenne de l’Isthikbarat s’y était établie. Les services secrets ne s’étaient pas installés n’importe où d’ailleurs, mais dans une vieille résidence coloniale italienne, toute blanche, noyée dans la verdure d’un parc bien entretenu, cernée par des haies d’élégants palmiers : la Villa Pizzari*, ancien palais du gouverneur italien de la ville qui avait donné son nom au bâtiment. Un clin d’œil qui amusait al-Senoussi : c’était lui désormais qui occupait la résidence, les Italiens avaient fichu le camp depuis longtemps sans demander leur reste. Toutefois, il n’avait pas poussé le jeu jusqu’à la renommer Villa Senoussi.

Pour une fois, les labos étaient situés à l’étage, les sous-sols trop exigus, resteraient sous l’unique responsabilité du service des renseignements, c’est-à-dire qu’on y torturerait allégrement et sans témoins inopportuns.

La nouvelle équipe y avait été accueillie par Abdallah al-Senoussi, lui-même. Il les avait précédés de quelques heures pour vérifier que leur installation soit bien effective. Tout le monde logerait et travaillerait sur place, le signe qu’on ne perdrait pas de temps.

Bernaard De Klerk n’avait jamais été chaperonné de cette façon quand il travaillait pour le NIS, il trouvait même ses hôtes plutôt collants : cette mission, qui était toujours secrète, devait être très importante, pour requérir la présence physique d’un haut personnage de l’Etat.

Bernie White avait réussi à faire connaissance avec tout le monde facilement, aucune animosité concernant le fait qu’il fût un ancien ennemi. Il avait pu noter qu’il n’y avait pas que des chimistes, mais aussi des mathématiciens, des physiciens, et même des spécialistes en aérodynamisme et en propulsion. Mais qu’allait-il donc fabriquer dans cette villa ?

D’ailleurs, il remarqua qu’en plus des militaires locaux en uniforme réglementaire qui travaillaient à la Villa Pizzari, la sécurité du site était assurée par des miliciens de la Légion Verte**, sorte d’hommes des sables plus ou moins fagotés en uniforme, de type noir-africain, accrochés en permanence à leur AK-47 Kalashnikov, jamais très loin de leurs pickups surarmés, et qui campaient dans le parc. On se sentait autant surveillé que protégé.

Le groupe de savants en blouse blanche fut réuni derrière la résidence, sur la terrasse, dans le parc. Une table avait été dressée pour un pot de bienvenue, manifestement : jus d’orange et eaux pétillantes de rigueur pour tous. Al-Senoussi paraissait soucieux. En fait, on attendait quelqu’un qui se faisait désirer, semble-t-il.

Le chef du renseignement militaire trainait sa bedaine de long en large sur la terrasse, silencieux et soucieux. Parfois, il relevait la tête pour voir s’il y avait un panache de poussière créé par un véhicule du côté du désert puisque la résidence y était en bordure.

Et effectivement, quelque chose sembla fendre la route à toute vitesse : tout le monde le remarqua puisque c’était dans cette direction qu’il fallait observer. Bernie White put sentir l’excitation des miliciens, ils devenaient remuants, certains hurlaient et entamaient des gigues, comme si le messie arrivait. En tout cas, cela fonçait sur la résidence.

Les gardes ouvrirent le portail en grand, levant leur AK-47 au-dessus de leur tête en signe de bienvenue au passage de la voiture. Celle-ci arriva en klaxonnant comme si elle participait au Tour de France cycliste. Bernie White reconnut une R16 française qui pila dans un crissement de pneus sur le gravier, juste devant la terrasse. Des miliciens entourèrent la Renault orangée et tirèrent des rafales de Kalashnikov en l’air. Les savants hésitèrent un moment sur ce qu’il fallait dire ou faire, même White était décontenancé. En tout cas, al-Senoussi sembla soulagé, lui.

« Le messie » sortit du véhicule sous les acclamations des miliciens et les applaudissements plus circonspects des autres militaires.

Pas de doute sur son identité : l’homme avait les cheveux noirs frisés, il portait un blouson d’aviateur en cuir noir, un pantalon treillis rentré dans une paire de santiags. Il s’approcha tout sourire de la terrasse pour saluer d’un signe de la main cette assemblée réunie en son honneur. Il ôta ses Ray-Ban.

-          Alors Abdallah ! C’est ça ton comité d’accueil ?

-          Bienvenue mon Raïs ! Tu as fait bon voyage ?

-          Evidemment que j’ai fait bon voyage… Présente-moi tes amis, veux-tu ?

-          Vive le Frère Guide de la Grande Jamahiriya libyenne, hurla al-Senoussi.

Des miliciens pointèrent leur Kalashnikov vers le ciel et à nouveau lâchèrent des rafales festives. Le Raïs sortit son revolver et tira plusieurs fois en l’air également, se joignant à la ferveur due à son culte. On aurait dit Pancho Villa avec ses guérilleros mexicains…

Enfin, al-Senoussi fit signe qu’il fallait faire silence maintenant. Comme une rockstar, le Raïs remercia ses hommes d’un signe de la main, et ceux-ci se replièrent en bon ordre.

Mouammar Kadhafi fut présenté à tous les « invités », un par un. Les miliciens s’étaient retirés et avaient repris leurs postes de surveillance dans le parc.

Bernie White était sidéré de voir le maître en vrai, c’était quasiment de l’ordre d’une apparition divine, et tout le monde en restait bouche bée. Lui fixa ses bottes de cowboy et l’accoutrement qui le faisait plus ressembler à un clown qu’à un militaire de carrière. D’ailleurs, s’il était connu pour son bouillant caractère, il n’en était pas moins atypique. De plus cette arrivée tonitruante sans escorte le surprit encore plus. Alors qu’al-Senoussi ne se déplaçait jamais sans sa horde privée, le chef de l’Etat arrivait presqu’à l’improviste, seul, en ayant parcouru les deux cents cinquante kilomètres qui séparait Tripoli de Misrata dans une vieille voiture française banalisée. Incroyable ! Était-ce par goût du secret ? Ou bien la peur des attentats ? Ou par inconscience totale ?

*Général Pizzari, conquérant italien de Misrata en 1923.

**Appelée aussi Légion Islamique, composée de mercenaires majoritairement issus du Tchad, du Mali et du Sénégal, dont les effectifs seraient estimés entre 6000 et 30000 hommes.

 

Didier Kalionian - DK Expérience (c) 2023

Credit photo : Didier Kalionian (c) 2023

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Didier K. Expérience
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