Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Didier K. Expérience
12 février 2023

Enfin l'Eden - E.12/35

Enfin L'Eden 2

Libye, Isthikbarat (renseignements militaires intérieurs), caserne Bab-al-Azizia quartier d’Abou Salim, Tripoli, début mars 1994 :

  La 504 d’Abdulayev et de Novikov était déjà garée devant l’entrée de l’hôtel quand White descendit prendre son petit déjeuner. Il avait retrouvé ses deux compères attablés, buvant un thé, mangeant des gâteaux, décontractés.

Si lui n’avait pu changer de vêtements depuis qu’il avait quitté l’Afrique du Sud les mains dans les poches, les deux hommes semblaient avoir dormi dans leur voiture, ils n’étaient même pas rasés, et de son point de vue, pas vraiment présentables à une autorité. Et ils ne déjeunaient pas, ils se gavaient comme des gamins affamés. Drôle de coutume pour des agents du gouvernement !

Novikov fit signe à White de les rejoindre à table.

-          Venez docteur ! Mangez donc une de ces pâtisseries orientales, ici elles sont succulentes. Profitez !

-          Mais on ne va pas être en retard ?

-          Changement de programme. Ce n’est plus l’émissaire qui vient, c’est vous qui allez le voir. On boit un thé et on y va.

White se sentit tout contrit comparé à la désinvolture des deux hommes. Il remarqua que le personnel évitait de les regarder. Un serveur apporta une théière, une tasse et un petit plateau de gâteaux qu’il déposa devant le docteur, puis il disparut aussi vite.

-          Mangez, docteur, mangez ! éructa Novikov.

Bernie White but une tasse de thé sans passion, avala un gâteau qu’il jugea trop sucré pour ses papilles. C’était sûrement très fin pour les bédouins, mais pas pour lui. Il avait hâte de rencontrer cet émissaire, et il manifesta son impatience.

-          Okay docteur, on va y aller. Yallah !

Abdulayev et Novikov se levèrent en même temps, impulsant le départ. White n’était pas mécontent de passer aux choses sérieuses. Son avenir allait se jouer dans la matinée, comme un quitte ou double, pensa-t-il.

Ils embarquèrent tous les trois dans le véhicule poussiéreux, claquèrent les portières. Bien qu’il fût au courant du protocole entre Abdulayev et Novikov, White aurait bien aimé sonder Abdulayev : son mutisme permanent l’agaçait un peu. Le problème, c’est que les deux hommes ne se quittaient quasiment jamais.

La 504 s’engouffra dans une rue bordée de palmiers qui procuraient une ombre apaisante, ce qui sembla détendre tout le monde. Bernie White n’avait pas fait attention la veille lors de leur arrivée dans le quartier, mais nombre d’habitations étaient détruites, calcinées, en ruines. La voiture stoppa devant l’enceinte gardée par deux véhicules blindés. Ainsi l’entrevue aurait lieu dans ce mystérieux endroit dont Novikov n’avait pas voulu révéler le nom.

Deux soldats s’approchèrent de la 504, braquèrent leur fusil Kalashnikov sur la voiture. Le premier parla, Novikov lui répondit en lui montrant son insigne. Le soldat fit signe d’avancer et de pénétrer à l’intérieur. Abdulayev redémarra. Ils passèrent un porche d’où un énorme portait de Mouammar Kadhafi toisait la ville. C’était la première enceinte, elle donnait sur un espace vide cerné par une seconde enceinte qui devait faire dans les dix mètres de haut. Ils passèrent un autre contrôle pour déboucher sur un autre espace ponctué de plusieurs bâtiments démolis, des traces de feu y étaient encore visibles : ces bâtiments avaient soit brulé, soit explosé* pour être dans cet état. Devant l’air médusé de White, Novikov consentit à donner une explication :

-          Amerikantsy**

Cette fois-ci, ce fut à White de s’abstenir de commenter : il se souvenait de cette histoire, mais n’avait jamais vu d’images des bombardements.

-          Où sommes-nous ? demanda-t-il, finalement.

-          Nous sommes à la caserne Bab-al-Azizia, dit Novikov comme s’il annonçait la plus mauvaise nouvelle de la journée.

White fit une moue dubitative. Bien sûr qu’il avait entendu parler de cette caserne, mais il ne se rappelait plus s’il en avait vu des images. Ce nom n’était pas pour le rassurer. C’était comme d’aller visiter la terriblement célèbre Loubianka du NKVD à l’époque de Staline.

La 504 s’arrêta à l’entrée de la troisième enceinte. Ils se garèrent parmi d’autres véhicules civils et militaires. Ils sortirent tous les trois et s’approchèrent de la guérite où un soldat vérifia les papiers d’identité. Comme d’habitude, Abdulayev et Novikov montrèrent leurs insignes, mais le soldat ajouta quelque chose en arabe : les deux hommes acquiescèrent, sortir leurs armes en même temps, et les déposèrent dans une boîte. Le soldat fixa Bernie White. Novikov parla : White n’avait pas d’arme. Le soldat parla ensuite dans son talkie-walkie.

