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Didier K. Expérience
4 mars 2023

Enfin l'Eden - E.32/35

Enfin L'Eden 2

 Afrique du Sud. Cour de justice de Bloemfontein. Création d’un dispensaire dans le quartier de Century City, Capetown : octobre 1996.

   Bien évidemment, Bernaard De Klerk était coincé. Le lieutenant Kirby se rappela à son bon souvenir dès que l’entretien avec le président Mandela fut terminé : il était toujours en résidence surveillée, et il le serait plus que jamais, maintenant. Cette fois-ci encore, il n’avait pas toutes les cartes en main et le jeu en était plus que faussé. Kirby le ramena à Sandton, les deux hommes conservant un mutisme total.

Cependant, l’Afrique du Sud étant devenue une démocratie, De Klerk ne pouvait pas être en résidence surveillée sans raison ni l’être indéfiniment, il fallait une décision de justice pour ça, et il comptait bien la contester quand elle lui serait enfin notifiée. Son plan de sauvetage était en gestation dans sa tête pendant qu’ils roulaient vers son ex banlieue privilégiée.

Arrivé chez lui, il contacta son « vieil ami » Terre Blanche. Celui-ci fut surpris après toutes ces années de silence, mais il accepta quand même de lui répondre.

-          Mandela est un corniaud ! On aurait dû s’en débarrasser quand on le tenait. Maintenant, c’est lui qui te tient. Tous les gros naïfs qui ont cru qu’il allait sauver le pays sont partis. Et nous qui restons, on est dans la merde.

-          Eugène ! le coupa De Klerk nerveusement. J’ai besoin d’un avocat de confiance, un type de chez nous, et tout de suite.

-          Okay docteur, mais c’est donnant-donnant…

-          D’accord ! Tout ce que tu voudras.

-          J’ai ta parole d’honneur de patriote afrikaner ? Tu le jures sur la Sainte Bible ?

-          Evidemment !

-          Alors, t’as de la chance, j’ai ça en stock. Maître Herman Kuipers, il habite à Bloemfontein*, c’est pratique et ce n’est pas très loin de chez toi. Tu dis que tu appelles de ma part.

-          Merci, Eugène ! Je te revaudrai ça.

De Klerk eut un léger scrupule en raccrochant, il se sentait comme le docteur Faust. Car traiter avec Terre Blanche, revenait un peu à pactiser avec le diable. Mais lui n’avait pas le choix, contrairement au docteur Faust.

Les jours suivants, les doutes de De Klerk concernant sa surveillance se révélèrent fondés. Depuis son entretien avec le président Mandela, il avait remarqué que la voiture banalisée qui stationnait en face de chez lui, n’était plus occupée par Kirby et son adjoint, mais par deux autres agents, des noirs. Mandela lui mettait la pression.

Fort heureusement, maître Kuipers accepta de s’occuper de son cas et même de le rencontrer chez lui, puisque De Klerk ne pouvait pas sortir sans raison. Si celui-ci devait plaider en justice, il fallait bien qu’il se dévoile. Donc, qu’on sache que Kuipers s’occupait de De Klerk n’était pas un problème.

L’homme était presque un cliché d’Afrikaner : très blanc de peau, grand et sec, blond aux yeux bleus. On aurait dit un jeune aryen en goguette dans son costume à rayures beiges. Kuipers n’eut aucune difficulté à expliquer à De Klerk sa stratégie : attaquer de front, répondre coup pour coup.

Sur son conseil, De Klerk déposa une plainte visant à connaitre la raison pour laquelle il était surveillé. Le juge, un blanc, statua rapidement car l’Etat fut incapable de motiver sa réponse : le juge leva donc la surveillance, mais l’Etat fit quand même appel dans la foulée. Cependant, le temps que la cour se réunisse pour statuer de nouveau, De Klerk pourrait sortir librement de chez lui. Et la première chose qu’il fit, fut de déménager.

