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Didier K. Expérience
28 février 2023

Enfin l'Eden - E.28/35

Enfin L'Eden 2

Suisse. Centre de rétention de Kloten. Aéroport de Zurich. Aéroport O.R. Tambo à Johannesburg, Afrique du Sud : août 1996.

   C’était la seconde fois de sa vie que Bernaard De Klerk allait en prison, sauf que cette fois-ci, il eut plus l’impression d’être à l’hôtel qu’en centre de rétention, surtout comparé avec ce qu’il avait vécu à la prison d’Abou Salim. Ici, tout n’était que calme, silence et discipline, il aurait presque pu s’y installer à demeure tellement ce régime le réconfortait.

Deux bonnes semaines furent nécessaires pour avoir une réponse des autorités sud-africaines, et d’après son avocat commis d’office, ils avaient obtenu l’extradition, ils viendraient même le chercher pour l’escorter jusqu’au pays. Sa « cavale » prendrait fin. Ses deux ans et demi à fuir le nouveau régime post-apartheid s’étaient soldés par sa capture, qu’il avait lui-même mise en scène. Son avocat, lui expliqua qu’il pouvait s’estimer chanceux, car l’introduction d’une arme dans un aéroport aurait pu lui coûter beaucoup plus cher.

Il ne savait pas encore s’il était si chanceux que ça. S’il valait mieux être en prison en Suisse ou en Afrique du Sud. Il avait sa petite idée, mais il préféra garder pour lui ses réflexions.

Quinze jours après son arrivée au centre de rétention de Kloten, Hans Berger vint voir son ex-ami en cellule. Cette fois-ci, plus besoin de jouer un rôle, ils se parlèrent franchement (ou normalement).

-          Prépare tes affaires, dit Berger en français. Le SASS a envoyé deux hommes pour t’escorter jusqu’à la Nation Arc-en-ciel*, et tu vas voyager en première classe. Ils ne vont pas tarder à arriver.

-          Je ne savais pas que tu t’occupais aussi des extraditions ?

-          Seulement pour les amis, ironisa-t-il.

Bernaard De Klerk n’était pas franchement d’humeur à plaisanter. Berger se reprit.

-          Sérieusement, j’ai supervisé toute l’opération de A à Z pour qu’il n’y ait aucun couac. Tout ira bien, je te le promets.

-          Et Abdulayev ?

-          Lui ? Je n’ai pu que récupérer son corps dans une chambre d’hôtel à Zurich. Trois jolis trous dans le torse. Une balle dans chaque poumon et une autre dans le ventre. Comme une pyramide inversée. Tu vois ce que je veux dire, n’est-ce pas ?

-          Exécution ?

-          Ce n’était pas un suicide, ça c’est sûr ! La signature est assez claire pour moi**. Aucune chance que ce soit l’Isthikbarat. En tout cas, ce ne sont plus tes affaires, mais les miennes. Te voilà débarrassé de tout un tas de choses maintenant…

Des pas dans le couloir alertèrent Berger, il était temps de mettre un terme à cette discussion.

-          Je te souhaite bonne chance car on ne se reverra probablement plus.

Les deux hommes se serrèrent la main sans plus de cérémonie, De Klerk n’eut rien à ajouter. Berger demanda au policier en faction derrière la porte à sortir de la cellule. Quand la porte s’ouvrit, deux policiers en uniforme accompagnés par deux hommes en costume-cravate lui firent face.

Berger les salua puis s’écarta pour les laisser entrer dans la cellule. Le premier policier en uniforme, un officier, s’avança pour délivrer ses informations.

-          Herr De Klerk, je vous présente les agents Jérôme Nkosi et Nkwabi Mahlangu du SASS. Ils vous escorteront jusqu’à l’aéroport de Johannesburg. Prenez vos affaires, vous partez tout de suite.

Les choses avaient vraiment changé dans son pays de naissance, car ces agents étaient deux grands noirs, et c’était bien la première fois qu’il en voyait portant un grade d’officier en plus. L’un arborait une fine moustache et des petites lunettes rondes, l’autre était gominé comme Mickael Jackson, mais ils avaient tous les deux une allure alerte, marque de fabrique des entrainements militaires intensifs.

L’un des deux s’adressa à lui en afrikans :

-          Bonjour docteur ! Nous vous prendrons en charge, du centre de Kloten jusqu’à l’arrivée à l’aéroport de Johannesburg. Là, une autre équipe nous relayera pour un lieu que nous ne connaissons pas encore.

-          Ne vous tracassez pas. Je pense que j’irai en prison, n’est-ce pas ? Mais ça m’est égal maintenant.

De Klerk tendit ses poignets et le subalterne lui passa les menottes. Un des deux agents sud-africains prit sa valise. Devant le centre de rétention, une voiture de police attendait, qui embarqua les trois Sud-africains, direction l’aéroport.

Sur place, les trois hommes se dirigèrent vers l’antenne de police pour y stationner le temps d’embarquer sur le prochain vol pour Johannesburg.

Tout était réglé comme du papier à musique, c’était à la fois rassurant et inquiétant. Rassurant parce que tout se passerait bien et inquiétant parce qu’il lui serait impossible d’échapper à une machine aussi bien huilée qu’à son époque. Sans équivoque, le SASS avait hérité des manières de faire du NIS sauf qu’au lieu d’être blancs et majoritairement afrikaners, ses hommes étaient majoritairement noirs ou issus de toutes les ethnies du pays. Et qui sait ! Peut-être y avait-il même des Afrikaners ? La nation Arc-en-ciel inclurait-elle aussi les Indiens, les femmes et les homosexuels ? Comment un tel pays pourrait-il fonctionner normalement ? se demanda De Klerk avec un petit frisson.

