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Didier K. Expérience
23 décembre 2022

Le Retour de Virgule - Les Circumpolaires 2. E.29/35

Le Retour de Virgule

On n’attendait pas spécialement de coup de grâce, mais on le reçut quand même. On ne ratait jamais la grande messe de l’ARS le jeudi soir à la télé où on nous annonçait les progressions ou les changements à venir. Karl et moi attendions qu’on nous délivre officiellement de notre prison, c’est tout ce qu’on voulait entendre. Rien à redire, on n’allait pas être déçu : le confinement durerait trois semaines de plus, soit un total de cinq semaines ! Le silence sépulcral qui régnait dans notre immeuble fut brisé cette fois-ci par une clameur d’horreur qui retentit en même temps car tout le monde regardait le même programme. Ma recherche d’appartement qui était en suspens, le serait encore pour un bon bout de temps. Décidément, la malchance me poursuivait.

Karl avait récupéré les bouts de joints qui restaient dans ses cendriers et essayait de constituer un stick avec le tabac non consumé. Il avait conscience que ça serait le dernier avant un bon mois. D’ailleurs, je crois que si on avait eu de la moquette, il l’aurait fumée aussi. L’apéro allait avoir un gout de mauvaise ambiance ce soir. Sans herbe et sans espoir, Karl se servit un double Pastis, et je fis de même, mes résistances étaient en train de péter une à une. Si ça se trouvait, le complot pour nous garder à la maison était bien réel, ce n’était pas possible autrement.

Karl me regardait fixement, l’air livide, comme si l’alcool allié au joint, très léger pourtant, était au train de faire son effet.

-          J’te préviens, va falloir faire quelque chose, me lança-t-il nerveusement.

-          De quoi tu parles ?

-          Je ne peux pas rester comme ça, enfermé. Il faut que je sorte. J’te préviens que je vais aller voir Julien et les autres. Et si tu m’en empêches, ça va chauffer, j’te préviens !

Bon, Karl avait pris les devants, il pétait un câble en direct live ! Cette fois-ci, plus la peine de tergiverser, advienne que pourra avec les contaminations ! Je pris mon tel et je textotai un court message à Julien.

« Okay pour prendre un apéro chez nous, maintenant ? ».

La réponse ne se fit pas attendre.

« Bien sûr ! On arrive ! A toot allure ! ».

Je montrai les textos à Karl, ce qui le calma. Tel un ballon crevé, il se dégonfla d’un coup et s’affaissa dans le sofa.

Comme nos voisins n’avaient qu’un étage à gravir, ils furent rapidement devant la porte. On sonna. Karl s’empressa d’aller ouvrir.

-          Coucou Karlito, c’est mamie Nova !

-          What ?

-          Mamie Lova ! Mamie Nova ! C’est un jeu de mot, Lova, Nova ! Non ? … Les yaourts ? Je vois, tu es trop jeune pour comprendre. Laisse tomber, j’ai d’autres blagues dans ma culotte.

Lova, Julien et Adeline, pénétrèrent dans notre salon en riant. Personne ne se fit la bise, et on se tint à une distance respectable, du moins durant le premier quart d’heure. On était tous conditionnés par l’ARS, mais on obéissait plus par mimétisme que par conviction car personne n’était capable d’expliquer comment on pouvait éviter de se contaminer. Le salon ressembla tout d’un coup à la place du marché tellement il y avait de monde, ça nous changeait. Donc, Lova s’était confinée chez Julien, ce qui n’était pas plus mal finalement.

-          Dès que l’annonce du confinement fut connue, j’ai émigré chez eux. Je n’allais pas me faire chier toute seule à Nîmes dans mon HLM, quand même. Deux semaines, c’est chiant, alors cinq maintenant, c’est impossible. J’ai passé l’âge de m’emmerder avec ce genre de contingence, moi.

Tout le monde acquiesça comme si c’était une évidence, alors que Karl et moi, on était resté tous les deux comme un duo inséparable.

-          Et on rigole bien tous les trois. Heureusement, sinon, ça serait trop la galère… Bon, j’arrête la bavette sinon on n’est pas couchés. Alors, qu’est-ce qu’on boit ?

Comme la bouteille de Pastis était déjà sur la table, chacun se servit. Seule Adeline avait amené un jus de fruit qui serait pour elle, finalement.

