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Didier K. Expérience
5 février 2023

Enfin l'Eden - E.5/35

Enfin L'Eden 2

Afrique du Sud, Freedom Relocation building, Centurion, 1993 :

   La phase Une n’avait rien d’extraordinaire à mettre en place. Cependant, Bernaard De Klerk ne pouvait plus parcourir le monde pour rechercher ce dont il avait besoin, il n’en avait plus le temps. Cette fois-ci, ce serait aux vendeurs de se déplacer. Surtout qu’il savait très bien où et qui vendait… Du temps de l’Union soviétique, il n’avait eu aucun contact avec le KGB, mais depuis que le monde communiste s’était effondré, rien n’était plus facile que de travailler avec des Russes, ou d’anciens membres des services secrets ou de sécurité des anciennes républiques soviétiques toutes confondues. Ces gens se vendaient au plus offrant, surtout à leurs pires ennemis d’hier.

Un autre événement allait bousculer leur agenda : Bill Clinton avait été élu président des Etats-Unis, et avait promis qu’il aiderait à accélérer le processus de transition du pouvoir blanc vers un pouvoir démocratique. En bref, les sanctions internationales allaient s’amplifier et continueraient de pleuvoir dru.

Comme il fallait faire vite, il contacta son ami Jean Berger et lui expliqua qu’il avait besoin de rencontrer des ex-KGB qui étaient passés de l’autre côté du miroir, et qu’il avait de quoi payer. Berger comprit très bien le message et, à son tour, contacta certains de ses anciens collègues qui venaient de temps en temps en villégiature en Suisse.

La Suisse, en tant que pays neutre, avait servi de lieu de rencontres pour tous les espions de la planète, de la guerre froide jusque vers 1991. Certains y venaient très souvent pour approvisionner en dollars les comptes en banque secrets de personnalités soviétiques comme Andrei Gromyko, ministre des affaires étrangères de Brejnev ou Heydar Aliyev, patron du KGB de la RSS d’Azerbaïdjan par exemple. Le secret bancaire suisse couvrait sans problème ces dépôts d’argents, mais toutes les chancelleries occidentales étaient au courant, bien évidemment.

Justement, Berger en avait contacté trois, qui avaient répondu favorablement. Un Russe, un Arménien et un Ouzbèk, soit la fine fleur de la nouvelle pègre des pays de l’Est. Les quatre s’étaient rencontrés dans un bar de Zurich, comme n’importe quels touristes... Premier problème, il ne pouvait pas expliquer les raisons de cette rencontre sauf qu’il y avait beaucoup d’argent à gagner, mais ils le découvriraient sur place. Deuxième problème, « sur place », signifiait dans la banlieue de Johannesburg, en Afrique du Sud. Les trois hommes n’avaient besoin que d’un passeport en règle, les billets d’avion seraient payés s’ils acceptaient.

Les trois ex KGBistes se ressemblaient par leur corpulence et leur look : crâne rasé, corps en forme d’armoire à glace, trapus et costauds, seul l’Ouzbèk avait les yeux bridés : de loin, on aurait dit les gardes du corps de Berger. Les trois hommes se concertèrent entre eux en russe, avant de prendre une décision. Après tout, pourquoi pas ? Ils recherchaient des marchés, l’Afrique du Sud n’était pas sur leur liste immédiate, mais elle y figurerait bien un jour ou l’autre, donc pourquoi ne pas commencer à prospecter dès maintenant. C’était risqué, mais c’était leur job, donc pas de problème : ils acceptèrent. Oleg Novikov, Aram Hakobyan, et Bobur Abdulayev serrèrent vigoureusement la main de Jean Berger, le marché était conclu. Quoi qu’il arrive maintenant, Berger faisait partie du deal. Si c’était une blague, il en paierait aussi les pots cassés.

Seul Bobur Abdulayev débarqua deux jours plus tard à l’aéroport Jan Smuts de Johannesburg, presqu’une autre planète pour lui, les deux autres étaient restés à Zurich pour mettre en place le business entre les deux parties… Et puis, il valait mieux rester prudent aussi.  

Abdulayev donna au taxi et alla à l’adresse que Berger leur avait fournie.

