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Didier K. Expérience
19 février 2024

Les Circumpolaires (Histoire Complète)

Les Circumpolaires insta

« Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayant cause, est illicite et constitue une contrefaçon, aux termes des articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle ».

Crédit photo : Vincent Desvaux © 2021

Le Blog Didier Kalionian Expérience © 2021

Didier Kalionian © 2021

 

« L’arbre tordu vit sa vie, l’arbre droit finit en planches » - proverbe chinois.

 

1

 

   Printemps 2019... En journée, je n’avais pas vraiment le temps de m’entrainer à la salle, je travaillais. Alors, j’y débutais aux aurores, et plusieurs fois par semaine. Gym-Up, club de quartier à Antigone, ouvrait à 6h du matin, c’était pratique, il n’y avait jamais un chat à cette heure-là. Soulever de la fonte augmentait ma masse musculaire, mais calmait surtout mes insomnies chroniques. Après la douche, j’enchainais directement avec le boulot jusqu’à 20h, du mardi au samedi. Un boulot de vendeur dans une boutique de fringues du centre commercial Polygone à Montpellier : posture seyante, dents apparentes, sourire factice, rémunération médiocre. Mon salaire me permettait tout juste de vivre décemment. Pour être précis, je survivais correctement.

Mais ce n’était pas le plus important. Non ! Le plus important arriva un matin où j’étais à la salle, sur le tapis roulant, casque sur les oreilles, techno à fond pour rythmer la vitesse pendant mon jogging. Je courrais sur place à perdre haleine, face à une fenêtre qui donnait sur la rue, le soleil d’avril commencerait à se lever dans quelques minutes. Comme d’habitude, j’étais seul à l’ouverture.

Enfin, je croyais être seul.

Pendant que je courrais, je vis un type déambuler dans la salle, habillé en joggeur du dimanche, pas vraiment le sportif qui s’entretenait. Rien à voir avec moi, quoi ! Je le regardai distraitement choisir son tapis sans vraiment m’intéresser à lui. Moi j’étais au n°1, lui s’installa au n°10, et comme je le craignis, ne sut pas le mettre en route. Je jetai un œil autour de moi, aucun coach à l’horizon pour venir l’aider à cette heure-ci. Moi, rien à faire, je restais concentré sur mon parcours, je courrais toujours en rythme, faisant comme si ce type n’existait pas. Mais après avoir trituré les boutons de sa machine dans tous les sens pendant dix bonnes minutes, il vint me voir. Même à 6h du mat’, impossible d’éviter les casse-couilles, pensai-je.

Bien évidemment, je n’entendis rien avec le casque et la musique à fond, il fallut que je m’arrête pour l’entendre geindre.

-          Euh ! Excusez-moi, jeune homme. Vous savez comment faire fonctionner le tapis, je présume ?

Rien à dire, il avait de bons yeux, puisqu’il m’observait depuis son arrivée.

-          Okay ! Mettez-vous au n°2, je vais vous le programmer. Vous verrez, c’est facile. Vous avez quel niveau ?

-          Euh, je ne sais pas. Je cours de temps en temps, vous voyez ?

-          Okay ! Ouais, je vois. Je vous mets le niveau débutant. Allez-y, montez !... Voilà, c’est parti. Pour vous arrêter, vous appuyez sur « stop ». Okay ?

Il acquiesça d’un signe de tête et se mit à trotter comme un pantin. Cependant, il tint bon et m’a foutu la paix jusqu’à ce que je descende de ma machine.

Sa motivation me questionna. Pourquoi passé la soixantaine, des gens trouvaient-ils judicieuse l’idée de faire du sport, alors qu’ils n’en avaient jamais fait avant ? Bon, celui-ci n’était pas trop mal foutu pour son âge, mais les années à rester sur son canapé devant la télé ne s’effaceraient pas en un tour de tapis ! En tout cas, la phrase : « Le temps perdu ne se rattrape jamais ! » devrait être inscrit sur les frontons des salles de sport du monde entier, ça éviterait aux débris les déceptions cuisantes, d’encombrer les clubs, ou de venir se fatiguer à 6h du mat’ et accessoirement de me saouler.

-          Merci pour votre aide, jeune homme !

-          A votre service, monsieur, répondis-je machinalement sans le regarder.

J’essayais de ne pas être trop désagréable, mais le matin avant le boulot, le bavardage m’agaçait, je voulais rester concentré au maximum. Je finissais par passer plus de temps au sport qu’à la boutique… Et puis, ces gens-là pouvaient poser mille questions sur la salle et l’utilisation des agrès dont les réponses ne leur serviraient jamais à rien : je le savais, c’était une perte de temps et d’énergie, et moi j’avais autre chose à faire.

Quarante-cinq minutes plus tard, mon casque était toujours sur mes oreilles, et le son bastonnait plutôt bien, quand le vieux revint à la charge.

-          Vous savez où sont les coachs ?

Les écouteurs faisant aussi office de mur insonorisé, je ne captai rien. Mais je le savais, il ne me lâcherait pas avant d’avoir eu son renseignement.

J’enlevai le casque et m’accordai une pause. Je m’envoyai une giclée d’eau tranquillement. Mes mains sur les hanches, genre macho prétentieux, je lui formulai la réponse calmement.

-          Non ! Je ne sais pas.

Enfin, je lui tournai le dos ostensiblement pour qu’il comprenne que c’était le bon moment pour me lâcher la grappe.

J’allais remettre mon casque, quand un des coachs entra dans la salle et se dirigea vers nous d’un pas décidé.

-          Excusez-moi monsieur Rongione, mais votre Porsche est devant l’entrée, il faudrait la déplacer s’il vous plait.

-          Ah d’accord ! Prenez les clés, elles sont dans mon casier. Vous avez l’habitude. Merci !

Eh ben ! Il ne manquait pas d’audace celui-là. Voilà qu’il prenait le personnel pour un de ses larbins. Je notai que le coach avait mentionné la marque, au lieu de simplement dire que la voiture gênait. Curieux comme comportement.

-          Joël a l’habitude, il me connait bien.

-          Parce que vous venez ici, souvent ? répondis-je surpris.

-          Oui, mais pas à cette heure-ci, ni pour faire du tapis. D’ordinaire, je fais de la gym, mais je n’ai pas le temps de venir cet après-midi.

Joël revint vers nous tout souriant.

-          Voilà, je l’ai déplacée et garée juste sur le côté du bâtiment. Comme ça, elle ne gênera pas. Je remets les clés dans votre casier, dit-il en me faisant un clin d’œil.

-          Merci Joël, vous êtes bien serviable. De toute façon, j’ai fini, je vais à la douche.

Moi aussi, j’avais terminé, mais je n’étais pas pressé. Dans les vestiaires, je pris mon temps pour me déshabiller, manger une barre énergétique, boire un coup, checker mes messages, espérant que l’autre aurait terminé quand je m’y déplacerais.

Les douches étaient au bout des vestiaires, j’y arrivai ceint d’une serviette autour de la taille que je déposai sur un crochet, shampooing en main. Bien évidemment, ce monsieur Rongione y était encore. Je me plaçai à une des extrémités, loin de lui, en fait. Si la nudité entre hommes ne me gênait pas, je sentis ses yeux me scrutant avec insistance. Il était clair qu’il m’auscultait. L’eau chaude faisant de la vapeur dans cet endroit clos, je restai de dos sous le pommeau coulant, lui offrant mon cul rebondi comme seul spectacle. Si les mecs passaient leur temps à se mater dans les douches, surtout à Montpellier, moi, je ne draguais jamais dans les clubs de sport. Surtout que Gym-Up n’était pas un club gay à proprement parler, mais une salle de sport mixte hommes/femmes. Après tout, si ça lui plaisait de m’admirer, c’était son problème. Et puis, si je m’entrainais depuis des années, c’était pour rester en pleine forme mais aussi pour garder un corps désirable. Ce type avait laissé filer le temps, il ne pouvait que le constater.

Je préférai garder mes distances, les mecs plus vieux ne m’intéressant pas du tout, je ne voulais surtout pas lui faire croire le contraire. Et comme on n’était que deux, valait mieux que les choses soient claires. J’avais une bonne réputation dans ce club, je tenais à la garder.

Après la séance de douche sûrement érotique pour lui, mais tranquille pour moi, on retourna quasiment en même temps aux vestiaires. Il ne me suivit pas seulement du regard, mais aussi physiquement. D’ailleurs, je m’attendais à ce qu’il m’aborde plus franchement. Je me préparais à l’éconduire gentiment mais fermement.

On s’habilla dans un silence total, mais à ma grande surprise, il enfila un costume cintré chic qui lui allait parfaitement bien. Moi, j’étais en survêtement, on aurait presque dit une racaille. Mais pour nous deux, l’habit ne faisait pas le moine, même s’il y contribuait sûrement.

Une fois habillé, il s’approcha de moi en me tendant la main.

-          Roberto Rongione. Ravi d’avoir fait votre connaissance.

-          Moi, c’est Alexandre Moulin, comme un moulin, dis-je souriant en lui serrant la main.

-          Alors à bientôt, jeune homme.

Il quitta l’espace sans se retourner, moi j’attendis un peu avant de lui emboiter le pas : d’être sûr qu’il était bien parti, quoi !

Effectivement, quand j’arrivai au comptoir du club, il avait disparu. Je remis ma clé à Joël qui me donna une carte de visite en échange. Maison d’hôtes, Guest-house for gays only, Les Parasols à Pérols.

-          Tiens ! C’est de la part de monsieur Rongione. C’est sa carte.

-          Qu’est-ce que tu veux que j’en fasse ?

-          C’est un type sympa. Il organise parfois des soirées dans sa maison d’hôtes, des apéros autour de la piscine avec DJ, c’est cool. Toujours du beau monde et du bon son.

-          Tu y es déjà allé ?

-          Oui, plusieurs fois, même. L’entrée est payante, mais c’est 10€. La suivante, c’est samedi soir prochain à 22h. Si tu veux, on s’y retrouve ?

-          Pourquoi pas ! Je te redis ça, okay ?

-          Salut Alex et bonne journée…

Avant de quitter le club de sport, je scrutai la carte un peu plus attentivement. Je remarquai que les R des nom et prénom étaient calqués sur ceux de Rolls Royce. Le même double R pour Roberto Rongione. Un peu bling-bling tout ça, jugeai-je, même s’il roulait en Porsche. Route de l’Aéroport, en face de l’Etang de l’Or. Facile à trouver, en tout cas. Je rangeai la carte parmi d’autres et l’oubliai.

Mon sac en bandoulière pesait son poids, je le supportai parfois comme on supporte sa vie, surtout quand on se dirige sans passion vers son boulot. L’intermède sportif de ce matin-là avait agi comme une bouffée d’air frais, mais ensuite, je resterais enfermé dans cette boutique du centre commercial du Polygone jusqu’à 20h. Mon Dieu, que ça allait être long encore, aujourd’hui !

 

2

 

   D’Antigone jusqu’au Polygone, il n’y avait vraiment pas long, et la boutique n’ouvrant pas avant 10h, j’avais le temps, mais j’arrivais toujours en retard quand je sortais du sport, pas plus motivé qu’une limace. Bon, fallait bien gagner sa vie, comme on dit. Les factures n’allaient pas se régler toute seules, le loyer non plus. Alors, je faisais l’effort nécessaire mais sans forcer mon talent. Ma patronne me le reprochait assez souvent, elle avait la menace facile, toujours la même d’ailleurs : mon CDD ne serait jamais transformé en CDI si je ne mettais pas le turbo. Mais comme j’attirais les clients comme des aimants, elle ne me saoulait pas trop. De temps en temps, elle me rappelait que je lui devais des heures et qu’il fallait qu’on s’organise pour que je les lui rende : elle n’oubliait jamais rien, moi si.

Ce n’était pas le bagne non plus, mais je m’ennuyais ferme.

A la maison, c’était à peu près le même schéma. Sauf que je vivais en coloc avec un gars, avec lequel je partageais un T2 dans l’Ecusson, plus exactement dans le Carré d’Or. Si le Triangle d’Or marque le centre des trois frontières entre le Laos, la Thaïlande et la Birmanie, le Carré d’Or se trouve entre la rue St Jean et l’église St Roch, soit en plein centre de l’Ecusson, soit la plus grosse concentration de gays au mètre carré à Montpellier. Idéal pour draguer, chiant pour passer inaperçu. Quartier médiéval, exclusivement piéton, un entrefilet de ruelles, un vrai labyrinthe. Mais c’était une appellation d’origine non contrôlée, que certains habitants utilisaient pour se situer sans le dire. D’ailleurs, si moi je ramenais rarement mes conquêtes chez nous, mon coloc ne se gênait pas. On n’avait absolument rien en commun, sauf d’être homos tous les deux, mais même ça, ça nous divisait plutôt qu’autre chose. On payait le loyer et les charges, pour le reste on se débrouillait pour ne pas se gêner. Karl, puisque c’est son prénom, était un dragueur compulsif (sa seconde activité principale après le boulot… Enfin, quand il avait du travail), adepte invétéré des applis, et parfois des plans chems*. Ce qui ne me dérangeait pas outre mesure, sauf quand, à l’appart, il était trop défoncé et qu’il ne savait plus ce qu’il faisait. Mais, c’était son affaire, je ne m’en mêlais jamais.

Si moi j’approchais de la quarantaine en assez bon état, lui démarrait la trentaine avec une jeunesse insolente et débridée, qui me gonflait par moment : il brûlait la chandelle par tous les bouts. C’était aussi, dans son genre, une princesse, que je qualifiais parfois de tête à claques. En anglais, on utiliserait le terme precious, mais pour une fois, c’était plus expressif en français. Si moi j’aimais les mecs plutôt masculins, lui aimait le style crevettes musclées, mignons, glabres mais légèrement barbus, et toujours jeunes. Des clones de lui-même, en fait. Et avec comme bien souvent chez les princesses têtes-à-claques, le même niveau intellectuel, bas de plafond. Bref ! On cohabitait surtout par nécessité… Si j’avais pu avoir mon appart’ à moi, ça serait carrément le pied, mais les moyens manquaient. Et à quarante ans, vivre en coloc était parfois compliqué.

La vie gay à Montpellier était assez sympa, mais encore loin de l’offre que la capitale proposait. Néanmoins la seconde ville d’Occitanie était quand même bien dotée. Une boîte de nuit d’envergure nationale, la Villa Rouge, des soirées locales toutes les semaines, sa Gaypride annuelle, des bars, des saunas, des lieux de drague pléthoriques, des plages sauvages, un décor de rêve pour les touristes et pour ses habitants. Bref ! Il y avait largement de quoi faire pour bien vivre ici… Je n’étais pas natif du coin, j’avais emménagé trois ans auparavant en venant de la région parisienne, attiré par la qualité de vie, le soleil toute l’année, les rencontres faciles et les apéros sur la plage. Seulement depuis mon arrivée, le fantasme avait du mal à se matérialiser. Plus le temps passait, et moins je voyais la lumière au bout du tunnel. J’étais toujours en phase de décollage, d’où la colocation, par exemple. J’avais des rêves d’aigle mais je ne me sentais à peine plus qu’un poulet pour le moment.

Karl menait une vie qu’on pourrait qualifier de dissolue, moi je dirais plutôt en faillite dès le début du mois. Heureusement que ses parents payaient sa part de loyer directement au proprio, sinon on aurait eu un problème chaque fois. Le mec dépensait sans compter, ne faisant jamais ses comptes, une sorte de champion du monde du fumage de CB, qu’il utilisait avec une insouciance que j’enviais parfois, mais pas longtemps car il se mettait dans des merdes pas possibles.

Moi, mes dépenses étaient calculées au millimètre : un budget sport qui incluait les fringues et la salle, un autre pour l’essence et l’assurance de ma voiture, que je n’utilisais qu’en week-end, un pour la bouffe et les sorties, et un pour le loyer. Mais si la liberté dépendait de ce qu’il y avait dans nos poches, les miennes étaient toujours vides en fin de mois. Malheureusement, les accidents étant imprévisibles par nature, je suppliais ma bonne étoile, si elle existait vraiment, de m’épargner le plus longtemps possible. Karl portait des bracelets, des bagues, des bijoux masculins, sensés le protéger du mauvais œil et des mauvaises langues, mais ça n’empêchait pas son compte en banque d’être débité, bien évidemment. Des conneries de princesses, quoi !

Moi je ne croyais qu’en mes capacités, mais j’admets qu’un peu de chance ne m’aurait pas fait de mal non plus. Cependant, je préférais savoir où je mettais les pieds car le destin s’apparenterait plutôt à de la science-fiction ici-bas.

Si Karl était une représentation vivante de la superficialité en règle générale, il était aussi typique de Montpellier. Si s’y faire des connaissances était d’une facilité déconcertante, s’y faire de vrais amis s’apparentait à un quasi parcours du combattant, surtout avec les Montpellierains de souche dont la méfiance presque maladive était légendaire.

Ainsi, Joël était mon seul véritable « ami » dans cette ville : je veux dire que j’avais confiance en lui. Joël n’était pas non plus natif de la ville, comme Karl d’ailleurs, et comme près de la moitié des habitants de Montpellier. Si c’était bien un ami, ce ne fut jamais un amant pour autant : non qu’on n’en ait pas eu envie, mais nous étions tous les deux actifs, donc pas compatibles sexuellement. Dans un sens, ça nous arrangeait car il n’y avait pas d’enjeux entre nous, sauf qu’on avait les mêmes goûts. D’ailleurs, on faisait attention de ne pas convoiter les mêmes personnes en même temps pour ne pas exciter la rivalité entre nous. On se respectait, et le respect est une qualité importante entre amis. Si on avait sympathisé dès mon arrivée dans le club. Mon assiduité à venir m’entrainer lui avait plu aussi, ça le changeait des branleurs qui ne venaient que pour exhiber leurs dernières tenues, et plus souvent au téléphone que sur les machines. J’étais même un bon client, presqu’une rente et une publicité vivante. La salle de sport était bien la seule chose que j’avais réussi à garder en trois ans de présence dans la ville, pas comme les boulots ni les mecs. Les amants ne défilaient pas encore comme les trains, mais l’amour restait un mystère pour moi. J’avais bien vécu avec un mec à Paris pendant quelques temps, mais ça s’était terminé en eau de boudin : trop de jalousie. Et puis, j’aimais ma liberté plus que tout. Mais à quarante ans, j’avoue que je n’aurais pas dit non à un candidat sérieux s’il se présentait, il était peut-être temps de poser mes valises quelque part.

Joël, qui habitait Montpellier depuis plus longtemps que moi, connaissait aussi plus de monde : pas tous recommandables d’ailleurs. Mais il me branchait des fois sur des plans « tombés du camion » organisés par des amis à lui que je ne voulais absolument pas connaitre : des fringues de sport pas chers, des protéines à prix imbattables, des clopes, etc… Même si je n’étais pas un magouilleur, la précarité vous entrainait inévitablement vers ce genre de business, mais je n’abusai pas, seulement quand j’avais besoin et quand j’avais de l’argent évidemment. Du fait de sa position dans un club de sport, il brassait pas mal de gens intéressants, hommes et femmes, dont des propriétaires de boites de nuit, saunas, coiffeurs, restaurateurs etc…, et il me faisait parfois profiter des invitations et réductions qu’il recevait, mais discrétion obligatoire. C’était toujours de l’argent que je ne dépensais pas. En échange, il m’arrivait de le remplacer au comptoir du club quand il avait une « urgence » quelque part. Un service que je rendais gracieusement durant quelques heures et pendant mon temps libre. Le patron du Gym-Up Antigone connaissait ma patronne et du coup, ça lui suffisait pour me faire confiance, même si ce n’était pas vraiment légal.

Joël n’était pas un margoulin mais un malin, le genre de type qui s’en sortirait toujours quoi qu’il arrive. Il avait le sourire à portée de bouche, une plastique avenante et le bon mot qui plaisait, tout le monde le trouvait sympathique. Moi, j’étais plutôt un pragmatique, parfois taciturne et sérieux comme un pape, il me fallait toujours du temps pour réagir, alors que lui était dans l’action en permanence, sur le qui-vive, quoi. Je ne connaissais pas sa biographie ni les raisons de ce volontarisme, mais j’avoue qu’il m’aidait bien à garder la tête hors de l’eau quand ça n’allait pas bien dans ma vie. Physiquement solide et mentalement très fort, c’était le mec qu’il me fallait. Mais voilà, on était du même bord, et aucun des deux n’auraient voulu se sacrifier. Il n’y avait pas à dire, on tenait à notre fierté. Même si notre fierté se trouvait bizarrement logée entre les fesses, qui était quand même notre zone érogène préférée, enfin surtout celle des autres.

Bon, tout ça n’était pas le plus important, mais le décor était planté. Je préférais cent fois ma vie ici que celle que j’avais eu en région parisienne, même si j’avais du mal à joindre les deux bouts parfois. Mais comme a dit Aznavour : « la misère est moins pénible au soleil », fallait juste trouver sa place, ce qui pour le moment, s’avérait compliqué.

*Chemsex, abréviation de chemical sex en anglais. Se réfère de nos jours à des pratiques sexuelles sous l’influence de drogues.

 

3

 

   Ce qui est vraiment bien ici à Montpellier, c’est que l’été démarre tôt. Dès le mois d’avril, on peut aller à la plage, et commencer à parfaire son bronzage. L’eau est encore froide, mais on n’était pas obligé de s’y baigner non plus. Au printemps, la plage de Maguelone me suffisait pour glander, mais dès juillet, je filais à l’Espiguette, la plage du Grau du Roi : nudisme et sexe à gogo dans les dunes avec les touristes. Sauf que moi, je me contentais seulement de faire le suricate et de paraitre parmi mes semblables : baiser dans les fourrés au vu et au su de tout le monde, n’était pas dans mes fantasmes. J’aimais trop mon confort.

Moi ce que j’aime, c’est d’avoir la marque du maillot, ce qu’on appelle le blanc de poulet. Les fesses blanches et le reste du corps bronzé, je trouvais ça terriblement sexy. Alors, tous les dimanches et lundis, après ma séance à la salle, je zonais sur le sable, m’exhibant tranquillement. Parfois, Joël venait m’y retrouver pour boire une bière et fumer un pétard avant le boulot.

Le soir en semaine, je me contentais d’aller boire un verre au Coxx ou au Cubix pour me détendre dès la fermeture du centre commercial Polygone, après 20h. Si le premier était bien un bar gay, le second était plutôt gay-friendly comme on dit et donc acceptait les hétéros et les filles sans problèmes. Ces bars se trouvaient dans le centre de l’Ecusson, à deux pas de chez moi. Mais le Coxx avait souvent ma préférence.

En revanche, si j’y apercevais mon coloc, je lâchais l’affaire illico et me dirigeais vers le Cubix, qui lui était un bar fermé, sans terrasse, mais avec l’air conditionné et du bon son. Je n’avais pas de scrupules à éviter Karl parce qu’on se verrait immanquablement chez nous. J’avais besoin de souffler, pas de lui servir de crachoir à problèmes. Je ne le détestais pas, mais il était bouché à l’émeri, n’entendait pas mes conseils. Et après une journée à plier et à replier des vêtements, à répondre à des questions sans intérêt pour vendre des chemises, j’avais envie d’autre chose.

Ce soir-là, j’étais tranquillement en train de siroter ma bière au Cubix, accoudé au comptoir, quand un mec m’aborda.

-          Salut, je peux te donner cette carte ?

Ma première réaction fut de dédaigner l’importun qui venait rompre ma solitude réparatrice. Mais un grand gars bien bâti me fit face, le sourire un peu forcé, barbe taillée de frais, encore jeune, une vision très agréable à supporter, ma foi. Cependant ce n’était pas un client, il distribuait des flyers ou un truc comme ça, et pour le coup, ce fut bien dommage. Je reconnus la carte.

-          Merci, mais je l’ai déjà. C’est même le patron du « Parasols » qui me l’a remise, dis-je souriant, mais sur un ton péremptoire.

-          Tu connais monsieur Rongione ?

-          Je connais Roberto, on pratique à la même salle de sport, me vantai-je.

Il acquiesça d’un signe de tête.

-          Moi, c’est Lorenzo, me dit-il en me tendant la main.

-          Alex !

-          Tu es déjà venu aux Parasols ?

-          Non, jamais.

-          Bah, faut venir ! Ce samedi soir, on ouvre la saison, il y aura : DJ, apéro autour de la piscine et plein de beaux mecs, ça te plaira, j’en suis sûr !

-          Ben voyons !

-          Tiens ! Je te donne une invitation.

-          Si tu m’en donnes deux, je viendrai sûrement, répondis-je en pensant à Joël.

-          T’es un gourmand, c’est cool. Tiens, voilà les deux invit’, mais attention, tu viens, je compte sur toi.

Puis il me quitta en me serrant la main chaleureusement. Je sentis bien qu’il était à deux doigts de me faire la bise, mais ce n’était pas vraiment approprié, et ça aurait vraiment trop fait commercial. Lorenzo continua de papillonner de client en client, distribuant ses cartes personnellement. Dès qu’il fut parti, le barman s’approcha de moi.

-          Ça te dit une invitation supplémentaire ? proposa-t-il en me tendant la sienne. Moi, je n’irai pas, je bosserai ici.

-          Toi aussi, tu en as eu une ?

-          Tout le monde en a eu. T’as cru qu’il t’avait repéré dans la foule ou quoi ? dit-il moqueur.

-          Non, bien sûr… Tu connais ?

-          Oui, c’est cool. Tranquille quoi ! C’est une maison d’hôtes réservée aux gays, mais le samedi soir c’est ouvert à tous, mais toujours uniquement pour les mecs. C’est sympa avant d’aller en boite.

Décidément, cet endroit avait la cote. C’est curieux, je n’en avais jamais entendu parler avant cette semaine-ci : donc, c’était connu mais discret. Du coup, puisque j’avais une invitation, je me voyais bien y débarquer samedi soir après le taf…

Finalement, après avoir siroté ma bière, je rentrai retrouver mon demi chez moi.

Karl était là, je le savais, ça sentait la beuh jusque dans les escaliers. J’espérais juste qu’il n’était pas défoncé, parce que là, il devenait saoulant et que j’avais horreur de jouer au grand frère protecteur… Heureusement, on avait chacun notre chambre, je pouvais m’isoler sans problème, mais Karl avait tendance à s’éparpiller partout, comme un sale gosse mal éduqué. Et de fait, je le retrouvai affalé sur le sofa du salon, en slip-chaussettes, ses fringues étalées au sol, le stick au bec, jouant à un jeu vidéo. Faut dire aussi que Karl était « slipiste », sa tenue normale préférée.

-          Salut chéri ! ça a été ta journée ? me dit-il rigolard.

-          Ouais, ça va !

-          T’inquiète, je finis et je range mon bordel.

Je dodelinai en guise de réponse. De toute façon, quoi que je dise, il n’en ferait qu’à sa tête.

-          Okay ! Moi, je vais à la douche.

-          Ah euh ! Je sais, c’était mon tour de la nettoyer, je n’ai pas eu le temps, je le ferai après ta douche. Désolé !

Quel enfoiré ! Plus crasseux, tu meurs. Mais bon, la douche n’était pas dans un sale état, mais il fallait la nettoyer de temps en temps pour éviter de choper des mycoses, (les vieilles bâtisses de l’Ecusson étaient pourries d’humidité), et ramasser les cheveux qui bouchaient le syphon de temps en temps… L’eau chaude commençait à me décontracter quand je l’entendis depuis le salon.

-          Au fait, il faut que je te parle.

Il entra dans la salle de bain.

-          T’inquiète, je ne viens pas te mater. Mais j’ai un truc à te demander.

-          Ça ne peut pas attendre que j’aie terminé ?

-          Ouais, t’as raison.

S’il ne parlait plus, il ne sortit pas pour autant de la salle de bain. Qu’avait-il de si important à me demander ? Encore des conneries, sûrement. Mais il attendit en silence que j’aie terminé.

Je sortis de la cabine de douche, me séchai devant lui et me ceignis d’une serviette.

-          Waouh ! T’es toujours aussi bien foutu, toi !

-          Karl ! Accouche, s’il te plait !

-          Ah euh ! Ça te dérangerait si j’invitais des potes à la maison ce samedi soir ? T’es là, t’es pas là ? Qu’est-ce que tu fais, en fait ?

-          Hum ! Je te donnerai ma réponse quand tu auras rangé ton bordel et nettoyé la douche. D’accord ?

Ni une ni deux, il attrapa la brosse et le St Marc ménage. Il briqua le socle et la cabine pendant que je me servais une de ses bières qui restaient dans le frigo. J’avais revêtu un peignoir, histoire de ne pas attraper froid et m’installai tranquillement dans le sofa, m’allumai une clope. J’appelai Joël :

-          Ouais, c’est Alex ! Dis-moi, t’es toujours chaud pour aller aux Parasols samedi soir ?

-          Bien sûr ! Mais on s’y retrouvera, je ne pourrai pas quitter la salle avant 22h.

-          Parfait. A plus.

J’entendais toujours la brosse frotter le socle, puis le pommeau de douche rincer le tout à grand jet. Enfin, Karl débarqua dans le salon et commença à ramasser ses affaires. Je pris un certain pied à le regarder se démener pour obtenir mes grâces. Je prenais mes aises quand il se pointa devant moi, toujours en slip. Cette fois-ci, je savourai pleinement ma clope, avec délectation, même.

-          Alors ?

-          Tu vas rester en slip ?

-          Pourquoi, ça t’excite ?

-          Quand tu auras pris vingt kilos de muscles, tu me reposeras la question, dis-je en riant… Au fait, j’ai pris une de tes bières.

-          Je t’en prie, sers-toi ! répondit-il en souriant.

Je le tenais entre le pouce et l’index, j’aurais pu jouer avec ses nerfs toute la nuit si j’avais voulu. Il attendait ma réponse avec impatience, et moi j’avais l’impression d’être subitement devenu son père, mon fils attendant la réponse pour sa fête d’anniversaire. Sauf que Karl ne boirait sûrement pas que du Champomy ou alors avec beaucoup de vodka, et agrémenté d’un ou deux rails de coke.

Il était toujours debout devant moi, avec sa brosse à la main, se dandinant comme s’il avait une envie de pisser, attendant que je lui fasse part de ma décision. Tel un pacha, je le laissai languir encore un peu ; ce n’était pas tous les jours que j’avais un semblant d’ascendance sur lui ! Mais les bonnes choses ont toujours une fin, malheureusement.

-          Ben, c’est okay ! Je ne serai pas là samedi soir.

-          Yes ! C’est cool. Merci ma biche, t’es un ange.

-          Mais vas-y mollo sur le destroy, okay ?

A peine lui avais-je délivré le sésame qu’il était parti s’enfermer dans sa chambre pour passer des coups de fil… Quand il recevait pour ses plans cul, c’était dans sa chambre que ça se passait, mais là, il avait besoin de l’appart’, donc ça sentirait sûrement la touze et la défonce samedi soir. Karl ne m’en parlerait plus et ne me dirait rien, mais j’en verrais sûrement les résultats à mon retour.

 

4

 

   Ce samedi soir-là, je passai à la salle pour déposer l’invitation de Joël, puisqu’on n’irait pas ensemble aux Parasols. Je ne le vis pas mais la lui laissai dans une enveloppe à son nom au comptoir. Ensuite, je récupérai ma voiture, une Clio V d’occase, qui me coûtait les yeux de la tête en entretien divers et en parking, mais qui me servait bien les week-ends. Indispensable pour rayonner dans la région. Ici, les kilomètres ne comptaient pas quand on voulait s’amuser. Pas comme à Paris, où on passait son temps à définir le temps qu’on mettrait en métro pour aller d’un point à un autre.

Karl avait fait sa danseuse pour que je quitte l’appart’ le plus tôt possible, excité comme une puce d’organiser sa sauterie. Du coup, j’arrivai vraiment à Pérols pour 22h, comme prévu : pas vraiment une ponctualité de sudiste, ça ! Le GPS trouva tout seul l’adresse, à deux pas du terminus du tram à Pérols, au bord de l’étang. Cette maison d’hôtes possédait son propre parking, ce qui était une bonne chose pour se garer facilement et gratuitement. D’ailleurs, je repérai la fameuse Porsche du propriétaire des lieux… D’extérieur, le bâtiment ne payait pas de mine, un vieux mas de deux étages, au toit de tuiles rouges, ceint de hauts murs et de palmiers. Les deux battants de la porte d’entrée étaient grand ouverts, et plus on approchait plus on entendait la musique et les gens qui discutaient. Là, un gars en chemise hawaïenne et chapeau de paille m’arrêta, je lui montrai mon invitation qu’il s’empressa de prendre et il me laissa passer. Un bar était disposé tout de suite sur la droite, ainsi que des bols d’amuse-gueule. Des loupiotes étaient disposées au sol et sur les tables tout autour de la piscine rectangulaire, délimitant bien celle-ci, donnant une lumière tamisée, mais ne permettant pas de voir correctement l’endroit. Un DJ officiait à un bout de la piscine, distillant une musique électronique d’ambiance, remuante mais pas vraiment dansante. Je distinguai une vingtaine de personnes, que des mecs de tous âges. C’était cosy, cool mais sans plus, je m’attendais à mieux ou à quelque chose de plus excitant.

Bref ! D’ordinaire, j’aurais fait demi-tour, mais comme j’avais promis au beau Lorenzo, et surtout à Joël, de passer, j’étais obligé de rester. Et puis, une visite de courtoisie ne fait jamais de mal, au moins je pourrais dire à ce monsieur Rongione que j’avais fait l’effort de venir.

Comme j’étais là, désœuvré, je me dirigeai vers le bar. Un jeune gars tout souriant, également en chemise hawaïenne, m’accueillit.

-          Qu’est-ce que je vous sers ?

-          Un gin-tonic avec un glaçon, s’il vous plait.

-          Okay ! 10 €.

Le charmant jeune homme déposa le verre devant moi, m’enjoignant de prendre un bol d’amuse-gueule également. Je me risquai à lui parler.

-          Lorenzo n’est pas là ?

-          Si bien sûr ! Mais il est à l’étage avec monsieur Rongione, le boss. Il ne va pas tarder, je pense. Ils sont occupés, répondit-il avec un large sourire.

Manifestement, super content de me délivrer une information qui débloquait ses zygomatiques au maximum. Je ne saisis pas ce qu’il y avait à comprendre, ni s’il y avait un message, mais tant pis, j’attendrais que Lorenzo daigne apparaitre.

J’avais déjà bu deux verres et je grignotais sans passion mes cacahouètes quand Joël arriva enfin. Il avait l’air tout excité, bien speed en tout cas.

-          T’as bien eu mon invit’ ?

-          Ouais merci, mais ce n’était pas la peine, j’en ai plein.

Ah bon ? C’était bien la peine que je me démène pour lui.

-          T’as vu, c’est cool, hein ? me dit-il.

-          Bof !

-          T’inquiète, ça va bouger ! T’as vu Lorenzo ?

-          Tu connais aussi ce mec ? Il serait avec Roberto. Je ne sais pas ce qu’ils fabriquent.

-          Bah, c’est simple ! Il doit être en train de le baiser, c’est tout. Lorenzo est son mec.

La lumière venait d’un coup de me parvenir au plafonnier. Je comprenais mieux le sourire à décrocher la lune du barman : ça l’amusait d’être dans le secret des Dieux. Lorenzo devait être également actif, donc, je pouvais tirer un trait sur lui. Si je n’espérais pas grand-chose en venant, maintenant, je n’espérais plus rien du tout.

S’il faisait beau assez tôt dans le Sud, par rapport au reste de la France, les nuits étaient encore fraîches en avril. On n’était qu’à deux kilomètres de la mer, et l’air frais et humide envahissait l’espace rapidement. On était tous les deux en bras de chemise, des frissons me secouaient par à-coup. Depuis que j’habitais dans le Sud, je ne supportais plus la température en dessous de 20°, comme tout le monde ici, quoi !

-          Viens ! On va aller à l’intérieur. De toute façon, à minuit, ils ferment les portes.

-          Déjà ?

-          Tu sais, c’est une soirée privée, il ne restera que les touristes résidants, et généralement, ils sont chauds le samedi soir. On en trouvera bien un qui fera l’affaire.

C’est marrant, il y avait encore une semaine, je ne connaissais pas cet endroit, et plus marrant encore, je découvrais maintenant que Joël y avait ses habitudes. Comme quoi, on ne connait jamais vraiment quelqu’un, y compris ses amis.

L’intérieur se divisait en deux espaces : l’un avec les cuisines et un buffet où devaient être disposés les plats pour le self-service des trois repas quotidiens, et une grande table communautaire où on pouvait tenir à dix, à l’aise ; l’autre était un salon articulé autour d’une grande table basse entourée de sofas, de poufs et de plantes grasses, le tout près d’une cheminée en pierres de taille, style domaine de chasse. En tout cas, c’étaient deux grandes pièces bien larges. Je supposai que les chambres devaient se trouver à l’étage, du coup.

Un couple de mecs, genre à la retraite, buvaient un coup avec un troisième, plus jeune. A peine étions nous rentrés, que nous fûmes rejoints par d’autres. La tranche d’âge oscillait entre quarante et cinquante ans, ce qui était convenable. A première vue, je n’étais intéressé par personne, mais Joël leur souriait de toutes ses dents volontiers, ce qui me gêna un peu. Qu’est-ce qu’il tramait ?

-          Tu les connais, ces mecs ?

-          Ben non ! Mais on va faire connaissance. T’inquiète, c’est cool.

Enfin, monsieur Rongione et Lorenzo arrivèrent, tout sourire. Lorenzo me fit un clin d’œil complice en plus de la bise qu’il claqua à tout le monde. J’étais ravi. Mais c’est monsieur Rongione qui fut le plus ravi des deux quand il m’embrassa sur les joues. Je me dis qu’il ne me lâcherait plus quand il me verrait à la salle. Cependant, j’étais encore loin de comprendre ce que tout cela signifiait. C’était sympa cette maison d’hôtes, mais je commençais à m’emmerder ferme.

Lorenzo nous attira dans un coin pour nous parler en aparté.

-          Tout va bien, les mecs ? Bon, ce soir, je n’ai pas grand-chose à vous proposer. Seulement le couple de vieux. Ils ont soixante piges, je crois.

-          Euh, une seconde, Lorenzo ! Je n’ai pas encore eu le temps de briefer Alex.

Dans quoi voulaient-ils m’embarquer, ces deux- là ? Qu’est-ce qui se passait ?

-          Voilà, Alex ! Monsieur Rongione favorise des rencontres entre mecs, mais certains sont prêts à payer pour baiser avec certains mecs en particulier. Et le couple de vieux, là devant toi, payeraient pour nous avoir, toi et moi.

-          Joël ! Pour moi c’est clair, c’est non, répondis-je illico, mais calmement.

-          Hey garçon ! C’est une proposition, il n’y a rien d’obligatoire. C’est juste une opportunité pour se faire un peu de fric, c’est tout, coupa Lorenzo.

Joël me fixait maintenant, comme si je pouvais reconsidérer ma position. Lorenzo enchaina :

-          Les deux-là offrent trois cents euros pour vous deux pendant une heure. Ça fait cent cinquante chacun. C’est vite fait et c’est vite gagné.

-          N’insiste pas, Lorenzo. C’est non !... Je ne fais pas la pute. Mais si Joël veut y aller : pas de soucis pour moi.

-          Tout de suite les grands mots ! On ne te demande pas de faire la pute, mais de rendre service, c’est tout. Tu n’as pas une âme très charitable, toi. Y a des mecs pour qui c’est dur de faire des rencontres, même de nos jours.