-          Tenez, les gars ! Je vous ai fait un cake au thon, balança Lova. Le cake au thon, c’est bon. Le cake au thon, ça tue les morpions etc., etc. Sinon, on vous a ramené tous les prospectus qui nous restaient. On pourra les éplucher ensemble, si vous voulez ! Y a des promos sympas chez Auchan… Enfin, quand on pourra y retourner.

Effectivement, on n’allait pas s’ennuyer avec Lova, c’était le moins qu’on puisse dire. Des prospectus ? Ben, on n’était pas encore à la retraite ! Si on n’avait plus que ça comme divertissement, autant se flinguer tout de suite.

Ça faisait bien trois semaines que je n’avais vu Julien, et je remarquai qu’il s’était encore plus masculinisé, sa barbe était fournie désormais, ses cheveux pourtant très courts avaient bien poussé sur le dessus du crâne, augmentant sa mèche, le tout accentuant son côté jeune homme sportif. Ses épaules formaient un rectangle, on aurait dit un porte-manteau, son t-shirt échancré laissait s’échapper une touffe de poils de son plexus : il en avait l’air très fier.

Concentré, Karl posa son verre sur la table basse, puis s’approcha doucement de Julien sans un mot pour lui tâter la barbe, à la manière des enfants qui palpaient les cheveux frisés des noirs-africains.

-          Si tu veux, je te taillerai la barbe. Elle en a besoin, lui dit-il.

-          C’est vrai, tu es coiffeur ! On va pouvoir en profiter, répondit Julien tout sourire.

C’était même un sacré privilège étant donné que tous les salons étaient fermés, et ce pour une durée indéterminée. Nous, on ne connaitrait pas cette galère, ni la joie de se rater ou de tenter des trucs qu’on regretterait toute notre vie, ni la coupe clochard romano. Nous, on resterait confinés mais bien coiffés.

-          Et pour moi, tu pourras aussi ? Tu coiffes aussi les rombières ? demanda Lova en secouant sa tignasse comme Dalida devant son miroir.

-          Bien sûr ! Je peux tous vous coiffer. Ça me permettra de ne pas perdre la main.

Pour une fois, j’étais content pour Karl. Il allait pouvoir s’occuper et surtout me lâcher la grappe. Il opèrerait chez nous, cela va de soi. En espérant qu’il n’avait pas derrière la tête de rouvrir son salon dans notre salle de bain car tout l’immeuble savait qu’il était coiffeur, malheureusement.

Karl tira une dernière latte sur son stick fatigué qui n’embaumait presque pas.

-          Putain ! J’aurais bien fumé un oinj, mais je n’ai plus rien.

-          Nous non plus ! On n’a plus rien, répondit Lova embêtée. J’ai envoyé un texto à mon fournisseur habituel, mais il est en cale sèche. Il n’y aurait plus rien nulle part. C’est la dèche, ses bourses sont archi-plates.

-          Ah, parce que tu fumes de l’herbe, toi ? dis-je.

-          Qu’est-ce que tu crois ? Faut quand même pas sortir de la cuisse de Jupiter pour fumer un pétard. J’suis une femme libérée, moi !

Outre le fait que Lova fumait des joints, l’effet du confinement sur la consommation de drogue eut des répercutions inédites : comme les frontières étaient fermées, plus possible de se réapprovisionner, donc les dealers n’avaient plus rien à vendre et les consommateurs plus rien à acheter.

-          Bon, en attendant, je vous ai ramené un jeu de tarot. Vous savez y jouer ? dit Lova.

Karl et moi déclinâmes.

-          Bah, elle va être sympa la soirée ! On ne va pas s’ennuyer avec vous. On a bien fait de venir.

Lova, loin de se démonter, s’installa sur un des poufs, fit de la place sur la table basse, commença à battre les cartes, coupa le jeu en deux. Puis étala les cartes, faces cachées, devant elle.

-          Je sais prédire l’avenir, et j’ai des talents de médium. Ça vous dirait que je vous dise l’avenir ? Qui serait intéressé ?

-          Moi, moi ! S’te plait Lova ! J’kifferais savoir des quetru. J’y crois grave, j’te jure !

-          D’accord, Karlito, c’est bon, on y va, je vais te tirer les tarots… Vas-y indique moi une carte, n’importe laquelle.

Karl pointa une carte que Lova déposa sur sa gauche.

-          Une autre, s’il te plait !

Karl indiqua une seconde que Lova préleva et déposa sur sa droite. Les deux cartes étant toujours faces cachées.

