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Didier K. Expérience
7 février 2023

Enfin l'Eden - E.7/35

Enfin L'Eden 2

Afrique du Sud, Sandton, banlieue blanche de Johannesburg : début 1994 :

   Le colonel De Klerk devenait le bon docteur Bernie quand il vivait dans son quartier. En ce moment, il rentrait tous les soirs retrouver sa femme et ses enfants, il n’y avait plus de permanence à tenir à Centurion, la moitié de son personnel avait même été renvoyé… Sandton était un quartier exclusivement blanc où seuls les noirs qui s’y trouvaient momentanément, n’étaient là que pour vider les poubelles ou servir leur Baas*. On s’y sentait en parfaite sécurité, loin du tumulte de Johannesburg. Enfin, d’ordinaire !

Après le déclenchement partiel de la phase Deux, son équipe s’était retrouvée désœuvrée. Des manifestations avaient été réprimées violemment dans les townships où les gaz lacrymos aux effets démultipliés avaient eu de bons résultats. Des centaines de manifestants s’étaient retrouvés aux urgences des hôpitaux pour des nausées, de très fortes démangeaisons cutanées, voire des brûlures de la rétine. Pourtant, aucunes félicitations du président De Klerk n’étaient parvenues à Centurion cette fois-ci. Aucune nouvelle pour une éventuelle mise en route de la phase Trois, non plus.

Le soir venu, le colonel De Villiers revendait, avec une équipe restreinte, les stocks d’ecstasy qui leur restait, aux trafiquants noirs qui pullulaient aux alentours de Johannesburg. Non pour s’enrichir, mais pour trouver des fonds afin d’alimenter la milice d’extrême droite qu’était en train de monter son ami Eugène Terre Blanche, le bien nommé : un afrikaner jusqu’auboutiste, qui avait quitté le Parti National pour fonder son propre parti ultraradical, et qui ne comptait pas abandonner son pays aux kaffres sans combattre. Bernaard De Klerk fermait les yeux sur le trafic, de toute façon, ces stocks n’existaient pas légalement, même s’ils appartenaient au gouvernement. D’ailleurs, quel serait le gouvernement au monde qui revendiquerait la paternité de stocks de drogues quasiment abandonnés dans un entrepôt de meubles ?

Ce qui était amusant, c’est que deux groupes antagonistes commerçaient librement ensemble sans se gêner le moins du monde.

En effet, De Klerk n’approuvait pas les nouvelles accointances de De Villiers avec ce Terre Blanche : une armoire à glace de deux mètres, corpulence de rugbyman, violent et totalement incontrôlable. Son drapeau s’inspirait de celui de l’Allemagne nazie, rouge et blanc, une croix de Triskell noire stylisée à trois branches au lieu des quatre du svastika. Les membres de l’AWB** s’armaient en prévision d’une prochaine guerre civile qu’ils jugeaient inévitable. Ces militants étaient en train de quitter le champ politique pour embrasser la lutte armée. Ce parti avait englobé divers groupes qui revendiquaient désormais la création d’un Etat blanc d’où les noirs seraient totalement exclus. Cet Etat ne serait pas viable économiquement car si la main d’œuvre blanche était valable, elle n’était pas assez nombreuse et bien trop chère payée.

Toutefois, il valait mieux que De Villiers s’occupe avec l’AWB qu’avec ceux de l’ANC. Klaverstijn avait fait les frais de son retournement de veste intempestif, il en avait même eu une attaque. De Klerk et De Villiers étaient d’ailleurs allés à son enterrement, assurant sa veuve et ses enfants de leur soutien total dans cette terrible épreuve.

Le message de De Klerk à ses coéquipiers avait été clair : personne ne trahirait les siens sans en payer le prix fort. Il ne faisait aucun doute pour les laborantins qui travaillaient avec De Klerk qu’il était responsable de la mort du policier. En tout cas, ils en avaient de forts doutes, qu’ils n’exprimeraient jamais en public, car l’homme était réputé pour empoisonner tout et n’importe quoi très vite, et tout le monde tenait à sa vie, finalement. L’avertissement avait été reçu cinq sur cinq.

