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Didier K. Expérience
11 février 2023

Enfin l'Eden - E.11/35

Enfin L'Eden 2

Libye, Hôtel Intercontinental Al-Arab, quartier d’Abou Salim, Tripoli, février 1994 :

   Effectivement, au meeting point, il reconnut l’homme qui lui avait vendu le stock de méthaqualone deux mois plutôt. Avec son costume cravate, son crâne rasé et ses yeux bridés, il attirait l’œil tout de suite, ici. White avait des allures de médecin est-allemand, blond et grand, raide comme la justice, mais dans le hall de l’aérogare, mélangé aux autres voyageurs, il passait presque inaperçu.

Abdulayev n’était pas seul, il était accompagné d’une autre armoire à glace, un grand costaud mal fagoté dans son costume.

-          Bonjour docteur, vous avez fait bon voyage ? Voici, Oleg Novikov, mon associé et mon supérieur à la brigade.

Ils se serrèrent la main comme de vieux amis qu’ils n’avaient jamais été, mais les faux semblants étaient comme une norme pour eux. Curieusement, revoir Abdulayev rassurait Bernie, il avait un peu l’impression d’être en vacances chez lui à Sun City. En revanche, son associé lui parut très taciturne, un bloc impénétrable. Mauvais signe.

Ils se mirent en route, quittèrent l’aéroport en voiture, direction l’autoroute qui longerait la côte jusqu’à la frontière. Abdulayev conduisait Une vieille auto d’une marque française que Bernie White n’avait jamais vue auparavant, une 504 Peugeot. Novikov était installé à l’avant aussi, laissant le bon docteur à l’arrière comme un VIP… Les paysages semi-désertiques agrémentés de palmiers défilèrent tout le long des trois cents kilomètres qui séparaient l’île de Djerba de Tripoli. S’il pleuvait à Rome, ici il faisait bon, un vrai miracle.

-          Si je me rappelle bien, vous étiez trois associés, non ?

Novikov se retourna vers l’arrière :

-          Vous voulez parler d’Aram Hakobyan ? Il est mort.

-          Mort ? lança White, surpris.

-          Oui, mort en mission dans le Sud du pays. Ici, ce n’est pas difficile de mourir. Vous le comprendrez très vite.

Novikov se redressa vers l’avant, laissant sa phrase en suspens, et White dubitatif. Abdulayev restait gentiment concentré sur le volant, observant un mutisme total. Novikov était son supérieur hiérarchique, ici aussi comme au KGB autrefois.

Si les deux heures de vol lui avaient paru agréables, les trois heures de route lui semblèrent interminables. Bien évidemment, leur voiture fut prise dans un bouchon monstre pour le passage de la douane tunisienne, la file d’attente s’étendait sur plusieurs kilomètres. Novikov distribua des bouteilles d’eau à tout le monde, mais White commençait à avoir faim.

-          Il faudra être patient docteur, dit Novikov. On en a au moins pour une heure. Les douaniers tunisiens ne sont jamais pressés avec les Libyens, ils savent très bien qu’on leur mangera dans la main. On n’a pas le choix, c’est le seul point de passage. Ça va aller, ne vous inquiétez pas.

Effectivement, l’attente dura une bonne heure, en pleine zone désertique, sous la chaleur écrasante de l’après-midi. Le contrôle des passeports fut pourtant très rapide, mais les policiers tournèrent plusieurs fois autour du véhicule sans un mot, comme s’ils les avaient repérés et qu’ils faisaient durer le suspense. Enfin, l’un d’entre eux fit un signe de la main à son collègue et la barrière se leva. Abdulayev démarra puis alla se placer dix mètres plus loin dans la queue qui menait à la douane libyenne. Là, un des douaniers les accosta, Abdulayev et Novikov montrèrent un insigne et l’agent leur fit signe de déboiter et de doubler la file…

Encore une heure de route jusqu’à Tripoli, où Abdulayev put mettre la gomme. Bernie White accusait une grosse fatigue, et il somnolait à l’arrière de la 504 : ça lui rappelait ses expéditions militaires en Namibie ou celles à la frontière mozambicaine. Cet entrainement lui permettait de supporter l’épuisement malgré son âge. Rien ne se perd dans la vie, tout se recycle, pensa-t-il.