-          Maintenant, pose ta question. Que veux-tu savoir ?

-          Euh ! … Est-ce que je vais rencontrer l’amour de ma vie ?

Effectivement, plus bateau, tu meurs, mais la réponse à cette question m’intéressait aussi. Enfin, on était surtout là pour s’amuser.

Lova retourna la première que Karl avait choisie.

-          Cœur ! Effectivement, tu es sur le chemin de l’amour. Retournons la seconde carte maintenant. Du pique ! Mais ce chemin va être semé d’embuches.

Tu m’étonnes, que la vie amoureuse de Karl soit semée d’embuches, chaotique serait le mot juste, oui !

-          Oh ! Je vois que tu vas tomber amoureux, mais que ça ne va pas tomber tout seul. Va falloir te battre pour obtenir l’élu de ton cœur. En tout cas, c’est toi qui l’as choisi, c’est toi qui le veux. Va falloir le convaincre. Rien n’est jamais facile dans la vie, mais là, tu vas avoir du boulot.

-          Sérieux ?

-          Si je te le dis, morveux ! Un beau jeune homme, dirait-on…

Karl s’empourpra instantanément. Donc, il y avait bien anguille sous roche… Lova continua à retourner des cartes, et au vu de l’une d’entre elles, fit une moue dubitative qui n’échappa à personne.

-          Mais…mais, il y a des interférences dans cette pièce, ajouta-t-elle.

-          Dans cette pièce ? la coupai-je médusé.

-          Dans cet appartement, plutôt…Vaut mieux que j’arrête. Je ne vois plus rien…

J’espérais quand même ne pas être cette interférence. Qui pouvait donc avoir de mauvaises pensées parmi nous ? Elle lisait vraiment dans nos têtes, ou quoi ?

-          Allez, Lova ! Dis-moi qui c’est quand même. J’veux savoir quoi, quémanda Karl.

-          Ça, je ne sais pas. Sûrement un copain à toi ou une connaissance ou un collègue. Les cartes ne me donneront pas son adresse ni la taille de son zizi, rétorqua-t-elle.

-          Pourquoi t’arrêter en si bon chemin ? On veut savoir qui c’est ! dit Julien.

-          Il y a des ondes négatives, Juju. Là, ce n’est pas les cartes qui me le disent, c’est moi ! Je le ressens, c’est tout proche. Je vous l’ai dit, je suis médium.

A part Marie-Micheline, la voisine, je ne voyais pas ce qui pouvait être négatif et proche en même temps… Bon, Lova avait vu quelque chose en interprétant les cartes et ne voulait manifestement pas nous le révéler.

-          Mais qu’y a-t-il ? demandai-je, soudain crédule.

-          Ce n’est rien. Laissons-tomber… Alors, à qui le tour ?

Euh ! Moi ? J’étais intéressé mais mon côté terre à terre m’en empêchait. En vérité, je ne voulais pas que les autres le sachent, surtout.

-          Toi ? Alex ?

-          Non, sans façon, c’est gentil…

-          Pourtant, je sens que tu en as envie. On fera peut-être une séance rien que nous deux, mon chéri… On se contactera en loucedé, t’inquiète, mon chat !

Mais comment voyait-elle ça ? Qu’est-ce qui me trahissait si facilement ? Elle me fit un clin d’œil complice qui m’inquiéta bien plus.

En tout cas, Karl sembla ravi que la révélation de Lova resta incomplète. Cependant, comme on parlait de lui en termes positifs, il ne se priva pas de se la raconter. Les compliments, c’est comme les petits fours, on ne s’en lasse pas, et Karl ne se lassait jamais de rien.

Comment un cheminot à la retraite, était-elle devenue une trans mystique qui fumait des joints et lisait l’avenir dans les tarots ? En tout cas, elle avait fait le show et nous avait divertit plus que tout ; on en redemandait, mais elle préféra remballer son jeu, Adeline et Julien ayant déjà profité de ses prophéties de supermarché plus que de raison. Et puis, on avait un sujet inépuisable à débattre : le Covid. Débat qu’on pourrait noyer avec des doubles Pastis et des tranches de cake au thon. Fini les pisse-mémés. Vive les apéro-confinements !

Didier Kalionian - DK Expérience (c) 2022

Credit photo : "L'Homme au Chien Nu" - Denis Kister (c) 2022

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