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Didier K. Expérience
13 février 2023

Enfin l'Eden - E.13/35

Enfin L'Eden 2

Libye, prison dite du Cheval Noir ou prison centrale d’Abou Salim, quartier d’Abou Salim, Tripoli, début mars 1994 :

   La prison centrale de Tripoli dite du Cheval Noir, était un long bâtiment divisé en deux ailes : la gauche pour la section civile, et la droite, celle de la police militaire. Celle de droite était sous l’autorité directe du beau-frère de Kadhafi, le redoutable Abdallah al-Senoussi, chef du renseignement militaire. D’après les rumeurs, on savait quand on y entrait, jamais quand on en ressortait.

Bernaard De Klerk avait été menotté puis emmené en camion militaire avec une dizaine d’autres personnes, qu’il n’osa pas dévisager pendant le trajet de la caserne de Bab-al-Azizia jusqu’à la prison qui se trouvait dans le même quartier. À l’arrivée du camion, il dût se débrouiller pour descendre du véhicule avec les mains entravées, et comme il n’allait pas assez vite, il reçut dans les côtes un coup de matraque qui lui fit un mal de chien. C’était bien la première fois de sa vie qu’il était maltraité.

A l’accueil, si on pouvait appeler ça comme ça, un soldat fit l’appel : les premiers partiraient à gauche, les suivants à droite. De Klerk fut appelé en dernier, mais par son nom d’emprunt : Bernie White, ce qui l’étonna. Il se retrouva avec le groupe de droite, qu’il osa regarder cette fois-ci : des jeunes et moins jeunes, un barbu en djellaba (sûrement un islamiste), un type qui aurait pu être bibliothécaire et un autre en tenue de cuisinier. Tous étaient menottés, certains montraient des hématomes à la tête. Tous avaient les yeux exorbités par la peur, ce qui n’était pas pour le rassurer.

Ils attendirent de longues minutes dans un silence lourd, jusqu’à ce qu’un soldat vienne prendre livraison de son groupe. Les sept désignés suivirent le soldat dans un couloir dépourvu de mobilier et de fenêtres, dont les nombreuses portes ne pouvaient être que des entrées de cellules.

De Klerk et le barbu furent séparés des autres pour être intégrés dans une cellule qui était déjà occupée par une dizaine de personnes assises sur des matelas à même le sol. Le soldat leur enleva les menottes, puis referma la porte derrière lui. Un homme fit signe à De Klerk de s’approcher et de prendre place près de lui. Ce dernier le remercia en anglais.

-          Amrikiun ? Al’iinjilizia ? lui demanda l’homme étonné.

De Klerk se doutait qu’il lui posait une question en arabe. Par chance, un autre homme l’interpela à son tour en anglais.

-          Il vous demande si vous êtes américain ou anglais ?

-          Ni l’un ni l’autre. Je suis sud-africain.

Le deuxième homme réexpliqua en arabe au premier, qui répondit en levant le poing.

-          Viva Nelson Mandela ! A very strong man, Yallah Nelson Mandela !

De Klerk acquiesça : il n’aurait jamais cru qu’il devrait désormais louer celui qu’il avait combattu toute sa vie. Il comprit aussi que d’être de nationalité américaine ou britannique aurait fait de lui automatiquement un espion, et donc un homme à éviter. Qu’il soit sud-africain n’avait pas l’air de les enchanter, mais c’était sûrement la première fois qu’ils en voyaient un. Un Afrikaner, en tout cas.

Une fois la surprise passée, une fulgurance philosophique le traversa : et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?

Son « ami » Jean Berger s’était bien moqué de lui : il avait monté cette histoire de « mule » pour pouvoir le revendre, lui, aux services secrets libyen. Nul doute que le courrier était bidon, mais le détenir prouvait qu’il était l’homme qu’ils convoitaient.

Avi Haffner l’avait mis en garde et il ne l’avait pas écouté. Juifs et Afrikaners s’entendaient bien, quoique Berger était protestant, comme lui. Alors, si on devait aussi se défier de ses coreligionnaires, à qui se fier ?