Désormais, il avait entamé un bras de fer avec la justice sud-africaine, mais De Klerk était sur son sol, ça serait plus facile de se battre dans son pays. Et puis, tout comme le pouvoir économique, le pouvoir judiciaire était toujours entre les mains des blancs, ça serait aussi plus facile pour se défendre. Kuipers se révélait efficace, ce qui augmenterait la dette que De Klerk contractait auprès de Terre Blanche. Finalement, les tracasseries judiciaires auxquelles il était confrontés, n’étaient pas grand-chose. De Klerk le savait désormais, l’administration Mandela était derrière sa surveillance. En revanche, ce qui l’inquiétait, c’était ce qui allait se passer après. Car si le président mettait ses menaces à exécution, alors c’est la boite de Pandore qui s’ouvrirait : Nelson Mandela enverrait les dossiers à la CVR qui en ferait usage. Du coup, les services du personnel de son administration s’en verraient même dédouanés : ils avaient soudainement retrouvé sa trace, et ils fournissaient en retard, mais de bon gré, ses états de service. Et la justice suivrait son cours. Bien malin celui qui pourrait savoir jusqu’où cela pourrait aller. Cependant, Herman Kuipers, son avocat, l’avait rassuré : les procédures étaient longues, très longues mêmes ; et cette lenteur l’avait décidé à changer de lieu d’habitation.

Même s’il irait sûrement souvent à la cour de justice de Bloemfontein, ville assez proche de Sandton et de Johannesburg, il décida de partir s’installer au Cap. Sa femme et ses enfants y vivaient déjà, et s’il n’avait jamais beaucoup apprécié cette ville, c’était quand même le berceau de la civilisation afrikaner. Et surtout, personne ne le connaissait là-bas : donc, trois bonnes raisons de s’y établir, finalement.

De toute façon, Sandton n’était plus la petite ville charmante de l’époque de son installation ; l’insécurité, la violence urbaine, l’abandon et le délabrement étaient désormais le lot quotidien de cette ancienne banlieue chic. Même s’il était propriétaire de son appartement, qu’il avait refait à neuf d’ailleurs, ses millions de dollars US lui garantissaient un avenir n’importe où sur la planète. Curieusement, sa cavale en Europe et en Afrique du Nord l’avait ramené chez lui, c’était là qu’il se sentait le mieux et qu’il finirait sa vie. Son pays avait changé, mais pas question de l’abandonner aux vautours, et comme la plupart des radicaux afrikaners, il resterait.

Le Transvaal n’existait plus, ni l’Etat Libre d’Orange, mais c’est depuis le Cap, ou à Capetown comme on disait maintenant, que la nouvelle Afrique du Sud rayonnerait dans le monde, et comme New York, cette ville qui servait de porte d’entrée au pays, était un monde en soi, loin des tumultes du reste du territoire. Et pour y faire des affaires, c’était un paradis.

Son avocat, Herman Kuipers, lui présenta un de ses amis, un avocat d’affaires du nom de Johann Blum, un Afrikaner d’ascendance juive**, qui allait devenir un de ses meilleurs nouveaux amis.

L’argent n’était pas un problème, puisqu’il provenait de son compte en Suisse, il faisait régulièrement des virements sur un compte d’une banque sud-africaine, et personne n’y trouvait rien à redire. Le pays allait mal et il fallait aider le business à redécoller de toute urgence. Si  Johannesburg était la place économique naturelle de l’Afrique du Sud, c’est au Cap que ça redémarrerait.

Bien évidemment, il fut hors de question de se réinstaller dans un quartier anglophone. D’ailleurs, les quartiers en zone afrikaans, Parklands, Bellville, ou Century City étaient délaissés par la population du Cap, et des appartements, des maisons, des échoppes, s’y achetaient pour une bouchée de pain, isolant encore plus les Afrikaners restants. Mais cet isolement n’était pas pour lui déplaire, bien au contraire.

