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Didier K. Expérience
4 février 2023

Enfin l'Eden - E.4/35

Enfin L'Eden 2

Afrique du Sud, Union Buildings, palais présidentiel, Pretoria, janvier 1993 :

   En 1991, l’URSS était tombée, entrainant derrière elle, comme un effet domino, tous ses alliés, dont l’ANC qui perdait son principal soutien. Paradoxalement, « le camp du mal » entrainerait également une partie des alliés des Etats-Unis vers cette chute sans fin. L’Afrique du Sud, qui s’était retranchée derrière la lutte contre le communisme, appelé ici le marxisme noir, devait maintenant réaliser sa métamorphose en un véritable état démocratique. Si l’Afrique du Sud était depuis longtemps une authentique démocratie pour tous les blancs, elle ne l’était pas du tout pour les noirs et les autres minorités ethniques et sexuelles. Comme les Etats-Unis l’avait tenté au départ, les divers gouvernements blancs avaient bien essayé de faire croire à l’opinion mondiale que leur pays était à l’origine vide de toute population, et que les noirs étaient une population immigrée. Mais personne n’y avait cru longtemps. Si c’était partiellement vrai pour la province du Cap, c’était bien évidemment faux pour tout le reste du pays. Aujourd’hui, pour « le camp du bien », l’Afrique du Sud n’était plus qu’une brebis galeuse, qui devait changer de paradigme le plus vite possible, afin de réintégrer le giron des nations pacifiques sous l’égide des Etats-Unis.

Malheureusement, c’était sans compter le caractère borné des Afrikaners qui ne renonceraient à rien. Si la majorité blanche anglophone ne voulaient plus du régime de l’apartheid, ce n’était pas du tout le cas de l’autre minorité blanche dominante, qui n’entendrait pas se laisser dépouiller comme ça s’était passé en Rhodésie et au Mozambique quelques années plus tôt.

Cependant, en mars 1992, le referendum institué par le gouvernement central visant à supprimer définitivement l’apartheid avait été approuvé par 68% de la population blanche. Officiellement, le soi-disant développement séparé, c’était vraiment fini. Dans les faits, c’était autre chose.

L’action se situe dans le bureau du président Frederik De Klerk : dernière rencontre.

-          Vous m’avez fait demander, monsieur le président ?

-          Ah, entrez Bernie ! Je vous en prie, asseyez- vous.

Le président appuya sur un interphone et se pencha pour parler :

-          Mme Verbeeck, qu’on ne me dérange sous aucun prétexte. Merci.

La secrétaire n’avait pas donné au médecin de motif pour sa convocation. Pourtant le président semblait en parfaite santé, nerveux, mais qui ne le serait pas à son niveau, mais potentiellement en pleine forme.

-          Je vous rassure, je vais bien. Je n’ai pas besoin de mon médecin aujourd’hui, mais j’ai grand besoin du colonel De Klerk, membre du NIS… Vous êtes toujours avec nous, n’est-ce pas ?

-          Bien entendu, monsieur le président.

C’était bien la première fois en deux ans, depuis la dissolution de son unité, que quelqu’un lui rappelait son grade dans une instance officielle.

Le président sortit un dossier d’un des tiroirs de son bureau et le tendit à son invité. Bernaard De Klerk le prit et lut l’intitulé « Projet Eden ».

-          Avant que vous en preniez connaissance, je vous rassure, ça ne concerne en rien la création d’un village vacances pour nos jeunes paroissiens…

Sa plaisanterie le fit rire lui-même.

-          Mais en préambule, je voudrais que vous lisiez cette lettre.

Il tendit un document d’une page, que Bernaard De Klerk réceptionna avec méfiance. Il avait l’impression d’être en faute de quelque chose, et qu’il allait être puni.

Le document était à en-tête de la CIA.

-          Je sais que vous avez fait des pieds et des mains pour avoir cette liste, Bernie. Sans succès, n’est-ce pas ? Aujourd’hui, je ne dois plus vous la cacher parce que j’ai plus que besoin de vous.

C’était manifestement la fameuse liste de noms dont Berger et Haffner lui avaient parlé. Le vieux singe l’avait vraiment bien planquée car même en soudoyant sa secrétaire et d’autres personnels des services secrets, De Klerk n’avait jamais réussi à l’avoir. Son nom y paraissait bien. En outre, le texte préconisait de traduire en justice sans délai tous ceux qui y figuraient. Seulement, si ses activités étaient secrètes et s’il agissait sous couvert des services secrets, comment l’ANC avait-elle pu réclamer sa tête ? Et comment la CIA pouvait-elle confirmer cette liste ? Qui connaissait donc son existence ? Manifestement, quelqu’un au sein même du NIS était un infiltré ou un traitre. Son ancien aide de camp, Klaverstijn avait-il déjà trahi ? Et si ce n’était pas lui, qui d’autre ?

Bernaard De Klerk, stupéfait, leva les yeux vers le président, mais garda la bouche close, ses deux lèvres fines comme soudées l’une sur l’autre. Son estomac gargouilla, une légère nausée remonta dans son gosier, il avait les mains moites. Il ne voyait pas d’échappatoire possible.

Il se redressa sur son siège et attendit la suite :

-          Maintenant, j’ai une mauvaise nouvelle, reprit le président : ces sauvages de l’ANC y tiennent. Nous nous sommes mis d’accord pour créer une commission « réconciliation et vérité », un truc comme ça, mais pour le moment, rien n’est en place. Hélas, je ne peux plus vous garder à mon service. Croyez-moi, je vous regretterai, car vous êtes un excellent docteur. Mais j’ai prévu un reclassement au calme pour vous. Je pense que ça vous plaira.

Il lui fit signe d’ouvrir le dossier.

