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Didier K. Expérience
14 février 2023

Enfin l'Eden - E.14/35

Enfin L'Eden 2

Libye, prison dite du Cheval Noir ou prison centrale d’Abou Salim, quartier d’Abou Salim, Tripoli, aile de la section civile, mars 1994 :

   Au bout de six jours, Bernaard De Klerk, alias Bernie White, fut transféré dans une cellule à l’isolement. Il avait plutôt bien survécu aux mauvais traitements psychologiques même s’il ne mangeait ni ne buvait pas suffisamment. Plusieurs de ses codétenus avaient disparu pendant cette semaine : il ne sut pas s’ils avaient été libérés, transférés comme lui, ou liquidés.

Cependant, il n’était pas tiré d’affaire pour autant. Sa cellule qui ne devait pas faire plus que 6 m² était plongée dans la pénombre toute la journée, juste une lucarne en haut du mur laissant passer la lumière du jour et un peu d’air frais la nuit. Après une semaine de bruit et de fureur, de promiscuité, d’incompréhensions diverses, et de somnolence, il y régnait un silence de mort. Un lit en bois plein, pas de sommier, sur lequel était posé un frêle matelas, un lavabo dont les robinets avaient disparu, un seau pour ses besoins comme seul mobilier. Tous les jours, on lui apportait un seul et unique plateau repas et une demie bouteille d’eau, qui était glissée sous une trappe en bas de la porte, il ne voyait ni n’entendait personne. Encore, il se rappela que c’était une des façons de faire du NIS : Vinnie Mandela* en avait fait les frais pendant de nombreuses années. Cependant, la solitude ne l’effrayait pas, il pouvait à loisir se référer à la Bible, et en réciter des passages entiers. Il avait toujours demandé conseil à son Seigneur avant d’entreprendre quoi que ce soit. Du coup, il avait du temps pour discuter avec sa conscience. Il n’avait même pas eu besoin de réactiver son dialogue intérieur, le contact n’était jamais rompu avec son Seigneur, qu’importe où il se trouvait.

La pénombre et le silence n’étaient pas un réel problème, il pouvait réfléchir à sa situation qui n’était pas brillante : il ne voyait pas comment il continuerait à refuser de travailler pour al-Senoussi et accessoirement pour Kadhafi. Un refus obstiné signerait sa liquidation à plus ou moins longue échéance. L’Isthikbarat n’était pas le NIS ni la CIA : ici, on tuait avec encore moins de scrupule ceux qui osaient s’opposer.

En seulement six jours, il avait perdu du poids, il se sentait sale, il puait presque la mort. Il se doutait qu’ils reprendraient contact avec lui dans peu de temps car, comme lui, ses hôtes savaient que la prison abimait. Or, al-Senoussi avait besoin de lui en parfait état de marche.

De Klerk dut pourtant attendre six jours supplémentaires avant de voir quelqu’un. Un matin, le jeune capitaine Mahmoudi de l’Isthikbarat débarqua sans crier gare. Il le trouva encore allongé sur le lit.

-          Bonjour Mr De Klerk, vous me reconnaissez ? demanda-t-il en anglais

De Klerk acquiesça mollement.

-          Comment allez-vous ce matin ? reprit l’officier l’air enjoué. Bien, j’espère !

-          Comme si, comme ça ! répondit en français, le prisonnier.

Le capitaine comprit et sourit de ses belles dents, lui montrant, du coup, qu’il était en pleine forme, lui.

-          Seriez-vous disposé à discuter de choses sérieuses ?

-          Oui !

-          A la bonne heure.

Le capitaine frappa à la porte, sortit dès qu’elle fut déverrouillée et disparut…

Une heure après, deux soldats apparurent, l’un portant un seau d’eau et du savon, l’autre le repas préféré de Kadhafi : du pain, des dattes et du lait. Les plaquettes de vitamines étaient en sus.

L’homme au seau lui mima de se laver, et l’autre de manger.

-          Quickly quickly ! ajouta l’un deux. Yallah fissa !

De Klerk fit une toilette sommaire mais revitalisante, surtout ses parties intimes qui n’avaient pas été lavées depuis plusieurs semaines. C’est fou comme un peu d’eau peut vous ramener à la vie !