-          Ce n’est pas mon problème. Et puis, il y a des putes, justement. Eux sont là pour ça.

-          Ouais, mais ils ne sont pas aussi bien foutus que toi. Roberto m’a fait une description détaillée, ça donne envie… Et ici, c’est propre et en sécurité. Aucun risque de se faire arnaquer.

Voilà où la douche collective nous avait menés : à ce que je serve d’appât potentiel. J’étais ravi de plaire à Lorenzo, mais dans ces conditions, ça me rebuterait plutôt qu’autre chose.

-          Et toi Joël ? demanda Lorenzo.

-          Si Alex ne veut pas, alors moi non plus. Désolé Lorenzo.

-          Très bien, les gars. C’est votre dernier mot ?

On n’eut même pas besoin de répondre. Lorenzo nous laissa pour rejoindre les deux gars qui espéraient nous avoir dans leur lit ce soir. Ils nous dévisagèrent gentiment, ne semblèrent pas nous mépriser pour autant. Peut-être avaient-ils une solution de rechange ? En fait, je m’en foutais de ce qu’ils pensaient.

Sur ce, il était temps de quitter tout ce joli monde. Nous saluâmes Roberto d’un signe de main, Lorenzo nous tournant le dos, pris par ses invités. Joël ne semblait pas déçu non plus, il avait même l’air plutôt satisfait de ce qui venait de se dérouler.

Enfin, la soirée démarrait, la Villa Rouge nous attendait pour une nuit d’enfer hétéro-friendly, comme ils disent par ici.

 

5

 

   Comme on était venus chacun avec sa voiture, on ne put pas faire le débriefing qui s’imposait pendant le trajet. De toute façon, de Pérols à l’entrée de Lattes, on n’en avait pas pour long. Dès que nous fûmes garés sur le parking de la Villa Rouge, un type à capuche se précipita vers nous pour nous proposer tout un assortiment de friandises « spécial défonce », qu’on déclina tous les deux. Eh ben ! Qu’est-ce que ça serait quand on serait à l’intérieur ? D’ailleurs, on n’était pas les seuls à profiter de ce manège : ça marchandait pas mal autour des véhicules. A l’entrée du parking, il y avait même une fille sous un palmier, assise sur un tabouret, qui attendait manifestement le client, et vu son look ultra provoquant, on ne pouvait pas se tromper sur la marchandise. L’ambiance du samedi soir, quoi !

La boite venait d’ouvrir, il ne devait pas y avoir encore beaucoup de monde, on avait le temps de se parler avant d’y aller. Joël était hilare. Cependant je n’en comprenais pas la raison. Décidément, j’avais besoin de beaucoup d’explications ce soir.

-          Roberto a insisté pour que je t’amène. Tu sais, c’est un bon client de la salle, mon patron ne lui refuse pas grand-chose, et puis il connait beaucoup de monde à Montpellier et ses environs. On dit même qu’il serait pote avec le maire. C’est utile de l’avoir dans ses relations… Ne m’en veux pas, c’était un jeu stupide.

-          Il n’y avait aucune proposition ?

-          Si, bien sûr. Ce n’était pas du mytho, mais je me doutais que tu ne le ferais pas. Roberto a flashé sur toi l’autre jour à la salle. Maintenant, il sait qu’il ne t’aura pas à son tableau de chasse.

-          Tu as déjà baisé pour du fric là-bas ?

-          Une fois ou deux, il y a longtemps, mais ce n’est pas mon truc. A cette époque, Lorenzo n’était pas encore là. C’est une sorte de rabatteur, et crois-moi, il est doué. Mais ce n’est pas un boulot, c’est juste comme ça, pour rendre service comme ils disent. Rien de grave, quoi !

Pour ça, je savais qu’il était doué, le Lorenzo, j’avais même couru pour le revoir. Bon, c’était une connerie, on ne passerait pas la nuit là-dessus. Cependant, je n’étais pas mécontent de ma réaction : Lorenzo me connaissait maintenant.

-          Tu as raison, ce n’est pas grave. N’en parlons plus. Mais évite de me mettre en porte-à-faux la prochaine fois. Je n’étais pas très à l’aise.

La Villa Rouge était soi-disant la seconde boite gay de France, mais vu l’agressivité des videurs, on ne s’y sentait pas franchement les bienvenus, ni en sécurité. Enfin, la musique était potable, meilleure qu’aux Parasols, ça compensait. Malheureusement, les mecs se comptaient aussi sur les doigts de la main. En tout cas, à 1h du mat’, le choix fut vite fait : on zonerait au bar de la grande salle un moment avant d’aller sur la piste repérer le bon coup du week-end… Cette boîte vivait largement sur sa réputation et n’avait plus rien à voir avec ce qu’elle avait été, mais je n’ai jamais connu ce temps béni. Donc, je ne pouvais pas comparer. C’était sûrement mieux que la Tchounga de Trifouillit-les-Eaux, mais surtout moins bien que le Queen de Paris. Seuls les DJ qui se succédaient aux platines faisaient encore illusion.

Joël m’offrit un verre pour se faire pardonner. Etant donné les tarifs prohibitifs des consommations, il ne pouvait qu’être pardonné. Je l’avais déjà absous de toute façon…  Cependant, la vue de racailles qui tournaient dans la boîte ne présageait rien de bon. On devinait leur manège, les videurs aussi, qui en suivaient quelques-uns.

-          Hum ! Ça ambiance mal ce soir, me dit Joël. Les videurs suivent des gars là-bas, sûrement des dealers. Et s’il y a des dealers, il y a sûrement des flics en civil qui trainent aussi. Pas le moment de faire du commerce. On va rester clean ce soir. Tant pis.

Bon, en attendant que les videurs finissent de jouer au chat et à la souris avec des clients, mon deuxième cerveau commençait à s’impatienter : il fallait que j’entre en piste. Depuis le bar, j’avais repéré un jeune gars plutôt bien fait qui se trémoussait sexy, distribuant ses phéromones à la volée, remuant un petit cul qui m’invitait littéralement à l’assaut. J’abandonnai Joël, qui lui était aussi en chasse mais pas encore décidé.

Le floor était bondé, garçons et filles, mais majoritairement hétéros, me semblait-il. La musique moins électro, bien plus house maintenant, ou de disco musclée, favorisait mon approche dansante sans équivoque : surtout torse nu, pecs gonflés, un vrai taureau à la parade. Déploiement de charmes intensifs. En face du gars, mon sourire répondit au sien naturellement. Il semblait aux anges de danser sur ces tubes. Plaisant et luisant de sueur, je le voulais et ça se voyait, mon pantalon moulant mon paquet ne laissait pas de doutes sur mes intentions. Pas vraiment timide non plus, il se colla à moi. En tout cas, il dansait avec moi… Puis il me glissa un mot dans l’oreille que je n’entendis pas, mais j’acquiesçai de toute façon. Contre toute attente, il quitta la piste m’entrainant par la main. Ça ne faisait même pas dix minutes que je l’avais chopé : bon score, pensai-je. J’économiserais des forces pour le principal… En fait, j’avais dit oui à quelque chose mais je n’allais pas tarder à savoir à quoi.

-          On va boire un verre ? J’ai chaud, j’étouffe là.

Comme je surjouai un peu mon rôle de mâle dominant, je l’invitai bien évidemment. Deux vodkas tonics, pas trop de glaces mais avec un peu d’alcool quand même, vu le tarif, et des pailles en option.

-          On va au patio, ça sera plus sympa pour discuter, enchaina-t-il.

On se faufila dans la foule, lui toujours me tirant par la main, jusqu’au patio où on pourrait souffler et fumer au calme. Je remis ma chemise sans trop la boutonner, je comptais bien l’enlever plus rapidement encore dans quelques minutes. Il m’offrit une cigarette que je déclinai.

-          Tu viens souvent ici ?

-          Oui bien sûr, et je n’habite plus chez mes parents depuis longtemps, répondis-je en riant.

Puisqu’il avait chauffé toute la piste, les préliminaires n’étaient plus nécessaires, me dis-je. Autant y aller franco… Il me fixa de ses yeux rieurs sans en rajouter, en suçant sa paille avidement, sa cigarette fumante entre deux doigts de sa main gauche.

-          T’es chaud ? dit-il.

-          Grave brulant !

-          T’es clean ?

-          Je n’ai pas ma carte de sécu sur moi, mais aux dernières nouvelles, je l’étais. Mais de toute façon, je ne te baiserai pas sans capote. Et ne t’inquiète pas, j’en ai sur moi.

Voilà, on ne pouvait pas faire plus clair sur ce qu’on voulait. J’étais prêt à l’honorer comme une reine. Il me fixait toujours, puis d’un seul coup siffla ce qui restait dans son verre et écrasa sa clope par terre. J’avalai le mien d’une traite également. C’était parti.

Il m’entraina dans les chiottes de la boîte. Au bout de cinq petites minutes, on tambourina à la porte. Un des videurs nous sommait de sortir sur le champ. Mon gars se reculotta de suite sans discuter, me laissant avec ma gaule olympique sur les bras, j’étais dégouté. On sortit ensemble du WC sous l’œil inquisiteur du videur. Putain, mais quelle boîte de merde ! pensai-je.

Mon gars fila en direction du patio, je le rattrapai avant qu’il ne disparaisse dans la foule :

-          Attends ! On va aller chez moi ! Ne t’inquiète pas, c’est cool.

-          Nan, laisse tomber ! Ça ne va pas le faire.

-          Mais donne-moi au moins ton tel. Hey ! Je ne sais même pas comment tu t’appelles ?

-          Ce n’est pas grave. On se reverra sûrement ici ou ailleurs.

Il se faufila rapidement tel un serpent dans la masse des danseurs et disparut de mon champ de vision, me laissant coi. J’étais vénère ! J’avais des envies de meurtres contre cette boîte, cette vie de merde, et la mentalité kleenex qui régnait dans le milieu gay en règle générale. Quand ça ne marchait pas, j’en voulais toujours à la Terre entière… Et en plus, j’en étais pour ma poche dans ce coup-là.

Finalement, je retrouvai Joël qui ne semblait pas avoir quitté le bar de la grande salle. Je lui racontai mes petites péripéties, ce qui le fit rire grassement. Si moi j’étais encore vénère, lui avait l’air bien éméché.

-          C’est une boîte de crevards, argua Joël. Rien à tirer dans ce bouge. Putain ! Il est temps que je retourne à Paris… On se casse ? On va au Moom ?

-          Ouais, on se casse, mais moi je rentre.

S’il y avait de l’ambiance à l’intérieur, c’était pas mal aussi sur le parking : des types encapuchés faisaient le tour des voitures comme à notre arrivée. Business as usual, quoi ! Une bagarre éclata entre plusieurs personnes, les coups pleuvaient, on entendait les appels au secours des uns et les insultes des autres, et ça avait l’air de se cogner dur. Comme on n’était pas vraiment du genre samaritains Joël et moi, on se dépêcha de récupérer nos véhicules et de se barrer de là sans demander notre reste. Valait mieux éviter de s’en mêler. De toute façon, il faisait trop nuit pour y voir quelque chose clairement.

Dès qu’on fut en direction de Montpellier, on croisa deux voitures de police toutes sirènes hurlantes qui se dirigeaient vraisemblablement vers la Villa Rouge. D’ailleurs, cette discothèque faisait souvent la une des potins mondains de la ville, ses alentours étant identifiés par la police comme « foyer de consommation de drogues », et puis les menaces de fermeture administrative leur pendaient souvent au nez. Enfin, quand on veut se débarrasser de son chien, il suffit de dire qu’il a la rage. Et ce soir, ils avaient tous l’air enragés.

Il était déjà plus de 3h du mat’ quand je trouvai une place gratuite pour garer ma Clio, pas trop loin de l’Ecusson. Je devrais plutôt dire « seulement 3h », car c’était rare que je sois rentré à cette heure-là un dimanche matin. Mais maintenant, j’espérais que la soirée de Karl était aussi terminée.

 

6

 

   Il m’était souvent arrivé de rentrer bredouille, mais subir un tel fiasco, rarement. Sûrement, une des pires soirées depuis mon arrivée à Montpellier. J’avais beau tourner ça dans tous les sens, le manque d’argent m’empêchait clairement de réaliser ce pourquoi j’avais émigré : vivre une vie cool au soleil ! Pourtant, je n’étais pas le seul dans ce cas : alors comment faisaient les autres ?

Je déambulais rapidement dans les ruelles de l’Ecusson en réfléchissant à mes problèmes métaphysiques, tout en rentrant chez moi. Sauf que la soirée n’était pas encore tout à fait terminée, il restait celle de Karl. Je passai le lobby avec un bon a priori : on n’entendait pas de musique. Il ne me restait plus qu’à grimper les cinq étages sans ascenseur, un bel escalier en colimaçon en pierres de taille. Il parait que j’avais de la chance d’habiter dans un immeuble qui datait du moyen-âge, mais franchement, monter les cinq étages à 3h du mat’, ce n’était pas un cadeau, même pour moi qui suis sportif.

Arrivé devant la porte : toujours pas de musique, le calme total. Karl aurait-il changé sans m’avertir ? Avait-il organisé une soirée lecture ? Je m’aperçus tout de même qu’il y avait un petit truc qui n’allait pas : la porte était entrouverte. Je la poussai d’une main, la lumière était allumée, j’entrai. Dans le salon, je vis un des livreurs Deliveroo assis sur le sofa, le bras gauche soutenant Karl, qui, à moitié nu, n’avait pas l’air dans son assiette.

-          Que se passe-t-il ?

-          Vous êtes qui, vous ? me lança le livreur.

-          Je suis son coloc.

Karl dodelina lentement du chef pour confirmer.

-          Ah, d’accord ! Votre coloc a eu un malaise. Moi je venais livrer des pizzas quand je l’ai trouvé par terre. Heureusement que la porte était ouverte.

Je m’approchai du sofa.

-          Karl ! Où sont tous tes amis ? Ils t’ont laissé tomber, ou quoi ?

-          Non, c’est moi qui leur ai dit de partir. Je ne me sentais pas bien, j’ai un peu abusé, mais je contrôle, tu vois. Ne t’inquiète pas.

-          Moi si j’étais vous, j’appellerais le SAMU, on ne sait jamais, coupa le livreur.

-          Karl ! relançai-je. Qu’est-ce que tu as pris ?

-          Mais rien ! Juste du « G* ».

Okay ! Je savais quoi faire. Je m’adressai au livreur ensuite.

-          Merci beaucoup jeune homme pour votre aide. Je vais prendre le relais. Vous doit-on quelque chose ?

-          Non, c’est payé. Les pizzas sont sur la table.

Le livreur se leva, je lui remis un billet de 20€ en remerciement de son aide et pour acheter son silence : ce qu’il me promit. Dès qu’il fut parti, je m’occupai de mon casse-couille de coloc… L’effet du « G » ne durait qu’une heure environ, sauf s’il avait pris d’autres choses. De toute façon, le mélange avec de l’alcool est fortement déconseillé et j’étais à peu près certain que c’était ce qu’il avait fait.

-          T’as picolé avec ? C’est ça ?

-          Ouais ! Un petit peu. Deux ou trois verres de vodka, tranquille quoi ! On a bien baisé, tu vois ! On a fait la fête, tu vois. C’était cool quoi. Après on avait faim, tu vois.

-          Ouais, je vois surtout que t’es défoncé ! Et tu me dois 20€ que j’ai filé en pourboire au livreur.

Putain ! C’était une vraie malédiction cette soirée… Karl tournait au ralenti, somnolait littéralement debout. Je le forçai à marcher, direction sa chambre pour le coucher.

-          Ne me gerbe pas dessus, okay ?

-          T’inquiète, j’ai déjà gerbé dans les chiottes.

Merde ! Son lit était déjà occupé par deux mecs qui dormaient. Ses potes n’étaient pas tous partis. Etant donné le bordel qu’il y avait dans le salon, je ne pouvais pas le laisser sur le sofa. Je le coinçai debout entre moi et le mur, le temps de déverrouiller la porte de ma chambre. Ses jambes flageolaient quand je le repris.

Je le déposai doucement sur mon lit. Il s’endormit… Je me déshabillai en vitesse, mais gardai mon boxer. Pas question de dormir à poil avec lui. Je sentais la sueur, mais Karl ne transpirait pas la rose non plus. Tant pis, je prendrais une douche plus tard. A peine allongé, Karl se tourna contre moi et m’enlaça comme un polochon.

Le fait de trouver Karl dans cet état m’avait défatigué d’un coup, mais dans le lit j’eus un coup de barre magistral. Il me collait façon bigorneau, mais je m’endormis tout de même…

J’ouvris un œil sur les coups de 15h, Karl dormait toujours sur le côté. J’essayai de bouger sans le réveiller, mais ce fut peine perdue. J’aurais voulu passer un moment seul, mais ça ne sera pas possible.

Karl sursauta en découvrant qu’il n’était pas dans sa chambre.

-          Jure ! On a couché ensemble ?

-          On a dormi ensemble, c’est tout ! … Ça va mieux ? Tu gères la descente ?

-          Ouais, ça a l’air ! Je me sens normal. Comme d’hab. quoi !

-          Cool !

-          Maintenant qu’on est dans ce lit tous les deux, t’aurais pas envie de baiser ? demanda-t-il malicieux.

-          Pas vraiment ! J’aurais plutôt envie de te dérouiller, si tu vois ce que je veux dire !

Il rit. Mais moi je n’étais pas vraiment amusé par cette situation.

-          En attendant, t’as un sacré ménage à faire, et t’as deux gars dans ton lit. Occupe-toi d’eux, s’il te plait. Moi je vais faire couler un café.

On se leva comme deux morts-vivants. Et en plus, ça puait vraiment la morgue dans la pièce, j’aérai en urgence… Je filai dans la cuisine et lui dans sa chambre. Pendant que je préparai le café, je les entendis discuter, donc ils étaient aussi réveillés. Ils se pointèrent tous les trois, Karl était toujours en slip, mais les deux jeunes gars s’étaient habillés, style kiffeurs. Moi je ne portais qu’un boxer : ils me dévisagèrent de haut en bas comme si j’étais une croquette super appétissante. Je me présentai :

-          Salut les gars ! Alex. Je suis son coloc, mais pas son petit copain, précisai-je.

-          Moi c’est Christopher, et lui c’est Greg. Enchanté !

-          Karl, tes amis restent boire un café ?

-          Je ne sais pas, je ne les connais pas.

De mieux en mieux.

-          C’est Florent qui nous a invités à la touze, mais on était tellement KO qu’on a préféré dormir ici. Désolé si on a abusé, lança Christopher.

-          Ah okay ! Mon pote Flo ! Pas de souci ! répondit Karl.

-          Ben, vous avez bien fait, alors. Asseyez-vous, le café arrive. Et si ça vous dit, y a de la pizza froide à manger : anchois ou quatre fromages !... Pas de volontaires ?

Les deux crevettes se ressemblaient quasiment, sûrement du même âge, casquettes vissées sur la tête et baskets aux pieds, survêtement moulant. Des pseudos racailles gays, des frappettes, quoi ! Pas vraiment mon genre… Ils burent leur café dans un silence presque religieux, tous les trois assis sur le sofa, on aurait dit qu’ils avaient charbonné toute la nuit à l’usine. Greg sortit un stick, mais je lui fis signe que ce n’était pas une bonne idée. Karl ne moufeta pas.

-          Bon, si vous avez terminé. Ce n’est pas que vous nous gênez, mais ça serait bien de nous laisser maintenant, les gars.

Ils avalèrent le reste de leur mug d’un trait et se levèrent ensemble. Quel mimétisme !

-          En tout cas, c’était bien cool cette touze. Si t’as besoin de nous, un coup de bigo et on rapplique, annonça Christopher.

Les deux roulèrent une pelle à Karl en guise d’adieux, moi je déclinai l’offre, me contentant d’un vague signe de la main. Ils ne manquaient pas d’audace ces deux-là. Dès qu’ils furent dehors, j’embrayai :

-          C’est qui ce Flo ?

-          Un mec avec qui j’ai baisé une fois, je ne sais plus quand.

-          Ah ouais ! Tu ne sais même pas qui c’est, en fait ! Putain, Karl ! Tu vis dans quel monde ? Si j’étais toi, je vérifierais qu’il ne manque rien, qu’on n’a rien volé, quoi.

Il se leva d’un bond, fila dans sa chambre, un peu affolé. Je l’entendis remuer ses meubles, bouger des trucs, puis il revint dans le salon. Manifestement, tout allait bien, il était soulagé. Moi aussi finalement, car j’en avais marre de le consoler…

Malheureusement, « l’enfer est pavé de bonnes intentions », comme on dit, et ça arrivait souvent que des mecs se fassent dérober des trucs pendant leurs parties de jambes en l’air. Mieux valait être vigilant, y compris avec ceux qui avaient l’air hyper méga sympas. En tout cas, la porte de ma chambre restait verrouillée dès que j’étais absent de l’appart… Je n’avais pas vu les autres loustics que Karl avait invités ou qui s’étaient invités, comme Christopher et Greg, mais je me doutais bien que certains n’auraient pas eu le bon Dieu sans confession.

En attendant que Karl fasse le ménage du siècle, j’allai à la salle me décrasser…

*GHB = Gamma Hydroxy Butyrique. Appelé aussi drogue du viol. Sédatif. Effet planant garanti.

 

7

 

   Le dimanche soir, il n’y avait jamais foule au Gym-Up, juste les dingues de sport qui n’avaient rien d’autre à faire, comme moi. Joël n’était pas de service ce soir-là, une jeune fille le remplaçait au comptoir… J’en profitai pour me laver à fond avant de m’entrainer, pour me débarrasser de cette maudite soirée, la crasse partant avec la malédiction, aspirées dans le syphon. Je laissai l’eau chaude ruisseler sur ma tête longuement, mon esprit vagabondait sans but particulier, j’étais bien. Les douches collectives étant désertes, j’étais tranquille, un bon endroit pour le débriefing mental.

Je laissai tomber Karl et ses frasques : rien de problématique. Le mec était un peu à l’ouest, inconscient des réalités parfois, QI d’huitre mais gentil comme tout, et c’était gérable. Non, le vrai problème était toujours le même : quoi que je fasse, quoi que je pense, j’étais en manque de thunes gravement. Je rognais sur tout, je comptais tout, mais je n’y arrivais pas. C’était aussi la raison pour laquelle je me tapais des soirées minables avec des mecs minables car fatalement, tout ce qui me plaisait était inabordable pour ma bourse, au singulier comme au pluriel, d’ailleurs.

Mon CDD arriverait à son terme bientôt, et même si je n’avais pas encore prospecté, je ne me voyais pas continuer dans cette boutique de fringues, et au SMIC, encore longtemps. Un seul point positif, je terminais fin juin, juste pendant la saison estivale. Je pourrais glander aux frais du Pôle emploi les deux mois d’été avant de me mettre sérieusement à chercher.

Bon, s’il suffisait d’y penser pour trouver la solution, ça se saurait. Or, je ne voyais vraiment pas comment, j’allais pouvoir régler mon problème. J’étais las de mes conclusions car elles ne me mettaient pas en face de solutions, mais seulement d’une barre d’horizon qui se rapprochait sans cesse et finirait pas m’aveugler si je ne réagissais pas.

Enfin, je pénétrai dans la salle de muscu. Je me dirigeai sans me presser vers le Butterfly, l’appareil était libre, je m’y installais quand une main vigoureuse se posa sur mon épaule droite. Je me retournai prestement :

-          Oh putain ! Lorenzo ! T’as failli me faire peur.

-          Comment tu vas, toi ? dit-il en riant.

Je me levai pour lui faire la bise. Les murs étant tapissés de miroirs, je me vis l’embrasser sur les joues, on aurait dit deux ours efféminés qui s’égayaient dans la rivière, étant donné la musculature qu’on déployait tous les deux. Depuis le temps que je m’assumais, certaines pratiques me surprenaient encore.

Lorenzo portait un t-shirt orange fluo échancré ultra large, un short body moulant et une casquette posée de travers, une vraie caricature de sportif. Je remarquai que sa barbe était impeccablement taillée, également teinte en noir de jais : cette couleur trop foncée rajeunissait son visage mais lui donnait aussi un côté bizarre. Cependant son torse massif et poilu en faisait une vraie bête à concours, tout ce que j’aimais. C’est drôle, l’image ne collait pas du tout avec le son : cet accent sudiste trainant et ce corps si viril.

Je découvrais qu’il était aussi inscrit à cette salle : comme son mentor Roberto Rongione, quoi. Pourtant, je ne l’avais jamais vu ici auparavant.

-          Alors, lâcheur ! Tu t’es barré vite fait, hier soir, hein ? Tu n’es pas vexé au moins ?

-          Vexé ? Non, tu rigoles ? Pas du tout. C’était marrant votre proposition, inattendu mais marrant.

-          Ah, tant mieux, Alex ! Tant mieux.

-          Au fait ! Qu’est-ce que vous en avez fait de ces deux vieux, finalement ?

-          Ben, je me suis dévoué ! Je me suis tapé les deux. Après tout, trois cents boules, c’est trois cents boules, hein !

Effectivement ! Moi, j’avais dépensé plein de thunes, en essence, boîtes, consos et même en pourboire, tout ça pour des nèfles. Ce qu’il m’annonçait, ravivait mon énervement et me rappelait ma médiocrité.

-          Tu sais, c’est dommage que ça ne t’intéresse pas car des fois, j’ai des plans sympas. T’es canon, t’es un grave beau mec, tu ferais fureur. T’en gagnerais d’la thune toi, j’te jure !

-          Arrête ton char cinq minutes, mec ! répondis-je en riant.

-          Hey garçon ! reprit-il plus bas. Je suis sérieux… Ecoute, j’ai un plan à deux cents boules demain soir. Un militaire, quarante-deux ans, de passage 48h à Montpellier pour un séminaire. Hétéro, marié, des enfants, qui voudrait changer de bord mais qui hésite pour des tas de raisons, mais qui cherche à assouvir ses pulsions quand même, tu vois… Voilà, le genre de plan que je pourrais te proposer parfois.

-          Mais je n’y connais rien ! Je veux dire, je peux baiser sans problème, mais pas le faire sur commande ni faire semblant. Je ne suis pas un acteur porno, quoi ! C’est un métier, ça ne s’invente pas.

-          On ne te demande pas de faire semblant, tu fais comme tu as l’habitude ! C’est quand t’es libre et si tu veux. Si le mec ne te plait pas, tu ne fais pas. C’est aussi simple que ça. Tous ces mecs sont des connaissances à Roberto. Pour la plupart, des anciens clients de la maison d’hôtes, des habitués, quoi !

Je m’aperçus qu’on bloquait devant les machines sans pratiquer, et même s’il n’y avait pas grand monde, on commençait à gêner avec nos bavardages de gym-queens paresseuses. Du coup, Lorenzo laissa sa place à un autre. Il me prit par le bras pour qu’on se déplace vers un coin plus tranquille. Je notai qu’il ne me lâchait pas avec cette histoire. Il était bien plus intéressé que moi. Il sortit son tel, me montra une photo.

-          Tiens, regarde ! C’est le mec en question. Il s’appelle Sylvain, adjudant dans je ne sais quel régiment… Enfin ça, on s’en fout. Mate le mec !

J’obtempérai : un blond, bonne tête, musclé, torse nu et en slip. Rien à dire, il était canon. J’étais admiratif et à deux doigts d’accepter. Mais moi, je l’aurais fait gratis, car le mec me plaisait.

-          Mais vous, vous y gagnez quoi ?

-          Ben, il paye la chambre ! 65€ pour une heure ou une nuit avec le service, c’est le même prix. De toute façon, c’est là qu’il loge pour son séminaire.

-          Plus le tarif pour moi. Ça fait cher le coup de rein, non ?

-          C’est le prix de la discrétion, mais t’inquiète, ces mecs peuvent payer… Mais il y a aussi une condition. Comme c’est la première fois, Roberto voudra baiser avec toi pour te jauger. Pour être certain que le client sera satisfait, et le faire revenir, surtout. Et cette condition n’est pas négociable.

J’eus envie de rire. Ça sentait le piège à plein nez. Si c’était tout ce que Roberto avait trouvé pour m’avoir dans son lit, c’était plutôt minable comme astuce. Et moi, je n’avais pas du tout envie de baiser avec ce vieux phoque libidineux.

-          Dans ce cas, pourquoi ne me fais-tu pas passer ce test, toi ? dis-je intéressé.

-          Parce que Roberto est le propriétaire et que c’est lui qui a les contacts. Mais ne t’inquiète pas, nous on fera ça quand on sera dispo tous les deux. Je te le promets, dit-il en m’adressant un clin d’œil moelleux.

J’avais tenté une ruse de gamin et c’était moi qui étais quasiment tombé dans le piège, puisque je semblais prêt à passer ce test. A mon grand étonnement, je venais de me révéler.

-          Donc, si je comprends bien, tu serais d’accord ?

Merde ! Plutôt malin, le Lorenzo.

-          Euh, ben ! Je n’ai pas ma voiture, je ne suis pas habillé pour. Je ne sais pas trop, bafouillai-je.

-          Pas de soucis. J’ai ma voiture, je t’emmène et je te ramènerai. On y va ? Roberto nous attend à Pérols.

-          Maintenant ?

-          Oui, maintenant !... Pour toi, j’en suis sûr, ça ne sera qu’une formalité.

On quitta la salle d’un bond pour les vestiaires, pas le temps pour une douche. Lorenzo ne se changea même pas. Du coup, moi non plus. On n’avait plus le temps de rien, fallait faire fissa.

Il avait garé sa voiture sous la Comédie, une Alfa Roméo rutilante. La puissance de l’engin m’impressionna largement, rien à voir avec ma pauvre Clio V. Ce bolide de rêve si sexy rendait Lorenzo encore plus charmant, ça commençait bien…

Il conduisait vite et bien, une conduite nerveuse, parfois brusque, jouant avec les vitesses, démarrant au quart de tour après chaque feu, grillant tout le monde. S’il avait pu, Lorenzo aurait pris les trottoirs. Il fit ronfler le moteur dès qu’il en eut l’occasion. Moi, je m’accrochais discrètement à ma ceinture de sécurité, histoire de me pas m’envoler dans le pare-brise quand il freinait soudainement, mais je m’éclatais totalement.

On sortit rapidement du centre-ville malgré la centaine de feux alignés jusqu’au rond-point du Zénith. Ensuite, direction la route de l’aéroport, qui était une longue ligne droite qui menait jusqu’à la maison d’hôtes, à moins de dix kilomètres. Plus possible d’échapper à mon sort, maintenant. Lorenzo m’y trainait presque par la peau du cul.

Je me risquai quand même à une petite question qui me taraudait.

-          Et si je foire le test ?

-          Ben, t’auras baisé avec mon mec, c’est tout. Rien de grave.

Manifestement, il avait réponse à tout, j’étais coincé. Ça m’apprendrait à vouloir faire le malin.

 

8

 

   On se gara proche de l’entrée des Parasols, juste à côté de la Porsche de Roberto. Ce dernier nous accueillit à l’intérieur comme il se doit et nous claqua la bise. Manifestement, il était déjà au courant de ma venue : Lorenzo l’ayant averti par texto… Roberto nous invita à passer dans le salon sans plus de cérémonie. Moi, je suivis sans appréhension, me doutant qu’on n’allait pas se rouler sur les sofas devant les résidents de la maison d’hôtes qui baguenaudaient un peu partout avant d’aller dîner. Il nous servit des cafés.

-          Lorenzo t’a mis au courant, je suppose !

Je dodelinai, attendant la suite.

-          Très bien ! Donc, ce n’est pas compliqué, tu vas faire comme tu as l’habitude de faire. C’est juste pour que je sache ce que tu vaux. J’ai déjà eu un aperçu de ton équipement sous la douche du club et j’ai hâte de le voir en action, et tu es sans conteste un beau mec. J’ai confiance en ce que tu pourrais m’affirmer sur tes capacités, mais la confiance n’empêche pas le contrôle, comme on dit. Et puis, te connaitre intimement me permettra de rassurer les éventuels prétendants concernant tes performances… Ah oui, préservatif obligatoire avec moi. Sinon, tu es sous PrEP ? Séropo ?

-          Ni sous PrEP*, ni séropo, répondis-je surpris.

-          Excuse-moi d’être direct, mais vaut mieux être sûr de ce qu’on fait. Personnellement, je suis séropositif indétectable, donc ni contaminant ni contaminable, mais j’ai horreur de me choper des IST. Maintenant, tu sais tout.

Lorenzo garda le silence, dégustant son café.

-          As-tu des objections, des questions ? reprit-il.

J’avais la sensation de passer un entretien d’embauche tellement ils avaient l’air sérieux tous les deux. Généralement, le sexe c’est ludique, alors que là j’avais la nette impression de jouer mon avenir. C’était plutôt pesant et pas franchement drôle, pour le coup… Je ne relevai pas non plus le fait qu’il était séropo. Depuis le temps qu’on nous saoulait avec la prévention, je savais qu’il n’était pas contaminant puisqu’il était indétectable, et puis on utiliserait des préservatifs, donc zéro risque pour moi. Alors je fis signe que non, je n’avais ni objections ni questions.

-          Okay ! Alors, on y va. C’est à l’étage que ça se passera, ajouta-t-il en se levant.

Puis, se tournant vers Lorenzo :

-          Bébé ! Tu pourras t’assurer qu’il y a bien une bouteille de vin blanc au frais, s’il te plait ? On revient dans une trentaine de minutes.

Bébé ? Le mec était musclé comme un buffle et son petit nom, c’était bébé. Trop mignon ! Là, ce fut à moi d’adresser un clin d’œil rigolard à Lorenzo.

Je suivis Roberto jusque dans la chambre. Un tube de gel et des préservatifs se trouvaient sur le lit n’attendant plus que nous… Comme je n’avais pas réussi à baiser à la Villa Rouge la nuit passée, j’avais de la frustration en stock à évacuer. Sans vouloir me vanter, j’eus un barreau à casser des briques ce soir-là, ce qui ravit le patron des Parasols que j’envoyai planer à mille mètres. Finalement, tout le monde y trouva son compte y compris moi-même, c’est dire si j’en avais besoin.

Roberto sembla comblé, cependant, il se garda bien de l’exprimer. Je savais qu’il avait joui en même temps que moi, signant la fin de la prestation dans un duo de râles orang-outanesques. Ensuite, il me proposa de prendre une douche pendant qu’il remettrait la chambre en ordre, ce qui m’arrangeait, car si j’étais bien en sueur, j’espérais ne pas la prendre avec lui… Pendant que je me rhabillais, Roberto me demanda de rejoindre Lorenzo au salon : il n’en aurait pas pour très longtemps, mais sûrement pour plus longtemps que moi.

Au salon, je retrouvai Lorenzo qui pianotait sur son téléphone.

-          Alors ?

-          Je pense que ça s’est bien passé !

-          Canaille !

Dès que Roberto fut en bas des escaliers, Lorenzo se leva pour aller en cuisine. Il en revint avec un plateau contenant un seau à champagne et des verres. Il installa le tout sur la table basse. En guise de champagne, nous eûmes droit au fameux vin blanc. Lorenzo fit le service, nous levâmes nos verres en silence, moi j’attendais le verdict, mais sans me prendre la tête, non plus.

-          C’était très bien, Alex ! Tu as des choses à améliorer dans ta façon de faire, notamment devenir versatile. Je n’ai pas pu te prendre et ça m’a un peu déçu, mais sinon le reste était très bien, je valide.

-          C’est cool ! Sinon désolé, je n’aime pas me faire prendre, j’ai la rondelle fragile.

-          Mon cher Alex ! Ta rondelle, comme tu dis, est aussi une zone érogène, ça se travaille c’est tout. Si tu veux, Lorenzo te fera ça très bien.

Lorenzo éclata de rire, ravi du dénouement, moi moins.

-          Maintenant, je vais vous laisser, je dois m’occuper de mes hôtes… Lorenzo, tu le mets au parfum pour demain soir et tu lui explique ce qu’il doit améliorer, s’il te plait.

Améliorer ? Comment Lorenzo pouvait-il m’expliquer quelque chose ? On venait juste de coucher ensemble avec Roberto, et il n’avait rien dit. Ou alors oui, bien sûr par texto avant de descendre ?

Roberto nous quitta, non sans m’avoir bien embrassé sur les joues avant. Lorenzo me fit un clin d’œil complice, cette fois-ci. On se rassit et il se rapprocha de moi, en mode confidence.

-          Je pense que tu lui as bien plu. Tu lui as mis sa race à ma vieille. C’est cool, elle va me foutre la paix pendant au moins une semaine.

-          Mais de rien, bébé ! rétorquai-je en riant.

Il soupira.

-          Ce n’est pas facile tous les jours, mais on s’adapte… Ne t’inquiète pas ! Roberto aime bien jouer au patron de la CIA, c’est son côté « Everything is under control » …

Il soupira encore.

-          Bon, ouais t’as des choses à améliorer. Tu dois toujours être impeccable niveau présentation : barbe taillée, dents clean, haleine fraiche, coupe de cheveux nickel, propre comme un sou neuf, parfumé mais pas trop. Il faut qu’on puisse dîner à l’intérieur de ton cul s’il le fallait. Tu comprends ?

J’acquiesçai distraitement. L’image concernant mon cul me fit rire.

-          Nous, on ne t’enverra pas des princes ni des stars du showbiz, mais des gens normaux qui insistent sur la discrétion. Seulement, dis-toi bien que des mecs qui veulent baiser pour du fric, y en a plein ici. Alors la sélection est sévère, on ne prend pas n’importe qui. Et grâce à ce petit supplément d’activité, nous restons ouverts toute l’année.

Donc, si je comprenais, Roberto et Lorenzo me considéraient plutôt bien, alors.

-          Demain soir, le type que je t’ai montré en photo va vouloir la même prestation que celle de ce soir. Et pour deux cents boules, va falloir lui donner ton maximum, parce que s’il est satisfait, il te redemandera peut-être. Nous, on gagnera une location et toi des biffetons. C’est donnant-donnant tout ça.

-          Okay ! Comment vais-je rencontrer ton militaire ? Comment je le contacte ?

-          Il arrive demain après-midi pour son séminaire, c’est lui qui te contactera. Roberto lui donnera ton numéro de tel puis lui t’appellera… Bon, c’est la deuxième fois qu’il vient, pas de soucis, on le connait. Il est soi-disant hétéro et un dur à cuire, mais il partage son cul dès qu’il peut. Un conseil, ne donne pas tes vrais nom et prénom. Roberto ne lui donnera pas non plus. Alors, invente quelque chose de simple, tu nous diras après comment tu veux qu’on t’appelle. Je te file une astuce : il te faut un prénom qui te ressemble. Donc pas de Calvin ou de Bjorn, okay ? Toi, t’as une tête de latin, pas de nordique. Sinon, il trouvera ça louche et il te prendra pour un des vulgaires escort-boys à 30boules qui pullulent sur Grindr. Il n’y a pas de putes qui rentrent aux Parasols, jamais… Comme a dit Roberto : « ici, on est entre gentlemen qui se rendent service ».

Lorenzo pointa son téléphone sur moi.

-          Fais-moi ton plus joli sourire de BG latino ? Merci. C’est pour envoyer à Sylvain.

Je m’étonnais : ils avaient l’air de penser à tout, y compris aux détails les plus insignifiants. Je n’étais pas escort-boy, je ne comptais pas le devenir non plus. Mais arrondir mes fins de mois de temps en temps grâce à eux, pourquoi pas, après tout.