Bernaard De Klerk opta pour une grande maison avec piscine à Century City, proche de l’océan, dans une rue bordée de palmiers, qu’il louerait dans un premier temps. Ensuite, il eut l’idée de créer un dispensaire, officiellement pour les gens dans le besoin : bien évidemment, les Afrikaners seraient la clientèle visée, pauvres ou riches d’ailleurs. Johann Blum lui dénicha un petit immeuble de bureaux de trois étages à louer, à deux rues de chez lui. Le bon docteur passa alors des petites annonces dans les journaux pour recruter un dentiste, un infirmier, un pédiatre, un autre médecin-généraliste, un cardiologue, un pharmacien et une secrétaire. En attendant d’avoir son personnel, De Klerk s’installa dans un des bureaux, qu’il ouvrit à la consultation. Il n’avait pas de temps à perdre, ni rien d’autre à faire, de toute façon.

Ayant été le chef d’un projet de coercition terrible, il eut l’idée d’en récupérer le nom pour lui-même et de le donner à son propre projet qu’il baptiserait : Eden’s Vry Apteek. C’est-à-dire, le dispensaire (ou la pharmacie) libre d’Eden. Le fait de donner un nom en afrikaans afficherait la couleur, bien blanche, de ce projet. En tout cas, ce nouveau départ l’enthousiasmait et il débordait d’énergie pour le réaliser, il se sentait de nouveau utile à sa communauté… Surtout que les nouvelles du tribunal étaient bonnes, Kuipers faisait tout pour mettre des bâtons dans les roues de la justice. Aucune nouvelle de la CVR, mais ça c’était normal : si le président Mandela avait fourni le dossier des états de service de Bernaard De Klerk, il faudrait plusieurs mois à la commission pour tout éplucher, tout vérifier et traiter ce qui pouvait être présenté. Herman Kuipers avait tablé sur six mois, voire un an, avant d’avoir une nouvelle date de comparution. D’ici là, il arriverait bien à faire trainer les choses le plus longtemps possible.

Les petites affaires de Bernaard De Klerk tournaient bien, tellement bien qu’elles arrivèrent aux oreilles de « l’ours du Transvaal » : Eugène Terre Blanche. De toute façon, pas besoin de chercher d’où venait la fuite, Herman Kuipers était un de ses amis, et ils travaillaient main dans la main depuis très longtemps.

Terre Blanche débarqua un matin avec trois de ses hommes : en tenues de sport, plutôt discrètes pour les hommes de main, mais assez voyante pour le géant blond. Ils s’installèrent dans son bureau avant que les premiers patients n’arrivent.

-          Que puis-je pour toi, Eugène ?

-          Bonjour Bernaard, ça va ? Tu es bien installé, dis donc. C’est sympa ton dispensaire. Je pourrais m’y faire soigner ?

-          Bien évidemment ! Si tu peux faire mille cinq cents kilomètres pour venir ici, pas de soucis. Mais je n’ai pas fini de m’installer, je n’ai pas encore tout le matériel ni tout le personnel.

-          Justement, j’avais une question : comment tu vas payer ce personnel ? C’est que ça coûte de l’argent de recruter des médecins.

-          J’ai demandé des subventions à l’Etat. J’attends sa réponse.

Terre Blanche se tourna vers Kuipers, et ce dernier confirma d’un clin d’œil ce qu’affirmait De Klerk.

-          Moi aussi, j’ai besoin de subventions. Tu te rappelles que tu m’as donné ta parole d’honneur de patriote afrikaner ?

-          Bien sûr ! Que te faut-il ? Du mercure au chrome ? Des pansements ?

De Klerk restait impassible. Terre Blanche était réputé pour sa violence, et non pour son intellect ni son sens de l’humour. Cependant, ce dernier n’avait aucune raison d’être violent, donc ils arriveraient bien à s’entendre sur quelque chose.

-          J’aurais besoin de deux cent mille rands***. Ça va, c’est honnête, non ?