De Klerk compta mentalement le nombre de personnes qui était détenues dans sa cellule : quatorze sur 20m² environ. Ça faisait beaucoup de monde. Un WC qui puait l’urine dans le fond, obligeait à une savante cohabitation avec les mouches et l’odeur. La pièce était sale, ces gens également. Une petite fenêtre en haut du mur laissait filtrer la lumière du jour, mais impossible de jeter un œil à l’extérieur. Le barbu qui avait été enfermé avec lui, rejoignit sur sa couche un autre barbu qui semblait mal en point. Donc, les « islamistes » se regroupaient entre eux. Celui qui parlait l’anglais lui expliqua que les islamistes et les communistes étaient d’ordinaire mis à part car ils étaient particulièrement persécutés par le régime. De toute façon, tout le monde ici, avait été passé à tabac.

Une question tarauda De Klerk :

-          Depuis combien de temps êtes-vous là ?

-          Moi ça fait trois ans, mais lui là-bas ça fait vingt ans, répondit le jeune anglophone. Et vous ?

-          Moi, je ne sais pas. Encore ce matin, j’étais libre…

-          Ils vont vous organiser un beau procès, ne vous inquiétez pas.

De Klerk savait pertinemment que des mouchards renseignaient les matons en échange de faveurs. Comme il ne savait pas encore dans quel pétrin il était, il valait peut-être mieux retenir sa langue pour le moment. Il se tut.

Cependant, réfléchit-il, ses hôtes avaient autant besoin de lui que lui d’eux, donc la situation n’était pas désespérée. Il fallait juste attendre, mais la bonne question serait : combien de temps allait-il falloir attendre ?

Toute cette mise en scène ressemblait à un gros coup de pression pour qu’il accepte de travailler pour eux. Lui-même ne s’était pas gêné pour pressurer les ennemis du régime de l’apartheid. Donc, il comprenait bien la manœuvre en cours, inutile de céder à la panique. D’ailleurs, ils l’appelaient par son nom d’emprunt. Donc, Bernaard De Klerk était toujours introuvable et sûrement bien caché en Afrique du Sud, puisqu’il n’avait officiellement pas quitté le pays.

Cependant, Bernie White pourrait rester au secret dans la prison d’Abou Salim pendant des siècles car personne ne le connaissait ici. C’était même ça le problème : sa détention durerait aussi longtemps que De Klerk s’obstinerait à refuser de collaborer avec le régime du Raïs.

Cela faisait déjà quelques heures qu’il était dans cette cellule et son ventre gargouilla. Il comprit la raison pour laquelle Novikov lui avait intimé de manger ce matin : celui-ci savait déjà ce qui se passerait en cas de refus, et que la nourriture deviendrait un moyen de pression comme un autre. C’était cousu de fils blancs depuis le début, en fait.

Donc, son ventre gargouillait et ça fit sourire ses voisins. Il mima qu’il avait faim. Le jeune anglophone lui répondit qu’ici, ils ne savaient jamais quand ils allaient manger. La nuit commençait à tomber et toujours aucune nouvelle du repas du soir. De Klerk comprit que s’ils jeûneraient tous ce soir, c’était sûrement à cause de lui : l’étreinte s’accentuerait jusqu’à ce qu’il cède. En attendant, ses codétenus se solidarisaient malgré eux.

Si la journée n’avait pas été brillante, la nuit s’avèrera éprouvante : impossible de dormir avec cette promiscuité, l’odeur de sueur, sans parler de celle des latrines qui semblait plus forte dans l’obscurité, des ronflements et les gémissements de certains, sans compter la chaleur poisseuse qui rendrait n’importe quel endroit insupportable. Des hurlements provenant des autres cellules ou du bâtiment, ponctuaient péniblement chaque heure, faisant du sommeil une vague notion.  Manifestement, ça torturait à n’importe quelle heure de la journée, y compris de la nuit.