-          Donc, tu ne t’appelles pas Lorenzo ? demandai-je en riant.

-          Tu veux tout savoir, toi ? Bah okay je te le dis : je m’appelle Laurent, en fait. Ah, ça casse le mythe, hein ! Mais voilà, tout le monde trouve que je fais rital, alors que je suis bêtement breton de naissance, mais bon, on s’en fout. J’aime bien Lorenzo maintenant.

Effectivement, j’étais déçu. Je l’imaginais chevauchant nu des purs sangs andalous ou arabes plutôt que ramasseur d’artichauts ou amateur de crêpes saucisses. Mais il avait raison, on s’en foutait. C’était cool qu’il me révèle son prénom. Je le pris comme une marque de confiance. D’ailleurs, lui-même connaissait ma véritable identité.

-          Autre chose. Bien souvent, quand le mec est satisfait, il aime bien boire un verre en compagnie de son amant. C’est cool, mais ne t’attarde pas trop, sinon on finit immanquablement par se faire des confidences. Crois-moi, plus on est discret, mieux c’est.

J’appréciai cette franchise, mais ça faisait quand même un peu parano. Je notai aussi qu’il n’avait pas une seule fois utilisé le mot de « client ». Il marchait sur des œufs, mais il avait l’air de maitriser son discours.

-          Si ça marche demain soir avec Sylvain, on t’en confiera d’autres dès qu’on pourra. Mais motus absolu ! Tu n’en parles à personne, même pas à ton oreiller. On n’a pas envie de voir débarquer les flics.

-          Pourquoi, c’est illégal ?

-          Euh, non ! Mais les flics ici, pas bon pour le business… Allez, je te ramène à Montpellier.

Lorenzo me déposa ensuite vers Antigone, proche de l’Ecusson. Avant de se quitter, je lui promis de lui envoyer mon nouveau nom par texto dans la soirée… En rentrant, je réfléchissais à tout ce qu’on s’était dit et j’en vins à la conclusion suivante : si ça marchait, il y avait beaucoup d’argent à se faire, sinon, j’aurais passé un moment agréable avec des mythos.

*Prophylaxie Pré-exposition au VIH. Antirétroviraux qui empêchent la propagation du VIH en cas d’exposition.

 

9

 

   Quand je rentrai, Karl était affalé sur le sofa devant la télé, stick aux lèvres, mais habillé. Le ménage avait été fait, la vaisselle aussi et les poubelles sorties. Il y avait presqu’un air de changement dans cet appartement. Je lâchai mon sac de sport dans l’entrée, comme je n’avais rien fait à la salle ce jour-là, ça serait prêt pour le lendemain. Je m’approchai tranquillement de Karl quand il me tendit un billet de 20€, le fameux pourboire qu’il me devait. Mais je gardai les mains dans les poches. Je réfléchissais.

-          Ben alors, tu n’en veux pas ?

Si je devais commencer à faire plus attention à moi, Karl pourrait peut-être m’y aider : en effet, il était coiffeur, c’était son métier. Lui disait « kuaffeur » pour se moquer de lui-même ou peut-être était-il sérieux ? Mais c’était bien son boulot. Je n’utilisais jamais ses services parce qu’il était trop fou-fou et j’avais peur qu’il me rate, mais je me rendis compte qu’il était à ma disposition en permanence, juste sous mon nez, en fait. Le lundi, mon coiffeur habituel était fermé, comme ma boutique d’ailleurs et mon plan était pour demain soir. Le dilemme ne dura pas longtemps !

-          Karl ! Je vais avoir besoin de toi.

-          Jure !

-          Tu pourrais me coiffer et me tailler la barbe, maintenant ? J’ai un plan grave chaud demain soir.

-          Eh ben ! Ça doit être un sacré mec pour que tu me demandes ce service ? Je le connais ?

-          Laisse tomber, tu ne sauras pas… En échange, je te laisse les 20€.

Ni une ni deux, le billet disparut de ma vue. Karl se leva et me pria de le suivre dans la salle de bain. Il installa une chaise, me fit assoir dos au lavabo, bascula ma tête en arrière, commença à me laver les cheveux. J’étais surpris par sa délicatesse. Je crois aussi que ça lui plaisait de me tripoter.

-          Dis-moi, j’ai quelques cheveux blancs, surtout sur les tempes. T’aurais pas un truc pour atténuer ?

-          J’ai un shampooing colorant, pas une teinture : ça part au lavage mais ça fait grave illusion pendant plusieurs semaines. On tente ?

J’acquiesçai. Je le laissai faire. J’étais en son pouvoir et c’était fort désagréable… Il me sécha les cheveux mais me laissa toujours dos au miroir. Ensuite, il entreprit de me tailler la barbe à la tondeuse d’abord, puis aux ciseaux ensuite. C’était plaisant de le voir s’appliquer, et rassurant aussi. Finalement, il me demanda de me mirer.

De me revoir avec la tête parfaitement noire me choqua presque. Toutefois, ce n’était pas raccord avec la barbe, mais il m’appliquerait le même traitement que pour les cheveux.

-          Ne t’inquiète pas ! Ça s’atténuera légèrement demain et ça sera parfait pour ton rendez-vous. Ça te plait ?

Incroyable ! J’avais rajeuni de dix ans au moins. J’avais du mal à me reconnaitre tellement j’avais perdu l’habitude d’avoir cette image de moi, cependant j’étais sous le charme. Je ne me sentais pas aussi parfait que Lorenzo, mais je n’en étais pas loin. Donc, c’était possible pour moi aussi… Karl aux doigts de fée avait fait du bon travail. Lui-même était ravi que ça me plaise. Il ralluma son stick, me proposa de fumer avec lui et pour une fois j’acceptai.

-          En tout cas, je confirme, t’es un super kuaffeur, dis-je en riant. C’est top ! Je n’en reviens pas. Terrible ! Si ça te branche, je te garde comme styliste personnel.

-          Je ne coiffe que les stars, mais j’accepte et c’est quand tu voudras, tu sais où me trouver. Merci ma biche !

On ne se détestait pas, mais on avait besoin de faire la paix tous les deux, surtout moi qui avait tendance à le mépriser facilement, et là c’était le bon moment. Il avait un peu merdé la nuit dernière mais je crois que ça lui avait plu que je m’occupe de lui. Ce shampooing colorant allait nous rapprocher miraculeusement. Cependant, c’est tout ce que je pouvais accepter, tout comme il était hors de question que je le materne. Et de toute façon, ce n’est pas ce qu’il voulait. Non, ce qu’il voulait, c’était qu’on le prenne un peu au sérieux, qu’il soit utile à quelqu’un, et ça je pouvais le lui accorder en lui confiant de temps en temps mes cheveux et ma barbe : c’était moins risqué que de lui confier mon portefeuille. Il y avait juste ses dérapages incontrôlés qui posaient problèmes car quand il était perché, on ne pouvait rien en tirer, mais je garderais un œil ouvert désormais, du moins tant que j’aurais besoin de lui.

Etant donné le week-end qu’on avait passé, on n’allait pas tarder à aller se coucher tous les deux. Contrairement à moi, Karl travaillait le lundi, ce qui me permettait d’avoir l’appart pour moi seul ce jour-là. Dès que le joint fut terminé, je le laissai et m’enfermai dans ma chambre.

Mais avant de baisser le rideau, il fallait que j’envoie à Lorenzo mon nouveau nom sous lequel j’allais officier avec son militaire. J’y avais réfléchi pendant que Karl s’occupait de moi dans la salle de bain, et j’avais trouvé un truc simple, facile à retenir et qui me plaisait bien : Théo Martin.

J’envoyai un texto au beau Lorenzo qui répondit dix secondes plus tard : à croire qu’il m’attendait.

« Parfait ! »

« Au fait, il faudrait que tu m’envoies des photos de toi nu, sous toutes les coutures. Merci. »

Je lui envoyai celles que j’utilisais sur les applis, plutôt salaces. D’ordinaire, ça ne me gênait pas, mais là j’eus des réticences. Peut-être parce que c’était Lorenzo qui les demandait ?

« A demain, Théo ! »

J’avais un peu l’impression de devenir le James Bond des plans cul, mais cette situation m’amusait, et puis je ne décelais rien de grave pour le moment. C’est vrai quoi, j’allais me taper un beau mec (enfin) et je serais payé pour ça, c’était tout.

Rideau…

Le lendemain matin, je me réveillai vers 10h, et comme prévu j’étais seul. Le silence était une chose appréciable dans cet appart car Karl ne lâchait jamais la télé, voire écoutait de la musique en même temps, quand il ne passait pas son temps libre au tel avec ses potes ou qu’il les ramenait ici par grappes. Plus le bruit à la boutique du Polygone, y avait de quoi devenir dingue parfois… Pour le moment, je n’avais rien à faire de spécial, à part aller à la salle, et j’attendais d’être contacté par Sylvain, le militaire séminariste en chaleur.

Le lundi, c’était sympa à Gym-Up, une grosse partie des clients étaient des commerçants qui ne travaillaient pas ce jour-là. Je retrouvai Joël à la réception, la mine reposée.

-          Alors, tu as passé un bon dimanche ?

-          Tranquille !

-          Oh, mais tu as fait une couleur ! Si ça continue tu vas finir par ressembler à Lorenzo, dit-il en riant. Ça me fait bizarre, mais ça te va bien.

-          Merci ma biche ! répliquai-je en parodiant Karl, qu’il reconnut à l’intonation aigue de ma voix.

Je repensai illico à ce que m’avait recommandé Lorenzo : ne jamais rien confier sur mes « activités spéciales ». Donc, je ne dis rien à Joël, même si celui-ci connaissait les spécialités secrètes des Parasols.

-          Au fait, Monsieur Rongione est là, il fait du tapis. Je te dis ça comme ça, au cas où tu voudrais l’éviter.

Il fit bien de me prévenir. Du coup, je ne pouvais désormais vraiment rien dire à Joël de ce que j’avais fait avec Roberto Rongione justement. Mais non, je ne voulais ni ne pouvais l’éviter, surtout aujourd’hui.

-          Okay ! Je vais quand même lui dire bonjour. Ça ne mange pas de pain.

Dans la salle, je repérai facilement Roberto, qui trottinait sur sa machine, je me dirigeai vers lui pour le saluer. Contrairement à ce que je craignais, il se contenta d’un signe de la main et ne descendit pas du tapis. Donc pas d’effusions excessives malgré notre intimité partagée de la veille. Comme s’il avait mis de nouveau une barrière entre lui et moi, il me toisa depuis son piédestal momentané.

-          Notre ami te contactera dans la journée. Il a eu tes photos, et il a hâte de te voir en chair et en os.

-          Okay !

-          Je vois que tu as fait quelque chose pour ta coupe de cheveux. Tu as suivi les conseils de Lorenzo, c’est bien… Allez, à plus tard.

C’est tout juste s’il ne me congédiait pas pour reprendre son activité sportive. Je comprenais Lorenzo, ça ne devait pas être facile tous les jours avec ce gus-là. Il devait être souvent en mode « CIA » pensai-je.

Du coup, je préférai changer de salle, j’allai faire des étirements, ce qui me serait sûrement très utile pour ce soir finalement. Je ne revis pas Roberto, ni dans une autre salle ni aux douches… Quand je m’entrainais, je n’emportai jamais mon tel avec moi pour ne pas être dérangé sans cesse. Lorsque je revins aux vestiaires pour me changer, je remarquai que j’avais un message sur mon portable : ça devait être mon « contact ».

« Bonjour Théo, c’est Sylvain. J’espère qu’on se verra ce soir à la maison d’hôtes Les Parasols. 19h te conviendrait-il ? Je suis joignable à partir de 17h. Sylvain ».

Il était à peine 16h, mais je décidai de lui répondre tout de suite. Tous ces mystères pour un plan cul me gonflaient un peu. Ces simagrées ne cadraient pas avec le sexe gay actuel qui était plutôt en mode ultra décomplexé, surtout à Montpellier et sa région qui étaient réputés pour être un baisodrome à ciel ouvert.

« Slt Sylvain. Ok pour 19h aux Parasols ».

Voilà qui était enfin clair, on allait avoir un peu d’action… J’avais fini mon entrainement, il ne me restait plus qu’à me changer pour devenir présentable : chaussures de ville, pantalon, chemise et veste légère. Le parfait playboy latino que je semblais être.

 

10

 

   J’arrivai pile à l’heure aux Parasols. Je remarquai que la voiture de Roberto y était mais pas celle de Lorenzo. C’était aussi la première fois que j’y allais sans chaperon. Le maître des lieux vint à ma rencontre jusqu’à la piscine, et m’inspecta furtivement de la tête aux pieds. Roberto ne dirait rien sinon pour m’indiquer la chambre de celui qui m’attendait. Sylvain se trouvait dans la chambre n°1, celle où j’avais baisé Roberto la veille.

Je montai à l’étage sans stress particulier, frappai à la porte. Sylvain me fit entrer et referma derrière lui. Rien à dire, il correspondait à la photo : grand, blond, la quarantaine. Il me dévisagea également : pas d’erreur sur la marchandise, c’était bien moi. Il me remit tout de suite une enveloppe qui contenait quatre billets de 50€, que j’empochai après une brève vérification. On se présenta, mais on resterait sur nos prénoms comme signes distinctifs, pas de noms entre nous. Théo apparaissait pour la première fois, je faisais ma première mondiale, quoi. On se mit d’accord sur la prévention à adopter : préservatifs pour tous les deux, y compris pour la fellation. Après tout, c’était lui le client, même si je comptai bien m’amuser aussi.

On se déshabilla en même temps : c’était parti. Incertain, je le laissai faire tout ce qu’il voulait : préliminaires, câlins, caresses, découverte du corps. Lorenzo ne m’avait pas menti, Sylvain ressemblait fortement à ces hétéros qui découvrent une autre sexualité malgré eux, inexorablement attirés par leurs semblables. Lorenzo m’avait dit aussi que ça ne durerait pas plus d’une heure. On déborda largement, mais ça ne me contraignit pas plus que ça. De plus, Sylvain avait loué la chambre pour deux jours, donc ce n’était gênant pour personne.

Il apprécia que je jouisse aussi, je le sais parce qu’il ne se priva pas de me le dire. Souvent, les mecs le besognaient puis s’en allaient après avoir fait leur boulot. Moi, je ne savais pas encore comment me comporter dans cette situation nouvelle, mais je ne lui dirais rien à ce propos, je me contentais de suivre le rythme. Cela dit, je n’étais pas escort-boy, donc, je n’avais pas de raisons de conserver mon stock de sperme pour les suivants. Mais pour lui, ça avait l’air important, c’était la preuve que je partageais bien ce moment avec lui. Finalement, ce n’était pas si compliqué de faire semblant.

Pendant qu’on se rhabillait, il m’expliqua brièvement ce qu’il faisait au sein de l’armée, et surtout qu’il voyait de jeunes hommes bien foutus en uniforme toute la journée, et que ça le stressait d’être coincé dans son slip sans pouvoir en profiter. Et la seule façon pour lui de pouvoir assouvir ses pulsions hors mariage, était de louer les services de quelqu’un quand il le pouvait, sans se prendre la tête.

Les conseils de Lorenzo me revinrent subitement en tête : le gars commençait à me faire des confidences, je sentais qu’il allait devenir collant, il était temps que je parte. J’étais prêt, je voulais le quitter correctement, sans mépris, quand il me serra la main : une poignée de main bien virile qui contrastait avec la tendresse qu’il avait déployée pendant qu’on baisait. Nous avions à peine terminé qu’il était redevenu l’homme qu’il se targuait d’être au boulot. Le message était clair, reçu cinq sur cinq. Sauf que sa réelle personnalité ne m’intéressait pas car si on avait été amants, on n’avait aucune chance de devenir amis, l’argent étant le lien dans cette rencontre.

Je quittai les Parasols sans demander mon reste, mais avant de démarrer, j’envoyai un texto laconique à Roberto et à Lorenzo : « mission accomplie ». J’aurais pu le signer du nom de James Bond, mais ça suffisait. Je m’étais assez amusé comme ça.

Pendant que je roulais en direction du centre-ville de Montpellier, je repensai à ce qui s’était passé. Si je n’étais pas mécontent de cette expérience, bien plus plaisante qu’avec Roberto, j’étais rudement satisfait des deux cents euros. Voilà une sacrée opportunité que j’espérais renouveler, maintenant. J’avais eu des scrupules au début, mais si ça se passait tout le temps comme ça, je serais demandeur, il n’y avait pas photo.

Une fois dans l’appart, je me servis une bière, une des miennes, et je m’allumai une des rares clopes que je m’accordais de temps en temps pour me détendre. Karl n’était pas là, j’avais le salon pour moi seul encore un moment. Je reluquai mes quatre billets comme un gamin. Rien à dire, j’étais content de moi.

Puis, j’entendis un bip sonner. Lorenzo avait répondu à mon texto : « Bravo, garçon ! ».

Suivi d’un second : « Je suis au Cubix. Tu me rejoins ? ».

Cool ! Lorenzo voulait me voir maintenant. Je répondis par l’affirmative. Et comment que je voulais le revoir, surtout s’il avait des potes à me refiler.

Je changeai de panoplie : t-shirts, jeans moulant, baskets, je redevenais moi-même… Je retrouvai Lorenzo accoudé au comptoir, la musique était forte, je me serais bien éclaté en boite toute la nuit tellement j’étais bien dans ma peau. Lorenzo me fit la bise de rigueur, mais me salua en m’appelant Théo. Ce qui me troubla un peu.

-          Hey ! Je suis connu ici.

-          On s’en fout ! Maintenant, tu es Théo en toutes circonstances. Habitue-toi. Si on te pose la question, tu n’auras qu’à dire qu’Alex est ton deuxième prénom. Enfin, du bla-bla quoi.

Il rit.

-          Roberto m’a appelé tout à l’heure. Sylvain est très content. C’est dans la poche.

-          Ben, si tu en as d’autres, pourquoi pas ?

-          On verra ! Pour le moment, je n’ai rien mais je te ferai signe.

-          Au fait ! Y a-t-il d’autres mecs sur le coup ? C’est vrai ça, je ne dois pas être le seul avec qui vous bossez, non ?

Il rit à nouveau.

-          Tu sais garder un secret ?

-          Oui, bien sûr !

-          Eh bien, moi aussi, rétorqua-il en riant de plus belle.

Ça me fit rire, mais plus par mimétisme qu’autre chose.

-          Oui bien sûr, il y en a d’autres, mais je ne te dirai rien de plus. Laisse tomber… En revanche, j’ai autre chose à te proposer. Je pense que je peux te faire confiance, n’est-ce pas ?

Il n’attendit pas ma réponse pour réagir. Il me prit par le bras et on s’éloigna du comptoir. Il fit signe au barman qu’on sortait fumer dehors.

Dans cette ruelle très étroite de l’Ecusson, on pouvait quand même s’isoler pour discuter et fumer. Lorenzo avait son air mystérieux, ou alors il cultivait bien le mystère, comme un bon acteur, mais je savais déjà que c’était un malin puisque j’avais dit d’abord non à tout ce qu’il m’avait demandé mais qu’au final, je le faisais quand même. J’attendis qu’il parle, j’étais curieux de savoir ce qu’il me préparait. Il m’offrit une clope.

-          Voilà ! Si Sylvain était un plan à Roberto, j’ai mes plans aussi. La différence, c’est que les miens tu ne peux pas les emmener aux Parasols. Tu devras te débrouiller, soit chez le mec, soit chez toi, voire au sauna. Les mecs sont parfois moins canons et c’est un peu moins bien payé aussi.

-          En gros, tu me demandes de faire la pute ?

-          Je n’ai pas dit ça ! Mais c’est hyper facile.

Pendant qu’on discutait, un gars en survêtement vint à notre rencontre. Son visage me disait quelque chose, mais le plus surprenant, c’est qu’il connaissait Lorenzo.

-          Oh, Lorenzo ! Ça va ma gueule ? l’interpela-t-il en lui faisant la bise.

Puis il se tourna vers moi pour me saluer, mais je n’avais toujours pas mixé l’image avec le son. Le gars voyant mes doutes, se présenta.

-          Christopher ! La soirée chez Karl, tu ne te rappelles plus ?

Oui bien sûr ! Les deux kiffeurs qui s’étaient invités. Lorenzo prit à part Christopher, me laissant dans mon coin à quelques mètres de la scène. Je n’entendis rien de leur conversation car ils se parlaient dans l’oreille, mais je vis clairement Lorenzo remettre quelque chose dans la paume de la main de l’autre, et Christopher faire de même. Il ne fallait pas sortir de Saint Cyr pour comprendre la manœuvre : Lorenzo dealait.

Dès que Christopher nous lâcha, Lorenzo revint avec moi, tout sourire. Il me fit un clin d’œil.

-          Bon, tu as compris ? Ça aussi je le fais et je peux tout avoir. Si tu as besoin de quelque chose, fais-moi signe et je te le livrerais.

Je ne répondis pas, me contentant de sourire, moi aussi. Puis, Lorenzo m’invita à retourner au bar. Là, je l’entendis clairement commander deux Cocas. Moi, j’avais plutôt envie de célébrer ma victoire et d’enchainer la soirée avec des mojitos bien dosés. Il embraya :

-          Avec Sylvain, tu as passé une étape. Maintenant, tu es prêt pour la seconde étape. Si tu veux rester performant et être choisi en priorité, tu ne dois pas toucher à toutes ces merdes : MDMA, GHB, coke, héroïne, chems, extasy etc… Tout ça, ce n’est pas pour toi, sinon tu te transformeras vite en épave. Moi, je vends, mais je n’y touche pas.

Le barman l’interrompit pour déposer les deux sodas devant nous. Lorenzo prit le sien en main.

-          Tu vois ça ? Ce n’est pas ce qui se fait de mieux en matière de boisson, mais c’est quasiment inoffensif et tu peux en boire toute la journée. Alors, commence à réduire ta consommation d’alcool au maximum, parce que l’alcool, ça empêche de bander, et c’est un accélérateur de vieillesse. En plus, à force de picoler, on finit par avoir une haleine de poney. Parfois, baiser s’apparente à une compétition sportive ou à une recherche d’embauche, et quand on commence à vieillir, la concurrence est féroce dans le sexe.

Je ne m’attendais pas à ce genre de discours de la part d’un gars comme lui, la suite n’allait pas tarder.

-          Au fait ! Tu me donnes quel âge ?

La question qui tue, qui pourrait décimer les meilleures amitiés et à laquelle on se plante tous une fois sur deux.

-          Euh ! Je ne sais pas : entre trente-cinq et quarante ans ?

-          Bingo ! Pour mes clients, c’est exactement ça, sauf que j’en ai quarante-six. Tu vois, je te dis tout parce que j’ai confiance en toi… J’ai quarante ans officiellement, et dans vingt ans j’aurai toujours quarante ans. Surtout si j’arrête la clope, l’alcool, la drogue et que je fais du sport à donf, tout en suivant un régime alimentaire strict. Et tu sais quel est l’élixir miracle, celui qui guérit tout ? Le sommeil, garçon !  C’est le sommeil… Bien dormir c’est le secret de tout ça.

Je l’écoutai débiter sans l’interrompre. J’avais un peu l’impression de découvrir l’eau chaude.

-          On ne peut pas empêcher le vieillissement mais on peut ralentir le processus et vieillir correctement. Crois-moi, ce n’est pas sorcier, mais il faut s’en donner les moyens, et ça ne tombe pas du ciel.

-          Pourquoi me dis-tu tout ça ?

-          Parce que je pense qu’on peut faire équipe tous les deux. Si Roberto a des plans, moi j’ai les miens, et on peut se faire de la thune, crois-moi !

-          Et que fais-tu de tes autres potes ? Puisque je ne serais pas le seul !

-          Mais ça va dépendre de toi, maintenant. On verra ce que tu mettras en place pour t’améliorer. Je ne te donnerais pas mes plans comme ça, garçon !

Lorenzo m’avait déroulé sa soi-disant recette miracle infaillible pour rester dans le coup. Moi, je ne savais plus quoi ajouter, mais j’étais perplexe.

-          Donc ! A partir de demain lundi, tu vas à la salle tous les jours et tu fais ce que je t’ai dit. Okay garçon ?

 

11

 

   Pendant qu’on discutait, Lorenzo reçut un appel : il fallait qu’il rentre, Roberto le réclamait séance tenante. Lui qui était son amant, voire son complice, mais aussi son patron à la maison d’hôtes, avait soi-disant un boulot urgent à lui donner. Lorenzo me quitta sur le champ, me laissant régler nos boissons d’ailleurs, en me promettant qu’il m’appellerait bientôt. Je fus surpris qu’il obéisse aussi promptement : il avait des allures de bad boy gentil, finalement. Ce départ fulgurant me laissait aussi un peu sur ma faim… Moi, je resterais encore un peu au Cubix, je ne commençai qu’à 10h le lendemain, je pourrais donc largement récupérer si je débordais ici. En revanche, il n’était pas question de savourer ma soirée avec un Coca, je hélai le barman et lui commandai un mojito, bien alcoolisé surtout.

Le barman déposa le verre sur le zinc et s’approcha de moi,

-          Tu le connais bien, ce mec ?

-          Un peu ! Pourquoi ?

-          Ce mec pue le fake à plein nez. Tout est faux chez lui. Ses cheveux, sa barbe, même ses dents sont fausses. Même son look ne fait pas naturel, on dirait un martien déguisé en racaille. Méfie-toi ! Il n’a pas l’air net. Tu sais, j’en vois des loulous dans ce bar et mes sens m’ont alerté. « Attention danger » qu’ils me disent, mes sens. Tu sais, mon cerveau l’a scanné en long et en large, et tu peux me croire, je ne me trompe jamais... Enfin, tu fais comme tu veux, moi j’te dis ça, c’est pour toi.

Décidément, Lorenzo ne laissait pas les gens indifférents, et il n’avait pas que des amis, semblait-il. Alors que ce gars était presque parfait à mes yeux et attirait mon admiration, certains ne pouvaient pas simplement l’envier, mais le jalousaient méchamment. Enfin, les barmans n’étaient pas recrutés pour leur finesse d’esprit non plus, même si certains avaient un bon sens de l’observation.

Le Cubix était plein, le DJ tenait bien son public avec du bon son, c’était excitant. Comme ce n’était pas une boîte, on ne pouvait pas vraiment danser, juste bouger et c’était pas mal quand on avait la bougeotte. Et du côté du bar, on s’entendait encore parler malgré la musique. Un jeune gars au look normal se présenta, se colla entre moi et un autre client pour parler au barman.

-          Il est là Patrice ? T’as pas vu Patrice ?

Le barman, imperturbable, lui fit signe que nom, Patrice n’était pas là.

-          T’es sûr ? répéta-t-il, agité du bocal. Parce qu’il m’a dit qu’il serait là, Patrice !

Je regardai le barman, toujours stoïque, bras croisés, et négatif. Le gars avait l’air stressé que son pote ne soit pas là. Puis il se dirigea vers la piste, le fumoir et les WC, en mode vraiment speed, cependant le barman ne bougea pas. Bizarre…

Bon, je finissais tranquillement mon mojito quand une jeune fille, genre étudiante, tout aussi speed que l’autre demanda à voir Patrice. Franchement, si elle n’avait pas prononcé le même prénom et dans le même laps de temps, j’aurais lâché l’affaire. Mais là, ça tournait au gag. Même cinéma, elle fit le tour du bar comme un robot, regardant partout. Je l’observai scruter les recoins de l’établissement avec insistance. Si elle en avait eu l’autorisation, elle serait sûrement descendue dans la backroom. C’était bien la première fois que je remarquais un tel manège. Du coup, dès qu’elle fut partie, je me risquai à demander des explications au barman.

-          T’inquiète ! Il n’y a pas de Patrice ici. Patrice, c’est juste le nouveau petit nom pour dire « dealer ». Et il n’y a pas de dealers ici. Si le patron en chope un, il lui fera passer un sale quart d’heure, j’te le promets. Mais moi, je fais comme si je ne comprenais pas. Après tout, ce ne sont pas mes oignons.

Du coup, je me posai la question de savoir si Lorenzo ne s’appellerait pas aussi Patrice par hasard ? Malgré cette troublante coïncidence, je comprenais mieux la mise en garde de Lorenzo concernant la drogue : ces deux jeunes devaient être en manque de quelque chose et recherchaient leur dealer attitré partout. Ils avaient l’air mal barrés pour échapper à leur naufrage, pensai-je.

Si Montpellier était réputée pour sa grande tolérance, elle était aussi réputée pour son trafic de drogue endémique. Car si on était vraiment dans le Sud, l’odeur qu’on partageait tous, volontairement ou pas, du soir au matin, n’était pas du thym ou du romarin s’échappant d’un barbecue, mais bien du cannabis. Cette odeur si reconnaissable aurait pu recevoir une médaille de la mairie tellement elle représentait culturellement bien la ville. Et ce n’était que la partie immergée de l’iceberg : tout le monde avait l’air d’y toucher.

D’ailleurs, Karl mon coloc, qui était une vraie chatte délicate, ne se gênait pas pour se vautrer dans la poudreuse quand il en avait l’occasion. Son pseudo pote Christopher s’était même réapprovisionné chez Lorenzo. Si j’avais su que j’allais participer d’une façon ou d’une autre à ce trafic, je ne l’aurais jamais cru. Cependant, je ne jugeai pas. Je pouvais reprendre à mon compte ce qu’avait dit le barman du Cubix : « ce ne sont pas mes oignons ».

Je rentrai sur les coups de minuit et je sus tout de suite que Karl était rentré lui-aussi : ça empestait l’herbe à trois kilomètres. Enfin, on n’y pouvait rien, c’était sûrement la normalité, ici !

Le lendemain matin, il ne me fallut pas longtemps pour regretter d’avoir bu des mojitos, j’avais mal dormi. Je le savais, l’alcool amplifiait mes insomnies, mais j’aimais bien boire un coup quand j’étais content de moi… Comme je ne commençais qu’à 10h, je pouvais démarrer ma journée par une séance de sport à la salle pour me changer les idées, il n’y avait plus que ça à faire.

Entre le café et ma clope du matin, soulever de la fonte et courir sur le tapis, rien de tel pour une remise en forme efficace. Mon sac étant déjà prêt de la veille, je pourrais mettre en pratique chez Gym-Up les conseils de Lorenzo. Karl dormait sûrement, mais je quittai l’appart sur la pointe des pieds quand même.

Je retrouvai Joël qui venait juste d’ouvrir le club, il ne fut pas plus surpris que ça de me voir à une heure si matinale. Je ne lui dirais rien de mon escapade de la veille aux Parasols, valait mieux se taire, même si j’en étais sacrément fier. Mais il était occupé à organiser les salles, et on ne pouvait pas entretenir une conversation qui aurait pu m’obliger à me dévoiler, et puis je n’avais pas toute la journée non plus. J’eus la salle pour moi seul, et pour un bon bout de temps. Pas de Roberto ni de Lorenzo en vue pour m’encourager.

En revanche, sortant des vestiaires, je pris un café avec Joël, histoire de me sociabiliser un peu. Ma semaine de boulot s’avérerait chiante comme d’habitude et Joël était la seule personne qui me reliait à ce monde, toutes les autres me gonflaient lourdement.

-          Pas de nouvelles des patrons des Parasols ?

-          Monsieur Rongione ne vient pas tous les jours, et quand il vient c’est l’après-midi. Quant à Lorenzo, il n’est pas inscrit. Je le laisse déambuler et toucher aux machines de temps en temps parce que je le connais, mais sinon, je le vois rarement ici.

Tiens ! Voilà une information qui me surprenait. J’aurais juré qu’il s’entrainait dans cette salle. Ce n’était donc pas une coïncidence si on s’était croisés ici alors. Il était bien là pour moi.

-          Et où va-t-il pour s’entrainer ?

-          Je ne sais pas. Tu veux que je le lui demande la prochaine fois que je le vois ?

-          Non, surtout pas. C’était juste comme ça.

-          Hum ! D’accord, je vois, me dit-il. T’as le béguin pour lui ?

-          T’es ouf, toi ! Et en plus, c’est un top* comme nous deux.

Joël éclata de rire :

-          Si tu n’as pas encore compris qu’il pouvait être tout ce que tu voulais à condition de payer, alors tu ne comprendras jamais rien !

Sa réponse m’agaça presque. Je ne m’attendais pas à ce qu’il rejoigne l’avis du barman du Cubix : donc, Lorenzo avait des ennemis et pas qu’un peu. Je connaissais Joël depuis mon arrivée à Montpellier et je n’avais jamais décelé chez lui la moindre jalousie, c’était même ce qui nous permettait de rester ami. Mais, Lorenzo semblait agir comme un principe révélateur. Intéressant.

-          Ecoute ! Lorenzo a une personnalité interchangeable au gré de ses intérêts, continua-t-il… C’est sûr, c’est un beau mec, intelligent avec ça, il a du bagout, et il a souvent des bons plans, mais il sent le soufre. Monsieur Rongione n’est pas un ange non plus. Ces deux-là ensemble font de sacrées étincelles. Ils sont comme ange et démon, cul et chemise, ajouta-t-il en s’esclaffant. Enfin, tu vois le genre, je ne vais pas te faire un dessin… Alors pour Lorenzo, top ou bottom*, c’est pareil.

Pourtant, ce que Lorenzo m’avait promis s’était réalisé. Donc, je n’avais pas de raison de douter de lui. Et s’il était bizarre ou s’il trainait une réputation sulfureuse, qui n’en avait pas dans le milieu gay ? C’était même la règle : plus on avait l’air chaud et plus on se rapprochait de ce fantasme ultime, peut-être un peu puéril mais fort envié, d’avoir une vie d’acteur porno. Et puis, il avait été plutôt réglo avec moi, sans ambiguïté même. Mais j’enregistrai surtout qu’il était comme tout le monde : il plaisait ou déplaisait, et souvent pour les mêmes raisons. Donc, Joël se méfiait de lui : ça me donnerait bonne conscience pour lui cacher de ce que je faisais sans culpabiliser. Après tout, on était amis, pas mariés.

*Top ou bottom = actif ou passif, en anglais.

 

12

 

   Deux semaines après notre dernière rencontre au Cubix, je n’avais toujours pas de nouvelles de Lorenzo. Cependant, je n’en réclamai pas non plus. Après tout, c’était lui qui avait besoin de moi et non l’inverse. Et puis, on n’était pas encore amis, on s’appréciait mais c’était plus intéressé qu’autre chose. Donc, je le laisserais venir quand il en aurait envie.

On était début mai, j’approchai inexorablement de la fin de mon CDD, et mon compte en banque avait déjà des fins de mois difficiles. Quant à mes relations avec ma patronne, elles n’étaient pas tendues, elles étaient devenues carrément inexistantes. Quand on attendait tous les deux le client à la boutique, on se regardait en chiens de faïence sans un mot, c’était atroce. Au début, je faisais semblant de replier les chemises pour passer le temps, mais maintenant je m’en foutais, je me doutais qu’elle ne me garderait pas. Et ça tombait bien, je n’avais pas envie de rester. Donc un partout, la balle au centre.

J’avais commencé à mettre en pratique le fameux plan de Lorenzo pour essayer de garder un semblant de jeunesse : j’allais à la salle tous les jours ; j’avais tenté d’arrêter de fumer, mais le patch me gavait plus qu’autre chose ; j’avais drastiquement réduit ma consommation d’alcool, mais c’était difficile quand j’étais avec des potes, surtout avec Joël. Quant à la « drogue », je n’en prenais jamais, même pas de poppers. Restait le sommeil : je dormais peu et mal, donc pour la régénérescence tranquille, c’était mal barré. Au pire, si ça ne marchait pas, ça ne me ferait pas de mal d’avoir changé de régime, et au mieux je me sentirais plus coulant dans ma peau. Même si je ne pouvais pas encore en mesurer les bénéfices, j’étais satisfait.

Seulement quand on parle du diable, on en voit souvent la queue !

Un après-midi, alors que pour m’occuper à la boutique, mes pensées vagabondaient du côté de Pérols j’ai enfin reçu un texto de l’âme damnée de Roberto, texto qui s’adressait bien à Théo : « vendredi soir aux Parasols, un plan à trois avec un mec d’une cinquantaine d’années, physique moyen, 150€ » … Bon, le tarif me convenait et le fait que le mec serait moyen n’était pas un problème, mais je voulus quand même savoir qui serait le troisième. Lorenzo me répondit illico : « tu verras bien ! ».

Mais ça ne rigolait plus, là ! me dis-je. Il me fallut un peu de temps pour choisir mes mots pour la réponse, mais « okay ! » me parut plus approprié que « génial » ou « super » : c’est dur de ne pas paraitre niais parfois… Du coup, je réservai Karl pour qu’il me fasse mon shampooing colorant et qu’il me taille la barbe, et ce dès ce soir. Bien évidemment, il ne répondit que très tard alors qu’il passait sa vie sur son tel, ce qui eut le don de m’énerver.

Au jour J, je me pointai relax aux Parasols, fis connaissance avec le troisième, on aurait dit une sorte de clone ou un prototype entre Lorenzo et moi, mais sans barbe, un grand brun de type rebeu, qui m’adressa à peine la parole, ça commençait bien. Quant au récipiendaire, dès qu’il nous eut remis l’argent, il se mit à quatre pattes sur le lit et attendit d’être besogné comme une chèvre. Environ trente minutes plus tard, on était tous les trois dehors, et redevenus de parfaits inconnus.

J’aurais bien voulu causer avec mon collègue, mais il esquiva toute discussion. Juste un clin d’œil pour me dire au revoir et ce fut tout. Si ma première fois avait été une réussite, la seconde me laissait perplexe, surtout vis-à-vis du troisième larron. J’avais déjà participé à des partouzes où les mecs étaient plutôt cools, là c’avait été vraiment mécanique. D’ailleurs, impossible de prendre mon pied dans ces conditions. Malgré tout, l’hôte des Parasols parut satisfait et nous remercia poliment comme s’il avait reçu son certificat d’étude.

Cependant, je gardai à l’esprit que j’avais 150€ dans ma poche, quasiment pour faire ce que n’importe qui faisait dans un sauna ou un sexclub pour s’amuser un après-midi, et pour largement moins cher. Enfin, ce type devait sûrement avoir ses raisons. Mais les gens sont bizarres parfois !

Avant de partir, je trainai quelques minutes près de la piscine, espérant voir Roberto ou Lorenzo, mais je ne vis personne. Bref, soirée décevante sur tous les points de vue.

Je rentrai un peu désœuvré mais pendant que je garais ma Clio V de « star low cost du porno occitanien », je reçus un texto de Lorenzo m’invitant à boire un verre au Cubix. J’étais à deux doigts de refuser, mais l’envie de savoir ce qu’il voulait me força un peu la main. Et puis, ça faisait plusieurs semaines que je ne l’avais vu, et l’entendre débiter ses salades pour me convaincre m’amusait pas mal.

On approchait de l’heure de fermeture, la clientèle s’était largement clairsemée, même la musique était en sourdine. Lorenzo m’attendait à l’endroit habituel, accoudé au bar. De toute façon, impossible de rater ce grand échalas avec une telle carrure. Sa casquette posée de travers rendait son attitude un peu ridicule, comme si les bad boys ne pouvaient pas vieillir. Son Coca Zero en main, il en commanda un autre pour moi. Ce n’est pas la fête tous les jours, dirait-on ! Va pour un Coca.       

-          Alors, ça l’a fait ?

-          Moyen ! Franchement, niveau cul, c’était nul. Et ton pote, il est muet ou quoi ?

