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Didier K. Expérience
24 décembre 2022

Le Retour de Virgule - Les Circumpolaires 2. E.30/35

Le Retour de Virgule

Ça m’avait fait plaisir de revoir Julien, il avait l’air de bien supporter d’être cloitré et confiné avec sa mère et sa vieille copine Lova. Il passait tout son temps à lire des livres, tout ce qu’il avait mis de côté depuis des lustres, comme si Internet n’existait toujours pas pour lui, et encore moins pour les deux autres. Ces trois-là partageaient ce goût de la lecture silencieuse qui nous était totalement impossible à vivre, Karl et moi. Nous, on passait notre vie sur notre tel, pas dans les bouquins : un truc qu’on n’avait pas tenu dans nos mains depuis belle lurette, et qui n’existait même pas chez nous, ni comme décoration ni pour caller un meuble. D’ailleurs, Julien travaillait dans une librairie aux dernières nouvelles : ça expliquait sûrement son amour des livres ou vice-versa.

Cependant, il resta évasif sur ce qu’il comptait faire de sa relation avec Joël. Peut-être avait-il peur que j’en parle avec l’intéressé ? Revoir du monde avait été la meilleure chose depuis deux semaines, alors je ne poussai pas plus loin mes investigations, même si je brulais d’envie de savoir. Et puis, on était là pour s’amuser, pas pour s’espionner.

Donc, nous avions tous découvert que Karl avait une vie amoureuse cachée : soit Lova lisait vraiment l’avenir dans les tarots, soit elle nous avait raconté des cracks, mais elle était au courant de quelque chose. En tout cas, Karl avait réagi physiquement, ce qui le trahissait clairement. Même s’ils avaient couché ensemble, je me doutais bien que Lucas ne pouvait pas être l’heureux élu, car l’autre était affectivement imbuvable, et intellectuellement, Karl ne lui arriverait jamais à la cheville. Ce n’était même pas une cause perdue, ce n’était tout simplement pas possible. Même s’ils avaient Mylène Farmer en commun ! Alors qui d’autre ? Peut-être la suite au prochain épisode, va savoir !

Seulement, tout ça ravivait atrocement nos désirs, et on était gravement en manque. La pression sexuelle devenait de plus en plus forte. Signe qu’on avait hâte de reprendre nos activités, Karl et moi avions tous les deux réactivé nos Grindr, et on n'était pas les seuls d’ailleurs, l’application était encombrée nuit et jour. Faut dire qu’on avait tous que ça à faire de tchater toute la journée.

Cependant, décrocher des volontaires s’avérait plus compliqué que de les contacter : tout le monde recevait mais personne ne voulait bouger. Cette bonne blague !

Mais le plus surprenant, c’est que certains en profitaient pour nous insulter ou nous traiter gentiment d’inconscients, ou encore menaçaient de nous balancer à je-ne-sais-qui, parce qu’on était sur les applis pour draguer. Entre les complotistes et les intégristes, on n’était mal barré.

A Montpellier, les patrouilles de police étaient fréquentes, on voyait leurs voitures ainsi que les cyclistes tourner en permanence pour surveiller que le confinement était bien respecté et qu’il n’y avait personne dehors, ou alors avec des attestations valables. Cependant, Karl avait repéré un truc marrant lors de ses sorties : les patrouilles motorisées passaient mais s’arrêtaient rarement. Donc, dans l’Ecusson, le quartier piéton, il fallait seulement faire attention aux patrouilles pédestres, et curieusement, elles étaient toutes concentrées vers la place de la Comédie. Donc, pour échapper aux contrôles, il suffisait d’éviter le centre-ville, et le tour était joué. Si en plein jour, l’aventure s’avérait risquée, en pleine nuit c’était du tout cuit. On avait un peu l’impression de revivre le temps de l’Occupation, c’était marrant.

Comme l’Ecusson était un repaire LGBT à Montpellier, les candidats aux escapades nocturnes ne manquèrent pas. De nous deux, Karl fut le premier à tenter le coup. Si les saunas et autres sexclubs étaient fermés, les partouzes privées pullulaient et Karl en avait trouvé une très accueillante à deux rues de chez nous. Il en était revenu au petit matin la mine défaite mais satisfaite. Décidément, sa débrouillardise m’épatait. Comme tous les enfants gâtés, il ne pouvait jamais se contenter de ce qu’il avait, sinon il piquait sa crise. Alors que moi, je supportais mon sort tant bien que mal. Plutôt mal d’ailleurs.

Je m’étais levé dès que je l’avais entendu rentrer pour lui poser des questions. On prit le café ensemble :

-          Alors, comment c’était ? Y avait du monde ? C’était bien ? demandai-je avidement.

-          C’était top ! On a démarré à cinq et on a fini à dix.