Mais c’est au petit matin qu’arriva l’apothéose : vers 5h, la porte fut déverrouillée et quatre soldats entrèrent en bousculant tout le monde. Ils attrapèrent le barbu qui était mal en point, le forcèrent à se lever. Tous se replièrent vers le fond, instinctivement, comme des larves apeurées. Les soldats sortirent brusquement l’homme, puis refermèrent la porte. Quelques minutes plus tard, des projecteurs furent allumés plein phare dans la cour extérieure, éclairant comme en plein jour d’une lumière jaune orangé et qui pénétrait dans la cellule par la petite fenêtre. C’était suffisant, semblait-il, pour informer de la suite des événements. Le barbu qui avait été enfermé en même temps que De Klerk lâcha entre ses dents : « Allahou Akbar ». Tous avaient compris, sauf De Klerk.

Une rafale de fusil mitrailleur résonna, puis une détonation qui devait être le coup de grâce.

Tous lâchèrent par mimétisme un : « Allah y Rahmo » (Que Dieu lui accorde sa protection). Seul le barbu fit une prière en signe de fraternité avec le condamné. De Klerk était stupéfait et il aurait donné n’importe quoi pour être ailleurs : désormais il comprenait qu’il se trouvait vraiment du mauvais côté du manche et qu’il pourrait devenir une victime ou un martyr n’importe quand. Etant donné la tête que faisaient ses codétenus, il ne s’agissait pas que d’une mise en scène théâtrale pour le faire plier, l’homme avait vraiment été exécuté. Lui qui avait éliminé à distance des centaines d’opposants n’en revenait pas de cette brutalité.

Même s’il n’avait pas d’empathie particulière avec les Libyens, les Arabes, voire avec les musulmans, il n’avait pas de raison de considérer ses codétenus comme des ennemis. Ce n’était pas comme les terroristes de l’ANC, ni les noirs au sujet desquels il avait toujours refusé de compatir, mais qu’il connaissait par cœur. D’ailleurs, c’était indirectement à cause d’eux, s’il se trouvait dans cette cellule… Il leva les yeux au plafond et adressa une courte prière à son Seigneur, lui demandant d’accueillir en son paradis l’âme d’un nouvel arrivant.

De Klerk venait de vivre les dernières vingt-quatre heures intensément et il se demandait s’il pourrait vivre les prochaines heures avec le même aplomb. Déjà, il avait toujours autant faim, et avait désormais la bouche pâteuse de celui qui a très soif. Sa traversée du désert se limitait à sa cellule, mais elle était pourtant bien réelle, il était littéralement desséché. Il aurait donné une fortune pour un verre d’eau.

Il connaissait aussi ce supplice, il l’avait fait pratiquer plus d’une fois dans les prisons secrètes du NIS, et celui-là était de loin le plus terrible de tous. La soif faisait fléchir n’importe quel réfractaire, sinon en trois jours c’était la mort. Et lui, il tenait fermement à la vie. Donc, le dénouement allait avoir lieu dans très peu de temps : cette perspective le rassurait et l’effrayait en même temps car il n’y aurait pas trente-six issues.

Après avoir envoyé sa prière à son Seigneur, De Klerk reçut comme une révélation, un éclaircissement lumineux qu’il n’attendait pas : il se rendit compte que ce qu’il subissait, il l’avait fait subir à d’autres. Il se demanda si Faraj al-Hadad n’était pas en train d’appliquer les mêmes recettes que tous les tortionnaires sud-africains appliquaient. Si c’était le cas, il ne tiendrait pas. Or, le chef du renseignement militaire, était forcément au courant de ce qui se pratiquait en Afrique du Sud car selon le vieil adage de Sun Tzu* : « Pour combattre son ennemi, il faut le connaitre ». Et al-Senoussi, réputé pour sa férocité, était sûrement loin d’être un imbécile.

*Penseur et général chinois du VIème siècle av. J.-C, inventeur de la stratégie militaire.

 

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