Lorenzo sourit de ses belles dents blanches qui devenaient presque fluos sous les lights.

-          Chacun son style. Il bosse bien, ça nous convient. Il est beau gosse, non ?

-          Bof ! Pas mon style… Quant au client, payer aussi cher pour ça, je ne comprends pas.

-          Eh ! On s’en fout, c’est son problème ! Il ne faut pas que tu te poses ce genre de questions, sinon tu ne vas pas rester longtemps dans ce milieu. Ici, il n’y a pas de place pour les états d’âme. Si ça lui plait de payer, c’est que ça fait partie de son trip, rien à ajouter. Prends l’argent et profite.

-          Ouais, t’as raison. Parlons d’autre chose alors.

-          Justement, Roberto aura sûrement un autre plan la semaine prochaine, même endroit, même punition, mais personne différente. Je te redirai pour le tarif.

Là, c’est moi qui retrouvais le sourire tout d’un coup : c’est dingue comme on peut devenir vénal en très peu de temps, en fait. Ça doit faire partie du génome humain…

Le barman déposa la canette devant moi sans me regarder, Lorenzo lui réglant la note dans la foulée. Il n’avait pas oublié notre discussion du mois dernier, sûrement.

-          Et tes plans à toi, c’est pour quand ?

-          Bientôt garçon, bientôt ! J’attends d’être sûr et je te brancherai. Ne t’inquiète pas. Sinon, tu fais quoi ce week-end ?

-          Rien de spécial. Mon coloc fait un apéro avec ses potes pour l’Eurovision samedi soir. Joël sera là aussi. On boit un coup avec eux et après on est libres.

-          Super ! Tu m’invites ? Allez ?

-          Bah ouais ! Passe à la maison. Plus on est de fous, plus on rit, comme on dit !

J’étais étonné qu’il veuille venir chez nous participer à cet apéro : le mélange des genres allait avoir des allures de char de gaypride, mais après tout pourquoi pas…

Mais pour l’heure, j’étais tout autant intrigué par la fluorescence de sa dentition. Moi je me mirai discrètement dans le miroir au fond du bar, mais je ne distinguais même pas mes dents. Comment faisait-il ?

-          C’est simple, je me fais blanchir les dents. Tu as un bar à sourire en haut de la rue St Guilhem. Vas-y, c’est sans rendez-vous. Franchement, ça vaut le coup. Une séance tous les six mois seulement, pour avoir un sourire en or massif. Bon, ce n’est pas donné, mais maintenant, t’as les moyens, ajouta-t-il en riant.

C’est vrai que j’appréciais ma petite transformation : ma nouvelle couleur de cheveux, et la taille nickel de la barbe me plaisaient gravement. Karl ne rechignait pas pour récupérer un pourboire net d’impôt. Chez Gym-Up, filles et garçons se retournaient sur mon passage, me regardaient parfois m’entrainer. Joël et son patron étaient ravis de cette attractivité qui leur rapportait sûrement de nouveaux abonnements. Bref, mon nouveau look soigné de BG était en train de devenir une réalité, mais Lorenzo avait raison, ça avait un coût. Je n’étais pas encore certain de pouvoir me le permettre tout le temps car malgré mes petites escapades lucratives, j’étais toujours au SMIC et à découvert. Cependant, l’idée de me faire blanchir les dents me séduisait. Dès que je le pourrais, j’irais faire un tour dans ce bar à sourire.

-          Mais avant d’aller dans ce salon de beauté, je te conseillerai d’aller chez le dentiste. Tu as sûrement des trucs à changer ou à refaire. Nos hôtes aiment les beaux mecs et un beau sourire, ça n’a pas de prix. Moi, j’ai des dents parfaites et ça m’a coûté une blinde, mais maintenant, j’emballe qui je veux.

Tout semblait sourire à Lorenzo, c’était le cas de le dire ! Je commençais à l’envier sérieusement. C’est vrai, tout était plaisant chez lui : sa voiture, ses fringues, son boulot, son look, ses idées, son égo surdimensionné (dû certainement à une sexualité débridée et bien vécue), et sa facilité a toujours tout régler, alors que moi je ramais pour survivre. Franchement, si quelqu’un méritait d’être suivi et copié, c’était bien lui. Je ne comprenais pas les réticences de Joël ni du barman du Cubix, mais d’après l’adage bien connu, « personne n’est prophète en son pays ». Lui non plus n’échappait pas à la jalousie ambiante, même quand on habitait une ville aussi tolérante. Quant à moi, je me sentais dépendant de lui désormais.

 

13

 

   J’avais donné rendez-vous à Lorenzo chez nous vers 21h. Heure pile où démarrait le show de l’Eurovision. L’un des programmes les plus ringards de la télévision, mais toujours suivi par des millions de gens sur la planète, et particulièrement par les LGBT. Va savoir pourquoi, les LGBT kiffent cette émission ! Sûrement le kitch des candidats ou la nullité endémique des Français, un truc comme ça, mais ça restait un mystère pour moi. Karl était particulièrement excité et s’occupait de l’organisation de son apéro. Joël et moi faisions les VIPs pour une fois, on était dans notre coin, on buvait un coup, on se faisait servir et on ne se mêlait de rien. Une dizaine de personnes était là, dont Christopher, manquait plus que Lorenzo et la soirée pourrait démarrer.

Justement, il arriva au moment du générique, où on pouvait encore déranger tout le monde, faire les présentations, les claquages de bises rituelles, sans gêner le bon déroulement du spectacle. Karl fut ravi de rencontrer mon modèle. A vrai dire, de près je ressemblais plus à sa doublure qu’à un modèle, ç’en était même un peu gênant pour moi…

Sans vouloir faire nos mauvaises langues, on ne comprenait rien de ce qu’on voyait, on ne savait pas non plus où ça se déroulait. Mais entre les candidats slovaques, grecs ou lettons, on a eu le temps de mourir de rire plusieurs fois tellement c’était ridicule. Mais le spectacle n’était pas qu’à la télé, il était aussi dans notre salon, où tout le monde vociférait pour son candidat favori, sifflait quand c’était nul, etc… Lorenzo était perplexe et observait la scène un peu comme s’il visitait un zoo sur Mars. Je me disais aussi que son âge canonique devait jouer cette fois-ci. Ou alors, cette émission devait réveiller de vieux souvenirs familiaux pas très heureux pour lui.

-          Ça va ? lui demandai-je

-          Ouais, ça craint plutôt, dit-il en riant. Ils sont toujours comme ça ?

-          Non, parfois c’est pire ! Mais là, j’avoue c’est gratiné.

Karl avait sorti le grand jeu et tournait maintenant au champagne pendant que ses amis roulaient joints sur joints, et s’enfilaient comme du petit lait des cocktails à base de jus de fruits lourdement chargés en vodka ou en gin : on était proche du binge drinking là… A part Joël et moi, Lorenzo ne connaissait que Christopher, qui était déjà un de ses clients, mais je remarquai qu’il contemplait l’assistance avec insistance par moment. Vers 22h, il était clair qu’on n’allait pas rester bien longtemps à regarder ce truc, mais Lorenzo ne décolla pas pour autant, scotché au sofa. Le déclic se fit quand un des amis de Karl se leva et s’avança timidement. Un grand machin blond tout mou, tatoué et bagué, style gender fluid, répondant au doux nom de Benji ; il s’approcha de notre trio en titubant.

-          Vous ne buvez pas, vous ?

-          Si, moi ! répondit joyeusement Joël en levant son verre.

-          Et pourquoi vous autres, vous ne buvez pas ? Vous n’avez pas le droit ? C’est contre votre religion ?

On éclata de rire simultanément. Le Benji était clairement bourré. Il avait même du mal à tenir sur ses cannes. Le Champomy devait être sacrément corsé cette année.

-          On n’est pas obligé de boire de l’alcool pour s’amuser, tu sais ? réagit calmement Lorenzo.

-          Hey chéri ! J’aimerais bien faire une trace, lui lança-t-il les yeux dans les yeux.

Quelle hardiesse pour un timide ! Et là, je vis clairement le Christopher, qui avait suivi Benji, faire un clin d’œil à Lorenzo, qui actionna illico. Il sortit de sa poche un petit tube, déposa un peu de son contenu sur la table basse, le tassa en une fine ligne blanche avec sa CB : Benji s’agenouilla précautionneusement et la sniffa d’un coup… Je venais de comprendre pourquoi Lorenzo souhaitait être invité à cet apéro.

Du coup, Christopher lui acheta des pilules de je-ne-sais-quoi, et tous les autres se détournèrent de la télé pour se masser sur notre sofa. L’apéro tournait en soirée défonce, quoi !

Lorenzo sortit de la poche de sa veste un sachet en plastique qui contenait d’autres sachets plus petits, contenant des pilules bleues, vertes ou rouges : une vraie pharmacie ambulante. Je vis que Joël qui en avait déjà vu d’autres, était éberlué de la tournure que prenait la soirée. Les amis de Karl frôlaient les trente ans, mais ils faisaient clairement tous largement plus jeunes. Avec leur côté princesse exacerbé, on aurait dit des gamins affolés s’offrant des friandises au supermarché, et nous de trois daddies perdus dans une pouponnière.

Karl acheta son lot de MDMA* et autres bonbons qu’il s’empressa de gober. Faut dire que Lorenzo avait tout en stock, y compris du Viagra à l’unité, et même des cachets de PrEP pelliculés qu’il vendait par quatre ou cinq, selon les besoins.

Lorenzo comptait à peine l’argent qu’il recevait, mais il encaissait, c’était clair. J’étais un peu mal à l’aise, Joël s’amusait du spectacle offert sans commenter. Puis notre candyman pas vraiment improvisé s’approcha de Benji et le fixa.

-          Hey Chéri ! La trace, c’est la maison qui offre ! Bisous p’tit loup, ajouta-t-il avec un clin d’œil complice.

Benji ne réagit pas, euphorique qu’il était, mais le message était sûrement passé. Il ne fallait pas être trop naïf pour comprendre que Lorenzo espérait fidéliser notre gentil machin mou qui planait haut maintenant.

La moisson avait dû être assez bonne pour que Lorenzo lâche enfin l’affaire. La razzia avait été complète, et fructueuse me semblait-il. Il était temps de quitter Karl, ses invités et le concours de l’Eurovision qui s’était achevé comme d’habitude par une défaite cuisante de la France et par la victoire d’un obscur chanteur moldave ou portugais. Enfin, le ridicule ne tuait plus depuis longtemps. Bon, on avait bien rigolé, c’était le principal, mais on décida de finir la soirée ailleurs.

Dans la rue, Lorenzo rayonnait, moi beaucoup moins. Joël nous suivait, se doutant que des explications n’allaient pas tarder à jaillir.

-          Tu aurais pu me prévenir ?

-          Quoi ? Tu ne t’en doutais pas ? Désolé garçon… J’espère que tu ne vas pas nous en chier une pendule, hein ! … Ah, au fait ! Tiens, c’est pour toi !

Lorenzo sortit une liasse et préleva 50€. Je regardai la main tendue avec les billets sans oser les prendre.

-          Merci pour ces nouvelles connaissances, persiffla-t-il en riant. Très enrichissantes, vraiment !

-          Alex ! Prends-les ! dit-il en revenant à notre hauteur. Tu t’en fous. De toute façon, ils en auraient acheté quelque part et à quelqu’un d’autre. Au moins avec Lorenzo, c’est du sûr.

D’entendre mon vrai prénom me ramena sûrement à la réalité. L’avis de Joël me surprit un peu. Toutefois, Lorenzo sembla ravi de sa réaction, et puisque lui-même me le demandait, alors j’acceptai ma participation. Et puis, il avait sûrement raison, je culpabilisai peut-être trop. Pourtant, j’étais loin d’être une drama queen.

-          Ne t’inquiète pas, ils m’ont tous donné leurs numéros de tel. La prochaine fois, je livrerai directement chez eux, comme ça, il n’y aura plus de gêne. Mais il fallait bien une première fois.

On avançait doucement en direction du Coxx, on venait de dépasser l’église St Roch, le quartier était noir de monde. Le samedi soir, cet endroit est tout le temps plein à craquer. Pratique pour se mêler à la foule incognito.

-          Ne te fais pas de bile pour tes jeunes potes ! dit Lorenzo. De toute façon, ils ne sont pas foutus de garder un centime dans leurs poches. Ils jettent l’argent par les fenêtres et moi je le récupère, c’est tout. Faut voir les choses comme elles sont, rien de plus… Rappelle-toi ce que je t’ai dit concernant l’usage de prods** : ça ne sert à rien sauf à te détruire la santé à petit feu. Ne t’y trompe pas, ce sont avant tout des victimes consentantes de la société de consommation, des rebelles à quatre balles, des naïfs qui croivent être différents ou chébrans parce qu’ils font un truc soi-disant interdit. N’aie aucun scrupule à accepter ce pourboire parce que moi je n’en aurais aucun. Et puis, je ne fournis pas de cames de mauvaises qualités, je te le jure, tu peux me faire confiance. Mais quoi qu’il arrive, je prendrais toujours leurs thunes s’ils en veulent, je te le promets.

Cette petite mise au point avait eu le mérite de clarifier les choses et de me désamorcer. Il avait raison, Karl et les autres en auraient acheté de toute façon. Je ne pouvais pas contrôler la qualité, seulement le croire sur parole, mais pour 50€, ça me suffisait. Joël avait raison également, Lorenzo était loin d’être stupide et sa théorie cynique se tenait assez bien. C’est dingue comme le besoin d’argent me faisait dire et faire n’importe quoi.

-          Tu n’as pas peur de te balader avec ça dans tes poches ? demandai-je.

-          Ai-je une tête de dealer ?

-          Clairement, non !

-          Bah voilà, garçon !

Bon, nos problèmes métaphysiques étant réglés, on n’avait plus qu’à célébrer ça tous les trois dans une ambiance un peu plus adulte. Karl et son Eurovision m’avaient gavé gravement.

-          On va se boire un godet au Coxx ? proposai-je.

-          Pas pour moi les garçons ! Je ne peux pas, je suis grillé là-bas. Le patron ne veut plus m’y voir… Et de toute façon, j’ai des livraisons à faire dans le quartier, maintenant… Rendez-vous au Cubix avant la fermeture si vous êtes encore dans le coin. Sinon, une autre fois.

Lorenzo nous quitta rapidement, et nous, nous allâmes au Coxx comme prévu, qui était plein comme un œuf en cette fin de soirée. Impossible de rester au bar, trop de monde et trop bruyant, on s’installa en terrasse : c’est-à-dire, entassés debout dans la ruelle avec nos pintes à la main, dans le brouhaha des clients. A première vue, aucune connaissance dans les parages, et c’était tant mieux… En présence de Lorenzo, j’étais resté au soda, mais maintenant, j’avais besoin d’un truc pour me vriller la tête gentiment. Décidément, ce sevrage était plus facile à décréter qu’à faire. La perfection n’était pas de ce monde !

*MDMA, plus communément appelé Ecstasy dans les 90’s.

**Abréviation de produits (de stupéfiants)

 

14

 

   Joël m’avait surpris ce soir en m’incitant à accepter l’argent que m’offrait Lorenzo pour ma soi-disant participation. Comme revirement spectaculaire, on ne faisait pas mieux. Mais bon, les humains n’étant pas à une contradiction près, j’avais quand même hâte d’entendre sa version. Je le fixai sans rien dire, j’attendais que ça vienne de lui et il commença vite à se sentir gêné.

-          Quoi ? Pourquoi tu me regardes comme ça ? Qu’est-ce que tu veux que je te dise ?

-          Tu le sais très bien. Alors, crache ta valda ! J’attends.

-          Bon, okay ! Je vois que tu vas me tenir la grappe jusqu’au bout… Tu sais, il n’y a pas trente-six raisons pour faire des choses, mais quand un type te donne 50€, ben tu les prends, c’est tout.

-          Mais je croyais que tu te méfiais de Lorenzo ?

-          Et ça n’a pas changé. Tu prends l’argent cette fois-ci et si tu ne veux pas que ça se reproduise, tu évites ce type. C’est aussi simple que ça.

-          Parce que tu penses qu’il ne s’agirait que d’une question d’argent ?

-          C’est le nerf de la guerre, mon pote.

-          D’accord ! Et comment pourrais-je éviter Lorenzo ?

-          Ça ! Ça ne dépend que de toi ! Je n’ai pas de solutions à tout.

Comme c’était facile à dire ! En fait, tout le monde avait des bonnes raisons pour faire ce qu’il avait à faire sauf moi. De plus, je ne voulais pas révéler à Joël tout ce que je faisais pour Lorenzo et Roberto. Donc, problème insoluble pour l’instant !

Du coup, je taxai une clope à Joël comme pour me libérer de l’emprise de Lorenzo, pour ce soir en tout cas. Joël n’eut pas le temps de ranger son paquet, qu’un gars qui descendait la rue en profita pour lui en taxer une aussi. Personne ne payait ses cigarettes dans cette ville, ou quoi ?

Je me rendis compte que j’avais été le seul mec sage de la soirée et que j’en avais marre de faire la sainte nitouche. Et puis, le vice et la vertu ne faisaient-ils pas toujours bon ménage ? Un coup l’un et un coup l’autre… Ce soir, si je n’avais toujours pas vu la queue de Lorenzo, j’avais clairement aperçu ses cornes de petit diable. Je n’avais même pas besoin d’imaginer ce dont il était capable de faire, puisqu’il m’annonçait tout le temps la couleur. Même ce soir, il avait été clair, sans ambiguïtés et surtout sans scrupules. C’était juste moi qui n’avais pas voulu voir.

Soit ce type était d’une franchise à toute épreuve, soit c’était une tactique, mais j’étais bien en peine de savoir laquelle. En fait, à force de vouloir chercher midi à quatorze heures, on finissait par se perdre dans les méandres de sa parano. Donc, j’optai pour ce qui me sembla évident : Lorenzo était un type intelligent, un pragmatique du genre séducteur.

Bien sûr, je gardai pour moi cette révélation quasi divine. De toute façon, Joël ne pourrait pas saisir.

On avait beau être samedi soir, cette première soirée de week-end m’avait déjà épuisé. Tant pis pour Lorenzo, on ne se reverrait pas au Cubix. De plus, Joël travaillant au club ce dimanche, il fallait qu’il rentre se coucher, et moi je n’avais pas spécialement envie de rester seul au Coxx. A cette heure-ci, il ne resterait plus que ceux qui allaient partir en boîte, ou les mecs bourrés. Très peu pour moi…

La vache ! Gravir les cinq étages à pied à 1h du mat’ était une vraie torture, même pour un mec entrainé comme moi. Enfin, la bonne nouvelle de la soirée, le calme régnait sur notre palier. Dans l’appart, la lumière était allumée dans le salon, mais pas un bruit ne filtrait, le bordel dû à l’apéro était toujours en place, mais tous les invités s’étaient taillés. Je trouvai Karl assis sur le sofa, sanglotant : scène étrange.

Je m’approchai de lui calmement, j’allais encore devoir le consoler, je sentais que ma soirée n’allait pas se terminer si bien, finalement.

-          Qu’est-ce que tu as ? T’es triste ? Tu t’es fait larguer ? Tu sais, ce n’est pas si grave.

-          Mais nan ! Je viens d’écouter la chanson « Pour que tu m’aimes encore » de Céline Dion, et ça m’a rappelé des trucs. Voilà, c’est tout.

-          Et tu pleures pour ça ?

-          Bah, c’est une chanson triste aussi, non ?

Ouais ! Je voyais surtout qu’il était bien perché, encore.

-          Tu te rappelles de ce que tu as pris ? Qu’est-ce que tu as avalé ?

-          Sais plus, docteur. Me rappelle de rien. On a bien rigolé ce soir. Nan, tu ne trouves pas ?

Oh mais on rigole encore là, pensai-je ! Je crois même que ce n’est pas fini.

-          Ouais, c’était cool. Allez, sèche tes larmes, tu vas aller te coucher. Hop, au dodo Rihanna !

-          Nan ! mais elle est trop triste cette chanson, c’est trop la vérité, ce qu’elle dit. Tu ne trouves pas ?

-          Si, bien sûr. Allez, lève-toi ! Et arrête de chialer, ça me saoule !

-          Vas-y, laisse-moi, c’est bon. De toute façon, je finirai seul, c’est comme ça, c’est ma vie !

De l’entendre miauler et renifler me donnait des envies de le trucider. Mais je pris sur moi.

-          Mais oui Calimero, t’as raison.

-          Quoi ?

-          Rien ! Calimero, c’est un canard. Et un chieur pleurnicheur comme toi.

Oh bordel ! il ne connaissait même pas ce vilain petit canard casse-couille. Vouloir rester jeune, c’est vraiment une sinécure.

Pendant, que je l’aidais à se mouvoir jusqu’à sa chambre, lui continuait à me débiter ses déboires.

-          Tu sais, je ne pourrais pas être un oiseau, moi.

-          Ah oui ! Et pourquoi ?

-          Parce que j’ai le vertige, tu vois.

-          Bien sûr, je vois.

Puis, comme si ça ne suffisait pas, il se mit à vomir ses tripes sur le carrelage. Je venais de comprendre l’allusion au vertige. Et surtout comprendre que j’avais vécu cette scène plusieurs fois et que j’en avais définitivement marre.

-          Merde Karl, bordel ! fulminai-je.

-          T’inquiète, je vais nettoyer. Je te le jure !

Du coup, je le laissai à l’entrée de sa chambre, accroupi devant sa flaque de gerbe, ses rêves de princesse triste et ses chansons philosophiques. Je n’étais ni son frère ni son mec, ni sa conscience, et puis il ne risquait vraiment rien sauf à réaliser, qu’enfin, il devait se comporter en adulte. Rien de mieux que d’être face à son vomi pour le comprendre. Enfin, avec Karl, même les choses les plus évidentes devenaient hyper compliquées parfois.

Je m’enfermai dans ma pièce, m’allongeai sur le lit, saoulé de tout et de tout le monde : comme un samedi soir raté, quoi… J’eus une furieuse envie d’appeler Lorenzo, le seul qui semblait avoir vraiment les pieds sur Terre. En tout cas, ses propos résonnaient toujours dans ma tête. Karl n’était qu’une preuve vivante que notre société n’était qu’une société de consommation, que cela avait une réelle emprise sur les gens, et que la majorité se laissait bouffer la laine sur le dos. Lorenzo avait juste entrepris de participer à la tonte des moutons. Et s’il y en avait pour lui, il y en aurait pour moi aussi.

2h du mat’ passées. Cependant, il ne devait pas être trop tard pour parler à un oiseau de nuit comme lui.

-          Ouais, Lorenzo ! C’est Alex ! Enfin Théo, quoi !

-          Okay ! Que veux-tu ? On s’est vu toute la soirée et tu as encore des choses à me dire ?

-          Je crois que je n’ai pas été très cool tout à l’heure quand tu m’as proposé les 50€. Mais en fait, j’apprécie le geste, quoi. Tu vois !

Voilà que je commençai à parler comme Karl !

-          Ouais, je vois ! Ben, c’est cool… C’est tout ?

-          Euh, ouais !

-          Bon, ben ça tombe bien que tu aies appelé parce que j’aurai un plan pour dimanche soir. Juste un service à rendre pour 100€. Rien que tu ne puisses pas faire, je te l’assure. Je te textoterai demain avec les éléments. Okay garçon ?

-          Ça roule !

Merde ! J’avais bafouillé comme une débutante, pire que lorsque je racontais des bobards à ma patronne. Heureusement qu’il avait comblé sinon la conversation aurait tourné vinaigre.

Lorenzo ne me tenait rigueur de rien, c’était l’information principale de la soirée… Comme quoi, l’humeur des princesses finissait par déteindre sur moi, je m’inquiétais comme Karl, maintenant. Fuck !

 

15

 

   Je me suis réveillé tard ce dimanche, mais avec la sensation d’avoir bien dormi. Cela faisait une bonne dizaine de jours que j’avais drastiquement réduit ma consommation d’alcool et ça commençait à porter ses fruits, dirait-on. Le sommeil était revenu, je dormais plus profondément et je rêvais, et ça j’en étais sûr.

Karl avait oublié d’éteindre la lumière du salon, comme d’habitude, et rien n’était rangé non plus. Toutefois, il avait nettoyé son dégueulis, même si l’odeur acide flottait encore dans l’air. J’ouvrais les fenêtres en grand dans le salon pendant un moment, y en avait besoin. Un rapide coup d’œil dans sa chambre, mon kuaffeur déluré dormait comme un bébé, j’entendis clairement sa respiration. Donc toujours vivant malgré ses pseudos malheurs existentiels.

Je fis couler un café, j’en aurais bu des litres. Lorenzo m’avait envoyé « les éléments » concernant mon rendez-vous de ce soir, qui était en fait, en fin d’après-midi. J’inaugurais enfin ses plans… On m’attendait à la terrasse du Café de la Mer pour 18h30, c’est-à-dire, à deux pas de chez moi. Le mec en photo n’était pas terrible, d’ailleurs je n’avais que son visage. Mauvais présage. Le texto était court, je ne savais même pas ce que ce mec voulait faire. Simplement, Lorenzo avait insisté pour que ma tenue soit « sobre ». Ce qui voulait dire en langage pédé : le type était hors milieu, ne se baladait jamais dans la rue avec une plume dans le cul. Et en langage « Lorenzo » : discrétion ultra recommandée.

Bon, il commençait à faire chaud en ce mois de mai. Je n’allais pas porter une cagoule non plus. Donc, pantalon, chemise claire et tennis feraient l’affaire. Et puis, je n’avais pas le dressing de Tom Cruise : j’avais pas mal de fringues mais ma penderie n’était pas encore extensible à volonté.

Je me pointai à l’heure pile au Café de la Mer. Je ne pouvais pas me tromper de bonhomme, il n’y en avait qu’un attablé à cette heure-ci. C’était quand même un bar très connu de Montpellier. Bizarre ! On faisait sûrement mieux comme discrétion.

On échangea de brèves présentations, le gars disait s’appeler Martial, il était prof. Dégarni, empâté, il n’avait sûrement jamais vu une salle de sport… Point positif, il faisait plus jeune en vrai qu’en photo, mais il aurait fallu être aveugle pour ne pas voir que ce n’était pas un perdreau de l’année, il aurait pu être mon père. J’avais vu juste concernant la tenue, il était quasiment habillé comme moi, plus passe partout, tu meurs ! Il buvait un demi, me demanda ce que je prendrais. Comme j’étais plus en service commandé qu’à un date*, je ne me lâchai pas : un café verre d’eau serait parfait.

Comme je ne savais pas ce qu’il me voulait, je restai sur la défensive pour l’instant, il le remarqua tout de suite.

-          J’habite à deux pas d’ici. On pourra aller chez moi après, si ça vous dit.

-          Pourquoi ne pas m’avoir donné votre adresse tout de suite ?

-          Je voulais vous voir, savoir si vous étiez bien celui que Lorenzo prétendait me présenter. On a des surprises, parfois.

-          Cela vous est-il déjà arrivé de ne pas avoir la bonne personne ?

Là, j’étais intrigué. Lorenzo aurait-il mythoné ?

-          Laissons cela. Ça n’a pas d’importance… Lorenzo vous a-t-il dit ce qu’on ferait ?

-          Non ! J’ai juste le tarif… Alors, je vous écoute.

Il me fit signe de m’approcher, comme pour me parler dans l’oreille, comme s’il redoutait que toute la ville puisse l’entendre.

-          J’adore tailler des pipes au jus, articula-t-il tout doucement.

Bon, maintenant j’avais son programme coquin, mais il y avait juste un petit problème. « Au jus » signifiait qu’il irait jusqu’à recevoir mon éjaculation, soit en bouche soit ailleurs sur lui, et moi je ne travaillais pas sans filet de protection, c’est-à-dire que je mettrais un préservatif.

-          Mais, on ne fera pas ça bareback ! Je suis sous PrEP, vous savez. Je suis suivi par mon médecin, je fais des tests tous les trois mois, je suis une personne sérieuse et responsable, aucun risque avec moi. Lorenzo ne vous a-t-il rien dit ?

-          Non ! D’ailleurs, je vais l’appeler, si vous le voulez bien… Je reviens !

Je me levai et laissai en plan le soi-disant prof qui me regarda m’éloigner, dépité.

Lorenzo décrocha tout de suite, je lui expliquai brièvement mon dilemme.

-          Je sais que toi, tu n’es pas sous PrEP, mais ce n’est pas un souci. Que tu sois clean ou pas, on s’en fout puisque lui est protégé. Mais toi aussi tu ne risqueras rien… Je le connais, je n’ai jamais eu de problème avec lui. Et puis, tu vas seulement te laisser faire, tu ne le toucheras pas. Alors, risque zéro pour toi. C’est tout bénef et ça passe crème !

Je l’écoutai sans répondre pour l’instant. Il soupira.

-          Bon, tant pis ! Tu fais comme tu le sens. Si tu ne veux pas, pas de soucis. Je me débrouillerai avec lui. Je vais trouver quelqu’un d’autre, ne t’inquiète pas.

-          Non, attends ! Je n’ai pas dit que je ne le ferais pas. Je voulais… Euh, je voulais t’informer, quoi.

Ça y est ! Je bafouillais encore. Je ne voulais surtout pas que Lorenzo me prenne pour un faux mec, ou un baltringue de plus.

-          Alors ?

-          Alors, c’est okay !

-          Très bien, garçon ! Dès que tu as fini avec lui, tu me rappelles, d’accord ?

De toute façon, j’avais besoin de cet argent. J’étais pris la main dans le bocal, mais je ne lâcherais rien.

Je retournai retrouver Martial et finir mon café. J’avais du mal à déglutir, mais la potion était amère… Je venais d’abdiquer quelque chose d’important pour de l’argent. Etais-je prêt à tout maintenant, y compris à jouer avec ma santé ? Et puis, contrairement aux autres fois, le mec ne me plaisait vraiment pas du tout, il me dégouterait presque. Donc soit Lorenzo me faisait passer des étapes, soit ses plans ne valaient pas une cacahuète.

-          Okay, on y va ?

Martial se leva, paya les consos et nous quittâmes la place du Marché aux Fleurs tranquillement pour aller dans la rue d’à côté.

Chez lui, nous fûmes accueillit par un chien, genre teckel à poils longs, qui se faufila entre mes pattes en poussant de petits cris stridents à vous lacérer les tympans.

-          Tais-toi Marlon, papa est là !

C’était un grand appartement cossu dans un vieil immeuble bourgeois de l’Ecusson. Le parquet craqua quand on s’avança vers le salon, la hauteur sous plafond m’impressionna. Il me demanda de me mettre à l’aise pendant qu’il tirait les tentures. Je me retrouvai au beau milieu de sa bibliothèque sous la surveillance du clébard. Il me donna l’argent qu’il sortit directement de son portefeuille comme s’il payait ses courses au marché.

-          Tu vas voir, je vais te faire la meilleure sucette de ta vie, promit-il en me dégrafant le pantalon.

Bon, j’en avais connu de plus savoureuses et des gars qui astiquaient largement mieux que ça. Lui, ce n’était pas vraiment un professionnel de la pipe, il était nul. C’était lamentable de s’y prendre autant comme un manche : à croire que c’était sa première fois. En plus, il n’arrêtait pas de baver, j’en avais des hauts le cœur quand je le regardais. Et puis, la présence du chien qui n’en avait pas loupé une, me gêna franchement. Comment pouvait-on partager un moment aussi intime avec son animal de compagnie ?

Fort heureusement pour moi, il reçut ce qu’il désirait plus rapidement qu’il ne l’aurait souhaité. J’avais résisté autant que j’avais pu, je n’avais même pas eu besoin de simuler, c’était parti d’un seul coup : un jet gluant en pleine face. Je n’étais toujours pas acteur porno et encore moins Superman, mais j’étais soulagé d’en avoir fini. J’avais rempli ma part du deal. Basta !

Je me sentis un peu bête, mais j’en profitai pour me rhabiller et déguerpir fissa, le laissant sur les genoux. Je ne voulais pas partir en ayant l’air de le mépriser, mais je n’avais vraiment plus rien à lui dire. Plus vite je serais dehors, mieux ça serait pour nous deux.

Dans la rue, les quinze minutes les plus lucratives de ma vie me semblèrent plutôt satisfaisantes, mais j’étais dégouté d’avoir été avec ce type. Fallait vraiment être cinglé pour payer autant pour une pipe. Quel pouvait bien être son niveau de frustration pour en arriver-là ? Maintenant, je n’étais plus certain que l’argent puisse être la seule motivation pour moi. Tout comme je n’étais plus sûr de bien comprendre Lorenzo : des pièces devaient me manquer dans le puzzle.

Je retraversai la place du Marché aux Fleurs, téléphone à l’oreille, direction le quartier St Roch. Lorenzo décrocha tout de suite.

-          Alors, c’était bien ?

-          Bof ! On va dire oui !

Il éclata de rire.

-          Martial vient de m’envoyer un texto : il est très content et espère te revoir. Quel succès !

-          C’est génial, mais on va attendre un peu, répondis-je blasé.

-          Ne t’inquiète pas, c’est le métier qui rentre ! Je sais que ce gars n’est pas joli-joli, c’est comme ça parfois, mais je t’avais prévenu. Alors, assieds-toi sur tes préjugés sinon tu ne t’en sortiras pas.

Je soupirai, je ne savais pas quoi répliquer. Lui restait froid en toute circonstance semblait-il.

-          Bon, maintenant, laissons tomber ces pipes foireuses : je vais bientôt avoir un super plan à te proposer, mais il y a quelques conditions : faudra que tu sois sous PrEP et que tu acceptes de baiser sans capote, et c’est non négociable. Tu comprends, tous les bons plans sont ultra safe, j’allais dire « sécurisés », mais tu m’as compris. Donc, il faut que tu le sois aussi.

-          Et c’est tout ?

-          Bah, c’est payé 1000 boules, et faudra passer la nuit avec lui… Et ça ne sera pas à Montpel’ mais à Paris.

-          …

-          Allo ? T’es toujours là ?

J’avais laissé un blanc, surpris par le tarif annoncé.

-          Euh, ça fait beaucoup de conditions là, non ?

-          Réfléchis bien ! J’ai d’autres personnes qui seront intéressées… Ah oui ! Je prends une com’ bien sûr. Je n’ai pas encore fourni tes photos, mais le mec attend que je le recontacte.

-          Ça ressemble quand même à de la prostitution déguisée ? lançai-je.

Les avertissements de Joël revenaient en première ligne.

-          Mais non, garçon ! Qu’est-ce que tu vas chercher-là ? Nous, on est des potes, ce n’est pas pareil. D’ailleurs, c’est pour ça que je te fais profiter de mes plans. Donc, c’est normal si je palpe aussi. En une nuit tu gagneras ce qu’on te paie en quinze jours. Alors réfléchis bien, mais vite.

-          Tu sais que je ne prends pas la PrEP !

-          Je le sais, tu me l’as déjà dit cent fois... Dès lundi, appelle le centre de dépistage pour avoir un rendez-vous. Le gars voudra la preuve que tu es bien protégé et que tu n’as pas de MST non plus. Donc, dès que tu as fait tes tests, t’arrêtes tous tes plans cul pour être sûr que tu seras bien clean le jour J. Et tu ne déconnes pas avec ça, je compte sur toi ! Pour ce tarif-là, tu comprendras que le mec ait des exigences, n’est-ce pas ? En contrepartie, lui aussi te fournira la preuve qu’il est bien clean. Comme ça, zéro blabla, zéro tracas.

-          Et c’est pour quand ?

-          Quand tu seras prêt. Mais pas pour la Saint Glin-glin non plus. Démerde-toi pour avoir un bon délai pour le rendez-vous.

J’avais lu des articles dans le magazine Têtu sur des mecs qui avaient fait ce genre de plans : tous exprimaient leurs regrets d’avoir mis la main dans cet engrenage. Et puis finalement, c’était tous des prostitués : ce que je ne voulais absolument pas devenir. Lorenzo jouait cartes sur table avec moi, ne travestissait sûrement rien, et m’avait même mis au courant pour sa com’. Pourtant, j’étais plus que partagé cette fois-ci. Je n’étais plus sûr de vouloir la même chose que lui… D’avoir vu la misère sexuelle et affective de ce prof ne m’avait pas amusé du tout, j’avais même envie de lui rendre son argent. Bien sûr, prendre de l’argent aux pigeons, c’était sympa, mais là ç’avait été trop flagrant.

Un spot « attention danger » clignota de plus en plus fort dans ma tête. Et quand l’instinct et la raison se rejoignent, c’est à prendre en considération, surtout.

-          Alors, garçon ?

-          Faut que je réfléchisse ! J’ai besoin d’un peu de recul.

-          Okay ! Pense aux 1000 boules, on se rappelle dans le courant de la semaine. Ciao !

Lorenzo avait coupé net la conversation. Je l’imaginai un peu énervé, montrant au monde ce sourire carnassier fluorescent qui éblouissait les plus récalcitrants. Cependant, j’espérais ne pas être entré dans une sorte de quitte ou double avec lui, car quoi qu’il arrive, j’avais besoin de cet argent…

*Anglicisme pour dire : rendez-vous amoureux. Abréviation de speed dating.

 

16

 

   Je ne travaillais pas le lundi, donc je pouvais faire la grasse-mat’, mais je me levai quand même de bonne heure pour aller à la salle… J’avais mal dormi et je ruminais encore ce qui s’était passé ce dimanche. Il avait suffi d’une contrariété pour que mon sommeil se refasse la malle. Ce qui signifiait que si le jour j’étais dans une certaine précarité à cause de mon boulot mal payé, la nuit je ne pouvais même plus me réfugier dans le repos : j’étais persécuté de partout, en fin de compte.

Les plans de Lorenzo étaient une solution de facilité, je le savais bien, mais justement, puisque c’était facile, ça rentrait aussi dans mes capacités. J’avais l’impression d’avoir un peu foiré avec lui, avec mes réticences de bonne-sœur effarouchée. Finalement, si j’avais l’air d’un dur, Lorenzo l’était bien plus que moi. Je commençais à penser que s’il suffisait d’être couvert par la PrEP, alors je serais de nouveau au top pour avoir le job.

Joël faisait l’ouverture du club ce lundi, ce qui me permettait de retrouver quelqu’un ayant un peu plus les pieds sur Terre, et ça ne me ferait pas de mal car entre Karl et Lorenzo, j’avais parfois l’impression d’être dans un monde parallèle.

Joël m’apostropha en souriant :

-          La voie est libre, t’es le premier.

Comme je n’avais pas vu la Porsche de Roberto sur le parking, je supposai qu’il y faisait allusion.

-          Tant mieux ! Il ne me manque pas celui-là.

Joël me précéda dans la salle de muscu pour y allumer les lumières et faire un coup de ménage. Après être passé aux vestiaires, je déposai mon sac à côté d’un banc de développé couché, j’avais envie de pousser du lourd pour expurger mes fautes et mes faiblesses.

-          Si tu as besoin de moi pour le développé, n’hésite pas, proposa Joël. Il n’y a personne d’autre pour le moment.

Effectivement, j’avais besoin de lui mais pour autre chose. Je m’allongeai sur le dos, poussant et ramenant fermement ma barre au niveau du plexus.

-          Dis-moi, que penses-tu de la PrEP ?

-          C’est aussi bien que la capote si tu veux baiser sans. C’est ce que tu veux ?

-          Pour l’instant, je me renseigne. J’en ai discuté avec Lorenzo hier soir !