-          Carrément ! Donc, tu t’es bien amusé ?

-          Pas exactement.

Karl fit une petite grimace. Il soupira.

-          En fait, en temps normal, j’aurais trouvé ça moyen, mais étant donné les circonstances, ça ira. Les mecs n’étaient pas tous super tops, mais j’ai passé un bon moment… En plus, j’ai dû me laver quarante fois les mains et prendre une douche en arrivant. On ne pouvait pas s’embrasser sur la bouche. Y en a même un qui n’a pas voulu qu’on soit face à face, de peur qu’on se postillonne. J’te jure, trop flippés, ces mecs !

Eh oui ! Faute de grives, on se tape des merles, c’est bien connu… Les humains sont formidables, surtout les gays, ils ont une capacité à s’adapter à un nouvel environnement, c’est incroyable, et plus c’est compliqué, plus ils y arrivent, ça me surprendra toujours. C’est Darwin qui serait content s’il revenait aujourd’hui.

-          En plus, j’ai reconnu un des mecs qui passe son temps à m’insulter sur Grindr parce que je cherche des touzes. Tu y crois, toi ? L’enfoiré de gros hypocrite ! Le mec critique tout ceux qui ne respectent pas le confinement, et lui-même fait des touzes !

Bien sûr, les donneurs de leçons ne sont jamais les payeurs. La bonne mentalité de collabo qui ressurgissait là où on ne l’attendait pas du tout. Merci le Covid.

-          Heureusement, un mec avait ramené du G, trop bon ! Une toute petite dose, mais ça m’a trop fait plaise !

La crise du Covid nous inciterait tous à remettre les pendules à l’heure, mais Karl retrouvait ses habitudes avec un acharnement non feint. Tant mieux pour lui.

-          Et dans la rue ?

-          J’ai rasé les murs, en évitant les zones trop éclairées. Heureusement, c’était à côté. Mais pas un seul flic.

Bon, Karl était revenu sain et sauf et avec un a priori positif. Donc, je pourrais sans problème me jeter dans l’aventure moi aussi. Courageux mais pas téméraire, oui je sais, j’avoue !

Karl était bon pour dormir toute la journée. D’ailleurs, il me laissa vite fait après avoir avalé son jus. En revanche, moi j’étais au taquet, j’avais de l’énergie à revendre, mais pas pour faire du sport. C’est ce qui était chiant avec le confinement, je ne savais pas quoi faire de ma peau. Je tournais en rond dès le lever, et vu la taille de notre appart’, j’en avais vite fait le tour.

Vers 9h, j’envoyai un texto à Julien pour savoir ce qu’il faisait : il était parti en course avec sa mère. Donc, il restait Lova. Là aussi, faute de grives, on mangerait ce qu’il y aurait. Lova répondit favorablement à ma demande d’audience, et puisqu’elle était seule, je descendrais la voir.

Elle ouvrit la porte, me fit pénétrer rapidement dans l’appartement en espérant ne pas éveiller les soupçons des autres habitants sur son pallier.

-          C’est pire que la Gestapo ici, j’te jure ! On dirait que tout le monde nous espionne. Entre, on va s’installer dans le salon.

Il était pourtant tôt dans la matinée, mais Lova était habillée, maquillée, chaussée, et même coiffée avec les cheveux relevés en un chignon grossier : on aurait dit l’improbable sœur jumelle de Brigitte Bardot, ses cul-de bouteilles au bout du nez en plus.

Julien et sa mère étaient déjà sortis, donc ils s’occupaient de bonne heure ici. Karl et moi, on avait beau glander un max, le temps n’en finissait plus d’en finir. Mon programme de sport matinal avait été remplacé par le replay de l’émission « Echappées Belles » sur F5, et les protéines par des chips. Sans parler des émissions culinaires du type « La cuisine des terroirs » ou « Les Carnets de Julie » de Julie Andrieu, qui me donnaient une faim de dinosaure à chaque fois : c’est dingue le nombre de diffusions sur la bouffe qu’il pouvait y avoir, impossible d’y résister. Mais la grande messe que Karl et moi ne rations sous aucun prétexte tous les soirs, c’était « Invitation aux Voyages » sur ARTE, dépaysement et évasion garantis. En plus, je connaissais par cœur le programme télé que je dévorais en même temps que le stock de chips de Karl. Entre la télé et les apéros, je ne m’en sortais plus.

Bref, la barque prenait l’eau, l’oisiveté ne me convenait pas du tout et était en train de transformer mes tablettes de chocolat en tartines de Nutella. Fallait que je fasse quelque chose, mais je n’en avais pas envie. Aucune motivation. J’espérais que Lova et ses révélations pourraient m’aider, ou m’orienter, ou tout du moins m’amuser.