En quelques semaines, l’entrepôt avait été entièrement équipé par l’armée, une cinquantaine de laborantins y travaillaient jours et nuits comme au bon vieux temps du CCB. Abdulayev fut reçu directement par Bernaard De Klerk qui tenait à négocier lui-même. Il fut impressionné par l’organisation sur place, c’était du sérieux. Le plus important, était que cette activité était couverte par l’armée et les services secrets, ce qui permettrait de faire du business illégal en parfaite légalité. On pourrait ainsi utiliser des canaux officiels pour l’acheminement et le payement, tout était sous contrôle et totalement sécurisé. Restait à savoir ce que « Freedom Relocation » voulait acheter.

La phase Une consistait à organiser la distribution de drogues comme l’ecstasy ou le mandrax à un maximum de gens en Afrique du Sud, notamment en inondant le circuit des boîtes de nuit, tant celles pour les noirs que celles pour les blancs.

Bernaard De Klerk voulait une tonne de méthaqualone, un tiers payable tout de suite, le reste à la livraison, soit un million de dollars US. C’était sûrement trop cher payé, mais il y avait urgence, et l’urgence se paye aussi.

Ce produit est un sédatif dont les effets sont similaires à ceux des barbituriques. C’est une drogue récréative très répandus en Amérique du Nord sous le nom de mandrax… Le but du gouvernement était d’abrutir tous ceux susceptibles de se révolter contre eux, spécialement dans les grands townships de Soweto* ou de Langa, où l’approvisionnement ferait des ravages parmi la population.

La méthaqualone fournie par Abdulayev pouvait aussi être mélangée à la lacrymo employée par la police pour disperser les manifestations : rien que d’inhaler ce produit vous rendait apathique, et donc inoffensif pour un certain temps. Les laboratoires de Centurion en produiraient des milliers de litres en un temps record.

Abdulayev fut séduit et après sa visite du bâtiment, appela ses deux collègues restés à Zurich. Comme le fuseau horaire est le même qu’en Europe, malgré les dix heures de vol, Novikov décrocha rapidement. Leur conversation se fit en russe, et malgré les hauts parleurs, elle échappa totalement à De Klerk.

Bobur Abdulayev répéta dans un anglais approximatif ce que ses associés lui dirent : le marché était conclu. Le temps de trouver la méthaqualone, et de l’acheminer discrètement sous couvert d’une mission de la South African Air Force, une bonne semaine, voire deux seraient nécessaires. Seulement, De Klerk ajouta deux conditions : les deux cents cinquante mille dollars en liquide seraient livrés en Suisse par un homme de son équipe, et Abdulayev resterait en otage à Centurion. Et si dans deux semaines au plus tard, la méthaqualone n’était pas réceptionnée, le cimetière local recevrait son tout premier locataire ouzbèk.

Le gouvernement sud-africain était aux abois mais pas au point de jeter l’argent par les fenêtres. Si pour Abdulayev le régime blanc ressemblait comme deux gouttes d’eau à celui des derniers mois de l’URSS, il n’en était pas moins menaçant : ne dit-on pas qu’une bête blessée est bien plus dangereuse ? Fort heureusement, la méthaqualone n’était pas difficile à trouver, le monde occidental en regorgeait, et l’acheminement serait un jeu d’enfant. Simplement, il ne pourrait pas rouler ses clients-là sans y perdre des plumes, ou plus sûrement la vie. De toute façon, il n’avait jamais eu l’intention de les rouler, le NIS n’ayant pas eu une réputation d’enfants de chœur !

Moins de deux semaines après leur première rencontre, la marchandise arriva, libérant du même coup Abdulayev, qui repartit pour Zurich avec les sept cent cinquante mille dollars US supplémentaires. Et comme on le sut plus tard, la mise en place de la phase Une du « Projet Eden » fut un succès. La drogue fit son apparition soudainement, à un prix défiant toute concurrence, ce qui la rendit suspecte au début, surtout concernant la qualité. Mais comme on ne déplora aucune victime, la distribution fut un succès. Des bandes locales rivales s’entretuèrent pour s’accaparer cette marchandise qui leur échappait et qui cassait leur marché, jusqu’à ce qu’ils puissent aussi se réapprovisionner. Et le NIS comptait les points en sa faveur.