Eugène Terre Blanche était aux antipodes de Bernaard De Klerk. C’était un ancien policier qui jouait au fermier mal dégrossi, aux mœurs pas toujours très nettes, pas marié, qui passait son temps à cheval à parcourir son ranch, habillé en tenue paramilitaire de la guerre des Boers du début du siècle qu’il idolâtrait, qui citait de la poésie afrikaans tout en ne jurant que sur la Bible. Une rumeur disait même que Terre Blanche était homosexuel, mais De Villiers ne voulait pas y croire, parce que ce n’était tout simplement pas possible : on ne pouvait pas être un afrikaner calviniste ultraconservateur et être homosexuel, ça n’existait pas. Encore de la propagande nauséeuse venant de l’ANC ou pire, des Anglais. De Klerk n’approuvait pas son engagement, il laisserait faire son « ami » car après tout c’était son choix. Celui-ci avait choisi la voie la plus compliquée, celle qui mène rarement au succès, plus sûrement au cimetière ; ce qui pourrait arranger le bon docteur dans ses calculs pour se débarrasser des gêneurs. En revanche, De Klerk était sûr que De Villiers ne parlerait jamais, sauf sous la torture, mais tous les hommes parlaient sous la torture, c’était même pour ça que toutes les armées au monde la pratiquait. L’Umkhonto-we-Sizwe*** ne s’abaisserait sûrement pas à torturer ce vieil officier, mais ils le tueraient plus certainement.

En attendant, De Klerk comprenait que l’AWB séduisait le vieux colonel De Villiers, qui pourrait se transformer à volonté en baroudeur brutal, faire le coup de poing lors de meetings, voire en tueur sans scrupule car l’ennemi était idéal pour lui, presqu’inhumain, dont la vie valait moins qu’un cancrelat : aucun noir ne méritait de vivre dans le même espace que le sien, c’était clair, net et précis… Justement, il était en manque d’opérations commandos, l’AWB pourrait lui en fournir, mais pour ça, il faudrait des armes, et elles coûtaient cher, surtout quand on en a besoin tout de suite.

Bernaard De Klerk s’ennuyait à Sandton, son cabinet était désespérément désert : aucun client ne s’était manifesté depuis qu’il ne travaillait plus à Centurion. La banlieue chic de Johannesburg ressemblait de plus en plus à un décor de cinéma où la peur de mettre son nez dehors régnait, et où il n’était plus rare d’entendre des tirs sporadiques. Même sa femme Retha (diminutif de Margaretha), n’osait plus sortir de son pâté de maisons… Les infos sur la SABC confirmaient de jour en jour ce que tout le monde redoutait. De Klerk et sa femme voyaient leur monde s’effondrer et le chaos prendre la place. Même le vieux général afrikaner, pourtant partisan de l’apartheid, Constand Viljoen, avait monté un parti politique, le Front de la Liberté, sensé pouvoir discuter d’égal à égal avec les prochains maîtres de l’Afrique du Sud : même lui avait retourné sa veste ! Même Retha De Klerk n’était pas contre la discussion avec Nelson Mandela, que Constand Viljoen avait fini par rencontrer et sur lequel il ne tarissait pas d’éloges quand il passait à la télé. Elle aussi, avait fini par rejoindre le Front de la Liberté, au grand dam de son mari, qui lui resterait fidèle au Parti National, pour espérer sauver les meubles. Pour les Afrikaners, le choix était mince. A part le PN, c’était soit rejoindre des milices comme l’AWB, soit intégrer des partis modérés comme le FdL, soit épouser la cause de l’ANC comme beaucoup d’anglophones du pays.

Les De Klerk vivaient ensemble depuis longtemps, mais ils ne partageaient plus rien depuis presque aussi longtemps. Leurs enfants avaient été élevés selon la tradition calviniste et afrikaner, mais eux aussi, avaient rejoint les progressistes blancs anglophones quand le vent avait tourné. Le rigorisme de leur père était d’un anachronisme insupportable pour qui voulait vivre avec son temps. Sauf qu’il était plus facile d’être progressiste à Sandton que dans le ghetto de Soweto, mais ça, ils l’apprendraient bien assez tôt. La misère des autres a souvent des petits côtés romantiques, constatait le bon docteur, et on compatit facilement, pour peu qu’elle reste éloignée. Même au sein de leur famille régnait un gouffre existentiel.

Il n’avait pas seulement sauvé de la destruction ses brevets et programmes, il avait également récupéré l’argent en liquide censé mettre en place le Projet Eden. La mallette contenant plusieurs millions de dollars US en grosses coupures, était bien planquée dans son cabinet. Bien sûr, chaque mois, il en prélevait une certaine somme pour payer les salaires de ceux qui n’avaient pas encore été licenciés. Chaque mois, les enveloppes partaient par la poste, mais en ce mois de janvier 1994, tout indiquait que ce serait la dernière fois.