Il mangea de bon cœur le pain et les dattes, but le lait goulument, même s’il faisait tout pour se contenir. Il le savait, c’était le régime des bédouins, celui qui les maintenait en vie sans problème lors de longues traversées du désert : la métaphore était osée mais la sienne, de traversée, allait sans doute prendre fin. Il goba les pilules de vitamines en ayant une petite arrière-pensée, « et si elles étaient empoisonnées ? »  Non, bien sûr, puisqu’ils avaient besoin de lui. De plus, tous les services secrets les utilisaient pour revitaliser un détenu mal en point. En cinq minutes, il se sentit en effet revenir à la vie.

L’un des soldats lui fit signe de s’assoir et d’attendre, pendant que l’autre rangeait les ustensiles et faisait en sorte que cela soit propre. Donc, l’entrevue aurait lieu ici.

Finalement, ils quittèrent la cellule, la porte fut reverrouillée.

De Klerk resta assis sur le lit attendant l’hypothétique venue de celui qui le sortirait de là.

Deux heures plus tard, il n’avait toujours vu personne. Le silence de rigueur régnait toujours en maître dans sa cellule. Il regarda sa montre, scruta les aiguilles qui tournaient toujours aussi lentement, puis se laissa aller : il s’allongea et somnola.

Ça n’avait pas été une mise en scène, ce n’était pas possible. De plus, il avait bien vu le capitaine Mahmoudi : alors que faisaient-ils, tous ? Puisqu’il était d’accord pour discuter.

Vers 18h, il entendit enfin la porte se déverrouiller, un homme entra, De Klerk reconnut le lieutenant-colonel al-Hadad. Un autre homme en uniforme, plus massif et plus âgé le suivait. Al-Hadad s’écarta pour le laisser se présenter :

-          Bonjour Mr. De Klerk. Vous parlez l’anglais, je présume, dit l’homme dans cette langue… Comment allez-vous ? J’espère que vous n’avez pas été maltraité ? 

Il souriait de ses belles dents blanches carnassières.

-          Al-Hadad, tu me jures qu’il n’a pas été maltraité, n’est-ce pas ? Je n’aimerais pas qu’il puisse nous faire un procès pour son séjour à Abou Salim.

L’autre sourit aussi pour toute réponse.

De Klerk le reconnut sans problème, même s’il ne l’avait vu qu’en photo dans un dossier qu’il avait étudié, des années auparavant. Il lui serra la main, la pogne manqua lui broyer les doigts. L’homme était ventru et joufflu, mieux nourri que lui en tout cas, mal fagoté dans son uniforme impeccable, ses barrettes brillant de mille feux dans cette pénombre.

-          Je suis Abdallah al-Senoussi, chef du renseignement militaire. C’est avec moi que vous allez travailler. Vous êtes toujours d’accord pour travailler pour la Grande Jamahiriya ?

-          Oui, monsieur.

-          Parfait ! Alors, allons discuter des conditions de notre collaboration dans d’autres lieux plus appropriés, voulez-vous ?

Al-Hadad frappa à la porte, celle-ci s’ouvrit dans la seconde, et il l’enjoignit poliment de sortir, entrainant al-Senoussi à sa suite. De Klerk s’aperçut que les couloirs étaient bien éclairés, propres, spacieux, silencieux.

Ils passèrent tous les trois par un corridor qui menait à un bureau. De Klerk reconnut « l’accueil » où ils avaient été triés deux semaines plus tôt. Al-Hadad signa des papiers, donna des ordres en arabe, les soldats étaient tous au garde-à-vous devant leur patron ici présent, personne ne remuait ne serait-ce qu’un cil. Al-Senoussi ne disait rien, se contentant d’observer la scène. Cependant, au bout d’un moment, il frappa dans ses mains, éructant un « yallah ! » tonitruant.

Son injonction révéla son impatience : ils sortirent tous les trois dehors en même temps, comme propulsés par son ordre.

La lumière du jour, même déclinante, blessa les yeux de De Klerk : c’était la première fois en deux semaines qu’il mettait un pied à l’extérieur, déjà presqu’une éternité pour lui, alors pour les autres prisonniers… Ils embarquèrent tous les trois à bord d’un pickup, suivi par deux autres armés jusqu’aux dents. Ces hommes n’étaient pas des militaires, mais tous étaient équipés de fusils Kalashnikov, certains étaient même négligemment agrippés à une mitrailleuse lourde à l’arrière. Aucun ne portait d’uniforme, mais une tenue dépareillée, jeans et chemise, rangers ou baskets : en fait, ça avait plutôt l’air d’une milice privée. Bien sûr, ce n’était pas seulement pour escorter Bernaard De Klerk, al-Senoussi ne se déplaçait jamais sans une sécurité rapprochée : ce qui voulait dire qu’il y avait un danger potentiel, mais lequel ? De Klerk n'osa pas demander, il le saurait bien assez tôt.