A Tripoli, la voiture se faufila dans la circulation dense de ce début de soirée. A chaque feu de signalisation, White put s’apercevoir que les rues étaient jonchées de détritus et que les vieux bâtiments coloniaux, si impressionnants de loin, étaient décrépis et souvent en très mauvais état. Un détail le fit sourire : la voiture s’était engagée sur une longue avenue nommée Pepsi Cola Road ! Quel drôle de nom pour une avenue ? pensa-t-il paresseusement.

-          Nous allons arriver, dit Novikov.

Ils passèrent devant des centres commerciaux, des cinémas, des échoppes en tout genre, jusqu’à un contrôle de police. Abdulayev et Novikov montrèrent leur insigne, et l’homme en uniforme, son fusil Kalashnikov en bandoulière, laissa passer le véhicule.

-          N’ayez crainte, c’est la police-militaire. Le quartier de votre hôtel est sous haute-sécurité, l’informa Novikov.

White n’avait aucune raison de craindre quoi que ce soit. Du moins, jusqu’à ce que Novikov le mentionne.

Ils passèrent devant ce qui semblait être une enceinte, de très hauts murs aveugles dont l’entrée était gardée par des véhicules blindés.

-          Quel est ce bâtiment ? se risqua White.

-          Vous le saurez bientôt.

Enfin, la voiture s’arrêta devant une tour de verre d’une dizaine d’étages, cernée par plusieurs mâts dont le drapeau libyen vert unicolore tranchait avec le bleu du ciel déclinant. L’entrée était particulièrement bien achalandée en plantes de toutes sortes, des palmiers aux cactus, et yuccas géants : un ravissement pour les yeux, apaisant pour l’esprit.

-          Bobur va aller garer la voiture, il nous rejoindra à la réception. Nous on y va, indiqua Novikov.

L’hôtel Intercontinental Al-Arab affichait une insolente modernité et un luxe qui n’avait rien à envier aux palaces français et italiens. Grâce à la rente pétrolière, le Raïs en mettait plein la vue aux étrangers qui passaient par Tripoli, et vantait la solidité de son régime, par la même occasion. D’ailleurs, ces étrangers étaient tous regroupés ici, le meilleur endroit pour les surveiller, bien évidemment.

A la réception, Novikov s’adressa en arabe à l’un des jeunes hommes qui se tenaient derrière le comptoir.

-          Il veut votre réservation et votre passeport, docteur, dit Novikov.

Bernie White s’exécuta.

Le jeune homme garda la réservation mais lui rendit son passeport. Il lui remit la clé de sa chambre ainsi qu’un passe pour circuler dans l’hôtel. Puis il ajouta quelques mots en arabe que Novikov traduisit :

-          Il dit que vous devrez vous acquitter d’un timbre.

-          Ah oui, je suis au courant, mais acceptez-vous les dollars US ?

-          Non, il faudra payer en dinars libyens uniquement. Il y a un bureau de change dans l’hôtel. C’est fermé à cette heure-ci. Demain, n’oubliez pas.

Novikov bailla puis s’étira sans complexe.

-          Bon ! Maintenant, allons boire un verre, je meurs de soif. Pas vous, docteur ?

-          Oh oui, avec plaisir. Je n’en peux plus de cette journée !

Les deux hommes se dirigèrent vers le jardin intérieur où des tables étaient dressées à l’ombre des arbres, près d’une tente de bédouin traditionnelle.

-          Dites-moi Novikov, vous parlez l’arabe ?

-          Oui ! Vous aussi, vous apprendrez, c’est nécessaire ici.

White s’intéressa à la tente. Quelle curiosité ! pensa-t-il.

-          Le Raïs vient parfois ici. Et quand il vient, il loge sous cette tente, jamais à l’intérieur du bâtiment. C’est un homme simple et sain qui a gardé les coutumes de sa famille bédouine. Que Dieu le protège !

Abdulayev arriva, suivi par un serveur qui apportait des boissons sur un plateau. Ce dernier déposa les bouteilles glacées et les verres sur la table, puis s’en alla sans un mot. White reconnut le soda Pepsi Cola. Se pouvait-il que cette marque soit un fervent défenseur de la révolution panafricaine ?