Un autre soldat arriva quelques minutes plus tard, le fusil Kalashnikov en bandoulière, et leur demanda de le suivre.

Ils montèrent plusieurs étages, passèrent par des couloirs tous identiques entre des bureaux portes fermées, entrèrent dans l’un d’entre eux, s’assirent tous les trois sur des chaises que le soldat leur assigna. Puis celui-ci sortit pour se mettre en faction devant la porte.

White regarda sa montre : 9h30. Le rendez-vous initial aurait dû avoir lieu à 9h selon Novikov, ils étaient donc en retard. D’ailleurs, Novikov et Abdulayev avaient changé d’attitude, ils étaient très calmes, absents, comme détachés du monde.

White connaissait cette attitude, les membres chevronnés de l’ANC qui étaient emprisonnés passaient de nombreuses heures à végéter dans des pièces sans fenêtres, hors du temps, sans savoir ce qu’on attendrait d’eux : c’était une vraie torture psychologique qui pouvait durer des jours, des mois, voire des années. Si « s’absenter » permettait de résister, seuls les plus déterminés d’entre eux y arrivaient, les autres devenaient à moitié fous.

Cependant, eux avaient encore leur montre, et deux d’entre eux étaient des supplétifs de la police, donc ce n’était pas la même chose. Seul le silence était identique. En fait, ses deux acolytes gardaient ostensiblement leur bouche close, Abdulayev sembla même somnoler.

Vers 11h, la porte s’ouvrit d’un coup et trois soldats pénétrèrent dans le bureau, provoquant d’un bond la mise au garde à vous des deux guides. Bernie White se leva pour être à l’unisson, mais dire qu’il était surpris serait un euphémisme. Pourtant, des officiels, il en avait vu dans sa carrière puisqu’il avait même côtoyé deux présidents de la république sud-africaine : donc, peu de choses l’impressionnaient. Pourtant, il avait sursauté comme un débutant.

Celui qui semblait être un officier s’approcha de Bernie White et lui tendit la main :

-          Je suis le capitaine Salah Mahmoudi, dit-il en anglais. Bienvenue à l’Isthikbarat. J’espère que je ne vous ai pas fait trop attendre. L’entrevue aura lieu dans mon bureau avec l’émissaire du major-général al-Senoussi. Veuillez me suivre, s’il vous plait.

Bernie White avait annoné deux ou trois mots en anglais, mais le capitaine ni prêta aucune attention. Ils se mirent en route, encadré par les deux soldats qui formaient une escorte. Abdulayev et Novikov ne bougèrent pas. Donc, l’entrevue se ferait sans eux.

Ils montèrent d’un étage : les couloirs semblaient plus spacieux, plus propres, White entendit même le bruit si distinctif des machines à écrire. Ils étaient sûrement dans les quartiers administratifs du bâtiment, pensa-t-il.

Ils entrèrent dans une vaste pièce, un bureau dont la table se trouvait entre deux grandes fenêtres. Le jour passait et éclairait naturellement la pièce. Au plafond, les pales d’un ventilateur tournaient, brassant de l’air tiède. Assis derrière le bureau, un homme en uniforme couleur sable impeccable, le béret noir, broché d’un aigle doré, sur la tête, lisait un document. Avec sa grosse moustache, il avait des faux airs de Saddam Hussein. Il leva les yeux quand la petite troupe se trouva devant lui. Il se dressa :

-          Bonjour Mr White, dit-il en anglais. Je suis le lieutenant-colonel Faraj al-Hadad, adjoint du major-général al-Senoussi.

Il tendit la main à White, pas pour serrer la sienne, mais pour récupérer ce pourquoi celui-ci était arrivé en Libye. Légèrement décontenancé, Bernie lui remit la sacoche contenant le courrier.

Faraj al-Hadad sortit la lettre, la contempla sans l’ouvrir puis la remit dans la sacoche.

-          Very well, Mr De Klerk… Vous permettez que je vous appelle par votre vrai nom, Mr Bernaard De Klerk ?

L’interpelé fit un signe de tête positif. Derrière lui, les deux soldats et le capitaine Mahmoudi restèrent silencieux.

-          Il y a encore quelques mois, si je vous avais eu dans mon bureau comme je vous vois aujourd’hui, je vous aurais fait fusiller sur le champ. Vos dirty tricks nous ont causé bien du souci. Mais voilà, les choses évoluent et elles sont en train de changer dans votre pays, qui deviendra officiellement notre ami dans très peu de temps. Les élections auront lieu en avril prochain, dans deux mois donc, et nul doute que nos amis de l’ANC gagneront le pouvoir. L’union de l’Afrique du Sud et de la Libye permettra de chasser définitivement l’impérialisme américain de notre continent. La révolution panafricaine est en marche, personne ne pourra plus l’arrêter.