-          J’ai besoin de vos compétences de chimiste, comme au bon vieux temps. Vous allez diriger une nouvelle unité, vous recruterez le personnel dont vous aurez besoin, vous avez carte blanche pour mettre en place le projet. Le budget sera indépendant, et regardez bien la somme : dix millions de dollars. Je crois que vous n’avez jamais disposé de budget comme celui-ci, n’est-ce pas ?

Bernaard De Klerk se détendit d’un coup. Il souriait presque. Il retrouvait son ancien poste.

-          Ce projet comporte plusieurs phases. Pour le moment, je vous demanderai de mettre en place la phase Une le plus rapidement possible. Je vous préviendrai lors du lancement de la phase Deux, et ainsi de suite. Vous ne ferez rien sans mon ordre, vous ne dépendrez que de moi seul. Il me faut un homme de confiance. En êtes-vous ?

-          Bien sûr, monsieur le président.

-          A la bonne heure !

Si le budget était plus que conséquent, c’est que la situation devait être encore plus grave qu’il n’y paraissait. Il fallait agir vite. Les émeutes de Durban n’avaient rien eu de spontané, il le savait. Après la fin de l’apartheid, la fin du régime blanc approchait. Il fallait tout tenter pour sauver ce qui pourrait l’être. Bien entendu, et bien qu’il ait été quasiment « lâché », lui aussi se battrait, et jusqu’au bout s’il le fallait.

-          Comme a dit notre ami George Bush récemment : « Le processus du changement en Afrique du Sud est irréversible ». Même si le président américain ne condamnera jamais l’apartheid, son soutien a un prix qu’il n’est plus prêt à payer. De plus, sa campagne pour sa réélection s’enlise, il est en baisse dans les intentions de vote. Et si Clinton gagne, lui ne nous fera aucun cadeau. Alors, nous non plus, nous n’en ferons aucun.

Le président poursuivit : ils n’auraient plus aucun contact direct : à partir de maintenant, ils ne communiqueraient que par téléphone crypté.

Ce dont Bernaard De Klerk ne se doutait pas à cette minute, c’est qu’ils ne se reverraient plus non plus.

L’entrevue avait duré moins de trente minutes, mais l’ex médecin personnel repartait dans son bureau avec son grade de colonel et un nouveau projet sous le bras…

La grande banlieue de Pretoria regorgeait de terrains et de bâtiments abandonnés. Chaque jour, lorsqu’il quittait son quartier à Johannesburg, le docteur longeait l’autoroute d’où il apercevait des zones industrielles où des dizaines de structures semblaient vides de toute activité. Ça serait bien le diable s’il ne trouvait pas quelque chose rapidement.

En attendant, dans la solitude de son bureau personnel à la présidence, il examina plus attentivement le dossier « Projet Eden ». Une dizaine de pages seulement, mais les parcourir lui rendit l’excitation du travail, de diriger une équipe compétente qui serait payée avec un salaire décent et attractif, car le budget était faramineux. Il sortit son agenda, consulta le répertoire, nota deux numéros qu’il appela dans la foulée : ses anciens collègues du CCB, Braam De Villiers et Jordaan Klaverstijn.

Braam De Villiers était un vrai militaire, un commando qui avait servi au Mozambique contre la révolution marxiste du FRELIMO*, et en Namibie. Mais en vieillissant, il avait été mis brusquement sur la touche : le coup de grâce avait été sa réaffectation dans un bureau au Cap suite à la dissolution du CCB. Deux ans qu’il végétait à ne faire que des filatures ou à organiser des surveillances de personnalités douteuses pour le régime.

Pour Jordaan Klaverstijn c’était un peu différent : outre qu’il était un subalterne compétent, l’avoir à ses côtés lui permettrait de le surveiller car les défections dans les rangs de l’armée et du NIS commençaient à être courantes, et il connaissait trop de secrets le concernant. C’était un danger potentiel qu’il se devait de tenir sous la main.

Il contacta également son ancienne équipe de laborantins dont une bonne partie consentit à venir. Contre toute attente, si De Villiers prendrait le premier avion et serait là dès le lendemain, Klaverstijn accepta sans avoir rien à négocier, sauf conserver son poste de chef de la police de la petite ville résidentielle de Centurion, dans la proche banlieue blanche de Pretoria, il s’y sentait bien. Finalement, c’était une bonne chose de garder aussi un pied dans le commissariat du coin, car la police pourrait intervenir en cas de pépin.

De plus, dès que De Klerk lui eut exposé son premier problème, trouver un bâtiment, Klaverstijn se mit en quatre pour en dénicher un dans sa ville. En vingt-quatre heures, un entrepôt désaffecté de 2000 m² fut réquisitionné. Klaverstijn se chargerait également de convaincre le propriétaire, sans problème car le loyer serait payé en liquide, une aubaine en ces temps troublés.

Tous ceux de la future équipe qui étaient disponibles, furent conviés à venir pendre la crémaillère dans l’entrepôt à Centurion. Peu vinrent ce premier jour, mais Klaverstijn et De Villiers se présentèrent, l’un en uniforme de la police, l’autre en civil, devant le bâtiment qui se nommait bizarrement en anglais « Freedom Relocation ».

De Klerk adopta immédiatement ce nom pour son entreprise, comme couverture, on ne ferait pas mieux. Si l’ancienne occupation des locaux consistait à stocker des meubles, la nouvelle n’aurait absolument rien à voir. Tous savaient que si le docteur De Klerk avait été réactivé au sein du NIS, ce n’était pas pour y soigner des rhumes, mais pour contrer l’arrivée de l’ANC au pouvoir, et avec des moyens qui en laisseraient sûrement plus d’un sur le carreau.

*Front de libération du Mozambique, guérilla marxiste.

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