-          C’est l’heure, docteur, dit Jérôme Nkosi. Nous allons embarquer.

-          Vous parlez l’afrikaans remarquablement. Vous avez même l’accent.

-          C’est normal, je suis du Cap. Je suis né à Langa***, puis j’ai vécu à Stellenbosch, répondit-il sans emphase.

L’évocation de Langa signifiait qu’il avait connu une grande pauvreté durant sa jeunesse, mais Stellenbosch signifiait qu’il avait grimpé l’échelle sociale en plein pays afrikaner, ce qui lui avait permis d’accéder à l’académie militaire du Cap. Ça n’aurait jamais été possible du temps de l’apartheid. Et s’il avait été admis au sein des services secrets sud-africains, c’est qu’il en était capable… Sans équivoque possible, Nkosi semblait fier d’évoquer ses origines bien qu’il ait en face de lui l’un des responsables de sa misère passée. De Klerk ne culpabilisa pas pour autant, lui avait toujours cru, et croyait toujours, dans l’ordre immuable des choses : les noirs n’étaient pas capables de diriger un pays, les blancs, oui ! Donc, il suffirait d’attendre un peu pour que le monde s’en rende compte.

Le fait d’entendre sa propre langue maternelle qu’il n’avait pas pratiquée depuis plus de deux ans, sauf dans ses rêves, réveilla en lui des souvenirs enfouis. Ses oreilles frissonnèrent, sa langue fourcha un peu, mais les mots sortirent comme un ravissement. Cette langue gutturale si abrupte pour un non locuteur lui paraissait tout d’un coup, la plus belle des langues. Et quelle soit parlée par un noir n’y changea rien cette fois-ci.

-          Docteur ! dit Nkosi gravement. Je sais que vous êtes un ancien officier du NIS, et que vous avez fait l’armée. Moi et mon collègue sommes aussi des militaires. Pour pouvoir embarquer à bord, nous devrons vous enlever les menottes. Pouvez-vous nous donner votre parole d’officier que vous ne tenterez rien ?

-          Messieurs ! Vous avez ma parole d’honneur que je ne tenterai rien pour échapper à votre vigilance.

Nkosi et Mahlangu le remercièrent d’un signe de tête. Puis d’un geste rapide, Nkosi lui ôta les menottes. Il était temps de monter dans l’avion, semblait-il… Ils traversèrent le hall d’embarquement jusqu’aux postes de douane ; ils passèrent même devant tout le monde, coupant la file d’attente ; décidément, ça avait du bon d’être en état d’arrestation. Là, les deux agents présentèrent des papiers ainsi que leur ordre de mission. Pas de problème, le commandant de bord était au courant et avait donné son accord pour embarquer un passager en situation d’expulsion.

De toute façon, Bernaard De Klerk ne ressemblait en rien à un criminel ni à un migrant qu’on reconduit à la frontière. On lui aurait plutôt donné le bon Dieu sans confession, ou même remis ses économies tellement il inspirait confiance. Il avait pu administrer des potions mortelles à des inconnus sans problème ; même les deux hommes du SASS paraissaient détendus avec lui.

Comme promis par Berger, les trois hommes s’installèrent en première classe, pour dix heures de vol sans escale. Un vol de nuit qui leur permettrait de dormir sans se surveiller toutes les cinq minutes.

L’avion de la South African Airways atterrit comme prévu à l’aéroport O. R. Tambo de Johannesburg, tôt dans la matinée. Le passage de la douane fut un des plus rapides que De Klerk eut vécu de toute sa vie, les deux agents montrant leurs insignes pour couper les files. En revanche, il n’eut pas le temps de noter ce qui avait vraiment changé dans cet aéroport qu’il connaissait bien. Ses yeux affutés repérèrent tout de même que les divers policiers en faction n’étaient plus uniquement blancs, que toutes les ethnies et que toutes les nuances de noir y étaient représentées. Il n’y avait pas que Nkosi et Mahlangu : en surface, toute la société avait l’air d’avoir changé.

Les deux agents pressèrent le pas, ils n’étaient pas restés longtemps dans la torpeur due au long voyage, ils retrouvèrent vite leur instinct de militaires sur le qui-vive. De Klerk, lui, les suivit comme un toutou jusqu’au poste de police de l’aéroport.

-          Okay, monsieur De Klerk, dit Jérôme Nkosi. Le voyage prend fin ici. Deux autres agents vont venir prendre la relève très bientôt. En attendant, vous allez en cellule.

Un policier lui proposa de se rendre aux toilettes et de se rafraichir vite fait, car il devait lui remettre les menottes et le placer dans la cellule avec les autres « problèmes » de la journée.

La journée s’annonçait bien longue. Ses deux anges-gardiens, qui étaient toujours présents dans le poste, ne prêtaient absolument plus aucune attention à leur protégé, ils attendaient la relève.

Bernaard De Klerk était rentré au pays mais par la petite porte et les menottes aux poignets. Il ne voulait rien anticiper, mais son avenir allait sûrement se dérouler dans une succession de box pour accusés, de procès divers, puis dans une cellule trop fraiche en hiver et trop chaude en été. Dans ces moments-là, il entamait un dialogue interne avec son Seigneur. Il butait toujours sur la même question : qu’avait-il fait de si mal ?

*Surnom de l’Afrique du Sud donné par l’archevêque Desmond Tutu depuis l’accession au pouvoir de Nelson Mandela.

**Signature officielle des tueurs de la CIA.

***Township principal du Cap. 52 000 personnes y vivaient encore en 2022. Désormais incorporé comme quartier Est du Cap.

 

Didier Kalionian - DK Expérience (c) 2023

Credit photo : Didier Kalionian (c) 2023

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Didier K. Expérience
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