En tout cas, il venait de rencontrer le deuxième personnage de l’Etat, non par son grade dans la hiérarchie politique du pays, mais parce qu’il était l’un des beaux-frères de Kadhafi : un personnage très dangereux et craint.

De Klerk se garda de savourer une quelconque victoire car la parole de ces gens-là n’avait aucune valeur. Ils pouvaient changer d’avis à chaque permutation du vent, ce qui était une très mauvaise caractéristique pour des sauveurs.

Le convoi roula rapidement, de la prison jusqu’aux bâtiments de l’Isthikbarat : retour à la case départ dans le bureau de al-Hadad. Sauf que cette fois-ci, c’était al-Senoussi qui mènerait les débats, reléguant son adjoint au rang de bibelot.

-          Al-Hadad ! hurla-t-il. Va nous chercher du thé, notre hôte a besoin de se détendre un peu. Et n’oublie pas des petits gâteaux. Yallah fissa !

Le lieutenant-colonel sortit du bureau sans faire de bruit, presque sur la pointe des pieds.

-          Asseyez-vous, mon cher De Klerk. Je vous en prie.

Bernaard de Klerk s’assit pendant que le chef du renseignement militaire faisait les cent pas, marmonnant derrière le bureau.

-          Tout d’abord, je tiens à m’excuser pour l’attitude inique d’al-Hadad. Mon adjoint s’est comporté avec vous d’une façon qui me révolte. Les militaires sont parfois rustres, vous savez. Mais vous le savez, puisque vous êtes vous-même militaire… Nous savions pertinemment que vous ne travailliez pas pour la CIA, ni pour le Mossad d’ailleurs. Et heureusement, sinon vous ne seriez plus de ce monde.

Il valait mieux entendre ça que d’être sourd, se dit De Klerk. Mais al-Senoussi se payait sa tête, c’était sûr. Lui se contenta de la remuer en signe d’approbation.

-          Vous aviez raison, je dois le reconnaitre. Nous allons avoir besoin de vos dirty tricks. Pourquoi ? Parce qu’avant de vous confier une plus grande mission, nous devons vérifier vos compétences. Et très rapidement.

Le bon docteur se redressa sur son siège :

-          Je peux me mettre à travailler dès maintenant, si c’est possible.

-          Dès demain matin, ça suffira. Vous allez reprendre des forces, une bonne nuit de sommeil, bien manger, et demain, on vous présentera à l’équipe.

De Klerk approuva d’un signe de tête.

-          Je peux même vous envoyer une fille ou deux si vous avez envie d’un câlin… ou d’un bunga-bunga ?

-          Non, merci !

-          Comme vous voudrez… En attendant, al-Hadad va vous raccompagner à votre hôtel… Ne vous inquiétez pas pour la paperasserie, on s’occupe de vous faire un contrat. Ici, je suis la pluie et le beau temps, c’est toujours moi qui décide de la météo. Capito ?

-          J’ai une requête : j’aimerais travailler sous le nom de Bernie White, si ça ne vous gêne pas.

-          Même Mickey Mouse si vous voulez… s’esclaffa l’autre rigolard.

Al-Senoussi lui tendit une main que De Klerk serra de bonne grâce, mais que l’autre ne semblait plus vouloir relâcher, la secouant comme une marionnette.

-          Ah oui ! Une dernière chose… Si vous nous faites faux bond, je me chargerai moi-même de vous liquider. Est-ce bien clair ? Ici les traitres n’ont pas le temps de gagner leur place au paradis d’Allah, ils finissent directement dans un trou, oubliés de tous.

Al-Senoussi, souriant, desserra enfin son étau.

La cage serait donc dorée, meilleure qu’un matelas pourri dans une cellule crasseuse avec des demi-fous. Enfin, tout le pays semblait avoir un grain de folie. Mais si al-Senoussi n’avait pas l’air net, le Guide et modèle de la nation ne devait pas être mieux.

*Epouse de Nelson Mandela qui a passé de nombreuses années en prison en Afrique du Sud.

 

Didier Kalionian - DK Expérience (c) 2023

Credit photo : Didier Kalionian (c) 2023

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Didier K. Expérience
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