-          Oh ! C’est pour ça ! Si tu baisais autant que lui, alors oui tu en aurais besoin. Sinon, c’est pas mal pour faire « branché » dans les conversations. Tu seras vraiment à la mode car en ce moment, tout le monde s’y met. Ça fait tellement bien de dire qu’on fait du ski l’hiver, qu’on a les dernières New Balance, ou le nouveau parfum Jean-Paul Gaultier, et la PrEP. C’est très tendance.

-          Et toi ?

-          Moi, je la prends aussi.

J’eus besoin de reposer la barre, de peur de me blesser, tellement j’étais étonné.

-          Tu ne m’en avais jamais parlé ?

-          Tu ne me l’avais jamais demandé. C’est quand même personnel, je ne vais pas tout te raconter non plus. Tu ne connais pas la marque de mon dentifrice, pourtant j’en utilise un aussi.

Un point pour lui.

-          Donc, je suppose que tu me le recommandes ?

-          Evidemment ! Qui dit PrEP, dit mec qui baise beaucoup. Tu vois la réputation que ça te fera ! Donc, plus on est safe, mieux c’est.

Décidément, je venais d’un seul coup de me rapprocher du point de vue de Lorenzo. Le « Non » dans ma tête venait significativement de baisser d’intensité.

-          Au fait ! Le CeGGID se trouve au Polygone et ça ouvre à 9h, si ma mémoire est bonne. Va y faire un tour parce qu’il n’y a que ce centre qui pourra te la prescrire.

Et en plus, le centre de dépistage se trouvait à côté de ma boutique : tout pour plaire, quoi.

Joël me laissa pour s’occuper des autres clients qui arrivaient. Moi, j’étais stupéfait qu’il m’ait dépassé sur ce plan-là. Comme quoi on ne connait pas vraiment les gens qui nous entourent, y compris les amis proches. Décidément, j’étais encore loin de pouvoir atterrir.

Je continuai l’entrainement jusqu’aux alentours de 8h30. Le temps de prendre ma douche et de me changer, et je serai pile à l’heure pour l’ouverture : de toute façon, il ne devrait pas y avoir grand monde à cette heure-ci le lundi matin.

J’allais vite déchanter. A l’étage dans la tour du Polygone : une bonne dizaine de personnes attendaient déjà. Bon, d’après ce que je comprenais, tous ne venaient pas pour la même chose, mais tous devraient passer au secrétariat médical pour s’enregistrer : cinq minutes suffiraient. Donc, je passerais dans moins d’une heure, ce qui faisait quand même long à attendre. Il y avait plus de garçons que de filles, tous n’avaient pas l’air homo, mais aujourd’hui tout ça ne voulait plus rien dire, surtout à Montpellier. D’ailleurs, le seul facilement identifiable, c’était moi : une pure caricature de gym-queen, et comme je sortais du sport, j’arborais tous les attributs de la pédale musclée… Les générations se suivaient mais ne se ressemblaient pas du tout, accentuant mon irréversible vieillissement. Du coup, s’ils venaient aussi pour la PrEP, ce n’était pas pour faire comme moi, mais moi pour faire comme eux : drôle de constat.

Dans la salle d’attente, un truc me frappa, le calme ! Dix personnes, toutes penchées sur leur mobile, et pas un bruit, sauf le son de radio FIP et sa playlist jazz qui laissait planer une douce torpeur, comme si c’était fait exprès. En tout cas, c’était reposant, voire soporifique. Aucune chance de s’énerver avec ce programme, j’allais même m’endormir quand ce fut mon tour.

J’avais calculé qu’une bonne heure s’était écoulée quand je passais enfin devant la secrétaire. Je lui exposai brièvement les raisons de ma présence : elle leva à peine le regard de son PC, sûrement déjà blasée par les sempiternelles mêmes questions depuis l’ouverture, consulta son agenda informatique et me cloua sur place.

-          Les consultations pour la PrEP sont complètes jusqu’en juillet prochain. Je vous inscris quand même ?

-          Mais c’est dans deux mois ! J’en ai besoin pour tout de suite, moi !

-          C’est bien ! Mais tous ceux qui sont passés avant vous avaient la même raison que vous d’être là ! Alors, il y a encore de la place pour le 10 juillet. C’est bon pour vous ? Parce qu’après, le plus proche sera fin août. Tout le reste, c’est complet… Ou alors faudra nous appeler de temps en temps pour savoir s’il y a des désistements, mais j’ai dit la même chose aux autres aussi.

En guise d’atterrissage, j’allais avoir droit à un crash en règle : fini mon super plan à « 1000 boules »… J’acceptai cette date. De toute façon, il fallait que je j’y passe et ça ne coûtait rien d’essayer cette nouvelle protection.

La nouvelle m’avait un peu rincé, je l’avoue. Du coup, je retournai à Gym-Up retrouver Joël : j’avais besoin de ses conseils avisés car j’avais l’impression d’être devenu un lion sans dents. Et sans dents, un lion ne valait pas plus qu’un chaton dans cette jungle.

Joël était au comptoir du club, il me servit un café en guise de remontant.

-          Eh ben ! T’en fais une tête ! Ça n’a pas été au CeGGID ?

-          Pas de place avant deux mois. C’est la cata !

-          Ben, c’est comme ça pour tout le monde, mon gars. Moi aussi j’ai attendu deux mois. Qu’est-ce que tu crois ! Et l’été, c’est pire parce que les hétéros font des tests en masse avant de se marier ; sans oublier que les médecins du centre partent aussi en vacances. Attends-toi à ce que ton rendez-vous soit repoussé. D’ailleurs, si j’étais toi, je n’y compterais pas trop avant septembre. Là, t’auras de la place.

En guise de remontant, Joël m’enfonçait un peu plus. Décidément, je n’aurais aucun argument à opposer à Lorenzo, sauf que je n’y étais pour rien. Mais ça, Lorenzo s’en foutrait sûrement car ce qu’il voulait, c’était toucher sa com’ et qu’importe celui qui la lui rapporterait.

Déçu, je n’avais plus envie de reprendre l’entrainement, j’irais plutôt glander sur la plage aujourd’hui. Le soleil de mai n’était jamais trop violent, ça me permettrait de me dorer la couenne sans effort, tout en peaufinant mon blanc de poulet, la marque du maillot quoi.

Avant que je ne quitte la salle, Roberto fit son apparition, impossible de lui échapper. Il me claqua la bise comme une reine-mère ; il ne manquait plus que des corgis lui courent après, et on était presque à Buckingham palace. Son costume Hugo Boss hyper bien cintré lui donnait cette silhouette impeccable d’homme d’affaire. Je crois que c’était le seul mec que je connaissais qui ne venait pas à la salle directement en tenue de sport, mais avec un accoutrement princier, qui était fait pour impressionner le tout-venant, comme s’il se devait de le faire. Alors qu’il était juste propriétaire d’une maison d’hôtes à Pérols, et pas d’un hôtel cinq étoiles sur la croisette.

Joël se contenta d’un signe de main, se devant de rester à sa place derrière le comptoir et de servir les clients en serviettes et autres accessoires. Même s’ils se connaissaient, il n’y avait pas de familiarités visibles entre eux deux car Gym-Up ne devait pas faire de différence entre les clients. Alors que moi, j’avais franchi la ligne rouge qui me compromettrait à tout jamais avec lui, mais fort heureusement, Roberto n’avait jamais mentionné notre partie de jambes en l’air, ni dans une discussion ni en aparté avec moi. Même si j’espérais bien profiter de quelques plans rémunérés chez lui.

Bon, les civilités d’usage ayant été faites, je l’esquivai aussi vite que j’ai pu ; je n’avais pas vraiment envie de discuter de ce bon vieux temps avec lui. On avait chacun notre standing à respecter, tout de même… Allez hop ! Direction la plage, maintenant…

 

17

 

   Lorenzo m’avait dit qu’il me recontacterait dans le courant de la semaine, et le mercredi soir, je n’avais toujours pas de nouvelles de lui, et bien évidemment, je ne pensais qu’à lui envoyer un message. Le concernant, j’essayais de paraitre détaché, mais j’avais du mal à résister car malheureusement j’avais trop besoin de lui… Mon compte en banque criait de plus en plus famine et mon contrat se terminait le mois prochain. Donc, chômage pendant quelques temps, plus serrage de ceinture obligatoire, mais cette fois-ci, ça s’annonçait plutôt mal.

Ses plans étaient franchement les bienvenus, mais là il y avait un hic ! Je ne pourrais pas fournir la preuve que j’étais bien safe. J’avais bien compris les enjeux, et je ne pouvais même pas mythoner, sauf à prendre moi-même un risque : j’étais coincé sur ce coup-là.

Allongé sur mon lit, je fumais tranquillou un reste de pet’, quand sur les coups de 22h, n’y tenant plus, je lui envoyai un petit texto : « ça va ? »

Je ne reçus la réponse qu’une bonne heure plus tard : « bah oui ! »

Puis il m’appela :

-          Alors ! Qu’est-ce que tu fous ? Tu ne vas pas faire ta gonzesse à m’envoyer des textos, non plus ? On peut se parler. Ce n’est pas plus simple ?

-          Euh ouais, okay ! … Sinon, rien de spécial, bafouillai-je … Ah oui, je me suis inscrit pour la PrEP, mais j’ai une mauvaise nouvelle : pas de rendez-vous avant le 10 juillet.

Je n’arrivais jamais à anticiper avec lui, il me désarmait à une vitesse fulgurante à chaque fois, et je me sentais encore plus con.

-          Ah, okay ! Pas grave, répondit-il tranquillement.

-          Pas grave ? Et pour le plan du Parisien ?

-          Bah, ce n’est pas toi qui le feras, c’est tout. Ne te tracasse pas pour ça. Des plans y en aura d’autres. Les gens sont avides de cul en ce moment, y en a qui feraient n’importe quoi pour baiser, surtout des mecs plein de fric qui sont supposés choisir qui ils veulent, mais heureusement, la vie c’est plus compliqué que ça. Ces mecs friqués ont aussi des vies très compliquées et ils n’ont pas le temps de s’embarrasser de nos problèmes, ils ont déjà les leurs à gérer. Sous oublier que les lar-do attirent les parasites. Donc, plus ces mecs ont confiance en toi, mieux c’est. Cependant, s’il faut six mois pour construire une confiance, il faut cinq minutes pour la détruire. Donc, pas de faux pas. Si tu n’es pas encore sous PrEP, pas grave. On verra plus tard.

-          Okay ! Si tu le dis.

-          Ouais garçon ! Je te le dis, soupira-t-il… En attendant, j’ai Martial le prof, qui n’arrête pas de te réclamer. Il me saoule grave celui-là. Je lui ai refilé ton tel, vous vous débrouillerez pour vous voir sans passer par moi. Celui-là, je te le donne.

-          T’es trop gentil ! Mais il veut me voir quand ?

-          Je ne sais pas, tu verras ça avec lui. C’est un plan tranquille : drive-le bien et il te mangera dans la main.

Pendant qu’on se parlait, je n’avais pas osé fumer mon pet’ qui s’était consumé tout seul dans le cendrier. D’ailleurs, même si je ne fumais pas beaucoup, je n’avais pas arrêté pour autant. Mais j’espérais que Lorenzo ne s’en apercevrait pas. Heureusement que les téléphones n’étaient pas encore en odorama, sinon j’aurais eu droit à une sévère réflexion sur les méfaits du tabac. A ce propos, je n’avais toujours pas été voir le bar à sourire pour blanchir mes dents. Encore une chose qu’il fallait que je fasse rapidement. Donc, faudrait que je me retape le Martial et sa bave de crapaud !

Lorenzo avait raccroché sans plus de cérémonie à la fin de son laïus, mais ça ne me choquait plus : sa façon de communiquer restait fluide, il allait toujours droit au but, et toujours sans fioriture. Seule une forte personnalité pouvait maintenir une telle constance dans son rapport aux autres. Ou alors, il l’avait appris quelque part, dans une vie professionnelle antérieure : c’était même évident maintenant que j’y pensais. Il n’avait sûrement pas joué les entremetteurs ou les dealers depuis sa majorité. Mais comme il déboulait dans votre vie avec cette facilité déconcertante, on ne se posait pas de questions. J’aurais volontiers parié sur une reconversion inopportune, comme celle que j’étais en train de faire depuis que je le connaissais. Je réalisai que je ne le connaissais pas vraiment. En fait, on avait parlé du présent, un peu du futur, mais jamais du passé, et qui plus est : jamais du sien.

Oui, il devait utiliser des techniques managériales pour être tellement à l’aise partout et dans n’importe quelle situation. Soudain, sa façon d’être ne m’apparaissait plus du tout naturelle. J’en fus convaincu, c’était une stratégie. Ça voulait dire qu’on était tous, moi Martial, Joël, Christopher, et ses clients, que des pions dans un jeu. Ce qui signifiait qu’il était bien plus intelligent ou plus fou que nous tous réunis, donc potentiellement dangereux parce que ce genre de mecs se moquent généralement des conséquences de leurs actes pour les autres. Tout d’un coup, je plaignis Roberto d’être en couple avec un tel lascar. Enfin, ça c’était leur problème.

Pourtant, si Joël le trouvait super fake, et m’en avait averti plusieurs fois, moi il continuait de m’amuser plus qu’autre chose. Rien ne me semblait vraiment grave. Même si dealer était plutôt illégal, moi je ne vendais rien, donc je ne risquais rien. Et puis dans ce jeu j’y gagnais pour l’instant, donc on pouvait continuer de jouer ensemble.

Voilà, il avait suffi qu’on se parle cinq minutes pour que ma machine à parano se mette à tourner à plein régime.

En tout cas, il me motivait gravement. Comme il me l’avait demandé, j’allais à la salle tous les jours maintenant, pour rester en forme et m’améliorer : là-dessus j’obéissais… Bon, en ce moment, je ne cumulais pas vraiment les super conquêtes, et je préparais plutôt mon corps d’athlète pour des types minables qui ne me méritaient pas vraiment, mais c’était le jeu. Les beaux mecs, c’était pour le plaisir, pas pour le boulot.

En parlant taf, Lorenzo m’avait prévenu que le prof voulait me revoir, et j’étais prêt à parier que ça serait pour ce week-end. Le mec était en manque de sexe, il pédalait dans la choucroute pour en obtenir. Puisqu’il fallait le faire, alors je le ferais mais avec quelques petits changements, dont l’éviction de son clébard hystérique pendant nos ébats… Je me couchai bien naze, lassé de réfléchir à mon avenir incertain…

Comme je l’avais prévu, je me levai aux aurores, direction Gym-Up. Ce n’était pas le réveil qui m’avait fait sursauter, mais le bip d’un texto : mon prof libidineux me voulait pour ce soir ! Enfer et damnation ! il était déchainé celui-là, il ne pouvait même pas attendre la fin de la semaine. Ça avait bien changé dans l’Education Nationale ! Bon, fallait que je réponde mais avec tact et doigté pour ne pas le vexer : « Okay, mais le chien reste dehors. Merci ! ». Dix bonnes minutes pour confirmer, j’avais dû lui mettre un peu les nerfs : « OK ! » répondit-il finalement. Plus laconique, tu meurs. Donc, il était vénère !

Bien évidemment, le jeudi soir, je quittais vers 20h, donc, Martial ne pourrait pas « m’avoir » avant 21h. Je l’avais prévenu que s’il me « voulait » plus tôt, je ne pourrais pas prendre de douche ni m’apprêter pour la circonstance, et vu son standing bourgeois montpellierain de souche, ça ne le ferait peut-être pas. Eh bien, pas du tout, il me voulut tel quel ! Avec la sueur et mes odeurs corporelles du jour. J’aurais dû me douter que l’habit ne faisait jamais le moine, et sous ses allures de ne pas y toucher, il était bien dans son trip.

Chez lui, je ne fus pas accueilli par son teckel crispant cette fois-ci, mais par la Traviata ou par Carmen, ou par une cantatrice torturée du même genre : un truc à vous détruire les tympans. Marlon, le clébard, était enfermé dans une autre pièce, et il ne se gêna pas pour accompagner les hurlements. Entre Karl qui aimait Céline Dion et Martial qui écoutait de l’opéra, j’étais servi en glapissement gutturaux féminins. Pourquoi pas du hard rock pendant qu’on y était ? Pourquoi nombre de pédés éprouvaient-ils le besoin d’écouter ce genre de musique qui vous suppliciait les oreilles ? Ne pouvait-on pas apprécier d’avoir des émotions sans les beugler au monde ? Un peu de pudeur, quoi ! D’ailleurs, en y pensant, Karl et Martial avaient ce truc en commun, c’étaient des divas tout aussi excessives, mais chacun dans son genre tout de même.

Martial me remit l’argent de la même façon que la première fois, puis passa de la réserve à l’action. Je notai qu’il me vouvoyait pendant les présentations, puis me tutoyait pendant qu’il m’astiquait le manche, lors des entractes. C’était un peu déroutant mais amusant également, comme se faire sucer avec l’accent du Sud : ça donne un certain charme… Sinon, que dire de la prestation de Martial ? La soi-disant « reine de la sucette » usurpait plutôt son titre, je dirais qu’il en était encore au stade de « marquise ». Et il n’avait pas progressé d’un pouce depuis le week-end dernier. J’avais du mal à rester dur, vu que son travail ne m’excitait pas du tout : je perdais en concentration. Toutefois, au bout de trente minutes d’acharnement thérapeutique je réussis à jouir. Ouf, c’était fini !

Cependant, Martial en voulait encore. Pas moi. N’étant pas une mitraillette, je ne rechargeais pas assez vite pour retirer ensuite. Heureusement, il le comprit très bien. Seulement, il n’en avait pas encore terminé avec ses revendications, il souhaitait m’embrasser maintenant, et là non plus, ce ne fut pas possible. Le mec ne me plaisait pas dès le départ et l’idée de poser mes lèvres sur les siennes et avoir sa langue dans ma bouche me dégoutait plus qu’autre chose.

-          J’aurais voulu te câliner ?

-          Ah, désolé ! Je ne câline pas.

Je ne savais pas quelle matière il enseignait mais je l’imaginais bien en prof de math : généralement, ces profs-là suivent la logique des chiffres comme une religion, et ils sont surtout ultra bornés. Ils ont un mal fou à concevoir un autre monde en dehors du carré ou du rectangle. Et tout ce qui ne rentre pas dedans est forcément une erreur. Ben non ! Je n’embrassais pas malgré ce qu’il avait payé, et ma réponse le déçut forcément. Je le vis à sa tête même s’il n’osait pas encore faire des réclamations. Moi j’avais envie de partir comme on a une envie de pisser. Cependant, comme c’était lui le client, il me retint encore quelques secondes, il avait un truc à me dire, et je fus bien obligé d’attendre, je ne pouvais pas me sauver comme un voleur.

-          Voilà, on peut se revoir demain soir ?

-          Déjà ?

-          Oui ! Ça me ferait grandement plaisir !

Gros soupir intériorisé.

-          Bon, bah okay alors ! Même heure, même punition.

Merde ! Fallait vraiment que Lorenzo ou Roberto me refilent d’autres plans, parce que celui-là commençait à m’inquiéter : ça serait bien ma veine s’il tombait amoureux. Ce serait pour lui une voie sans issue, un Rubicon infranchissable et heureusement. Fallait qu’il garde les yeux bien ouverts sur notre relation et qu’il ne se fasse pas trop de films. Moi j’avais juste besoin de son fric, pas de lui, et encore moins d’un boulet.

 

18

 

   Durant les jours qui suivirent, je finis par mettre les points sur les I, les barres aux T et les jambes aux Q avec Martial, et je fis bien parce que c’était vraiment en train de partir en couilles. Monsieur s’était mis en tête de vouloir me faire changer de vie. Comme l’un de ces vieux types dans les films américains qui tombent amoureux du mignon prostitué blond aux yeux bleus humides, qui souffre de son atroce condition, et qui finit par filer le parfait amour avec son pygmalion loin du caniveau. Un vrai conte de fées de chez Disney, quoi ! Seulement la réalité et le cinéma sont rarement connectés… Quoique ce schéma me rappelait un peu à la vie de Lorenzo et Roberto. Alors qui sait ?

Si Martial avait été un réel playboy friqué, pourquoi pas ! Mais c’était loin d’être le cas. Et puis le seul vrai point commun avec ces scenarii à l’eau de rose, c’est que lui était déjà vieux ! Alors que je n’étais plus un jeune moineau tombé du nid. Aussi, je n’étais pas non plus escort-boy, même si sur le moment notre situation pouvait paraitre ambiguë ; surtout, je n’avais pas du tout envie d’un daddy protecteur ou bienfaiteur. Moi je voulais être libre et vivre ma vie sans me poser trop de questions

Notre relation s’était transformée en rente hebdomadaire : on avait convenu de se voir tous les vendredis soir au lieu du jeudi : je gardais les week-ends pour m’amuser ou pour les plans plus sérieux. On faisait toujours la même chose, moi je me laissai faire, debout dans son salon rococo, et lui s’activait pour me faire reluire. Ça lui faisait plaisir, et il avait l’impression de me sauver, moi je m’emmerdais. Cependant, je ne partais plus en coup de vent, j’acceptais de boire un verre en sa compagnie et de discuter un peu. On se tenait mutuellement la jambe.

Invariablement, Martial me servait un verre de vin rouge de sa cave, je dois dire qu’il ne se moquait pas de moi concernant la qualité. Je n’y connaissais rien mais j’appréciai sincèrement, et il en tirait une certaine fierté parce qu’il m’apprenait quelque chose. Son salon était trop cosy pour moi, mais après notre séance, plaisante pour lui et stressante pour moi, boire un verre en compagnie me détendait.

-          Vous voyez d’autres mecs à part moi ?

-          A part vous et Lorenzo, je n’en vois pas d’autres. Vous êtes les seuls. Pourquoi ?

-          Comme ça, pour savoir. Vous avez pu remarquer que je n’étais pas vraiment escort. Donc, je pensais que vous aviez pu connaitre d’autres mecs.

-          Les prostitués ne manquent pas dans cette ville, les mythos non plus d’ailleurs. Je n’ai qu’à allumer mon Grindr et je reçois une pluie d’invitations. Mais c’est aussi rempli d’arnaqueurs et de voleurs. « Chat échaudé craint l’eau froide ». Je me suis fait avoir plusieurs fois, c’est pour ça que j’étais très méfiant la première fois.

-          Mais Lorenzo vous a quand même proposé d’autres mecs ?

-          Non, du tout !

Voilà une nouvelle intéressante. Comment se faisait-il que j’ai été le seul ?

-          Lorenzo est déjà pris avec Roberto. C’est pour ça que je vous ai fait cette proposition. Je me suis dit que j’avais une chance avec vous.

-          Vous connaissez Roberto ? dis-je surpris.

-          Bien sûr ! Roberto Rongione est un de mes vieux amis. On se connait depuis longtemps, très longtemps.

Donc, on était en circuit court, là ! Pas normal.

-          Et pourquoi payer ? Vous avez des atouts : un bel appartement, une belle situation, vous pouvez attirer qui vous voulez ?

-          C’est plus compliqué que ça ! Je n’ai jamais osé vivre ma vie comme je le voulais. J’ai été marié, j’ai des enfants et je vais bientôt partir à la retraite, mais il me manque quelque chose d’important : assumer ma vie d’homosexuel au grand jour. En fait, si je ne le fais pas maintenant, j’aurai raté ma vie, j’en ai pleinement conscience ! Ce que j’ai construit avant, c’était surtout par intérêt, donc ça n’avait pas d’intérêt réel. Et à part la mort, rien n’a vraiment d’importance dans ce monde, mais c’est un autre débat… J’ai tout bazardé dès que mes enfants ont été majeurs. On s’entend tous très bien sauf avec mon ex-femme, mais ça c’est normal, les femmes ne comprennent jamais rien.

Lorenzo n’étant jamais très loin dans mes pensées, je me rappelai qu’il ne fallait pas trop en demander sinon ça pouvait devenir lourd, et là Martial était en train de s’épancher sur les affres de sa morne vie. Donc, il était temps de prendre congé.

-          Au fait, qu’enseignez-vous ?

-          Moi ! Je suis prof de philo et de français à l’université Paul Valéry, ici à Montpellier.

Là, je faillis tomber de ma chaise. Je m’étais complétement trompé. Ce qui voulait dire qu’il y aurait plus de nuances que prévu. A voir sur la durée. Un bon point pour lui.

-          Le milieu gay est rempli d’imbéciles surfaits, incultes et prétentieux, surtout le milieu montpellierain. J’ai visité le Marais à Paris, et ce n’est pas mieux, mais tous ces bars c’est quand même sympa. Alors qu’ici c’est glauque, voire minable. Et ici les mecs ne sont pas sérieux, toujours à aller voir ailleurs, c’est pour ça que je ne veux rien à voir à faire avec ce milieu… Payer est la meilleure façon d’avoir une relation satisfaisante pour le moment, comme ça je ne suis pas déçu, et même si je manque de pratique, je m’améliore sûrement.

J’acquiesçai d’un signe de tête pour ne pas le froisser. Pourtant depuis qu’on se connaissait, je n’avais pas vu un seul signe de progrès. Peut-être que les femmes n’étaient pas son truc, mais je crois bien que les hommes non plus. Bon, il lui restait quand même la littérature, la bouffe ou l’alcool, mais le sexe, pas sûr ! Seulement, je n’étais pas là pour le décevoir. Quant à son choix de vie, il était pour le moins baroque : il voulait être visible sans être vu. Sûrement que dans ses cours de philosophie il y avait de quoi expliquer ce paradoxe ! Mais c’était son problème : il apprendrait vite ce qu’être gay signifiait.

-          Cependant, je n’ai pas encore réussi à allier sexe et tendresse, et j’ai besoin des deux. Mais je ne désespère pas de vous faire changer d’avis.

Gloups ! J’avalai les dernières gouttes de vin, il était temps que je parte. Si je répugnai franchement à l’embrasser sur la bouche, je consentis tout de même à lui faire la bise, ce qui lui plut. On en était quitte de nos conventions.

En sortant, je me posai cinq minutes au Café de la Mer, j’avais besoin de réfléchir. Si la terrasse était souvent pleine, même à 22h passées, il restait quelques tables de libres. Ce qui était bien dans ce bistrot, c’est qu’on avait le temps de voir tomber la nuit et de compter toutes les étoiles du ciel avant d’obtenir sa commande, les serveurs battant des records de lenteur ou faisant carrément semblant de ne pas vous voir. Sans oublier que je m’étais fait taxer deux clopes en cinq minutes, et ça ne faisait que commencer. Si la place était une des plus plaisantes de la ville, je trouvais ce lieu franchement désagréable par son j’m’en foutisme ambiant, et il n’était malheureusement pas le seul à Montpellier.

Bon, j’avais appris des choses qui me turlupinaient un peu. Pour commencer, il fallait que je fasse encore plus attention avec Martial, je lui avais manifestement tapé dans l’œil, et il prenait exemple sur le couple que formait Lorenzo avec Roberto pour essayer de me séduire. Seulement, ce couple était aussi assorti que moi avec le Pape : on faisait tous semblant d’y croire, c’était tout… Mais si c’était un plan de Lorenzo pour me le foutre dans les pattes, ce n’était carrément pas cool car je n’oubliais pas non plus ce qu’il m’avait dit, « celui-là, je te le donne ». Qu’avait-il insinué au juste ?

Et puis, Martial avait peut-être aussi le « syndrome du sauveur », ce qui d’après Internet, était presque pire que celui du « pervers narcissique », qui déjà, infestait un max de gays en temps normal : j’avais même l’impression qu’ils étaient tous concentrés sur Montpellier. Au moins, ce « sauveur » payait pour m’aimer, ce qui mettait une barrière plus ou moins étanche entre nous, mais ne lui donnait aucun droit sur moi, à part celui fixé par notre contrat tacite. La rente était plaisante, mais la routine pourrait s’avérer rébarbative sur le long terme. Fallait vraiment que je déniche d’autres plans et rapidement.

Ses illusions restaient des fadaises tout à fait gérables. Le vrai problème était que Martial ne voyait que moi. Pire, Lorenzo ne lui avait présenté aucun autre mec : ce qui laisserait supposer que j’étais le seul, et ce qui expliquerait la raison pour laquelle il me collait lui aussi. Pourtant, on avait bien été deux « escorts » lors du plan à trois aux Parasols, mais c’était Roberto qui régalait cette fois-là.

Je m’étais imaginé que Lorenzo avait toute une écurie de mecs avec lui alors que j’étais sûrement son seul canasson. En extrapolant encore, il était fort possible que tous les plans dont il m’avait parlé soient bidons, y compris le fameux à « 1000 boules ». En revanche, Martial et le deal en tout genre existaient bien. Il y avait malgré tout des choses tangibles. Comme je n’étais sûr de rien, je ne pouvais pas encore taxer Lorenzo de mytho et m’en écarter - car il ne faut jamais garder les mythos comme amis - sinon les problèmes sont assurés. Je l’avais peut-être mis sur un piédestal un peu trop vite.

J’essayerais d’être plus avenant avec Roberto la prochaine fois que je le verrais. C’est vrai, j’avais été plutôt froid et distant, mais maintenant que j’avais des doutes sur son mec, il fallait que je change de braquet. Et puis, je lui avais déjà mis une cartouche, alors que c’était toujours à l’état de promesse avec Lorenzo. Là aussi, c’était curieux.

Au bout de trente minutes d’attente, mon demi finit par arriver sur la table. Tiédasse, bien sûr ! Le serveur portait un plateau démesurément trop chargé pour lui ; je ne savais pas comment il faisait pour se souvenir de tout, et de toute façon, trop de commandes en même temps créait des mécontents. Je supposai qu’il n’y avait pas assez de personnel pour une si grande terrasse. Ce manque d’organisation flagrant lassait les plus endurants. En plus, en parler au patron revenait à pisser dans un violon contre le vent, c’est dire s’il s’en foutait, me dis-je en buvant ma bière.

On ne connait jamais totalement les tenants ni les aboutissants de toutes choses, mais j’avoue que je ne comprenais pas non plus où Lorenzo voulait en venir ni ce qu’il cherchait avec moi. Mais ça me gonflerait d’être potentiellement manipulé par quelqu’un que j’aimais bien.

Si Joël avait eu raison concernant Lorenzo, alors mon avenir serait compromis dans cette voie et je n’aurais plus qu’à prendre un vélo et trimer comme un esclave chez Deliveroo.

 

19

 

   Mon contrat arrivait à son terme. Le mutisme de ma patronne en disait long sur ses intentions. Pas mal d’employeurs prenaient leurs employés pour des « lapins de six semaines », mais comme ce n’était pas mon premier contrat de travail, je n’étais pas si naïf. Genre, elle n’avait pas eu le temps de se pencher sur la question, elle y réfléchirait en temps voulu, il ne fallait pas que je m’inquiète. Le tout enrobé de son plus beau sourire d’hypocrite. Tout ça pour éviter que je me mette en arrêt maladie jusqu’à la fin. C’est vrai quoi, on ne pouvait plus se blairer. Moi je m’ennuyais à mourir dans cette boutique de fringues, et elle ne supportait plus de me voir languir. Si j’avais été à sa place, j’aurais changé de vendeur depuis longtemps. Donc, je ne me faisais pas d’illusion sur mon sort prochain, mais ça m’amusait de l’énerver encore un peu.

-          De toute façon, j’ai quarante-huit heures avant la fin du CDD pour vous prévenir, Alex. Donc, on est largement dans les temps. Tout ira bien, ne vous inquiétez pas.

Quelle bitch* celle-là ! pensai-je très fort. Prends-moi aussi pour une buse pendant que tu y es !

Mon inscription au chômage ne serait pas un problème, mais ma rémunération allait fortement chuter, et ici, peut-être plus qu’ailleurs, l’argent était définitivement le nerf de la guerre. A Montpellier et sa région, on ne peut pas seulement être pauvre, il ne faut pas en avoir l’air non plus, et ce n’est pas franchement le plus facile. Surtout quand on sait « qu’on ne prête qu’aux riches » ou que « l’argent va à l’argent » : des vérités ultra banales mais qui se vérifient sur tout l’arc méditerranéen de Nice à Perpignan, peut-être encore plus qu’à Paris. Plus excessifs et plus compulsifs avec l’argent que des gays, tu meurs ! Et de ce point de vue-là, mon coloc était bien dans le mouv’, pas de doute pour lui. Si certains font semblant, ils ne tiennent pas la route bien longtemps et disparaissent rapidement du circuit. D’ailleurs, si les gays sont aussi paranos avec les mythos, c’est parce qu’ils sont eux-mêmes de grands menteurs. D’ailleurs, ne dit-on pas que les gays apprennent d’abord à mentir avant d’apprendre à aimer ? On avait de sérieuses prédispositions au camouflage, surtout les plus âgés d’entre nous, d’où la méfiance presque innée de Martial pour le milieu gay montpellierain.

Comme tous les milieux, le milieu gay est parcouru par de nombreux courants, bears, cuirs, queers, sportifs, kiffeurs, sex addicts, intellos etc., mais en fait comme partout, on n’a vraiment que deux clans : les riches et les pauvres. Jusqu’à présent, j’avais eu du mal à accéder au premier, mais j’allais être inexorablement rejeté dans le second. D’ailleurs, Karl ne faisait partie du premier que parce que ses parents continuaient de le soutenir financièrement, alors même qu’il bossait. Lorenzo, qui était en ménage avec Roberto, s’y trouvait aussi parce ce dernier lui assurait le gite et le couvert en échange de services personnels. Alors que moi, je ne pouvais compter que sur moi-même et ma belle gueule, et parfois avoir une belle gueule, ce n’est pas suffisant.

Joël avait déjà intercédé auprès de son patron à Gym-Up, mais celui-ci n’aurait qu’un mi-temps à m’offrir : ce qui me dépannerait bien mais ne serait pas viable sur le long terme.

Justement, comme le lundi je ne travaillais pas, Joël m’avait demandé de le remplacer au comptoir du club, il avait une course urgente à faire jusqu’à midi. Bon, ça c’était la raison officielle pour endormir son patron, en réalité il allait réceptionner des baskets et d’autres fringues de sport tombées du camion dans une cité de la Paillade. Il fallait qu’il y soit tôt le matin car les clients potentiels s’y bousculeraient : premiers arrivés, premiers servis.

Le parton du Gym-Up Antigone m’appréciait assez bien, surtout que je faisais ce remplacement gracieusement. Perso, j’espérais que ça me servirait pour une embauche en CDI, car ce club de sport était vraiment l’endroit rêvé pour moi, et à tous les points de vue. Bien sûr, je n’étais pas coach sportif, ce qui m’empêcherait d’entrainer les clients, mais je pouvais faire tout le reste, dont servir les clients au comptoir, faire le nettoyage de la salle et des vestiaires. Bref ! Je pouvais être utile. Et je crois bien que j’étais prêt à tout pour obtenir ce contrat. Je n’avais plus de limites à respecter puisque je les avais largement dépassées en vendant mes faveurs.

Seulement à midi, Joël ne réapparut pas.

Etant le seul « employé » dans le club à cette heure-là, je ne pouvais pas partir et le laisser sans responsable : ça aurait été même contre-productif. Je n’avais rien de particulier à faire, à part zoner sur la plage cet après-midi-là. Cependant, au bout de trente minutes, j’appelai Joël pour savoir où il en était. Je tombai directement sur sa messagerie.

Vers 13h, le patron du club vint me trouver pour me demander ce que je faisais encore là, puisque Joël était censé reprendre à midi. Celui-ci n’était jamais en retard et ne faisait jamais de plan scabreux. Tout le monde pouvait compter sur lui, c’était même sa réputation.

Au bout de deux heures de retard, le patron l’appela aussi, mais sans plus de succès : il tomba directement sur la messagerie. Donc, il s’était passé quelque chose. On hésitait encore à appeler la police ou les hôpitaux, de peur que ça lui porte malheur peut-être ! Je me proposai pour rester en place au comptoir, toujours gracieusement.

Vers 17h, Joël arriva enfin, en forme et en entier. Donc, il n’avait pas eu d’accident, il ne lui restait plus qu’à s’exprimer. Joël me salua d’un petit signe de la main, mais je me doutais qu’il passerait d’abord par le bureau du boss avant de venir me parler car une absence inexpliquée était un pur motif de licenciement, et Joël le savait pertinemment.

L’entrevue dura une quinzaine de minutes à huis clos, rien ne transpira. Puis Joël vint me retrouver avec le patron. Ce dernier fut aussi calme que d’habitude. Il n’avait même pas l’air contrarié, c’était étrange mais plutôt bon signe. Il m’offrit de me dédommager en augmentant mon temps d’abonnement à la salle, ce qui me convint très bien. J’attendis qu’il nous lâche pour pouvoir enfin parler avec Joël, puisqu’il y avait semble-t-il, un mystère.

Joël me demanda de le suivre dans la remise pour soi-disant faire un point sur les serviettes. Donc, il me parlerait là. J’étais tout ouïe et pressé de tout savoir.

-          Tout d’abord, je te remercie d’être resté en poste, sinon j’aurais vraiment été dans la merde.

-          Laisse tomber, c’est normal… Alors, accouche ?

-          Alors ! Je sors de garde-à-vue. Mais j’ai fait une petite GAV, celle de quatre heures pour décliner mon identité.

Je reliai tout de suite la GAV avec la marchandise à écouler. Donc, c’était grave.

-          J’ai eu de la chance, tu peux me croire. Je me rendais en voiture au rendez-vous pour acheter ces fameuses fringues plus ou moins volées quand je suis tombé sur un contrôle de police. En fait, ils nous attendaient ces salopards, un vrai traquenard. Mais l’opération était déjà en cours quand je suis arrivé. Y avait des flics cagoulés et armés partout, leurs véhicules barraient tous les accès à la cité comme dans les films. Impressionnant et flippant.

-          Mais toi, tu t’es fait choper ?

-          Non ! Juste emmené au poste pour un contrôle d’identité car ils me considéraient comme acheteur potentiel, mais comme je n’ai pas de casier, ça passera pour cette fois-ci. Heureusement, que je n’étais pas à l’intérieur avec les vendeurs, car là j’aurai été complice de recel, et ce n’est pas le même tarif. J’ai un peu flippé pendant les quatre heures, mais les flics m’ont tout de suite mis à l’aise. Rien de grave pour moi.

Effectivement, Joël avait eu du cul, mais ç’avait été moins une quand même.

-          Et ton boss, tu lui as dit quoi ?

-          La vérité ! Bloqué par un contrôle de police dans une opération à la Paillade. C’est tout, et ça passe crème, dit-il en riant.

Savant mensonge ! Joël faisait bien partie de la confrérie, sans aucun doute. Je comprenais mieux la réaction zen de son boss, maintenant.

Donc, jouer comportait des risques et Joël venait de cramer son unique joker concernant ses petites magouilles. Les flics lui avaient gentiment signifié que ça ne marcherait peut-être pas deux fois car désormais ils l’avaient repéré. C’était aussi un avertissement pour moi : Lorenzo flirtait souvent avec l’illégalité surtout quand il vendait des prods. Je n’avais jamais pensé à cette histoire de complicité, mais de me retrouver avec lui dans une transaction m’exposait fatalement. Joël était un petit malin qui naviguait a vue grâce à sa bonne étoile, mais ce genre de superstition ne fonctionnait pas toujours, voire rarement.

Bon, il fallait relativiser quelque peu. Dans ce genre d’opération, les flics ne pouvaient pas embarquer tout le monde non plus, sinon des centaines de personnes finiraient en GAV ou sous les verrous. Joël ne s’était pas retrouvé au mauvais endroit et au mauvais moment cette fois, mais c’était un pur hasard, il était en retard. Ce qui lui avait permis d’être classé parmi le menu fretin. Une sacrée chance de cocu, ça c’était sûr. Du moins, c’est ce que je comprenais de ses explications.