Curieusement, personne ne semblait plus s’intéresser à cet argent, tout comme plus personne ne semblait diriger ce pays, d’ailleurs…

Bernaard De Klerk passait une fois par jour à Centurion, à l’entrepôt de Freedom Relocation pour relever les arrivées des fax cryptés, mais depuis la mise en route de la phase Deux, plus rien n’était tombé. De Sandton à Centurion, à peine trente-cinq kilomètres séparaient les deux agglomérations : comme Centurion était très proche de Pretoria, ça le démangeait d’aller rendre visite à son Baas, le président Frederik De Klerk. Cependant, il s’abstenait à chaque fois : comme un robot, il respecterait les ordres.

Les locaux semblaient abandonnés depuis des lustres, alors qu’ils étaient encore en activité quelques semaines plus tôt. Même si De Villiers puisait allégrement dans le stock d’ecstasy, il en restait encore beaucoup. Chaque fois qu’il venait, De Klerk en fourrait ses poches également. Ces petites pilules rose pâle se revendaient comme des bonbons. S’il n’avait plus de patients, il avait pas mal de clients dépressifs qui les gobaient pour se calmer. Le bon docteur leur avait même trouvé un autre nom : Edenpills. Même en période troublée, le business ne s’arrête jamais.

Le chaos gagnait du terrain, partout des milices armées faisaient des rondes, lui-même était arrêté à leurs checkpoints dès qu’il pénétrait dans la ville de Centurion. Heureusement, les policiers reconnaissaient sa voiture et le laissaient entrer à chaque fois, mais il n’échappait pas au contrôle. Lui qui ne se déplaçait plus sans son holster, avait une autre arme chargée dans la boîte à gants, au cas où ! Des bandes de pillards s’approchaient parfois des villes résidentielles blanches la nuit et des échauffourées n’étaient pas rares. Des maisons isolées dans la campagne étaient régulièrement attaquées, pillées et incendiées, leurs occupants assassinés. Autant d’avertissements qu’il fallait prendre au sérieux.

Le successeur de Jordaan Klaverstijn au poste de chef de la police locale était un vieil officier qui avait repris du service pour défendre le pays. Pierre Van Rooy, la copie conforme de Braam De Villiers, même caractère, même volonté farouche de défendre un Volkstaat mythique. Il tuerait père et mère pour garder ses prérogatives, tout ce qu’appréciait De Klerk chez un militaire afrikaner. Dommage qu’il n’avait pas été en poste à la place de Klaverstijn, les choses auraient été plus faciles, mais c’est la vie, le Seigneur en avait décidé autrement.

Un soir, le bon docteur fit venir Pierre Van Rooy dans les locaux de Freedom Relocation pour lui faire un cadeau : des pilules d’ecstasy. Sauf que celles-ci étaient rose foncé, plus chargées en méthaqualone, potentiellement mortelles. Le nouveau chef de la police s’étonna de cette invitation :

-          Ce n’est pas pour votre consommation personnelle, surtout pas. Ces pilules tueraient un cheval. C’est une arme idéale pour tendre un piège… Vous comprenez ?

-          Pas vraiment, non ! Désolé !

-          Il y a bien des maisons abandonnées dans le coin ? Allez y faire un tour, et laissez un tas de pilules en évidence près des fenêtres. Vos pillards n’y résisteront pas. Ils les goberont et décèderont quelques heures plus tard. Ni vu ni connu !

Van Rooy fit des gros yeux surpris.

-          C’est légal, ça ?

-          Piller et tuer d’innocents fermiers, c’est légal d’après vous ?

-          Non, bien sûr !

-          La patrie est en danger, il faut nous défendre par tous les moyens. On compte sur vous, Van Rooy.

Sur ce, De Klerk lui donna un petit paquet contenant une bonne centaine de pilules, de quoi faire plusieurs dirty tricks comme il les affectionnait.

Quoi de mieux que ces pièges à pillards qui débarrasseraient le pays en même temps. D’une pierre, deux coups, comme d’habitude. Bon, il n’était pas sûr que Van Rooy s’exécute, c’était trop fin pour lui. Lui aurait préféré tirer dans le tas sans se poser de questions : réfléchir ne sert à rien avec certaines personnes !