-          Je savais que tu viendrais. Les tarots ne mentent jamais. D’ailleurs, tu sais ce que tu veux savoir ? Le boulot, l’amour, l’argent ?

-          Un peu de tout. Mon futur appart surtout.

-          Maman Lova va te tirer tout ça au clair, mon chat !

On était dans le salon, il y régnait un silence de mort. Alors que tous les habitants se trouvaient chez eux à se morfondre, c’était encore plus calme que quand ils étaient tous au boulot, pas un seul bruit chez les voisins. Drôle de paradoxe… Lova m’invita à prendre place à la table du salon, elle s’installa en face de moi. Coupa le jeu en deux et disposa les cartes faces cachées sur la table comme l’autre fois. Elle me demanda d’en choisir deux et de poser une question.

-          Comment vais-je m’en sortir avec mon boulot au Gym-Up ?

Elle retourna la première carte :

-          M’ouais ! Tu vas galérer un peu avant de monter dans la hiérarchie.

Puis la seconde :

-          Humm ! Oui, c’est ça ! Si ça te convient de stagner au même poste pendant un certain temps, pas de problème. Sinon, je ne vois rien de particulier.

Si Lova faisait allusion au fait que je n’avais pas le diplôme de coach sportif, alors oui effectivement, j’allais stagner très longtemps même.

Elle refit le même cérémonial pour les cartes, une de chaque côté :

-          Euh ! Moi aussi, j’aimerais bien rencontrer l’homme de ma vie, dis-je avec une voix de petit garçon que je ne reconnaissais pas, tellement j’étais surpris de la formulation de ma question.

-          Tu es aussi fleur bleue que Karlito, ma parole.

Je trouvai cette remarque un peu déplacée car je n’avais rien en commun avec Karl, surtout en ce qui concernait ma vie affective, mais je me sentis rougir sous ma barbe, malgré moi. Continuons !

-          Alors la première carte. Euh… Ah oui ! Euh… Oui tu vas être amoureux. Je te le confirme. Et plutôt bien amoureux, même. Une grande histoire, on dirait.

-          Et c’est qui ?

-          Alors là, mystère ! Je ne pourrai pas non plus te donner son numéro de sécu. Mais, il y aura bien quelqu’un, ce n’est pas pour tout de suite. Sans vouloir te décourager, mon chat ! Tu vas attendre encore un peu. T’inquiète, tu auras ton petit-copain, c’est sûr.

-          Est-ce qu’il est dans la décoration ?

-          Ça, je ne sais pas. Les cartes ne disent rien à ce sujet.

Je pensais à Ferguson, que j’aurais bien repris (dans tous les sens du terme). On ne sait jamais, des fois que son troisième œil puisse voir jusqu’à Toulouse.

-          Et pour mon appart ?

-          Là, c’est clair, tu auras l’appartement de tes rêves bientôt. Ce satané virus ne t’empêchera pas d’être chez toi. Tu vois, tout est positif.

-          C’est fiable, tes prédictions ?

-          Qui sait, mon chat ! Il suffit d’y croire et parfois tout arrive à celui qui sait attendre.

La petite maligne, elle m’avait bien eu. Enfin, il n’y avait rien de grave, non plus, ça m’apprendrait. Cependant, les nouvelles n’étaient pas si mauvaises, surtout celles concernant mon appart’, c’était déjà ça. Pour celles concernant mon petit cœur qui battait toujours, pas de soucis, j’attendais depuis tellement longtemps que je n’étais pressé de rien, puisque rien n’arrivait jamais.

Mais avant de nous quitter, j’avais encore une petite question :

-          Au fait, qui interférait l’autre fois ?

-          Personne ! Non, je t’assure, ce n’était rien, répondit-elle fuyante.

-          Était-ce moi ?

-          Non, mon chat ! … Bon, je vais te le dire mais tu me promets de ne rien répéter, hein ?

J’acquiesçai volontiers.

-          C’est Julien… Mais je ne t’ai rien dit.

Julien ? Mais qu’avait-il à voir avec Karl ? Les deux se supportaient bien de loin, mais il n’y avait vraiment rien qui pourrait les rassembler de près : encore moins qu’avec Lucas. Je ne savais pas s’il y avait vraiment eu des interférences l’autre soir ou si Lova me faisait passer un message, mais il y avait manifestement un problème à régler. En tout cas, ce n’était pas des poltergeists ou des esprits frappeurs ou autres conneries de ce genre : l’appart n’était pas hanté. C’était déjà ça !

Karl était en train de foutre le bordel dans notre entourage, dirait-on. Décidément, ce n’est pas bon de vouloir tout savoir.

 

Didier Kalionian - DK Expérience (c) 2022

Credit photo : "L'Homme au Chien Nu" - Denis Kister (c) 2022

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