Son comportement m’étonnait quand même : on aurait dit qu’il revenait de faire du shopping. Il promenait une sorte de détachement bouddhiste, comme si perdre avait les mêmes conséquences que gagner, comme si tout ça n’avait aucune importance, en fin de compte. Moi, j’allais perdre mon boulot, et mon futur me prenait quand même un peu la tête, alors que lui avait peut-être risqué la taule et ça ne le gênait pas plus que ça. Une douce inconscience que n’aurait pas reniée Karl ; je n’aurais jamais cru mettre un jour ces deux-là sur le même plateau, ou alors étais-je encore trop tendre ? Bon, soit il planait encore a posteriori, soit sa lucidité n’était plus branchée sur du 220, mais ça me laissait coi.

Si on ne pouvait même plus magouiller pour s’en sortir un peu, comment allais-je faire ? Surtout que je n’étais pas encore très aware**, comme dirait Jean-Claude Vandamme, j’étais toujours en formation, et ma formation patinait un peu.

*En anglais, chienne, ou plus vulgairement, salope.

**En anglais, avisé.

 

20

 

   A quelques jours de la fin de mon contrat, monsieur Rongione m’invita en personne à prendre l’apéro avec des amis aux Parasols. Donc, Roberto voulait me présenter des gens. Que tramait-il ? Maintenant que je commençais à tous les connaitre, ça devenait de plus en plus amusant. S’il connaissait des mecs de son âge, j’espérais aussi qu’il y en aurait de plus jeunes et de plus alléchants… Je n’avais rien de particulier à faire ce vendredi soir-là. J’ai quand même proposé à Joël de venir avec moi, mais manque de bol, il travaillait. Monsieur Rongione avait précisé dans son message : « tenue décontractée exigée ». Donc, déshabillage rapide au cas où. Je ne me faisais plus de fausses idées sur ce lascar.

Je m’y pointais vers 21h après le boulot. En garant ma petite Clio V, je remarquai la fameuse Porsche du proprio, mais aussi d’autres véhicules tout aussi classes, comme une Range Rover Evoque Cabriolet rouge grenat, modèle assez rare et surtout très cher. La rutilante Alfa Romeo du Dom Juan des étangs de Pérols était là aussi, donc Lorenzo participerait sûrement. Tant mieux. Plus on est de fous plus on rit, généralement.

Le pourtour de la piscine était occupé par quelques convives de la maison d’hôtes, mais ce n’était pas franchement la foule. Pas de DJ cette fois-ci non plus : ambiance cosy, quoi… Roberto m’accueillit sur le pas de la porte, me fit la bise avec application, en claquant des lèvres, puis m’indiqua la direction du salon où l’on n’espérait plus que moi. Ah bon ? Et pourquoi moi ? Que mijotaient-ils encore ces deux-là ?

Lorenzo était en discussion avec une grande baraque à la peau mate très musclée mais très efféminée dans sa gestuelle : l’image ne collait pas du tout avec le son, on aurait dit Cristina Cordula. Etonnamment, ils discutaient en espagnol. Deux autres gars du même genre s’exprimaient aussi en ibérique : la soirée s’annonçait baroque car si je baragouinais plus ou moins bien en anglais, je ne parlais pas un mot de la langue de Cervantès. Bien sûr, en Occitanie, ce langage était très bien représenté puisqu’on était proche de la frontière et qu’il y avait aussi une forte communauté sud-américaine sur l’arc méditerranéen. Et puis, la Catalogne et l’Occitanie étaient des régions sœurs à la culture vraiment très proche, sauf pour moi qui étais d’origine parisienne. Par exemple, j’étais bien incapable de faire la différence entre un Catalan et un Espagnol, qui pour moi étaient kif-kif.

-          Je te laisse te présenter, Théo ? dit Lorenzo.

Oh ! Il avait utilisé mon nom de guerre, donc c’était pour affaires qu’on était tous là.

-          Okay, mais ça sera en français, alors.

-          Ne t’inquiète pas, cariño ! Nous parlons tous le français comme des grosses vaches espagnoles, mais on se comprendra. Moi, c’est Ruben, dit-il en me tendant la main. Voilà mon mari, Juan, et lui là-bas, c’est Ferguson. Lui, c’est une Chilienne, mais il vit ici, en France. Il fait sa Française, quoi !

-          Enchanté, tout le monde. Moi, c’est Théo.

Les trois garçons n’étaient manifestement pas des perdreaux de l’année, plus d’une cinquantaine d’années, en tout cas. Mais ce qui me surprit, c’était le quasi clonage de leur look : barbes taillées au millimètre, bronzage et tatouages, débardeurs colorés moulants, pantalons taille basse, paquets moulés également. Ferguson avait un drôle de prénom, était-il vrai ? On aurait dit de vieux mannequins toujours en représentation. Juan avait le crâne rasé (ou chauve, mais ménageons les susceptibilités), et ils avaient les tempes halées, sûrement par du fond de teint. Mais à part ça, ils étaient encore pas mal du tout pour leur âge. Comme quoi, la cuisine à l’huile d’olive, ça préserve !

Pendant qu’on faisait les présentations, Roberto apporta un plateau avec des flûtes et une bouteille de Champagne que Lorenzo s’empressa de déboucher. Ah ! Boire de l’alcool était permis ce soir. Donc, l’entorse à son règlement devait en valoir la peine.

Roberto se tourna vers moi.

-          Ruben et Juan tiennent une maison d’hôtes comme celle-ci à Sitges, et ils nous invitent le week-end prochain pour une fiesta un peu olé olé. Lorenzo et moi avons pensé que ça te plairait de venir avec nous. Serais-tu intéressé ?

-          C’est que… En ce moment, c’est un peu dur. J’aurais bien aimé, mais je crains de devoir refuser. Vous comprenez ce que je veux dire ? Problem money, money ! dis-je un peu gêné.

-          Le voyage, le coucher et les frais de bouche seront à ma charge. Il te restera deux ou trois bricoles à payer et ça sera tout. Ça ne sera pas la soirée de la reine d’Angleterre, mais on va bien s’amuser. On sera entre mecs chauds, chauds, chauds.

Aïe ! J’étais coincé. Comment refuser, maintenant ? Ils me prenaient par les sentiments, mais je supposais qu’il y aurait une autre compensation, sinon Lorenzo ne m’aurait pas présenté en tant que Théo. Restait à négocier avec ma patronne pour me barrer plus tôt, mais advienne que pourra, je m’en foutais royalement désormais.

-          Bon, bah, c’est okay alors.

-          Tu vas nous chercher des amuse-gueule, bébé ? demanda gentiment Roberto à Lorenzo. On va célébrer cette bonne nouvelle. Ça va nous faire du bien cette petite fête à Sitges.

« Bébé » se leva sans desserrer les dents, mais moi j’avais une folle envie de rire. Comment pouvait-il se laisser mener par le bout du nez, si ce n’était pas par intérêt ! Il revint quelques minutes plus tard avec tout un assortiment qu’il déposa sur la table basse dans l’indifférence générale.

-          Hey chicas ! On ne va pas tarder, dit Ruben en se levant. On est invités à dîner chez d’autres amis à la Grande Motte. De toute façon, on se revoit ici tout à l’heure !

Puis, me dévisageant.

-          Et toi cariño, tu seras encore là vers minuit ? J’aimerais bien te raconter ma vie. Ou toi, la tienne ! C’est comme tu voudras.

-          Euh ! Je ne sais pas encore ce que je fais ce soir. Faut que j’en discute avec Roberto.

-          De acuerdo ! C’est toi qui vois, répondit-il en me faisant un clin d’œil.

Je crois bien que notre ami Ruben avait dans l’idée de me sauter, et que son mari et leur pote ne s’en seraient pas privé, non plus. J’étais flatté mais personne n’avait encore évoqué les conditions. Roberto grignotait compulsivement des cacahuètes et Lorenzo ramassait les flûtes. Je supposai qu’ils attendaient le départ des trois guests pour m’en parler.

-          Bébé ! Je reviens, je raccompagne nos hôtes à la porte et on se reboit un coup tous les trois. A tout de suite.

Lorenzo ne répondit pas.

-          Alors ? C’est quoi le plan ?

-          C’est ma vioque qui paye ! Roberto t’expliquera tout dans cinq minutes. Rien d’exceptionnel, je te rassure.

Il soupira d’aise.

-          Ce que ça peut m’agacer quand il m’appelle « bébé » ! Des fois, j’ai envie de le massacrer.

-          C’est mignon, « bébé » ! dis-je en riant. Ça te va comme un gant !

-          Ouais ! Fous-toi de ma gueule ! Tu verras quand ça t’arrivera.

Moi j’étais certain que ça ne m’arriverait pas, puisque je ne le voulais pas.

Roberto revint avec une nouvelle bouteille de Champagne et des flûtes propres. Cette fois-ci, c’est lui qui fit le service comme s’il voulait prendre la main.

-          Alors, ça va ? Ils sont sympas, hein ? Ruben est une chaudière à gros tirage, muy caliente, si tu vois ce que je veux dire.

J’avais compris que ce n’était pas une sainte nitouche et qu’il ne fallait pas lui en promettre à celui-là. J’acquiesçai pour faire plaisir à Roberto, tout de même. Lorenzo, en bon lieutenant, n’intervint pas.

-          Bon, si tu es d’accord, c’est moi qui régale la party fine qui se profile cette nuit. Faut que je te dise que je t’ai invité pour ça, y compris à Sitges. Pas la peine de faire semblant. On t’apprécie et on a pensé à toi pour t’en faire profiter. Pourquoi ? Parce que je veux faire du business avec Ruben et son mari. La Casa Del Mar, leur maison d’hôtes, comporte un restaurant, une grande piscine, un accès privé à la plage, une dizaine de chambres avec vues sur la mer et trois bungalows-appartements. A la saison haute, c’est un vrai baisodrome qui attire des touristes de toute l’Europe. J’espère un partenariat gagnant-gagnant avec eux. Au lieu d’envoyer des clients un peu partout dans la région, ils les enverraient chez moi. Et moi j’enverrais les miens chez eux. Et si ça marche, j’investirai et je ferai les travaux pour copier leur concept. J’ai besoin de toi pour conclure ce marché. Voilà tu sais tout. Donnant-donnant, mais gagnant-gagnant !

Décidément, Lorenzo avait de qui tenir ! Roberto me mettait au pied du mur sans ambiguïté aucune : je n’étais même pas un pion dans son jeu, juste un appât. J’aimais bien cette franchise, mais elle me gênait un peu, car si j’acceptais et que ça se passait mal je ne pourrais pas dire que je ne savais pas. Très malin. Ces mecs ne doutaient vraiment de rien.

-          Et si je refuse ? Ça vous embêterait ?

Lorenzo me fixa longuement et Roberto fit une moue dubitative sans équivoque. Ça sentait le quitte ou double, ou alors c’était encore un de leurs jeux pour me faire culpabiliser.

-          Tu seras bien défrayé. On ne s’est jamais moqué de toi, n’est-ce pas ? … Sinon, on a aussi pensé à Joël, mais il n’a pas daigné répondre à mon appel. Je ne sais pas, il nous fait la gueule ou quoi ?

-          Non, pas du tout. C’est juste qu’il sort… de garde-à-vue ! Il n’a peut-être pas la tête à faire la fête pour le moment.

-          Quoi ? En gardav’, réagit subitement Lorenzo. Et pourquoi ?

Lorenzo et Roberto faisant partie des amis de Joël, je me permis de raconter brièvement l’histoire de la descente de police à la Paillade. Ils avaient vu un reportage aux infos la veille, une opération aussi cosmétique ne pouvant difficilement passer inaperçue dans le département. Je précisai que Joël était en route pour acheter du matos quand la police lui était tombé dessus, qu’il n’avait rien à se reprocher, et qu’il était ressorti libre de toutes charges.

Cependant, quelque chose n’avait plus l’air d’aller, ils semblaient soucieux. Lorenzo se leva et demanda à Roberto de venir cinq minutes avec lui, me laissant seul dans le grand salon avec la bouteille de champagne.

 

21

 

   Puisque c’était autorisé aujourd’hui, je ne me gênai pas pour me servir de grands verres de champagne que j’avalai avidement, et en plus c’était du bon. Lorenzo et Roberto parlementaient dans leur coin, les cinq minutes allaient dépasser la demi-heure bientôt. J’espérai ne pas avoir gaffé en révélant que Joël avait fait une petite gardav’, ou alors c’était mon refus potentiel à la petite sauterie du week-end qui les mettrait dans l’embarras ? De tout façon, je n’avais rien d’autre à faire pour le moment, j’étais venu avec ma voiture, je pourrais repartir quand je le voudrais.

Enfin, ils revinrent au salon, l’air toujours aussi grave. Sûr, ils étaient perturbés. C’est Lorenzo qui reprit le cours de la conversation.

-          Hey ! Ça va ? Rien de particulier, on avait besoin de discuter Roberto et moi. Les couples, c’est comme ça, ça discute beaucoup.

Roberto restait sur la défensive, il y avait de l’électricité dans l’air.

-          Bon, tu dis que Joël a fait une gardav’ et qu’il en est ressorti sans problème. On ne va pas te mentir ni te prendre pour une dinde de Noël, mais on n’y croit pas. Joël a déjà fait des gardav’ et il a sûrement un casier, donc il est bien connu des services de police. Toujours pour des conneries, mais suffisantes pour faire de petits séjours à l’ombre. Pourtant, il n’y va jamais. Or, il n’y a pas trente-six moyens d’éviter la taule. Tu vois ce que je veux dire ?

J’étais surpris des révélations de Lorenzo. Joël m’aurait-il pris pour une courge de concours ?

-          Euh non ! Pas du tout, en fait.

-          Nous, on propose des séjours au soleil, et la police des séjours à l’ombre, mais il va toujours à l’un et jamais à l’autre. Pourquoi ? Parce que c’est un indic. Oh ! Pas un indic professionnel, hein ! Non, mais comme ils le tiennent, Joël est obligé de collaborer et de donner des infos de temps en temps.

-          C’est une donneuse ! Précisa Roberto hargneux. Et maintenant, on est obligés de l’éviter pendant un bon moment. Après tout ce qu’on a fait pour lui ! Si ce n’est pas malheureux !

Je faillis tomber de ma chaise. On se serait cru dans un épisode du « Parrain », mais en version gay : ce qui donnerait plutôt La Marraine ! Roberto dans le rôle de Don Corleone en Dona Corleona devrais-je dire, n’était pas vraiment crédible. Tout ça me paraissait un peu surjoué et même un brin ridicule !

-          Vous en êtes sûrs ?

-          C’est un juge qui ordonne la garde-à-vue ou qui la lève, pas le simple flic de commissariat. Donc, Joël a un accord avec eux. Personne ne peut faire carrière dans ce beau métier de dealer sans se faire choper un jour. Et la seule façon de durer, c’est de renseigner la police. J’avais déjà demandé à Lorenzo d’arrêter ses enfantillages, et maintenant ça se resserre un peu trop sur lui et accessoirement sur moi. Donc, Joël est hors circuit pour un bon bout de temps. Et la meilleure façon de ne pas l’appâter est de ne plus rien lui dire, parce que quoi qu’il arrive, il sera obligé de balancer. Qu’il dénonce qui il veut mais pas nous, tu comprends ?

C’était un peu excessif, là ! Joël n’aurait pas fait de mal à une mouche, et puis, on était tous des potes, pas des racailles de cité.

-          Je te rappelle qu’on était tous les trois présents lors de la petite fête chez ton coloc où j’ai vendu des prods à tout le monde. Donc, toi, moi, Karl et les autres. Voilà ce qu’il pourrait balancer pour que les flics puissent remonter jusqu’à mon fournisseur. Capito ? Tu vois dans quelle merde il pourrait nous mettre ? Tu comprends aussi pourquoi on a des pseudos, maintenant ?

Effectivement, ça venait de tilter dans ma tête. Lorenzo avait trouvé le bon argument pour me convaincre. Heureusement, je n’avais jamais rien dit sur ce que je faisais de mon temps libre avec eux.

-          Merde ! Ça craint, non ? glapis-je.

-          Il faut établir une règle entre nous et s’y tenir, argua Roberto. A partir de maintenant, plus un mot à Joël, plus aucune sortie avec lui. On maintient des relations, mais elles devront être les plus neutres possibles jusqu’à ce que ça se tasse.

-          En gros, je continue à fréquenter la salle de sport, mais je ne raconte plus ma vie à Joël, c’est ça ?

-          Exactement ! Tu ne pars pas en vacances avec lui non plus, pour ne pas être tenter de bavasser, me répondit Roberto.

-          T’inquiète ! On connait bien Joël, reprit Lorenzo. Il finira par balancer un couillon pour calmer les flics. Les couillons pullulent, mais il faut les trouver au bon moment. Je n’en vois qu’un dans ton entourage qui risque de poser problème, c’est Karl, ton coloc.

Putain de merde ! Un non-évènement était en train de se transformer en tsunami potentiel. A présent, je mesurais pleinement les risques que cette liberté sous conditions de Joël pouvait nous coûter. Et il avait raison : Karl tomberait les pieds joints dans n’importe quel piège, et si Karl tombait, il nous entrainerait tous dans un sacré merdier. Fallait que je fasse quelque chose rapidement pour circonscrire l’incendie. Rien de tel qu’un contre-feu pour s’en sortir : c’est comme ça qu’ils font dans les films. Sauf qu’on n’était pas dans un film et que je ne maitrisais pas le scénario. Bref, je ne savais pas quoi faire !

-          Moi, c’est sûr ! Je vais devenir invisible un certain temps, dit Lorenzo. Je vais suspendre mon tel dès maintenant, jusqu’à nouvel ordre. Plus personne ne pourra me joindre, mais t’inquiète, on te contactera quand on aura besoin de te voir.

-          Karl est frivole mais pas si stupide, répondis-je.

-          On voit bien que tu n’as jamais eu à subir la pression des flics. Karl ne résistera pas plus de trente secondes, je peux te l’assurer. Faudra que tu trouves une solution pour éviter à ton coloc d’être une victime collatérale, et pour que Joël ne le balance pas pour se débarrasser de son accord avec les flics. Pour moi, Karl est la cible idéale : naïf, prétentieux, aveugle, con comme une bite, quoi !

Merde ! Il avait raison, mais je ne préférais pas le conforter.

-          Karl est quoi pour toi ?

-          Rien ! On est coloc, c’est tout.

-          Alors, laisse pisser. Protège-toi. T’en trouveras un autre si ça tourne mal.

-          C’est facile à dire pour toi. Moi, j’habite avec lui, on se côtoie, ce n’est pas un mauvais gars.

-          Tu connais Bruce Lee ? Il a dit un sacré truc : Sois comme l’eau ! Car l’eau est inodore, incolore, insaisissable, paisible ou féroce, rien ne peut arrêter la force de l’eau, ni l’air ni le feu. Aucune main ne peut la retenir, elle va où elle veut quand elle veut. Pourtant, l’eau est aussi inoffensive, douce et désaltérante. Alors « Be the water, my friend ». Moi, je vais devenir comme l’eau. Pschitt, je me faufilerai par derrière pour disparaitre, ni vu ni connu !

Cette discussion commençait à me saouler. Tout ça n’était que des suppositions. Aucune preuve que Joël était un indic non plus. C’était leur pseudo professionnalisme de bad boys pomponnés au fond de teint qui s’exprimait. La citation de Bruce Lee acheva de me gonfler. Entre ceux qui te citaient du Mylène Farmer dans le texte et ceux qui te citaient du Bruce Lee, on était plus proche du Titanic que de la Grande Librairie, niveau philosophie. Lorenzo pouvait bien couper son tel, moi je ne ferais rien de particulier pour le moment.

Roberto ne nous écoutait plus, il grignotait tout ce qu’il trouvait à portée de main comme une vieille souris. Lorenzo semblait savourer ses dernières paroles comme un grand sage loufoque engoncé dans le sofa, quand les trois hôtes hispaniques revinrent enfin de leur virée, un peu éméchés. La démarche chaloupée de Ruben m’amusa, il dansait plus qu’il ne marchait, j’aimais bien sa nonchalance, genre prince cool et sexy.

-          Hey querido ! Tu m’attendais ?

-          Euh, oui ! dis-je en me levant.

Sa bouche lippue et humide, encore gonflée par l’alcool, se rapprocha dangereusement de la mienne, me mordit tendrement la lèvre inférieure, comme un rare geste de félin. Juan et Ferguson nous regardèrent avec envie, tout le monde étaient chaud et à l’unisson. L’air devint plus lourd, il embaumait la sueur mélangée à leur parfum. Mon dieu que c’était enivrant !

-          On y va, querido ? demanda Ruben suavement.

Lorenzo nous fixa sans un mot, mais Roberto nous souhaita une bonne nuit, affichant un sourire à décrocher la lune. On se dirigea tous les quatre vers l’escalier, en haut se trouvaient les chambres. J’oubliai Karl et Joël, ma patronne et les Parasols. Plus rien n’avait d’importance, semblait-il.

 

22

 

   Même si j’avais l’air d’un latin lover, je n’en avais pas la chanson puisque j’étais natif de la région parisienne, mais Ruben, Juan et Ferguson ne firent pas mentir la réputation des hispaniques. La nuit fut extra et mouvementée, un super moment partagé comme j’en avais rarement eu ces derniers temps, et tout le monde avait utilisé des capotes comme au bon vieux temps… Par je ne sais quel miracle, je me réveillai dans un lit avec Ferguson seulement, les deux autres n’avaient, semblait-il, pas dormi avec nous. Ferguson me plaisait bien, et en plus c’était le seul vraiment francophone de la bande, mais j’avais un crush pour Ruben, c’était clair. On se leva tous les deux sur les coups de 11h.

-          On va prendre un petit déjeuner ? proposa Ferguson.

Ah oui ! J’avais une faim de loup, sauf que moi, j’étais en service commandé, pas en villégiature. Cependant, je le laissai décider pour nous.

Dans la pièce jouxtant le salon se trouvaient déjà, ou encore, Ruben et Juan, accompagnés de Lorenzo. Ils nous accueillirent par des smacks sonores. Lorenzo ne se gêna pas non plus, ce qui me surprit plutôt, lui qui était si distant avec moi.

Roberto fit son apparition comme une madone aux des brocs de café.

-          Je vous en prie, on va prendre le petit dèj’ dehors, au bord de la piscine. A la table sous les parasols, on sera mieux… Bébé, tu peux t’occuper de nos hôtes ? moi j’apporte le café et le thé.

Lorenzo se contenta de nous montrer le chemin. Moi je suivais et je lui souriais sans me moquer, compatissant à son bonheur d’être en couple.

Une belle matinée d’été ensoleillée. Ça faisait bien longtemps que je ne m’étais pas senti aussi bien dans ma peau. Du sexe avec des mecs tops, un repas sympathique avec eux le matin et en plus j’étais payé. Que demander de plus ? J’avais l’impression de vivre dans un rêve.

Tout d’un coup, la maison d’hôtes m’apparut pour ce qu’elle était réellement : un paradis en miniature. J’ai compris pourquoi cette formule de vacances avait un tel succès. Donc la fameuse Casa Del Mar de Ruben et Juan devait être encore mieux, j’avais hâte de m’y poser la semaine suivante. En attendant, je n’avais d’yeux que pour Ruben, mais c’était son mari qui me regardait. Lorenzo me fit un clin d’œil, pendant que Roberto et Ruben parlaient business en espagnol. Ferguson ne me lâcha pas du regard non plus, je crois que je lui avais vraiment plu.

-          Tiens ! Voilà ma carte de visite. Ferguson Echeveria Morales, brocanteur à Toulouse. Si tu as envie de venir me voir, on n’est pas très loin. A deux heures de route de Montpellier.

-          Merci ! J’y penserai. C’est sympa. Mais tu seras à Sitges la semaine prochaine ?

-          Normalement, non ! J’ai du boulot, mais qui sait ?

Puis Ferguson se pencha vers moi pour me parler dans l’oreille.

-          Tu sais, tu peux baiser autant que tu voudras avec Ruben, et même avec Juan, mais ils sont mariés et liés par leur business, donc n’espère rien d’autre. En plus, Juan est jaloux comme une tigresse. Ten cuidado ! Conseils d’ami, Théo.

Je me redressai sur mon siège comme si j’avais reçu une décharge. Lorenzo me fixait, me gratifiant d’un nouveau clin d’œil et d’un sourire pincé. J’avais compris le message, ça se voyait trop que Ruben me plaisait et la chasse était déjà gardée… Allons ! Un peu de retenue, Alex ! me dis-je. Ce fut un bon avertissement. Ainsi j’atterrirais en douceur… Comme pour me montrer que tout roulait encore bien entre nous, Juan me reproposa gentiment du café, ce que j’acceptai avec plaisir… On s’était tous bien amusés cette nuit, mais les affaires reprenaient leurs droits, Roberto ne m’avait invité que pour l’aider et j’avais plus que rempli mon contrat. Sauf que je ne savais toujours pas combien il me paierait.

Du coup, je proposai à Ferguson de piquer une tête dans la piscine, ce à quoi il consentit sans problème. A défaut d’avoir pris une douche en sortant du lit, on prendrait un bain ! Ça nous permettait de quitter la table et de m’éloigner un peu de Ruben. J’espérais que Lorenzo nous suivrait, mais non, il préféra rester scotché avec son « mari ».

Comme c’était permis, on fit du nudisme autour de la piscine et on nagea nu. Je n’y avais pas vraiment fait attention avant car j’étais toujours venu en soirée, mais la plupart des hôtes vaquaient nus ou presque dans la totalité de la maison. Tout était fait pour rapprocher facilement les gens, pour que leur séjour soit « exceptionnel », et s’il y avait du sexe entre convives, c’était parfait : leurs vacances seraient réussies et ils reviendraient. Fallait juste pouvoir se le permettre parce que les séjours coûtaient quand même cher… Franchement, je trouvai cette idée excellente et ça me donna envie d’y travailler aussi, c’était largement mieux que de faire le larbin dans cette boutique de fringues merdique. Seulement, les places semblaient chères car à part Lorenzo, qui faisait office d’adjoint et d’amant, il y avait peu de personnel, sauf le samedi où c’était renforcé parce qu’ouvert au public. Mais maintenant que ma carrière au centre commercial du Polygone allait prendre fin, pourquoi ne pas essayer ici ?

Ferguson me rejoignit dans l’eau en deux brassées, trois mouvements. Son corps longiligne et musclé sec avait dû en nager des kilomètres dans les piscines du Chili quand il était plus jeune.

-          Merci pour le conseil tout à l’heure. J’étais encore dans la nuit qu’on vient de passer. Pas encore réveillé, quoi !

-          Ça arrive à tout le monde, ce n’est pas grave… Juan est cool, il l’a bien pris, je crois. Il a bien vu que tu n’étais pas encore redescendu, dit-il en riant.

-          Du coup, je me sens gêné, maintenant, conclus-je.

-          Laisse tomber ! Reste comme tu es. Tu lui as montré que tu n’étais pas un manipulateur. Tout le monde craque pour Ruben, y compris moi. Mais il y a une limite, c’est leur couple. Ruben baiserait avec la Terre entière s’il le pouvait, c’est même la plus grosse chienne lubrique de tout l’occident chrétien depuis sa création, mais il est marié avec Juan et personne d’autre. C’est comme ça.

Ferguson m’aspergea d’eau, voulant jouer.

-          Assez parlé d’eux. Et toi ? Que fais-tu dans la vie ?

Et voilà ! Tout allait bien, pourtant. Fallait qu’on aborde ce sujet maudit. Ferguson allait me faire tomber de mon nuage. Je n’avais même pas envie de mentir. Mais j’aurais préféré me noyer au lieu de répondre.

-          Je suis vendeur dans une boutique de vêtements dans le centre de Montpellier, dis-je sur un ton neutre.

-          Et ça te plait ?

-          Pas vraiment, non ! En plus, la semaine prochaine, je serai chômeur, mon contrat est terminé. C’est la vie, c’est comme ça ! Pas grave, je ferai autre chose.

A mon grand étonnement, Ferguson éclata de rire.

-          Ça alors ! Tu n’es pas directeur commercial chez l’Oréal, ou créatif chez un grand couturier parisien ? Pas steward, non plus ? Tu n’es pas millionnaire ? Tu ne vis pas entre Los Angeles et London ?

-          Ben non !

Il rit de plus belle. J’étais surpris.

-          Tu n’es pas comme tous ces mythos qui te racontent n’importe quoi et qui pensent que ça ne se voit pas quand ils mentent comme des arracheurs de dents ?

-          Ben non !

-          C’est bien ! Moi je m’en fous du boulot que tu fais du moment que tu es sympa. Et je te trouve très sympa, et définitivement pas manipulateur. Realmente muy agradable !

Puis, il s’approcha de moi et m’embrassa sur la bouche. Je le laissai faire volontiers, et puis c’était plutôt agréable d’être désiré par un mec sympa. Un baiser pression, court, plutôt amical. Donc, j’avais bien tapé dans l’œil de Ferguson. Après tout pourquoi pas, puisque Ruben était inaccessible.

Ferguson s’enfonça dans l’eau à la manière des crocodiles des marais surveillant leur proie. Il me dévorait des yeux, c’était clair. Comme on avait déjà consommé, c’était plus facile pour lui d’espérer m’avoir et d’imaginer une suite. Franchement, on avait plus d’une dizaine d’années d’écart mais c’était toujours un beau mec, bien entretenu, il était plaisant, me paraissait intelligent, indépendant et discret. Il avait l’air d’être à l’aise financièrement, sa boutique de brocante lui permettant sûrement de vivre correctement : ce qui en faisait un bon candidat pour être mon prétendant. Décidément, Roberto avait pas mal de mecs sympas dans son catalogue. Cependant, les amourettes de vacances ou d’après coït fonctionnaient rarement très longtemps. Surtout s’il suivait le sillage de Ruben et Juan qui devaient se taper tout ce qui bougeait autour d’eux. C’était cool d’être là avec lui, mais il ne fallait pas trop que je m’emballe.

Je me laissai flotter, bercé par les compliments de Ferguson, quand Roberto m’appela et m’invita à le rejoindre.

-          S’il te plait, habille-toi et retrouve-moi dans mon bureau.

Roberto était tout excité, voire pressé. Que se passait-il pour qu’il me convoque séance tenante ?

-          Viens ! Entre et referme la porte derrière toi, s’il te plait.

Il s’installa derrière son bureau, ouvrit un tiroir et en sortit une enveloppe qu’il me tendit. Donc, c’était l’addition. Je décachetai précautionneusement et sortis la liasse de billets. Six billets de cinquante euros.

-          Cela te convient-il ?

-          C’est parfait.

-          De mon côté, je suis très content, nos discussions ont très bien avancé, Ruben est presque d’accord pour participer au financement des futurs travaux d’agrandissement des Parasols… Et tu leur as bien plu, ça m’a bien aidé à les convaincre. Mais j’ai un conseil à te donner : laisse tomber ta drague avec lui, c’était vulgaire, tu m’as presque mis dans l’embarras.

-          Okay ! C’est bon, j’avais compris le message à table. Pas de soucis.

-          T’es un bon garçon. Intelligent en plus. C’est bien.

J’attendis qu’il me parle de la suite des événements, mais ça avait l’air coincé dans le fond de sa gorge.

-          Ah oui ! Bien sûr, j’allais oublier ! Si tu veux venir avec nous à Sitges, c’est toujours ok, mais je ne pourrai pas te payer étant donné que tu seras mon invité pendant trois jours. C’est un bon compromis. Qu’en dis-tu ?

-          Pas de soucis, soupirai-je.

-          Parfait ! Alors, on se revoit ici vendredi prochain à 15h. Sois ponctuel parce que je ne t’attendrai pas. D’accord ?

Je hochai la tête en signe d’approbation.

-          Une dernière chose. Lorenzo a suspendu son portable, donc si tu veux communiquer, passe par moi, tu as ma carte… Bon, je dois te laisser maintenant, il faut que j’aille me préparer. On sort ce soir avec eux, on va au casino de la Grande Motte. Alors bisous, bello, et à la semaine prochaine.

Le message était clair là aussi. Je n’étais pas invité à les suivre. Ma « prestation » était terminée, j’étais même cordialement invité à décamper… Je ramassai mes affaires et sortis du bureau, mais au lieu de partir tout de suite, j’allai quand même dire au revoir à tout le monde. Un point positif pour moi, ils étaient tous surpris que je ne vienne pas avec eux, surtout Ferguson qui était déçu.

-          Tu pars, Théo ?

-          Oui, j’ai à faire chez moi. Faut que je rentre.

-          J’espère qu’on se reverra ?

-          Je serai à Sitges avec Roberto et Lorenzo la semaine prochaine. Sinon, une prochaine fois à Toulouse ou ici !

Ferguson acquiesça, me fit son plus beau sourire, mais ne bougea pas de son siège, et resta collé avec Ruben et Juan. Tous me saluèrent seulement d’un amical signe de la main… Ce beau week-end se terminait sans apothéose, ce week-end durant lequel je m’étais senti tellement vivant…

 

23

 

   Je récupérai ma petite Clio V et quittai le parking des Parasols la gorge serrée. J’étais content de moi, content de mon enveloppe également, content d’avoir rencontré ces trois mecs, surtout Ferguson. Et puis, c’était bien la première fois que j’étais considéré comme une cerise sur le gâteau. Ou comme le cadeau Bonux de mon enfance, mais en mieux. Pourtant, j’en avais fait des choses dans ma déjà longue vie, mais je ne m’étais jamais senti si proche de mon idéal. Et maintenant je voulais faire partie de leur bande, mon avenir ne pouvait qu’être là.

Cependant, plusieurs chantiers s’ouvraient qu’il fallait que je règle au plus vite. Fallait que je trouve une solution pour quitter mon boulot ce jeudi soir et non samedi soir, fallait que j’annule ou que je reporte ma soirée du vendredi avec Martial, que je réfléchisse au soi-disant problème « Joël », et surtout que je mette les points sur les i à Karl.

J’enrageai un peu de n’avoir pas pu sortir avec eux ce soir-là, mais je supposai que Roberto avait d’autres projets et que je ne rentrais pas dans sa combine. J’en voulais surtout à Lorenzo qui m’avait presque ignoré, et son soi-disant repli stratégique ne me disait rien qui vaille. Résultat des courses, je ne pouvais plus communiquer avec lui, Roberto devenant mon seul canal.

Je retrouvai notre colocation dans une quiétude inhabituelle, surtout un dimanche de fin d’après-midi. Karl n’était pas là, peut-être à la plage, ou en descente de quelque chose, quelque part. Ce calme regagné tranchait avec l’animation vivifiante des Parasols : j’étais redevenu inutile. Pire, je me sentais carrément nul, maintenant.

En effet, si je devais à Roberto d’avoir rencontré ces trois mecs, dans une vie normale, rien n’aurait pu m’empêcher de les suivre, aucune autorisation à avoir. Alors que j’avais été obligé d’obéir et de déguerpir au premier coup de sifflet. Même dans le plaisir, je restais un employé, comme le prouvait l’argent qu’il m’avait donné.

Au lieu de tourner en rond dans ma chambre et de ruminer comme une vieille fille, je m’allumai un reste de joint qui trônait dans mon cendrier. C’était une piètre vengeance contre Lorenzo et son lifestyle de moine-soldat, mais c’est tout ce que j’arrivai à imaginer pour le moment… Mon plan cul avait été trop bien, j’avais dû recevoir un sacré shoot de dopamine. C’est dingue la frustration que ça me procurait, mais l’adrénaline était encore sûrement trop forte, la descente s’avérait vertigineuse et rien pour la freiner. Du coup, au lieu de m’apaiser, le joint m’excita plutôt qu’autre chose. Valait mieux que j’aille faire un tour que de rester enfermer dans ma minable petite chambre.

Comme je n’habitai pas très loin du Coxx, je me décidai d’aller y faire un tour en guise de clôture officielle de mon super week-end. Bien m’en prit car si la terrasse n’était pas encore pleine, j’y retrouvai Joël, le hasard faisant parfois bien les choses, dirait-on. Je m’attablai avec lui, savourant ma pinte.

-          Je ne pensais pas te trouver ici ! dit-il. Tu n’es pas venu à la salle du week-end. Qu’as-tu donc fait de si important ?

-          J’étais occupé, rien de plus.

-          Hum, je vois ! Un plan sympa, je présume.

Je ne préférai pas m’étendre sur ce que j’avais réellement fait, je restai flottant. Et puis, Joël était suspect, désormais. Mais j’acquiesçai volontiers à sa présomption, parce que c’était vrai malgré tout : ç’avait été sympa.

-          Figure-toi que Roberto n’a pas arrêté de m’appeler pour me refourguer à un de ses clients. Il n’a toujours pas compris que ses magouilles ne m’intéressent pas.

Roberto m’avait dit qu’il l’avait contacté, mais pas qu’il s’était acharné pour l’avoir. Donc, j’étais un deuxième choix, ça fait toujours plaisir de le savoir.

-          Un plan rémunéré, sûrement ? dis-je ingénument.

-          Ouais, bof ! J’imagine, mais je n’en sais rien puisque je n’ai pas répondu. Mais si j’apprécie assez monsieur Rongione, je ne peux plus voir en peinture son parasite de boy-friend … Je soupçonne fortement ce mytho d’être une balance. Tu sais, on ne peut pas passer à travers les gouttes indéfiniment. Les flics ont souvent de la merde dans les yeux, mais quand ils cherchent vraiment, ils trouvent ! Et lui, ils ne le trouvent jamais, bizarre, non ?

-          Sérieux ?

Décidément, l’embrouillamini emmêlait encore plus les pinceaux de tout le monde. Voilà qu’ils s’accusaient mutuellement d’être des indics, maintenant. On nageait en plein délire, là ! Fallait vivre dans notre ridicule microcosme pour le croire.

-          Ouais ! Ce type est une roulure. Franchement, ça ne t’écœure pas cette fausse barbe teinte et ces fausses dents ? Et ce fond de teint sur les tempes, ce n’est pas ridicule, peut-être ? Il ne fait pas son âge, mais je suis certain qu’il a plus de cinquante-deux, ou cinquante-trois ans ou peut-être plus. C’est un croulant, j’en suis sûr.

Bon, moi aussi j’avais la barbe teinte en noir, ce n’était pas vraiment un problème, hein ? Sauf que moi je n’avais que quarante ans et je pouvais le prouver si nécessaire. Cependant, avoir cinquante-deux ou cinquante-trois ans, n’était pas si mortel que ça : aucun n’avait connu la jeunesse de Jésus non plus. Même si les compteurs commençaient sérieusement à s’emballer après cinquante ans. Mais selon le « vieil » adage : on ne pouvait pas être et avoir été en même temps. C’était même pour ça que je m’entretenais tous les jours et Lorenzo aussi, et Joël aussi, bien évidemment.

Cependant, je crois bien que c’était la jalousie qui les animait tous les deux. Joël était un beau gosse, encore jeune et sûr de lui, alors que Lorenzo allait bientôt atteindre cette fameuse cinquantaine, soit pour la majorité, un mur du son quasi infranchissable. Moi je connaissais son âge véritable, (enfin, si ce qu’il m’avait dit était vrai, bien sûr), donc je savais que Joël se gourait totalement, mais je ne révélai rien, j’avais promis, et ça me permettait de garder un avantage sur tout le monde.