Un soir, De Klerk eut la révélation que tout était perdu : les infos sur la SABC annonçaient que le round de négociations concernant la constitution provisoire, avec les partis noirs - le parti zoulou Inkatha, le Congrès Panafricain et surtout l’ANC - était terminé et avait enfin abouti. Le président De Klerk apparut à la télé avec la joie de celui qui a réussi son pari : c’est dans la poche, disait-il. Lui et Mandela affichaient un sourire triomphant, main dans la main, l’accord constitutionnel était signé. Toute la société sud-africaine allait changer, définitivement.  

Dans les faits, c’était un peu plus compliqué : les sanctions internationales imposées contre l’Afrique du Sud blanche avaient créé une dette abyssale (car le pouvoir blanc continuait d’emprunter à la Banque Mondiale et au FMI pour survivre). Le nouveau pouvoir s’engagerait à la reprendre à son compte. En outre, une caisse de retraite était créée spécialement pour tous les fonctionnaires, militaires, policiers etc., qui ne voudraient pas ou ne devraient plus servir ce nouveau pouvoir : ce qui alourdirait d’autant plus la dette car il n’y avait pas de système de retraite en Afrique du Sud. Donc, seuls les blancs et majoritairement les Afrikaners en profiteraient, comme une charge ultime sur les épaules des noirs (et des autres habitants de ce pays). Tous travailleraient pour rembourser cette dette supplémentaire. Mais la paix était à ce prix, soi-disant… Sur ce, Frederik de Klerk annonça que des élections générales auraient lieu en avril 1994, sur le thème « one man, one vote », donc au suffrage universel. La majorité noire ne pourrait que l’emporter et s’installerait définitivement au pouvoir. C’était bien la fin qu’avait redoutée le bon docteur.

Il comprit aussi que les fonctionnaires dont le nouveau pouvoir ne voudrait pas, seraient mis en retraite d’office. Mais lui ne voulait pas être en retraite, d’ailleurs le pouvait-il seulement ? Qu’en était-il de la liste de la CIA qui le condamnerait sûrement à de longues années de prison, voire pire ?

Non, tout ça le dépassait sûrement, mais le pays de ses pères ne pouvait pas disparaitre comme ça, en un coup de baguette magique, ce n’était pas possible. Que faisait donc le Broederbond****, eux qui régissaient toute la vie des Afrikaners depuis la guerre des Boers en 1902 ?

La colère l’étreignit, il fallait qu’il réagisse et vite. Bien sûr, effacer les traces, mais il y en avait tellement, c’est qu’on ne pouvait pas passer de la lumière à l’ombre comme ça ! Rentrer dans la clandestinité, bien sûr, mais pour aller où ? Que pouvait-il faire d’autre ? Rejoindre ces soudards de l’AWB ? Il réfléchissait à voix haute dans son ancien bureau de Freedom Relocation, le bien nommé finalement. Un éclair de lucidité lui traversa l’esprit, comme si le Seigneur lui montrait la voie à suivre.

Il se dirigea vers le stock de pilules d’ecstasy, mit des roses pâles dans une poche, et des roses foncés dans l’autre, un bon kilo par poche. Puis alla d’un pas nerveux vers le stock de liquide à la méthaqualone, ouvrit les vannes d’un bidon qui se répandit sur le sol et y mit le feu : il eut juste le temps de s’écarter avant que les flammes ne commencent à lécher les murs, elles aussi avaient la rage, voulaient tout consumer, voulaient s’échapper du bâtiment avec fracas.

Bernaard De Klerk quitta rapidement son dernier lieu de travail, laissant l’entrepôt en feu derrière lui. Au checkpoint, il expliqua que le feu s’était déclaré bizarrement, que c’était un miracle s’il avait pu en réchapper, sûrement un attentat ou une bande de pillards qui rôdait dans le coin. La police locale appela les pompiers, mais ceux-ci ne réagissaient plus au quart de tour comme avant. Maintenant, ce qui brûlait, brûlerait ! Un peu comme ce pays.

*Littéralement « patron » en afrikaans. A la fois péjoratif et affectueux.

**Afrikaner Weerstandsbeweging ou mouvement de la résistance afrikaner, parti fondé en 1973 pour défendre une ligne ultra dure de l’apartheid.

***Littéralement, « La Lance de la Nation », le bras armé de l’ANC dont Nelson Mandela fut le chef avant de devenir le représentant politique de l’ANC.

****Confrérie secrète afrikaner qui régissait toute la vie politique et sociale du peuple afrikaner blanc et calviniste. Aujourd’hui elle ne s’occupe que de culture en langue afrikaans, ouverte à tous.

 

Didier Kalionian - DK Expérience (c) 2023

Credit photo : Didier Kalionian (c) 2023

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Didier K. Expérience
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