Le président Frederik De Klerk adresserait par fax crypté ses plus vives félicitations au colonel De Klerk.

Cependant, bien que le temps fût compté, il ne donna pas encore le feu vert pour la phase Deux. Les équipes de Bernaard De Klerk avaient travaillé jours et nuits pour élaborer une bombe noire. Une bactérie capable précisément de tuer ou d’atrophier selon le dosage, qui ne serait pas basé sur la couleur de peau, mais sur le polymorphisme : seules les caractéristiques africaines seraient visées. Un albinos africain n’y échapperait pas, alors qu’un indien à peau noire serait épargné. Les femmes africaines seraient stérilisées d’office dès qu’elles seraient en contact d’une petite quantité. Sur le papier, ça fonctionnait parfaitement, mais la théorie ne vaut rien sans la pratique. Or il n’était pas possible de le tester en direct. Il aurait fallu des années de tests et des centaines de sujets pour être certain de la fiabilité du produit, et ils n’avaient que quelques semaines devant eux.

Cependant, Bernaard De Klerk n’était pas peu fier de son travail, de cette idée de génie qu’il avait eue, il se voyait même montant les marches du palais des Nobel en Suède pour recevoir une récompense.

Restait un problème majeur : comment distribuer son produit ? Par épandage aérien ? Par un largage de bombes ? Ou par le réseau d’eau du robinet ? Bref, il trouverait bien une solution, mais pour le moment, il n’avait aucune idée. Restait aussi une inconnue : est-ce que les blancs échapperaient bien à cette nouvelle sélection naturelle ? Car aucun de ses collègues, même pas lui d’ailleurs, n’avait voulu essayer cette substance miracle.

Bernaard De Klerk avait refait ses calculs plusieurs fois, ils arrivaient toujours à la même conclusion. Même si une infime probabilité, ce qu’on appelle des cas exceptionnels dans le monde normal, pourrait invalider son projet, lui homologuerait ses résultats. Ses recherches avaient été poussées vraiment très loin, aucun scientifique avant lui n’avait travaillé avec autant d’acharnement sur le polymorphisme. Bernaard De Klerk avait découvert qu’il était possible de séparer les races en sélectionnant certains détails, c’était à la fois passionnant et amusant, disait-il tout le temps.

De toute façon, la phase Deux n’était pas encore à l’ordre du jour, ce qui l’agaçait, mais il se rappelait les ordres du chef de l’Etat qui étaient d’attendre son feu vert coûte que coûte.

Les négociations avançaient avec l’ANC et les autres factions noires, on en était maintenant à planifier de futures élections libres, mais les Afrikaners ne lâchaient rien de leurs revendications non plus. Chaque partie semblait y trouver son compte puisqu’elles continuaient à négocier. Quand ça ne marchait pas, les deux côtés montraient leurs forces en organisant des manifestations, et les répercutions étaient souvent sanglantes des deux côtés.

Autre chose, le savant avait remarqué que les patrouilles de police autour du bâtiment se faisaient plus rares ces derniers temps. Il voyait pourtant toujours un ou deux hommes en uniforme tourner de temps en temps. Donc, s’il n’avait plus l’impression d’être protégé, il se sentait plutôt surveillé. Et c’était son « ami » Klaverstijn qui s’occupait de sa sécurité.

De Klerk avait très bien saisi la raison pour laquelle son ex aide de camp n’avait rien voulu pour lui-même concernant ce projet : il était le chef de la police de Centurion et espérait bien le rester même si l’ANC prenait le pouvoir pacifiquement et démocratiquement. Mais pour ça, il devrait avoir les mains propres. Jusqu’où son côté « mains propres » irait-il ? Jusqu’à le livrer lui, aux nouvelles autorités ? La liste de la CIA tournoyait au-dessus de sa tête comme une épée de Damoclès, il le savait, il pouvait même sentir la froideur de la lame sur sa nuque, parfois.

*Acronyme de South West Township. So-We-To.

 

Didier Kalionian - DK Expérience (c) 2023

Credit photo : Didier Kalionian (c) 2023

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Didier K. Expérience
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