Finalement, d’entendre geindre Joël me gonfla plus qu’autre chose. Mieux, je n’avais plus du tout envie de savoir s’il renseignait la police ou non, ou si Lorenzo faisait de même. Etait-ce même vraiment important de le savoir ? Après tout, j’avais d’autres chats à fouetter. Je saurais bien parler avec Karl quand le moment s’y prêterait et basta ! Soit Karl comprendrait soit il ferait comme il voudrait, car de toute façon, on ne peut pas faire le bonheur des gens malgré eux.

Ces luttes fratricides me saoulaient et je n’avais plus le temps, ni l’envie d’y participer. C’est vrai que j’avais craqué pour Ruben, mais Ferguson était vraiment le plus sympa des trois, sa vision des choses m’avait plu. Le seul vrai problème, était qu’il trainait dans les parages immédiats de Roberto et Lorenzo, et si leurs affaires se réalisaient, Ferguson graviterait toujours plus ou moins autour d’eux. Il fallait être pragmatique au lieu d’être partisan, me dis-je. Ces deux camps se valaient en réalité. Et de toute façon, il n’y avait pas de choix à faire. Hors de question de me séparer de Joël pour faire plaisir à Lorenzo, et à l’inverse, j’étais dans l’impossibilité de faire sans le couple infernal des Parasols parce que j’avais encore besoin d’eux.

Soudainement, je me rappelai d’un des conseils de Lorenzo : « moins on en dit, mieux c’est ». Voilà une bonne maxime qui devrait valoir pour de nombreuses choses dans la vie.

-          Okay ! Laisse tomber et parlons plutôt de cul, ça nous changera ! dis-je.

Au moment où je prononçais ces paroles, mon portable bipa. Celui-ci étant posé devant moi, je ne pouvais l’ignorer. Nonchalamment, je regardai qui cela pouvait être. Bingo ! Ferguson qui m’envoyait sa photo et quelques mots : « Te deseo una buena noche y nos vemos pronto ! » Pas besoin de traduction pour comprendre, là c’était facile. Cependant, d’avoir reçu ce message me trahit illico, j’avais souri béatement, ce qui interpela Joël.

-          Eh ben ! C’est ton plan cul de ce week-end ? C’est chaud, dirait-on.

-          Ça va ! On ne s’est vus qu’une fois, mais c’était bien.

Je voulais répondre devant Joël, j’avais l’impression d’être une midinette. Et puis, je voulais peser chaque mot pour ne pas dire de conneries. Joël continuait de me parler mais j’avais déjà la tête ailleurs et il le remarqua.

-          Tu as sa photo ? Montre !

Sans hésiter, je lui montrai celle que je venais de recevoir : le visage éclairé et souriant d’un mec bien dans ses baskets.

-          Mais il est…

-          Vas-y Joël, lance-toi ! Ne te retiens pas, dis-le ! Assure, mec !

-          Ben, il est vieux. Enfin, il n’est pas tout jeune, bafouilla-t-il. Mais il est beau, c’est vrai.

-          Il a cinquante-cinq ans et c’est le mec le plus cool que j’aie jamais rencontré. Il est brocanteur à Toulouse et il est Chilien… Pour l’instant, c’est juste un bon plan, on verra par la suite s’il y a une suite.

-          Ça vous fait quand même quinze ans d’écart, tu pourrais presque être son fils. Enfin, c’est cool si tu aimes les daddies bien sûr, mais je ne le savais pas.

Joël me posait une bonne question. C’est vrai que je n’y avais jamais réfléchi. Bien sûr, je faisais abstraction du plan que j’avais fait avec Roberto, qui comptait pour des prunes et qui resterait secret jusqu’à la fin des temps car je le nierais même sur mon lit de mort, mais les trois hispaniques étaient les premiers, en fait. Et ça m’avait plu. Cependant, pour Joël, seul Ferguson aurait le droit de cité, Ruben et Juan resteraient dans les limbes.

-          Il s’appelle Ferguson ! Ouais, je sais, c’est bizarre mais c’est comme ça. C’est son prénom… Bon et toi ?

-          Oh moi ! J’ai sympathisé avec un client de la salle. Facile, quoi ! Un jeune mec sexy, une petite bombasse que j’ai enfilé comme une perle. Ça fait déjà une semaine qu’on se voit tous les jours. Il est un peu trop jeune pour moi, c’est un étudiant de vingt et un ans, mais il est très cool. Il écoute toute la journée cette grande poétesse révoltée, un peu gauchiste sur les bords, qui méprise l’argent, très humaniste ! Mais comment s’appelle-t-elle déjà ?

-          Euh, tu me poses une colle, là : Barbara ? Patti Smith ? Nina Simone ?

-          Non, Mylène Farmer ! dit-il en riant… Mais à part ça, il est très gentil et il s’appelle Lucas. Il veut révolutionner le monde, végane, contre le réchauffement climatique mais s’achète des fringues toutes les cinq minutes, contre la guerre, écolo, etc. Bon, okay tu vois le genre ! C’est un idéaliste de papier. Enfin, il m’amuse beaucoup, et au lit c’est bim bam boom, c’est tonique, j’adore.

Cette légèreté retrouvée allait parfaitement avec cette discussion, ça m’avait remis d’aplomb, l’adrénaline était enfin redescendue, je regagnais la normalité de ma vie… Les doutes instillés par Lorenzo concernant les pseudos accointances de Joël avec la police s’envolèrent eux aussi. Je n’en avais définitivement rien à foutre.

 

24

 

   En rentrant du Coxx, j’avais pris soin de répondre à Ferguson, l’invitant une nouvelle fois à venir à Sitges. Il avait répondu par un laconique « peut-être ». Cool ! On était passé du « pas possible » à « peut-être », il y avait un progrès indéniable… Joël était parti retrouver sa Greta Thunberg sans couettes mais avec muscles. Moi, j’avais préféré rentrer que de rester au Coxx car un mec serait invariablement venu me brancher et je n’en avais pas envie du tout. Entretenir la conversation pour entretenir un espoir ne m’intéressait pas, et puis certains avaient plus besoin d’un psy que de mes oreilles, et comme j’avais fini ma bière, ça serait du temps de perdu pour tous les deux. J’avais eu mon lot d’émotions pour le week-end, je n’avais pas besoin de plus.

Karl était rentré, mais il s’était enfermé dans sa chambre, donc je supposai qu’il dormait, on se verrait plus tard. Il me restait une chose à régler : annuler ou reporter ma sucette-party du vendredi avec Martial. Un texto ferait l’affaire : je partais en vacances vendredi, donc soit on se voyait un autre soir, soit on annulait, point. Généralement, il était au taquet pour communiquer avec moi, mais ce n’était que du bavardage intempestif qui ne menait jamais nulle part sauf à essayer de me faire tomber amoureux de lui, ce qui n’arriverait jamais. Le SMS envoyé, je coupai mon tel pour dormir tranquille…

Depuis que je connaissais Lorenzo, je me levais aux aurores pour aller à la salle, y compris les jours où je ne travaillais pas comme le lundi. J’étais dans la cuisine, je faisais couler un café quand je vis débarquer Karl dans sa tenue préférée, en slip quoi ! Donc, pas du tout prêt pour partir au boulot. Que se passait-il encore ?

J’avais allumé mon tel délicatement. En espérant qu’il ne crépiterait pas de messages de Martial. A mon grand étonnement, rien, pas de réponse de mon prof de philo suceur. Décidément, cette journée commençait bizarrement.

-          Tu ne bosses pas aujourd’hui ?

-          Non, j’ai pris ma journée. Ce boulot bouscule un peu trop mon rythme biologique, je trouve. J’ai besoin de faire un break. Enfin, tu vois quoi !

-          Bah oui, bien sûr, je vois !

Bon, quand Karl se mettait à faire des phrases trop compliquées pour lui, c’est que ça n’allait pas vraiment. Mais comme je le connaissais maintenant, il ne tarderait pas à cracher le morceau… J’attendais… Après s’être servi en café, il se repointa devant moi, se dandinant comme s’il avait une envie de pisser. On aurait dit un gamin de quatorze ans, et moi je redevenais son daddy. C’était chiant comme situation.

-          En fait, j’ai un truc à te demander, dit-il faiblement. Je voudrais savoir si ce serait dans tes possibilités de me prêter de la thune ? Enfin, si tu peux, bien sûr ! Il n’y a rien d’obligé.

Nous y voilà donc !

-          Tu sais très bien que je n’en ai pas. Pour ton info, je vais même redevenir chômeur ce week-end. Donc, tu ne demandes pas vraiment à la bonne personne… Mais de combien as-tu besoin ?

-          Pas beaucoup !

-          Combien !

-          Trois cents euros… Seulement pour ce mois-ci, mais si je ne comble pas le trou maintenant, ça sera pire le mois prochain, tu vois !

-          Eh ben ! Tu ne plaisantes pas, toi… Je peux te dépanner de cent euros, mais pas plus. Puis-je te demander pourquoi tu as besoin de cet argent ?

-          J’ai trop acheté de prods ces derniers temps, donc je n’ai plus de thunes pour vivre, pour manger, quoi !

Eh oui ! Et les dealers ne font pas crédit, c’est bien connu. En revanche, je pense qu’il me disait la vérité et j’appréciai cette marque de confiance.

-          Et tes parents ?

-          Déjà tapés !

-          Je ne voudrais pas avoir l’air de te faire la morale, mais va peut-être falloir arrêter tes conneries, tu ne crois pas ?

-          C’est ce que je me suis dit aussi. Je te le promets.

Bien sûr ! Prends-moi pour un con pendant que tu y es ! pensai-je…

Je lui donnai les cent euros en ayant bien conscience que je ne les reverrais sûrement jamais, mais il pourrait me les rendre en coupes de cheveux. Pourtant, je ne pouvais pas claquer ce que je venais de gagner à la sueur de mon front. Enfin, de mon cul serait plus juste !

-          Au fait ! Je voulais te demander un truc, moi-aussi ? Dans tes soirées, touzes etc. : est-ce que tu y croises mon pote Joël ?

-          Non, jamais.

-          Et Lorenzo ?

-          Ton pote le dealer ? De temps en temps. Mais actuellement son tel ne répond plus. On dirait qu’il a disparu. Pourquoi me demandes-tu ça ?

« Mon pote le dealer », avait-il dit. Un mauvais point pour moi, ça. Donc, Karl avait déjà essayé de le contacter et c’était récent, puisque Lorenzo n’avait coupé son tel que ce week-end. En revanche, rien concernant Joël. Karl étant une starlette de notre microcosme, il connaissait tout le monde et tout le monde le connaissait. Du coup, s’il avait vu Joël fouiner dans ses soirées, il l’aurait reconnu, je pouvais définitivement le mettre hors de cause, ça me rassurait. En fait, Lorenzo avait sûrement pensé qu’il était déjà repéré. Donc, c’était de lui qu’il fallait que je me méfie, mais sa soi-disant disparition allait mettre aussi Karl à l’abri des tentations que « mon pote le dealer » proposait. Voilà, d’une pierre deux coups et sans rien faire.

-          Je te demandais ça comme ça, sans arrière-pensée aucune. Moi aussi, je me suis aperçu que Lorenzo n’était plus disponible. Tant pis.

Bien évidemment, je ne lui révélai pas que je partais en week-end avec lui et son homme.

-          Quand tu auras besoin d’une coupe et d’une teinture, tu me siffles et je te fais ça.

-          Justement, j’en aurais besoin d’une cette semaine, mais j’abandonne la teinture, je laisse au naturel. Après tout, je n’ai que quarante ans, pas encore soixante-dix. Je n’ai rien à cacher, finalement.

Ferguson devenait mon nouvel inspirateur, dirait-on.

Sur ce, le petit dej’ était terminé pour moi, il était temps de partir à Gym-Up évacuer les toxines du week-end passé. J’avais perdu du temps à bavasser avec Karl, mais pour une fois j’étais satisfait du résultat…

Sur place, Joël était au comptoir du club, c’est lui qui faisait l’ouverture ce matin-là. Il était de bonne humeur, c’était visible depuis la rue. Bon, moi aussi, mais un peu moins quand même.

-          Viens ! Je vais te présenter Lucas, il est là, il s’entraine au Butterfly. Tu fais gaffe, hein ! pas de dérapages incontrôlés.

Voilà la raison de sa bonne humeur, sa Greta Thunberg était aux barres parallèles et ça l’émoustillait.

Effectivement, les présentations furent fabuleuses. Lucas était une réelle petite merveille, je le matai de haut en bas. Joël était même en dessous de la vérité. Ce garçon était beau comme un dieu grec, musclé sec, très blanc de peau, pas un poil dessus, des muscles bien dessinés, un cul qu’on devinait rebondi et ferme. Bref, un véritable appel au viol !

-          Lucas ! Je te présente mon ami Alex.

On se fit la bise rituellement, comme deux copines du sport, car s’il y avait du muscle au kilo, il n’y avait pas beaucoup de testostérone ou alors on faisait tous les trois dans le genre bucheronne. En fait, j’attendais qu’il parle, je voulais entendre le son de sa voix. Et je ne fus pas déçu : une belle voix grave, bien qu’encore juvénile. Décidément, Joël avait décroché le gros lot.

-          Alors ! Il est beau mon Lucas, hein ? Ça change de ton pervers pépère.

Franchement, sa remarque était déplacée : Ferguson n’était ni pervers ni pépère. Néanmoins, ça les fit rire, donc je laissai pisser. Ne gâchons pas cette bonne humeur. Cependant, c’était exact, Lucas était très beau… Dans l’échancrure de son débardeur, au niveau de la nuque, je devinai un tatouage, large comme la main, deux lettres stylisées emmêlées : MF.

-          Ça veut dire quoi MF, Mother Fucker* ? dis-je ironique.

-          Sûrement pas ! Ce sont les initiales de Mylène Farmer ! répondit-il sèchement.

Joël eut envie de rire, mais se retint pour ne pas vexer son gars. Pourtant, ses yeux m’auraient fusillé sur le champ si je m’étais laissé aller.

-          Ah oui, pardon ! Où avais-je la tête. Je n’avais pas fait la relation entre les deux.

Bon, la blague n’avait pas plu, ça se voyait. Encore un membre du fanclub « team premier degré ». Tant pis.

-          Sinon, s’enquit Lucas. Tu es végane, toi aussi ?

-          Moi aussi ? Euh non ! Pourquoi, qui d’autre l’est ?

-          Nous, bien sûr ! Joël est en train de suivre le programme que je lui ai donné depuis une semaine. C’est bon pour lui et c’est bon pour la nature. Et puis, tous les sportifs sont véganes maintenant, c’est clair. Il faut respecter les animaux comme soi-même.

On dit que l’amour peut déplacer des montagnes, et c’était vrai. Il faisait faire aussi n’importe quoi à n’importe qui sans problème. Je me retins encore une fois de rire, c’était visiblement important pour Joël. Je ne savais pas pourquoi, mais j’avais une furieuse envie de me moquer.

-          En tout cas, si tu veux t’y mettre, je t’aiderai volontiers.

-          Non, ça ira, merci ! Je ne mange déjà quasiment jamais de viande et j’évite le plus possible tout ce qui serait d’origine animale, mentis-je. Mais je trouve ça très bien pour vous. Il faut bien aider la nature et les animaux d’une façon ou d’une autre. On fait assez de mal à la planète comme ça.

Lucas acquiesça sans avoir l’air convaincu pour autant par mon faux discours écolo à deux balles. Sa moue boudeuse me séduisit autant que son sourire. Cependant, on ne se connaissait pas encore qu’il essayait déjà de me refourguer sa camelote, cette nouvelle mode végane qui faisait fureur chez les jeunes.

-          Bon, faut que je vous laisse les enfants, annonça Joël. Les clients arrivent. Je bosse, moi !

Il roula une pelle baveuse à Lucas, je crus qu’il allait le manger, mais c’était mignon à voir et surtout très provoquant. S’il y avait un message, je l’avais compris : « pas touche, viande sacrée ». L’amour était peut-être dans le pré, mais ce petit veau d’élevage n’était pas du tout mon truc : j’étais content pour Joël et ça me suffisait… Du coup, je quittai la salle de muscu pour aller courir sur le tapis, je ne voulais pas avoir l’air de le coller non plus. D’ailleurs, on n’avait rien en commun et finalement rien à se dire. Ça aussi c’était clair.

*En anglais, nique ta mère.

 

25

 

   J’arrivais enfin dans la dernière ligne droite à la boutique, c’était quitte ou double ! Cependant, les redoublements n’étant plus de mon âge, il n’y avait peu de chance que je puisse rempiler. Avec les années, on acquiert une certaine expérience, et les indices que les employeurs sèment par-ci par-là, alertent sur leurs intentions, faut juste savoir déchiffrer… Ma patronne, qui n’était pas vraiment une intellectuelle de gauche, avait mis les gros sabots, j’aurais été vraiment aveugle de ne pas voir ce qui se passait. On n’évoquait jamais nos congés d’été, par exemple. Ou alors, elle ne me parlait quasiment plus : preuve qu’elle n’avait plus besoin d’entretenir quoi que soit entre nous, même pas de faire semblant de m’apprécier. A mon tour, je n’en foutais plus une rame, donc c’était plié. La seule chose positive, on était à l’unisson de ce qu’on voulait tous les deux.

Et ce mardi matin, une surprise m’attendait. Une jeune femme s’affairait avec ma patronne, elle sentait ma remplaçante à plein nez : sûrement inexpérimentée et au SMIC, voire moins. Voilà qui avait le mérite d’être clair, me dis-je. D’ailleurs, on ne tourna pas bien longtemps autour du pot.

-          Viens, Alexandre ! Je vais te présenter Djamila, c’est Pôle emploi qui nous l’envoie. C’est une stagiaire qui va travailler avec nous pendant un certain temps.

-          Avec nous ou plutôt, qu’avec toi ?

-          Alexandre ! S’il te plait. Ne fais ta mauvaise tête, éructa-t-elle. Ce n’est pas le moment.

-          Mais ça me va. Donne-moi mes papiers et je me casse tout de suite.

Plus le temps de finasser, autant aller droit au but. J’étais très calme, très stoïque, sûr de moi.

-          Je sais qu’il me reste une semaine à faire, mais j’aimerais partir jeudi soir, si tu n’y vois pas d’inconvénients. Je suis d’accord pour former ma remplaçante, mais jeudi soir, je pars.

La jeune Djamila ne savait plus où se mettre, elle n’avait manifestement pas prévu que son arrivée allait provoquer des remous, mais au moins elle saurait ce qui l’attendrait à la fin de son soi-disant stage.

Ma patronne étant une personne très pragmatique, ne fut pas longue à y trouver un avantage. Comme on dit, elle avait les qualités de ses défauts.

-          Okay ! Ça m’arrange, finalement ! Tu auras tes papiers et ton solde de tout compte pour jeudi soir. Je vais prévenir le comptable de tout préparer, mais en échange, tu formes complétement Djamila. Je compte sur toi.

-          Voilà, comme ça on se quittera bons amis.

J’étais venu au boulot sans à priori, je n’avais même rien préparé pour tenter de partir correctement, mais parfois l’occasion fait vraiment le larron. Toutefois, connaissant ma pas très délicate employeuse, je craignais l’entourloupe et il était hors de question de révéler tous mes petits secrets professionnels – mes stratégies d’approche, par exemple - sans contreparties. Cependant, j’embarquai Djamila avec moi pour lui apprendre tout ce qu’il y avait à faire dans la boutique, et trois jours ne seraient nettement pas suffisants. Cependant, ma patronne ayant décidé de faire des économies sur le dos de ses employés, trois jours suffiraient.

Sur les coups de midi, j’ai enfin reçu le texto de Martial : « Pas grave ! ». Quoi, c’était tout ? Lui, qui m’abreuvait de discours fleuves quand on se parlait, lui qui ne savait pas faire des textos sans en écrire des tonnes, me répondait aussi laconiquement que ça ?

Je le relançai tout de même : « Alors, annulé ou reporté ? » Mais cette fois-ci, la réponse tomba nette dans la foulée : « Annulé ! On se verra une autre fois » … Ce n’est pas que je tenais à lui, mais j’aimais bien les cent euros qu’il me donnait toutes les semaines…

Djamila s’en sortait plutôt bien. Elle était volontaire et ne manquait pas d’idées, ce qui, à mon avis, accentuerait sa déception quand elle serait remplacée sans raison valable pour un autre soi-disant stagiaire. Mais je ne serais plus là pour le voir. Et puis l’espoir fait vivre longtemps, très longtemps. J’affichai désormais sans vergogne, un réel plaisir de quitter le boulot et le Polygone. Je comptais les jours, voire les heures maintenant…

Seulement, ma nouvelle liberté ne me mènerait nulle part pour le moment. J’allais juste être projeté dans l’inconnu. Pourtant c’était séduisant, motivant devrais-je dire. Si Roberto et Lorenzo n’étaient pas des modèles de stabilité, leur monde était bien plus intéressant que le mien. Certains pourraient dire qu’ils vivaient sur une autre planète, mais une fois qu’on avait connu leur univers, plus question de faire marche arrière. D’accord, ça ressemblait à un milieu d’extraterrestres, dont la seule obsession tournait autour de la lune, ou du cul (la métaphore spatiale s’y prêtait bien. D’ailleurs, la fusée de chez Space X d’Elon Musk, ne ressemblait-elle pas à un gode ?) Mais c’était surtout le moyen de se maintenir dans un monde festif. Comme avait dit David Vincent* en son temps : « Ils existent, je les ai vus ! ». Donc, moi aussi j’y avais gouté, je les avais vu et je voulais vivre avec eux.

Si je n’avais plus de nouvelles de Lorenzo, je pouvais toujours contacter Roberto car j’avais hâte de découvrir la Casa Del Mar de Ruben et Juan. L’endroit semblait idyllique sur le papier, et de voir Roberto aussi excité qu’une puce rien qu’à l’évocation du nom de ce lieu, m’excitait à mon tour : bref, j’étais prêt à embarquer avec eux pour Sitges ce vendredi.

J’étais dans ma chambre, tranquille sur mon lit, savourant un moment de calme, avant que la tornade Karl ne s’occupe de ma tête et me régénère de ses doigts souples.

N’y tenant plus et voulant vérifier si le canal Roberto fonctionnait bien, je lui envoyai un petit message : « Toujours okay pour Sitges ? ». La réponse ne se fit pas attendre longtemps. « Bien sûr ! D’ailleurs, Ferguson tient à ce que tu sois là. Alors, pas de faux plans. On t’attend vendredi à 15h ». Décidément, notre ami chilien avait bien progressé : au départ, il ne pouvait pas venir et maintenant il tenait absolument à ce que je sois là. C’était une bonne nouvelle. Enfin, quelqu’un de sympa qui tenait à moi !

Karl finit par rentrer, il était temps qu’il me prodigue ses soins capillaires. Depuis, notre dernière discussion, il était taciturne, ses problèmes d’argent avaient fini par le rattraper. Le moins que l’on puisse dire, c’est que ça ne le rendait pas très fun.

Je m’installai dans la salle de bain. Karl vint avec ses ustensiles, il avait les yeux cernés.

-          Ça va ?

-          Ouais, ouais !

-          Tu as l’air fatigué. Tu as une sale tête.

-          J’ai fait des heures supp au salon. J’ai même coiffé des mecs pour dix euros au Cubix ce soir. Si tu as des potes qui veulent des coupes pas chères, tu me les envoies, ma biche… Faut que je trouve de la thune, ça me saoule.

Voilà, on était deux dans le même bateau, mais je ne lui dirais jamais comment moi je faisais pour m’en sortir. Karl ne savait pas tenir sa langue et je n’avais pas envie qu’il se mêle de mes affaires. Cependant, ses problèmes lui mettraient peut-être enfin du plomb dans la tête, qui sait ?

-          Au fait, je ne serai pas là ce week-end. Je veux dire du vendredi soir au dimanche soir. Tu auras l’appart pour toi.

-          C’est cool, merci ma biche ! Mais je n’ai rien de prévu. Pas de thunes, pas de soirée ! Je trouverai bien quelqu’un pour m’inviter. J’en ai marre de rincer tout le monde. Donc, c’est mon tour d’aller chez les autres… Qu’est-ce que tu fais pendant trois jours ?

-          J’ai un plan chez un mec... à Sitges. Voilà, quoi !

-          Waouh ! J’aimerais bien que ce genre de plan m’arrive aussi. T’as de la chance.

Karl s’appliquait à me tailler la barbe, c’était plaisant de le voir faire, pour une fois attentif et soigneux. Dans la vie, il était souvent bordélique, mais il aimait sincèrement son travail. Je voyais ses yeux scruter ce que ses doigts faisaient, la connexion était parfaite, semblait-il. Comme je le lui avais dit, je ne voulais plus me teindre la barbe ni les cheveux, je resterai au naturel. Et puis, les tempes rasées donnaient totalement le change, c’était impeccable.

-          Si ça continue, je vais finir par faire la pute, me lança-t-il.

-          Je ne te le souhaite pas.

-          De toute façon, je suis trop nul. Je n’arrive même pas à brancher un mec sans avoir envie de lui payer un verre dans les cinq minutes qui suivent. Je serais la seule pute qui payerait ses clients. Tu vois le genre !

Ouais, je voyais très bien. Karl était à l’ouest depuis que je le connaissais, mais il ne serait pas capable de se prostituer. D’abord parce qu’il avait encore ses parents qui le soutenaient plutôt bien, même de trop. Ensuite, ce n’était pas si facile que ça. Moi je n’en étais qu’au stade initiatique et ça s’avérait plutôt compliqué à gérer. Lui n’arrivait même pas à gérer son abonnement à la TAM**, ni à déclarer correctement ses impôts. Mais sa remarque était surprenante : me soupçonnait-il ?

Karl vivait dans un monde d’opulence factice, d’envies sans cesse comblées, de consommations effrénées. J’ai sûrement été comme ça aussi, jusqu’à ce que la source se tarisse et que je sois obligé de compter mes sous. Au début, on comptait du bout des lèvres, puis on finissait par être son propre contremaitre et devenir rapidement la radasse de service aux yeux des autres. La générosité, c’était tellement hype dans ce monde, spécialement quand on ne pouvait pas se le permettre. Karl vivait dans un clip de Beyoncé ou de je-ne-sais-qui, où le monde était rich & famous, clinquant, unitaire, parfait, heureux. Du coup, il avalait les spots publicitaires comme autant d’élixirs de jouvence et aucun site d’achat en ligne ne résistait à sa carte bleue. En plus d’avoir les poches percées, il n’avait pas les neurones en place pour faire face à ce qui lui arrivait. Heureusement, il avait l’air d’avoir mis le booster au salon de coiffure, c’était déjà ça.

*Série TV américaine des 60’s, Les Envahisseurs.

**Transport Agglomération de Montpellier.

 

26

 

   Ma patronne fut correcte et ne me fit aucune crasse ce jeudi soir. J’avoue, j’avais eu une petite appréhension quand même. Cependant, Djamila s’en sortait déjà honorablement. Faut dire qu’il ne fallait pas vraiment sortir de St Cyr pour plier une chemise, mais de nos jours, on n’était plus sûr de rien avec les gens. Donc, elle était correctement formée selon mes critères… Je reçus tous mes papiers, mon solde de tout compte avec le chèque et le fameux certificat de travail qui me permettrait de me réinscrire sur le site de Pôle emploi en deux clicks. Ce qui voulait dire aussi que ma patronne se débarrassait de moi dans les meilleures conditions, sans rattrapage possible. On était quittes, c’était le principal. Elle me souhaita tout de même « bonne chance » pour l’avenir. Les paroles ne coûtant pas cher en règle générale, elles n’engagent que ceux qui y prêtent attention, pensai-je. Donc, je m’en tamponnais le coquillard largement. Je quittai sans état d’âme particulier, fini le Polygone.

Dans la foulée de ma réinscription, Pôle emploi m’envoya un mail de confirmation pour un entretien dans trente jours : ça allait, pas trop pressé de m’annoncer qu’ils n’auraient rien pour moi. L’autre bonne nouvelle, c’est que je serais pris en charge au bout de huit jours seulement. Donc, je ne perdais pas grand-chose, mais mon salaire serait quand même amputé de 50% le premier mois, un peu moins à partir du second. Quand on vit au SMIC, il n’en resterait pas lerche à la fin du mois.

Dès que je rentrai, je fis tourner une machine et fis un peu de repassage pour avoir mes fringues favorites nickels pour Sitges. Eh oui ! je faisais aussi la ménagère de temps en temps. Ah, ça casse le mythe, quand on y pense… Pendant que je m’activais, Karl était rentré exténué, proche du KO technique, ses heures supp + les coupes faites à l’arrache à droite à gauche, l’avaient vidé totalement : on dirait bien que la vie au royaume magique avait du plomb dans l’aile. D’ordinaire, il rentrait vers 20h, mais là il était plus de 22h, et c’était comme ça tous les soirs : il allait finir par m’impressionner.

Sans un mot, il se déshabilla, jeta ses affaires dans un coin du salon, resta en slip bien sûr, puis s’installa tel un pacha sur le sofa, s’allumant un long cône et fumant comme si la fin du monde lui était tombée dessus. Il mit le casque pour écouter de la musique sans déranger les voisins, et accessoirement moi. Comme l’été était déjà bien là et qu’il faisait chaud même le soir, j’ouvris la fenêtre de la pièce calmement pour que la fumée et l’odeur de shit s’échappent. Bref, je ne l’emmerdai pas non plus. De toute façon, j’avais autre chose à faire que de lui chercher des noises.

-          J’ai trop pris le seum. Faut que je me calme ! J’te jure que ça ne va pas se passer comme ça longtemps ! Tous ces keums qui me manquent de respect, j’vais trop les pétas, un jour… Merde ! J’en ai marre quoi !

Depuis que Karl était vénère, il parlait comme une improbable racaille de cité : il en voulait à la Terre entière, c’en était trop risible. Cependant, j’avais hâte de partir en week-end retrouver mon monde magique de la semaine dernière, qui, si je me débrouillais bien, finirait sûrement par me rapporter quelque chose…

Je m’étais levé tard ce vendredi matin, mais j’étais prêt de toute façon. Ma valise à roulettes n’avait plus qu’à être chargée dans la voiture, et en route pour la maison d’hôtes à Pérols.

En arrivant aux Parasols, je remarquai que la Porsche de Roberto et l’Alfa Romeo de Lorenzo n’y étaient pas. Etrange ! Je me garai à la place qu’ils m’avaient assignée depuis que je venais. Je n’eus même pas le temps de sonner que Lorenzo apparut sur le pas de la porte, en costume de lin blanc, chemise ouverte, un vrai latin lover de compétition. Il me fit la bise, mais je le sentis plutôt nerveux, sur ses gardes en tout cas.

-          Roberto arrive avec la voiture dans cinq minutes. Comme tu es là, on va pouvoir partir tout de suite. Il y a tout de même trois heures de route. Ça va être du sport, je pense…

Une Peugeot 5008 flambant neuve couleur rouge fuchsia, arriva en trombe et stoppa net à nos pieds, Roberto au volant. Difficile de passer inaperçu sauf si on allait à la gaypride.

-          Allez, les enfants ! On embarque. Théo, tu montes à l’arrière et tu garderas ta valise à côté de toi.

Puis s’adressant à Lorenzo.

-          Mon chéri ! Si tu es prêt, on n’attend plus que toi.

Lorenzo ne broncha pas et monta en voiture à l’avant. En ouvrant la portière, je découvris qu’il y avait un petit chien noir, un bulldog me sembla-t-il, qui dormait dans son panier. En voilà une nouveauté. Je ne l’avais jamais vu avant. Et il faisait le voyage jusqu’en Espagne !

-          Tu fais attention, Théo ! Je te présente Moshi, c’est un bulldog français. Moi, je voulais un Shiba*, mais il n’y en avait plus. Lorenzo préférait un bulldog, de toute façon. Donc, comme j’avais déjà choisi le nom, on a gardé le même pour celui-ci. Il est beau, non ? Moshi est un monsieur, bien sûr.

Drôle de nom pour un bulldog français : pauvre bête. Heureusement que le ridicule ne tuait plus depuis longtemps, sinon les rues seraient jonchées de cadavres en permanence. Si le bulldog français était le chien à la mode chez les gays, le Shiba venait récemment de le détrôner, surtout à Montpellier. Il y avait peut-être plus de chiens japonais dans l’Hérault que dans tout l’archipel nippon… Je ne savais pas si c’était un point de discorde entre eux deux, mais Lorenzo ne desserra pas les dents. Manifestement, il y avait de la tension dans l’air, mais Roberto s’efforçait de maintenir un semblant de cohésion. Du coup, je n’osais rien demander concernant cette nouvelle voiture.

La A9 n’offrait pas assez de paysages extravagants pour les regarder défiler pendant des heures, mais Lorenzo ne nous adressa pas la parole durant toute la première partie du voyage. J’entretins le monologue de Roberto qui avait un avis sur tout malheureusement, et ce fut difficile de ne pas le contredire, mais il fallait faire bonne figure étant donné que j’étais invité, ça ambiançait sévèrement mal. De Montpellier à Narbonne, je supposai qu’ils s’étaient engueulés. Ça arrive dans tous les couples, mais lorsqu’on arriva en vue de Perpignan, Roberto nous proposa de faire un tour au Perthus et sa zone de shopping détaxé pour faire une pause, ce qui rallongerait le voyage malheureusement : Lorenzo s’anima juste ce qu’il fallait pour détendre l’atmosphère.

Comme d’ordinaire dans cette ville, trouver une place pour se garer fut compliqué, surtout que Roberto ne voulait pas aller dans un parking payant. On tournait et retournait dans les petites rues sous l’œil de la police française ou espagnole qui avaient sûrement l’habitude de ce genre de manège. Ni moi ni Lorenzo ne voulûmes le contredire, mais je me sentis soudain solidaire avec son mari, j’avais envie de cogner Roberto pour qu’il change d’avis tellement il nous avait mis les nerfs en pelote. Même en ces temps où les miracles sont rares, on peut parfois en vivre en direct : une voiture nous laissa la place au détour d’une rue, quinze minutes après notre arrivée.

Mine de rien, on avait déjà passé près de trois heures dans la voiture, qui même si elle était confortable, ne permettait pas d’étendre correctement nos grands gabarits. Moshi aussi, fut ravi d’aller pisser contre les jantes et de se dérouiller les pattes… On se scinda en deux clans, Roberto et Moshi allèrent faire leurs courses, pendant que Lorenzo et moi allâmes boire un café dans un coin qu’ils connaissaient tous les deux. Le snack El Paso, plus cheap tu meurs, était le pur fastfood frontalier qu’on retrouvait à toutes les frontières de n’importe quel pays. Gobelets en plastique de rigueur pour un café aigre et un croissant caoutchouc trop beurré. Enfin, ce n’était pas si déplaisant, je savourais ce moment sans le patron.

-          C’est un peu tendu, non ? C’est à cause du chien ?

-          Du chien ? Je n’en ai rien à foutre du chien. Ça n’a rien à voir avec ça. C’est tendu parce que cette vieille folle a arrêté la location de mon Alfa… Pour pouvoir acheter son 5008, il a rendu mon Alfa et sa Porsche. Voilà pourquoi j’ai les nerfs.

J’en apprenais une bonne, là. En fait, ils utilisaient des voitures de location. Ce luxe ostentatoire n’était qu’un piège à pigeons et j’y avais cru. Même neuf, un 5008 coûtait toujours moins cher qu’une Porsche, mais l’effet ostensible était tout autant garanti. Cependant, les locations de véhicules coûtaient cher aussi, d’où l’obligation de s’en séparer pour acheter l’autre. La dure vie des faux riches, quoi !

-          Ah merde ! Je ne savais pas.

-          Tout ça pour impressionner Ruben et Juan, j’t’en foutrai des 5008, moi… J’ai envie de le fracasser, tu ne peux pas t’imaginer. Cette conne croit peut-être que je ferai mes livraisons en bus ou à bicyclette ? Et mon standing, il y pense, l’autre ? … Quant au chien, il y a de fortes chances pour qu’il l’offre à Ruben. Roberto veut un Shiba et il l’aura quoi qu’il arrive. Crois-moi ! Quand il a quelque chose dans la tête, il ne l’a pas dans le cul !

Sur ces bonnes paroles qui raviraient n’importe quel couple d’amoureux, Roberto fit son apparition avec ses paquets, on avait à peine terminé nos cafés. C’est vrai qu’on n’avait pas vraiment le temps de trainer, il y avait encore 200 km de route jusqu’à Sitges. Roberto connaissait aussi cet endroit : mes hôtes y avaient leurs habitudes quand ils passaient par là, me semblait-il, mais ne voulut pas goûter au café. Pas si chic que ça, finalement… J’étais ravi que Lorenzo me parle franchement, lui qui avait été si distant ces derniers temps…

Cette fois-ci, Lorenzo prit le volant, et sa conduite s’avéra plus nerveuse et plus rapide, ravi qu’il était de se défouler enfin sur quelque chose à défaut de quelqu’un. On échangea nos places, Roberto passa à l’arrière pour faire un somme réparateur et arriver comme une fleur fraiche sous la rosée.

La Casa Del Mar ne se trouvait pas à Sitges même, mais à quinze kilomètres en bordure de mer, entre Barcelone et Tarragone plus exactement. Coincés entre deux petites falaises de rochers, assez isolés. Les bâtiments principaux, qui ne comportaient qu’un étage de plus par rapport aux bungalows, s’étendaient tout le long de la plage, celle-ci ne dépassant pas les deux ou trois mètres de large. La différence entre cette maison d’hôtes et les Parasols était flagrante : c’était largement plus grand, presque un hôtel, entouré par une végétation qu’on jugerait plus logique dans le désert mexicain qu’en Espagne du nord : cactus, cocotiers, pins parasols, rocaille et sable, et surtout une chaleur bien lourde… On arriva vers 20h, le soleil déclinait mais restait chaud, Lorenzo était toujours fringant dans son rôle de chauffeur de 4X4 de safari, moi un peu naze mais ravi, et Roberto en fleur plutôt fanée finalement, tout ensuqué qu’il était. Moshi n’était pas dans un meilleur état que son maitre. Pauvre petite bête !

Juan nous accueillit personnellement à l’enregistrement où il nous remit les pass-ouverture de nos chambres : Roberto et Lorenzo ensemble bien entendu, et moi dans une chambre pour deux également, mais le second n’était pas encore arrivé. Je pensai instinctivement à Ferguson, mais je passerais vraisemblablement la première nuit seul. On nous remit également des bracelets rose « all inclusive » qui nous permettraient de circuler dans toute la maison d’hôtes sans jamais rien payer, cadeau de Roberto. Donc, des consos avec ou sans alcool, restaurant, spa, piscine, plage, soins et massages, tout ça à volonté. J’étais vraiment comblé, mais je me demandai bien quel en serait le vrai prix à payer ? Ce n’était quand même pas pour signer un contrat avec Ruben et Juan, ni pour les beaux yeux de Ferguson. Alors quoi ?

Petit détail amusant : si on était bien au même étage, ma chambre se trouvait à l’opposé de celle de Roberto et Lorenzo, séparée par une dizaine d’autres. Ce qui nous rendait indépendants les uns des autres. Je ne savais pas s’il y avait une manigance, mais Roberto ne sembla pas franchement incommodé par la nouvelle, et puis Lorenzo m’adressa un clin d’œil discret. Juan argua que la maison d’hôtes affichait complet pour le week-end et qu’il n’avait pas pu faire autrement. Ça sentait le traquenard à plein nez !