-          Eugène ! Je te remercie de l’aide que tu m’as apportée. Mais Herman Kuipers, ici présent me coûte aussi beaucoup d’argent. Johann Blum également. Ils ne travaillent pas gratuitement. Comme tu le sais, j’ai des frais incompressibles, salaires, matériels, loyer etc… Le dispensaire démarre à peine, donc, je suis dans l’incapacité de te verser cet argent.

-          Je sais tout ça ! Je voudrais que tu me fasses une reconnaissance de dette pour service rendu. Maître Kuipers ici présent va établir les papiers. Et j’aimerais un acompte de vingt mille rands tout de suite.

-          D’accord, mais je n’ai pas cet argent non plus… De Villiers est toujours avec toi ?

-          De Villiers ? Oui, pourquoi !

-          Alors, je vais fabriquer des pilules d’ecstasy que tu revendras. De Villiers connait bien le circuit. Avec un peu de chance, tu en tireras plus que vingt mille rands.

Terre Blanche scruta ses trois collègues dubitativement. Il se frotta la barbe. Il n’avait pas pensé qu’une autre solution puisse émerger, il était pris de court. Il aurait préféré du numéraire, mais pourquoi pas cette chose dont la valeur marchande ne cessait d’augmenter actuellement.

De Klerk observait les effets de sa proposition.

Les deux cent mille rands n’étaient pas un problème, mais il était hors de question de les payer rubis sur l’ongle, ou « la subvention » se transformerait vite en rente à vie. Son magot suisse payait largement les loyers et les salaires, mais il prétendait qu’il prenait sur ses propres deniers et qu’il était proche de la ruine, d’où son acharnement à ce que son entreprise fonctionne.

Son ex collègue du NIS, De Villiers, savait comment se procurer les ingrédients nécessaires à la fabrication de l’ecstasy, et il connaissait bien le circuit de la revente… De Klerk savait aussi que cet argent que réclamait Terre Blanche n’était pas pour lui, mais pour le fonctionnement de sa milice, qui elle aussi, coûtait cher.

Les quatre hommes se concertèrent vite fait, mais le consensus était déjà là, en fait.

-          C’est d’accord, dit Terre Blanche. Je reviendrai fin janvier chercher la marchandise. Top-là, mon gars !

-          Tiens ! Approche donc !

De Klerk sortit d’un tiroir de son bureau un petit paquet de pilules rose pâle.

-          Voici un échantillon de ce que vous vendrez bientôt. C’est la meilleure qualité sur le marché, ça t’envoie au paradis en dix secondes. Je vous les offre, vous pourrez les vendre aussi ou les prendre pour votre consommation personnelle.

-          Non merci. C’est pour les kaffres, pas pour nous. Que Dieu nous en préserve ! Amen !

Cependant, Terre Blanche empocha le paquet.

Kuipers présenta à De Klerk la reconnaissance de dette que celui-ci avait déjà préparée. De Klerk la lut puis la signa. Un exemplaire pour lui, un autre pour Terre Blanche. Les bons comptes font les bons amis, parait-il. Mais De Klerk sentit que cette fois-ci, ses accointances avec la pseudo résistance afrikaner devrait s’arrêter. Il se servirait d’eux comme eux se servaient de lui, mais la fin de leur collaboration était programmée, c’était même inéluctable. Kuipers restait indispensable pour le moment, mais tolérer un mouchard dans ses murs ne serait pas acceptable longtemps…

* L’Afrique du Sud est l’un des rares pays au monde à posséder trois capitales. Si Pretoria est la capitale administrative et le Cap la capitale législative, Bloemfontein en est la capitale judiciaire.

**Les juifs ne sont pas rares en Afrique du Sud, très proche des Afrikaners avec lesquels ils partagent l’Ancien Testament.

***Un peu plus de dix mille euros.

 

Didier Kalionian - DK Expérience (c) 2023

Credit photo : Didier Kalionian (c) 2023

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Didier K. Expérience
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