-          J’aurais préféré une bière ou cet excellent whisky qu’on m’a servi dans l’avion.

-          C’était dans l’avion et vous voliez avec la compagnie Tunisair… En Libye, l’alcool est interdit, vous n’en trouverez nulle part. Ne cherchez pas à en avoir en soudoyant le personnel, il ne vous en fournira pas. Et si vous aviez accès au marché noir, ce qui m’étonnerait, vous ne trouveriez que de l’alcool frelaté qui tue beaucoup de monde ici. Pour tout vous dire, cet alcool frelaté est fabriqué par les services secrets libyens et revendu discrètement aux trafiquants. C’est à base de méthanol, vous comprenez ? Bien sûr, vous le savez, c’est un poison. Comme on ne peut pas empêcher les récalcitrants de boire quand même, à la place de les traquer sans fin, on leur fournit nous-même le poison qui les tuera lentement mais sûrement. Et nous, on ne court plus après, on ramasse.

Décidément, le NIS n’avait rien inventé ! Ils avaient sûrement des pratiques en commun qu’il pourrait partager. Effectivement, c’était le meilleur moyen pour se débarrasser en douceur des réfractaires du régime. White se doutait que c’était d’ailleurs partout pareil : l’Etat était le réel fournisseur et faisait ensuite semblant d’en faire la chasse. Seule la répression était patente dans ce cercle vicieux.

-          Docteur, il faudra vous désaccoutumer de l’alcool ou vous ne pourrez pas travailler ici. Here no whisky, here no drugs too ! martela-t-il avec son accent russe.

White acquiesça d’un signe de tête. S’il appréciait un bon verre de vin de temps en temps, il ne buvait pas plus que ça… Ça dépendrait juste de la durée qu’il resterait en Libye. Il avait toujours son billet retour pour Rome valable soixante jours et il était prêt à refaire l’expédition inverse si nécessaire. Donc, Novikov pouvait bien lui dire ce qu’il voulait, il ne s’alarmerait pas pour autant.

-          Mais pourquoi du Pepsi cola ?

-          Parce que toutes les marques qui choisissent de vendre leurs produits en Israël sont interdites ici. Donc, pas de Coca cola par exemple… Vous vous y ferez, j’en suis sûr.

-          Mais qu’est-ce qui vous dit que je vais rester dans ce pays ?

-          Parce que je le sais… Demain, vous rencontrerez un émissaire du Raïs qui vous expliquera tout. C’est à lui que vous livrerez le courrier que Berger vous a confié.

Donc, Novikov et Abdulayev étaient au courant de sa mission secrète. Qui d’autre ?

-          Autre chose : vous ne pourrez pas sortir du périmètre de l’hôtel sans autorisation. Donc, pas la peine d’essayer. Profitez de la piscine, du hammam, buvez autant de sodas que vous voudrez, profitez-en pour vous restaurer, la cuisine locale est très bonne ici, faites du shopping dans le mall de l’hôtel, mais ne sortez pas. Ici, vous êtes protégé, dehors, c’est dangereux.

En règle générale, Bernie White appréciait d’être en sécurité, mais il avait fini par repérer des types en costume sombre qui communiquaient avec des talkies-walkies, et qui montraient une proéminence voyante au niveau des aisselles, c’est-à-dire une arme dans un holster : cette sécurité n’était pas seulement là pour l’empêcher de sortir, mais pour en empêcher d’autres d’entrer. Kadhafi n’était peut-être plus le seul maître du pays ? La mise en place de l’embargo par l’ONU, l’avait-il plus affaibli que prévu ?

-          Nous viendrons vous chercher demain matin à 9h. Soyez prêt… Bonne soirée docteur. Dormez bien, la journée de demain sera sûrement longue aussi.

Enfin, il rencontrerait bientôt le contact de Berger, c’était le principal.

La soirée de Bernie White allait être très courte : une douche et au lit. Après avoir dîné dans le restaurant de l’hôtel, il monta dans sa chambre, fourbu. La 504 roulait très bien, mais niveau confort ce n’était plus tout à fait ça.

 

Didier Kalionian - DK Expérience (c) 2023

Credit photo : Didier Kalionian (c) 2023

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