De Klerk ne savait encore que dire. Al-Hadad reprit la parole :

-          Je sais que vous êtes bien Bernaard De Klerk, cela nous a été confirmé par notre agent à Zurich. Vous savez, votre ami Jean Berger. Il travaille aussi pour nous… Mais vous-même, pour qui d’autre travaillez-vous ?

-          Je ne savais pas que Berger était un agent double. Personnellement, je ne travaille que pour le NIS. Enfin, je travaillais car j’ai été licencié. Je suis actuellement libre de tout engagement.

-          L’argent est le meilleur des leitmotivs, malheureusement. Les Occidentaux aiment l’argent plus que tout. Vous n’avez pas la chance de servir notre Grande Révolution… Berger aime beaucoup l’argent et il n’y a pas plus vénal qu’un Suisse. Il travaille aussi pour la CIA, mais il ne sait pas que nous le savons… Vous-même, travaillez-vous pour la CIA ?

De Klerk remarqua que le lieutenant-colonel al-Hadad portait de grosses chevalières, une à chaque main, une gourmette en or, et surtout, il crut reconnaitre une montre Rolex à son poignet. Même dans l’armée sud-africaine, il ne connaissait personne portant une Rolex ni ce genre de luxe ostentatoire. Cependant, c’était sûrement grâce à ce type de désintéressement qu’al-Hadad pouvait servir son idéal révolutionnaire.

Mais pourquoi lui faisait-il toutes ces révélations ?

-          Non, bien sûr. Puisqu’ils me recherchent.

-          Le NIS et la CIA travaillent main dans la main depuis des décennies. Pourquoi vous rechercheraient-ils ?

-          A cause des programmes bactériologiques que j’avais mis au point pour liquider des agents… de l’ANC.

-          Nous y voilà.

De Klerk vit que les pupilles noires de al-Hadad le fixaient intensément. Son visage resta impassible.

-          Nous vous offrons la sécurité dans notre pays, et d’y travailler librement. Ici, personne ne viendra vous chercher. Nous avons besoin de ses programmes bactériologiques. Accepteriez-vous de collaborer ?

De Klerk voulut se rapprocher amicalement de al-Hadad, mais les deux soldats braquèrent leur arme sur lui. Il recula :

-          Avec tout le respect que je vous dois mon colonel, je préférerais ne pas retravailler sur de tels programmes. Je peux vous concocter autant de dirty tricks que vous voulez, mais pas ce genre de programmes.

-          Nous n’avons pas besoin de vos pièges pour débutants, pour ça nous avons déjà du monde. Vous serez très bien payé. Vous savez, nous avons beaucoup de savants est-allemands et des ex pays de l’Est, et ils sont très contents de leur sort, je vous l’assure.

-          Je préfère décliner votre offre. Désolé.

-          C’est votre dernier mot ?

De Klerk dodelina négativement.

-          Alors, tant pis pour nous, ajouta-t-il dépité. Je n’insisterai pas.

Al-Hadad sortit de derrière le bureau pour s’avancer vers De Klerk.

-          Au fait, vous êtes entré sur le territoire libyen avec un faux passeport, n’est-ce pas ? Bernie White n’est pas votre vrai nom, n’est-ce pas ? Et je ne vois pas le timbre que vous deviez vous acquittez. Pourquoi ?

-          Mais je n’ai pas eu le choix d’avoir un faux passeport sinon j’aurais été arrêté en Italie : vous le savez bien. Je m’acquitterai du payement du timbre dès que le bureau de change sera ouvert demain. Il n’y a rien de grave.

-          Taisez-vous ! hurla-t-il. C’est très grave… Entrer sur le territoire de la Grande Jamahiriya arabe libyenne populaire et socialiste avec un faux passeport est un crime passible de la peine de mort. J’ajoute que vous êtes sûrement un agent infiltré à la solde de la CIA et du Mossad pour nuire au Guide de la révolution… Gardes, arrêtez cet homme.

-          Mais… c’est absurde…

Al-Hadad fit mine de le gifler.

Sans ménagement, les deux soldats menottèrent Bernaard de Klerk dont la vie venait de basculer dans une autre dimension. Si c’était une mise en scène, Faraj al-Hadad jouait bien son rôle, le bon docteur n’avait jamais eu aussi peur qu’en cet instant.

*Opération El Dorado Canyon, bombardement ciblé de Tripoli par l’aviation américaine en 1986 en représailles à un attentat anti-américain à Berlin-Ouest.

** Les Américains en russe.

 

Didier Kalionian - DK Expérience (c) 2023

Credit photo : Didier Kalionian (c) 2023

(Si cette histoire vous a plu, n’oubliez pas de liker. Merci. Retrouvez la communauté des lecteurs sur Facebook, DK Expérience )

Publicité
Publicité
Commentaires
Didier K. Expérience
Publicité
Archives
Newsletter
12 abonnés
Visiteurs
Depuis la création 21 696
Publicité