En attendant de découvrir la réponse, parce que je le saurais sûrement bien assez tôt, je n’eus qu’une envie, celle d’aller me baigner : soit dans la piscine, soit dans la mer, mais me rafraichir et me détendre vite.

*Shiba-inu, chien de race japonais qui a la particularité de ne pas aboyer.

 

27

 

   Enfin, je piquai une tête dans la piscine, sûrement le meilleur moyen de me délasser à cette heure-ci. Ses abords étaient toujours bien occupés, même à 20h passées : elle se situait en plein centre du complexe, juste devant la salle à manger, c’était bien le lieu stratégique où il fallait immanquablement se trouver pour faire des connaissances. Pas mal de beaux mecs d’ailleurs, certains flânaient un verre à la main, remuant légèrement du bassin au son d’une house-music plutôt cool. Manifestement, c’était l’heure de l’apéro, sauf que j’avais une faim de loup et qu’aucune table n’était encore préparée. Je remarquai que ça parlait beaucoup l’allemand, et bien évidemment l’anglais, mais assez peu l’espagnol, finalement. Quelques folles frenchies me firent dresser l’oreille mais je m’abstins de me signaler : rien de pire que des Français en vacances à l’étranger, même gays. Les Allemands se divisaient en deux clans distincts : les jeunes hommes étaient grands, musclés, halés, châtain clair ou blonds, imberbes, des vrais clones pour films pornos. Et les vieux pédés en cuir, usés par trop de fêtes et d’alcool, chemise ouverte jusqu’au nombril dont le bourrelet trop bronzé bedonnait, mais qui n’avaient toujours pas renoncé à s’amuser. Soit une vision du présent et d’un futur proche, en fait. Je renonçai à tous les répertorier, j’aurais bien l’occasion de rencontrer tous les résidents ce week-end, mais ça m’occupait pendant que je barbotais. J’en dénombrai quand même une vingtaine, rayonnant entre le bar et le plan d’eau ce vendredi soir. Petite ambiance mais relax.

Les amants de Pérols étaient partis se changer et se préparer tranquillement pour la collation qui nous serait servie vers 22h. On resterait avec nos hôtes, un peu à l’écart des autres guests, parait-il. En attendant de dîner, j’allai moi aussi me changer. Ma chambre ne comportait qu’un lit « King size », pas d’autre mobilier, une salle de bain avec WC, un écran plasma fixé au mur, et une baie vitrée qui ne s’ouvrait pas, la clim tournait en permanence, faisant office de ventilation. La déco était vraiment cheap, bizarre pour une guesthouse aussi renommée et qui était supposée être un modèle… De toute façon, toutes les activités se faisaient hors des chambres, et à part y dormir ou plus si affinité, elles ne servaient presque à rien. C’était sûrement la raison pour laquelle Ruben et Juan n’avaient pas investi dans le superflu.

Roberto me textota pour me demander de descendre : on n’attendait plus que moi dans la salle à manger. Enfin ! J’avais l’estomac dans les talons, j’aurais dévoré un cactus tellement j’avais la dalle. Toute le monde s’était habillé cool, léger, en tongs ou pieds nus, sans prétention quoi. Juan nous demanda de passer au buffet nous servir sans plus de cérémonie, notre table était réservée de toute façon. Je remarquai que Ruben n’était pas là, Moshi non plus d’ailleurs.

Je ne connaissais pas les talents d’organisateur de Juan, lui qui était resté assez effacé derrière son chéri Ruben le week-end passé, mais il s’avéra plutôt efficace et tranquille : un bon exemple à suivre pour Roberto, pensai-je.

Sur les tables, des bols géants de Sangria étaient installés à disposition, y compris sur la nôtre, mais Juan nous servit des verres de mojitos d’un demi-litre par personne assez chargés en rhum, ça promettait. Cependant, la fraicheur de cette boisson sucrée me détendit d’un coup, un vrai miracle. Lorenzo ne se gêna pas non plus, c’était relâche ce week-end, visiblement. D’ailleurs, le fameux petit couple avait l’air d’être calmé ce soir. Je remarquai qu’ils s’étaient tous les deux légèrement maquillé les tempes, surtout Roberto, mais Lorenzo portait son masque de séduction des grandes occasions en plus, barbe teinte et bien taillée, sourcils épilés, dents fluorescentes, restait à savoir pour qui ou pour quoi ? Maintenant, je le connaissais, je savais qu’il ne faisait jamais rien pour rien. Donc, il y avait anguille sous roche !

Juan, installé en bout de table, leva son verre :

-          Je voudrais porter un toast pour vous remercier d’être là, mes amis. Ruben est à Barcelone pour affaires, il sera là demain matin, mais il se joints à moi pour célébrer votre arrivée. Et surtout : muchas gracias por el perrito ! Es tan lindo ! Roberto y Lorenzo, muchos besos, queridos !

Lorenzo me fit un clin d’œil complice. Il avait vu juste : le bulldog était bien destiné à être offert. Eh ben ! Tout ça pour un investissement ! Manquait plus qu’un sacrifice humain et ce serait complet. D’ailleurs, j’étais sûrement sur la liste des réjouissances car comme il me l’avait dit : « quand Roberto a une idée dans la tête, il ne l’a pas dans le cul ! ».

Juan fit le tour de la table pour nous faire la bise chaleureusement.

-          Je sais qu’il avait déjà un petit nom, mais je préfère le rebaptiser. Demain, on fera la cérémonie du nom avec Ruben.

Juan était visiblement très content de son cadeau, c’était sûrement de bon augure pour les affaires de Roberto. D’ailleurs, celui-ci nous montrait une certaine satisfaction, souriant à s’en décrocher la mâchoire. Lorenzo n’était pas en reste non plus et lui qui ne perdait jamais une occasion de se faire valoir, l’embrassait gentiment dans le cou comme s’il se réappropriait une partie du territoire qu’il avait perdu pendant la journée.

Le dîner ne s’éternisa pas, Juan et Roberto nous laissèrent pour discuter avec d’autres convives de la maison d’hôtes. J’en profitai pour me rapprocher de Lorenzo.

-          Tu es habillé très classe, ce soir !

-          C’est normal, je sors si tu veux tout savoir. J’ai des choses à faire à Sitges. Mais pour que Roberto me foute la paix, je suis obligé de tirer la reine avant de partir. Comme il est crevé, ça ne devrait pas durer trop longtemps. Mais il fait prolonger le plaisir, il traine, il discute, il me torture un peu avant de me lâcher. Mais ce n’est pas grave, j’ai tout mon temps et je suis de bonne humeur.

Si Lorenzo ne me proposait pas de l’accompagner, c’est qu’il n’avait pas envie de m’avoir dans les pattes non plus. Je l’avais senti plus cool aujourd’hui, mais il maintenait des distances avec moi que je ne comprenais pas. Sa nervosité trahissait son impatience : il se contenait plutôt. De plus, les mojitos ne m’aidèrent pas à tout comprendre : la teneur en alcool des boissons s’avérait largement plus élevée ici qu’en France. Moi qui avais considérablement freiné ma consommation depuis plusieurs mois, j’en ressentis les effets, et plus rapidement : bref ! J’étais un peu cassé.

-          C’est cool, moi je vais aller me coucher, répondis-je.

Roberto vint me souhaiter une bonne nuit, tout en prenant par la main son chevalier servant. C’était l’heure de chevaucher la reine des abeilles, semblait-il. Lorenzo aussi me souhaita de passer une bonne nuit avec moult clins d’œil. Ou alors c’était un tic, mais c’était bizarre !

Vers minuit, je me dirigeai vers ma chambre en passant aux abords de la piscine qui étaient toujours bien achalandés. Le DJ avait rangé ses platines, quasiment plus de bruit, seuls des rires fusaient de temps en temps. Je serais bien resté avec certains mais j’étais KO. En tout cas, il y avait une bonne ambiance dans cette maison d’hôtes. C’était très cool.

La chaleur m’avait bien cassé aussi, et ressentir la fraicheur de la clim dans la chambre me fit un bien fou. Je m’allongeai sur le lit, les yeux au plafond. Comme j’étais bien… En vacances aux frais de la princesse, entouré de beaux mecs, dans un endroit super sympa, et dans l’une des villes les plus gays du monde. Que demander de plus ?

Je m’endormis.

Puis, dans mon sommeil, j’entendis des booms booms qui se répétaient. Quelqu’un toquait à ma porte. Je n’avais dormi qu’une heure, mais ça m’avait retapé. J’ouvris.

-          Juan ? Que se passe-t-il ?

-          Je peux entrer ?

Je le laissai passer bien sûr. J’étais quand même son invité aussi.

-          Buenas noches, querido ! Ça te dit, toi et moi, maintenant ? chuchota-t-il en enlevant sa chemise.

Bien sûr ! Tout se mettait en place. Pourquoi n’y avais-je pas pensé plus tôt ? Il n’y avait pas que le chien, j’étais aussi un cadeau pour Juan. Donc Ruben n’était pas là, et ma chambre était bien à l’écart de celles des autres pour qu’on puisse y venir et repartir discrètement. C’était ça leur manigance à tous : se servir de moi en toute tranquillité. Bon, je m’en doutais, c’était le jeu, et puis, des vacances « gratuites », ça n’existait même pas dans les contes de fées, alors !

-          Querido, je commence à avoir le démon ! El fuego, tu comprends ?

-          T’as le feu au cul ! Bah, on va l’éteindre tout de suite. Viens, je vais m’en occuper.

Juan était celui qui me plaisait le moins. Ruben avait mes faveurs, Ferguson était le plus cool, tandis que Juan était le plus efféminé de la bande : donc pas trop mon trip au départ. Cependant, il était aussi très plaisant et complétement déluré, une vraie chienne de combat…

Ça n’avait duré qu’une demi-heure, mais Juan m’avait laissé sur les rotules, j’étais complètement vidé, c’était le cas de le dire ! Cependant, j’étais aussi satisfait, l’échange avait profité à tous les deux. Comme quoi, même quand le gars n’est pas mon genre, je peux aussi m’amuser et y trouver mon compte.

Juan ne voulut pas m’accompagner sous la douche, il avait autre chose à faire chez lui. Il était quand même plus de 3h du mat’, et il avait encore des choses à faire ? Bien sûr, tu m’en diras tant. Une fois libéré de son désir et maintenant gavé de sexe, il n’avait plus besoin de moi : la cinquième roue du carrosse avait servi, c’était fini, ciao bye !

Je n’en voulais pas à Juan pour son attitude, c’était gonflant mais c’était comme ça, voilà tout. Mais, je me sentis vraiment comme un objet cette fois-ci. Aucune marque d’affection avant et après ma « prestation ». Bien sûr, pendant, il s’était exprimé largement, mais tout ce qui se faisait sous le feu de l’action n’était qu’un leurre, et Juan en avait l’habitude, manifestement. Pour rester positif, je dirai qu’il avait la tête sur les épaules. Sinon c’était un manipulateur sans scrupule, comme tous les autres de la bande d’ailleurs. A ce stade, je n’étais même pas sûr qu’on deviendrait des amis. En tout cas, durant ce week-end, je ne serais qu’un corps ou un manche, pas une tête. J’espérais quand même que Ferguson se révélerait diffèrent.

 

28

 

   Le réveil fut quelque peu chaotique, mon téléphone sonna non-stop jusqu’à ce que je décroche. Et sur les coups de 10h, j’émergeai enfin. La fatigue du voyage associée aux cavalcades nocturnes m’avaient bien plus crevé que je ne l’aurais imaginé : les débuts de la vieillesse, sans doute. Juan m’avait laissé plusieurs messages, me demandant de descendre prendre mon petit dej’ avant que Ruben et Ferguson n’arrivent. Voilà la bonne nouvelle que j’attendais : Ferguson était en route. Pas le temps de me laver, je me jetterais dans la piscine avant d’aller à la salle à manger.

Roberto et Lorenzo finissaient leur café tranquillement. Ils étaient déjà prêts pour la suite, semblait-il. Juan me servit en café, jus d’orange, et surtout me pressa la bouche de ses lèvres, d’un smack sonore et fort peu discret. La journée commençait bien.

-          Je te fais le service parce que tu as bien travaillé cette nuit, dit-il tout fort. Et quand je suis content, tout le monde doit le savoir. Mamita Juanita est très heureuse aujourd’hui.

J’étais étonné de ce déploiement exubérant de compliments. Moi qui pensais que notre tête-à-tête devait rester secret, voilà que Juan le rendait public : il ne manquait plus qu’un mégaphone et une parution dans le journal local, et ce serait complet. Les amants terribles m’adressèrent un sourire satisfait, j’avais sûrement rempli une partie du contrat. Moi je ne savais que dire, surtout que tous les francophones présents m’avaient bien identifié ce coup-ci. J’eus peur que ce ne soit qu’une manœuvre de plus de la bande de la Casa Del Mar pour me jeter dans les bras de clients qui avaient du mal à faire des connaissances qui se termineraient dans la chambre à coucher. D’ailleurs, les follasses françaises aperçues la veille ne se gênèrent pas pour m’applaudir. Je ne voulais pas faire le rabat-joie, mais j’étais faussement ravi de ce succès inattendu.

Puis Juan se plaça au centre de la salle pour annoncer en plusieurs langues qu’il ferait une cérémonie de baptême vers midi aux abords de la piscine, et que tout le monde y était invité. Ce qui voulait dire aussi que Ruben et Ferguson seraient là pour y assister.

Lorenzo vint me voir à ma table pendant que Roberto vaquait à d’autres occupations.

-          Alors garçon, c’était bien hier soir ? me dit-il.

-          Tranquille ! Juan exagère un peu, je crois… Et toi, ton escapade ?

-          Rien de spécial. Je savourais juste un moment de liberté sans mon commandant en chef de mari… Je te raconterai plus tard.

Lorenzo resterait évasif tout le long du week-end, j’avais quand même l’impression d’une mise à l’écart de sa part. En tout cas, je ne ressentais plus l’enthousiasme de notre rencontre. Peut-être s’était-il déjà lassé de moi ? Il me laissa pour rejoindre Roberto, qui aidait à l’installation de la cérémonie.

Enfin ! Ferguson fit son apparition, accueilli comme il se doit par son ami Juan. Il me fit un signe de la main et un large sourire, me montrant qu’il m’avait vu. Sa valise à roulettes le suivant partout comme un petit chien, me fit sourire, ça lui donnait un petit côté plus féminin ou plus précieux. Ce jour-là, il était habillé style gentleman farmer, décontracté et cool. Je remarquai son bracelet rose « all inclusive » comme le mien… Il héla un jeune serveur, mais celui-ci lui répondit quelque chose qui ne plut pas du tout à Ferguson. Le serveur lui parlait dans une langue que je ne connaissais pas et Ferguson lui répondit en espagnol. Juan vint s’interposer et régler le problème.

-          Esta bien, calmense, niño ! Allez ! Chacun de son côté ! Ça ne vaut pas une guerre… Je m’occupe de ton café, Ferguson.

Ferguson rejoignit ma table, déposant sa valise derrière ma chaise. Mes yeux ronds trahissaient mon étonnement. Lui qui était si cool devint subitement bêtement irritable.

-          Eh bien ! Que se passe-t-il ?

-          Hola Théo ! Rien de grave. Cet abruti m’a répondu en catalan, et je ne parle pas le catalan. Je ne suis pas espagnol mais chileno. Je n’en ai rien à foutre qu’il parle soi-disant catalan. On est en Espagne, merde ! Ce pays a colonisé le mien, pas l’inverse. Et ici, je ne pourrais pas parler l’espagnol ? Et puis quoi encore ! Mierda !

Bon, je ne voyais pas ce qu’il y avait de si grave, mais son énervement était palpable. Depuis que j’étais arrivé, je m’exprimais soit en en anglais soit en français et personne ne m’avait rejeté pour autant. Aucun blocage avec le personnel non plus. Bizarre !

-          C’est la raison pour laquelle je vis à Toulouse, en France, et non en ici en Espagne. Il n’y a pas que les Catalans avec qui j’ai des problèmes. En règle générale, les Espagnols n’aiment pas les Sud-Américains, pire ils détestent les Andins. Ici en Catalogne, toutes les nationalités sont représentées : Cubains, Argentins, Mexicains, Péruviens, Boliviens, Colombiens, etc. Pour nous, c’est normal d’émigrer dans ce pays, mais pas pour les Espagnols, dirait-on. Et les Catalans ne veulent rien à voir à faire avec nous. Tu vois, j’ai préféré apprendre le français et m’installer à Toulouse que de vivre avec ces racistes, parce que oui, cariño, ce sont des racistes.

Juan apporta le café et s’assit avec nous, la mine navrée.

-          Ferguson ! Combien de fois dois-je te le dire ? Le catalan est la langue officielle ici. Il va falloir t’y faire. A chaque fois, tu nous fais les mêmes histoires. J’ai réexpliqué à mon serveur que tu étais chilien, il va faire un effort pour toi, mais s’il ne veut pas, je ne pourrai rien faire. C’est son droit, il faut le respecter. Alors arrête de le chercher ! Oui tu le cherches, tu lui cours après, c’est aussi ça la vérité ! Et n’oublie pas que moi aussi : Soy catalan !

-          Depuis le temps que je viens, ce cabron de serveur sait très bien qui je suis. Donc il le fait exprès, c’est plutôt lui qui me cherche. C’est un monde ça ! Les touristes peuvent parler en espagnol avec les Catalans, mais moi qui suis hispanophone de naissance, je devrais leur parler en catalan. On est chez les fous ou quoi ?

La susceptibilité de Ferguson m’apparut plutôt exagérée, voire forcée. On aurait dit un cliché culturel exacerbé. Je ne savais pas encore si c’était une mauvaise nouvelle.

-          Muy bien ! On ne le changera pas notre Ferguson… Soyez prêts señoritas, Ruben arrive dans cinq minutes.

Ferguson se pencha vers moi et déposa enfin un délicat baiser sur mes lèvres réchauffées par le café.

-          Je monte les bagages dans la chambre, je me mets à l’aise et je redescends pour la petite cérémonie. A tout de suite, cariño !

Donc, c’était confirmé, le deuxième locataire de la chambre, c’était bien lui. Tout était fait pour nous réunir, ma parole, mais c’était tellement gros que ça en devenait presque gênant.

Ruben fit enfin son apparition, chargé de paquets et de sacs de courses. En fait, il revenait de La Jonquera sur la frontière, pour acheter de l’alimentation détaxée et faire du vulgaire commerce. Alors qu’officiellement, il était à Barcelone pour affaires. Du coup, son escapade me parut moins glamour. Il était simplement parti au ravitaillement et non à une sex party quelque part. Comme quoi, l’imaginaire peut vite nous jouer des tours malgré nous. Sa réputation le poursuivait partout, y compris quand il allait acheter du lait. Cependant, même pour faire des courses, il était habillé comme pour se rendre chez son banquier, costume Hugo Boss bleu acier, très bien cintré, coiffé, beau comme un dieu. On a la classe ou on ne l’a pas.

Juan installa une grande table devant la piscine, des flûtes et des bouteilles de Champagne pataugeant déjà dans leur seau vu la chaleur. Le « petit chien » trônait incrédule sur un couffin, lui aussi sur la table, se demandant sûrement ce qu’il faisait là. Juan demanda aux gens présents de se rapprocher : il fit son annonce en ce qui me sembla être du catalan, de l’anglais, du français et en castillan bien sûr, le tout avec le même fort accent espagnol, ce qui pouvait rendre la compréhension du message compliquée… Ferguson s’était changé, pantalon et chemise de lin, pieds nus, très classe lui aussi. Moi, j’étais en short et débardeur moulant, Ray Ban sur le nez, j’avais vraiment l’air d’être son gigolo, tout d’un coup. Il m’enlaça légèrement, ce que j’appréciai finalement car il donnait l’impression de marquer son territoire et éloignerait tous ceux qui s’étaient fait des films sur moi, surtout les Français qui ne me lâchaient pas du regard.

Tout le monde avait un verre de Champagne en main, la cérémonie pouvait commencer. Juan remercia tous ceux qui étaient là pour leur présence, et surtout remercia Roberto pour son cadeau. D’ailleurs, celui-ci en profita pour échanger des flyers de sa maison d’hôtes Les Parasols contre des flûtes de Champagne : donnant-donnant, gagnant-gagnant ! Puis, Juan trempa un doigt dans son verre et aspergea de quelques gouttes la tête du pauvre chien qui n’en demandait pas tant.

-          En vertu des pouvoirs que m’a conférés La Casa Del Mar, je te baptise : Macho ! Désormais, tu seras notre Machito, dit-il en embrassant amoureusement son front d’ébène.

Notre petite assemblée joua le jeu et applaudit assez chaleureusement : c’était quand même un nouveau membre de la famille de Ruben et Juan car à défaut d’avoir des enfants, ils avaient désormais un chien, et c’était peut-être mieux comme ça. Ferguson se contenta de vider plusieurs verres. Lorenzo ne put s’empêcher de bailler, sûrement les démons de la balade de cette nuit qui se rappelaient à son bon souvenir. Roberto tutoyait les anges, trop heureux d’avoir fait mouche avec son cadeau. On était assez proches du ridicule, ça me rappelait Martial, mon client prof de philo et Marlon, son clebs hargneux. Mais, lui se vautrait dans le ridicule, teckel ou non. Décidément, se faire un nom était franchement difficile dans ce monde, y compris pour un bulldog français.

 

29

 

   La cérémonie terminée, Juan annonça que les buffets étaient dressés et que ceux qui le désiraient, pouvaient venir déjeuner. Comme je sortais du petit dej’, je n’avais pas encore faim. Un tour à la plage me plairait bien plus, je voulais me mélanger à tous les résidents et profiter de l’ambiance gay débridée. Mais Ferguson en décida autrement.

-          Théo, viens je t’invite à déjeuner à Sitges. Je connais un petit restaurant très sympa, le Boca Chica sur le front de mer. C’est sans prétention et très bien fréquenté.

-          Tu n’es pas obligé de payer. Je peux aussi t’inviter. Ce n’est pas parce que tu connais ma situation qu’il faut te sentir obligé.

-          Oh ! Bichette ! dit-il en riant. Ne te vexe pas pour si peu. Ça me fait plaisir, c’est tout. Bien sûr que tu pourras m’inviter aussi, mais ce midi, c’est moi.

Il avait raison. Cette fois-ci, c’était moi qui étais ridicule. A force d’être tout le temps sur mes gardes, j’avais été inutilement agressif, et il m’arrivait de ne plus reconnaitre les mecs sympas des mythos. Faudra que je me rachète sûrement cette nuit, si Juan me laisse tranquille, bien sûr.

Je n’avais pas faim, mais pourquoi pas, après tout. Ça me permettrait de connaitre cette ville. On prit sa voiture, une Jeep Renegade décapotable bleu métallisé. Il m’annonça tout de suite la couleur : c’était une voiture de location qu’il avait eue pour trois fois rien, pour la semaine, grâce au réseau de Ruben. Il était venu de Toulouse avec, d’ailleurs. Je ne m’attendais pas à le voir dans un autre véhicule que celui-ci : cette Jeep lui allait comme un gant, tout à fait son style cool.

Ruben était un vrai commerçant, il avait ça dans le sang, me raconta-t-il. Il connaissait tout le monde et tout le monde le connaissait. Il arrivait à faire des affaires avec tout et n’importe quoi. Cette fois-ci, c’était Roberto et sa maison d’hôtes qui l’intéressaient. Cependant, Ferguson ne s’étala pas plus sur le sujet : le contrat n’était pas signé et tant que ça n’était pas signé, ça n’existait pas. Et puis, j’étais ravi de ne plus avoir dans les pattes Roberto et son âme damnée. Bien sûr, je leur devais ce week-end, mais je n’étais toujours pas escort-boy. Donc, pas aux ordres. J’avais rendu service à Juan, mais je n’allais pas coucher avec toute la maisonnée pour les aider à signer leur putain de contrat. Sauf exception pour Ruben, bien entendu.

Nous prîmes la route de Barcelone, sortie Sitges-centre. Ferguson avait retrouvé son air débonnaire habituel, sûr de lui-même, une personnalité tranquille. Je ne savais pas si c’était l’âge qui l’avait rendu si serein, mais ça me plairait d’être comme ça un jour. On roula sans se dire un mot, son sourire me suffisait, je me contentai de suivre le paysage défilant, j’étais bien. On pénétra la ville rapidement jusqu’au parking de la plage. Cette petite plage de sable en pleine ville attirait déjà des couples majoritairement masculins pour leur séance de bronzette quotidienne. Même les plages gays de Montpellier n’étaient pas aussi fréquentées par la communauté. Là, ils étaient carrément les uns sur les autres, si on pouvait le formuler comme ça.

On traversa un quartier piéton dont les ruelles regorgeaient de bars gays de toutes sortes, pas encore ouverts à cette heure-ci, toutefois. Le nombre de vieux types en short en cuir qu’on croisa, fut impressionnant. Comme si toute l’Allemagne avait expédié son troisième âge gay ici. Bon, Ferguson m’expliqua que tous ces gens n’étaient pas forcément allemands, mais qu’il y en avait effectivement beaucoup. Depuis que j’avais vu la colonie germanique de la Casa Del Mar, je faisais une fixette sur eux, j’avais l’impression qu’ils étaient partout.

On déambula tranquillement jusqu’au restaurant où l’on devait déjeuner. Ferguson était toujours pieds nus, absolument nonchalant. Comme il était bien bâti, sa démarche avait quelque chose du félin, du chef de meute, alors que moi je faisais gym-queen citadine en goguette. Décidément, les conseils de Lorenzo ne fonctionnaient plus du tout. Sauf qu’à l’intérieur du Boca Chica, je croiserais des dizaines de gars habillés exactement comme moi, short et débardeur moulant, biceps et pectoraux seyants, casquette vissée sur la tête.

Ferguson choisit une table près de la plage.

-          Je pense que c’est un endroit qui te plaira, c’est très sympa. Et tu as vu, il y a pas mal de beaux mecs, ici.

-          Ouais, ça a l’air cool. Pas mal de clones aussi. Ils se reproduisent comme des lapins ou quoi ?

-          Et aussi de putos !

Je n’avais pas besoin de traduction pour comprendre ce mot, mais je ne savais pas si j’étais concerné.

-          Mais les putos viennent plutôt tard le soir. Pour le moment, c’est l’heure des daddies avec leurs boy-friends, ajouta-t-il en riant. Si tant est que je sois ton daddy.

-          Et moi ton boy-friend ! répliquai-je le sourire en coin.

Un serveur nous apporta des menus en s’adressant à nous en castillan. Donc, pas d’esclandre en vue. Ferguson ne prit pas la peine de les consulter et passa sa commande directement. Du coup, je ne savais pas ce qu’il avait commandé pour moi aussi. J’étais surpris de ce nouveau diktat.

-          J’ai pris un plateau de fruits de mer et du vin blanc. C’est leur spécialité. Tu aimes les huitres, crevettes, crabes etc. n’est-ce pas ?

-          J’adore, tu veux dire. On dirait mon repas du Nouvel An, c’est la classe.

-          Alors, bonne année, dit-il en riant. Si ça te plait, ça me plait aussi.

Evidemment, il avait eu le chic de prendre ce qu’il y avait de meilleur et sûrement de plus cher, j’avais encore failli gaffer pour rien. J’abaissai définitivement la garde, ce n’était plus nécessaire. J’en étais convaincu maintenant, il n’y aurait jamais d’entourloupes entre nous.

Effectivement, le plateau qui arriva, était gargantuesque. C’était plus agréable que nourrissant, mais c’était diablement plaisant. Le vin me cassa un peu mais me détendit, c’était quasiment aussi enivrant que l’air de la mer. Tous ces beaux mecs qui déambulaient tout autour de nous avaient réveillé ma libido. Si on avait été dans la chambre, je crois que j’aurais jeté un sort à Ferguson illico, mais voilà, nous étions en terrasse, et c’était aussi bien.

Ferguson me parla de sa boutique de brocante à Toulouse, qui marchait bien, de ses futures vacances à Santiago au Chili pour voir sa famille, et de tout un tas de trucs qui le passionnaient. Moi j’écoutais tout en dégustant… Immanquablement la discussion dévia sur Ruben et Juan. Ce qui voulait dire qu’il y aurait sûrement un couplet sur Roberto et Lorenzo.

-          Comment as-tu connu nos hôtes ? demanda-t-il.

-          Par l’intermédiaire de Roberto. Il m’avait invité pour l’apéro. D’ailleurs, c’était le jour où je vous ai tous rencontrés…

Il hocha la tête.

-          Et toi ? relançai-je.

-          C’est aussi simple que toi, je suis venu en vacances chez eux, dans leur ancienne maison d’hôtes qu’ils avaient à Rosas près de la frontière française, il y a une dizaine d’années. On avait sympathisé. Quand ils ont acheté ici, je les ai suivis. Puis ils m’ont proposé de refaire la décoration de la salle à manger. Depuis, je participe à la décoration de tout ce qu’ils achètent, y compris de leur appartement à Madrid et de leur maison à Gran Canaria. Je participe à leur business maintenant. Pour ne rien te cacher, si Ruben investit aux Parasols, c’est moi qui referai toute la déco du sol au plafond.

-          Donc, ça va se faire ?

-          Je ne suis pas décisionnaire ni actionnaire. Seul Ruben décidera si ça en vaut la peine ou pas. Juan suivra l’avis de son mari. Moi, je me contenterai de faire les peintures et la déco. Pourquoi, tu es impliqué ?

-          Non, du tout. Simple curiosité.

-          Théo ! Je sais très bien que c’est Roberto qui t’a mis dans mes pattes. Ce type est aussi fin qu’un jambon ibérique : excellent, mais il ne faut pas en abuser, sinon ça devient lourd.

Je devins plus circonspect. Je reposai l’huitre que j’allais avaler et me redressai sur mon siège. Après les putos, où voulait-il en venir ? Ferguson poursuivit comme s’il était le narrateur de la scène que nous vivions, détaché et tranquille.

-          Dis-moi, Théo ! Tu as vraiment demandé à ce que je participe à ce week-end ?

-          A vrai dire, non ! C’est toi qui aurais insisté à ce que j’y sois. D’après Roberto, bien sûr !

-          Tu vois, tout ça pour nous forcer la main, c’est ridicule !

En effet, maintenant qu’il le disait, je distinguais l’étendue de la farce. Du coup, j’avais le cul entre deux chaises.

-          Tu crois que Ruben et Juan vont se laisser attendrir par un petit chien ? Ou un coup de queue dans la nuit ?

-          Tu viens d’arriver et tu sais déjà que j’ai baisé Juan cette nuit ? Heureusement que ce n’est pas un secret, Juan l’a dit à tout le monde. Je ne te mentirais pas, ça serait ridicule… Mais, tu m’expliques des faits ou tu me fais une scène ?

Ferguson continua de décortiquer ses gambas, absorbé par ce qu’il faisait. Son visage était devenu grave comme si mon avenir se jouait entre deux crevettes et une huitre. Et que je subirais sûrement le même sort fatal.

-          Tu te rappelles ce que je t’avais dit sur les bords de la piscine la semaine dernière concernant les mythos ? Ils trompent peut-être leur monde, mais moi ils ne me tromperont jamais. Tu sais, je n’ai jamais rien fait avec Lorenzo et je ne ferais jamais rien avec lui. Alors que je sors avec toi, que j’ai baisé avec toi et que je compte bien recommencer. Pourquoi ? Parce que j’ai confiance en toi. Tu comprends ça, Théo ?

Il leva à peine les yeux tandis qu’il me parlait, pour autant cet échange manquait singulièrement de légèreté.

-          Bien sûr que je comprends, repris-je en me détendant. Roberto et Lorenzo veulent tellement être épaulés par Ruben qu’ils sont prêts à tout. C’est aussi un bon point pour eux car ils sont réellement motivés. Okay ! Ils sont peut-être maladroits, mais ils veulent vraiment ce partenariat.

-          Roberto sûrement, mais Lorenzo, je ne sais pas. Je n’ai pas d’accointances particulières avec lui et il m’ennuie à essayer de manipuler tout le monde. Et puis les playboys en carton ne m’intéressent pas… Bien sûr, Roberto a le droit d’avoir le mari qu’il veut, et moi de frayer avec les amis qui me plaisent.

-          Evidemment !

 

30

 

   Ce déjeuner au Boca Chica avait été riche d’enseignements pour moi. Ferguson se révélait plus pointilleux que prévu. En fait, son côté cool et décontracté masquait un personnage plus torturé qu’il n’y paraissait, dont les neurones fonctionnaient en permanence pour essayer de décrypter ce qu’il voyait et entendait. Sans aucun doute, cet homme était intelligent. Cependant, devoir me justifier en permanence était au-dessus de mes forces. Et puis, si on pouvait douter de tout, douter tout le temps ne revenait-il pas à entretenir une certaine parano ? Bien sûr, on vivait dans un monde compliqué où certains essayaient d’entuber leurs prochains par plaisir ou par profit, mais il y avait aussi des mecs bien, comme moi par exemple. Seulement, je ne me présentais pas sous les meilleurs auspices, même si j’avais abandonné la teinture de barbe et le blanchiment des dents, j’existais toujours sous un faux nom, ou pour faire passer ça positivement, sous un pseudo. Si je voulais aller plus loin avec Ferguson, il me faudrait aller plus près. C’est-à-dire, lui avouer mon vrai prénom. Lorenzo m’avait dit le sien sans difficulté apparente, donc ce n’était pas la mer à boire non plus ; je ne révèlerais pas un grave secret de famille ou une maladie honteuse. J’étais passé d’Alex à Théo par jeu, je ferais le chemin inverse poussé par la nécessité.

Et puis, je n’étais pas acteur porno, j’étais surtout un piètre acteur finalement. Jouer au bad boy sexy m’avait plus fait passer pour une quiche de supermarché que pour un mec désirable. D’ailleurs, les gym-queens avaient souvent leur cerveau dans leur calbut, et les gens qui réfléchissaient étaient plutôt suspects dans ce milieu. Seuls les miroirs avaient la faculté de réfléchir une image qu’ils souhaitaient impeccable, leur narcissisme défiant toute concurrence. Je crois bien que j’étais au bout du processus : il fallait que j’arrête ce cinéma et que je redevienne ce que j’avais toujours été : Alexandre Moulin.

Ferguson avait trop les pieds sur terre pour se faire rouler dans la farine, c’était quand même un vieux briscard du milieu gay. Des mythos qui paraissaient tomber subitement amoureux de lui alors que c’était clairement sa situation qui les intéressait, il avait dû en voir des dizaines, voire des centaines. Donc, il n’était pas question de coup de foudre entre nous : on était trop vieux pour ça. Si je lui déclarais ma flamme, j’étais certain d’être viré illico presto. Malgré cela, on avait le bon âge pour être amis et plus si affinités.

Pendant que je cogitais, Ferguson continuait de décortiquer ses fruits de mer, laissant un dangereux vide s’installer entre nous, je devais le combler. Mais je marchais sur des œufs et j’étais plutôt mal barré.

-          Que voudras-tu faire après le déjeuner ? dis-je gentiment.

-          On pourrait prendre le café sur la plage et zoner au soleil un moment. Regarde, il y a des transats là-bas.

-          Très bien ! On pourrait même se baigner. Je n’ai pas de slip de bain, mais le naturisme est peut-être autorisé ?

-          Malheureusement, non, cariño ! Sinon, ça serait un baisodrome sur la plage. Faudra que tu gardes ton short. Demain matin, on pourra se mettre nus dans une petite crique que je connais si tu veux, ce n’est pas très loin de la Casa Del Mar et c’est très discret.

Ferguson n’avait pas de pudeur mal placée, mais tenait à sauvegarder les apparences en toutes circonstances, peut-être son côté latino sud-américain en faisait-il un control freak* ? Il avait dit qu’il connaissait bien ce restaurant, qu’il y avait ses habitudes, et il avait choisi l’emplacement de la table au centre de la terrasse, face à la mer, où on était repérable facilement. Donc des connaissances devaient nous voir également : pour faire simple, il m’exhibait.

Car, pas de doute, Ferguson manipulait son monde et moi avec. J’étais à la fois fier de servir de trophée et navré qu’il me manipule comme l’avaient fait tous les autres de la bande.

On déclina les desserts mais je décidai de nous offrir des digestifs avec les cafés, qu’on se ferait servir sur les transats qui appartenaient au Boca Chica. Ferguson régla le déjeuner et moi le reste. En quittant la table, et en guise de remerciements, je lui déposai un smack bien sonore sur la bouche au vu de tout le monde. C’était purement ostentatoire mais Ferguson fut ravi de cette démonstration. J’avais vu juste, nous étions plus en représentation qu’à un simple repas.

A peine installé j’allai me baigner, laissant Ferguson sur le sable. Il ne me lâcha pas du regard. Je pouvais enfin déployer ma musculature, pour nager un peu et me défouler surtout. Mais la pause fut de courte durée car les cafés arrivèrent assez vite. Je pris mon temps pour sortir de l’eau tout en roulant des mécaniques, comme Daniel Craig dans James Bond, le short mouillé et bien moulant.

-          N’en fais pas trop quand même, me dit Ferguson en riant.

-          Faut bien laisser une image inoubliable de notre passage aujourd’hui, répondis-je.

-          Cette plage est remplie de beaux mecs, regarde autour de toi, tu n’es pas le seul !

-          Oui, mais c’est moi qui suis avec toi !

Il éclata de rire, je savais que j’avais marqué un point. Il n’était dupe de rien bien sûr, mais moi non plus.

Tout autour de nous justement, s’exposaient pas mal de garçons, qui, s’ils n’étaient pas nus, n’en étaient pas très loin. Du mini-slip ou string-ficelles délicats aux moule-burnes des plus vulgaires, tous portaient du très court et du très suggestif. A côté d’eux, j’avais l’air d’une nonne ; quant à Ferguson, toujours en chemise et pantalon, il faisait playboy coincé.

L’après-midi s’étira tranquillement à zoner sur la plage, à l’ombre des parasols. Une sieste s’imposa, ce qui me permit de m’isoler et de récupérer de ma nuit.

Sur les coups de 17h, mon « daddy » me réveilla, fallait qu’on rentre pour se préparer pour ce soir. Nous avions donc une soirée et j’y participerais.

Il ne nous fallut qu’une petite demi-heure pour atteindre la maison d’hôtes. A cette heure-ci, c’était le désert complet. La piscine, centre de ce petit monde, était quasiment vide, le bar aussi, tout le monde lézardait encore sur la plage. Sauf Juan et Ruben, qui eux s’affairaient pour préparer l’apéro, et commençaient doucement à installer le dîner-buffet de ce soir.

Ici, pas d’apéro-naturiste comme aux Parasols, un minimum de décence était exigé : le nudisme c’était sur la plage, pas dans la maison. Le DJ dans sa cabine faisait déjà tourner ses platines, mais sans se bousculer. Le vrai « show » était prévu aux alentours de 21h et se terminerait vers minuit, juste à l’heure pour ceux qui voudraient partir en boite à Sitges ou à Barcelone.

Puisqu’on avait un peu de temps devant nous, j’en profitai pour envouter Ferguson de mes charmes ; il n’y résista pas longtemps. On ne s’était pas matés de si près depuis la semaine dernière, il fallait remédier à ce manque au plus vite. Même si Juan m’avait épuisé la veille, j’avais encore quelques cartouches dans le colt qui nous permirent de passer un bon moment. J’avais déjà noté que Ferguson était plus sensuel que sexuel, les préliminaires durèrent des siècles. Autant Juan avait exigé les ruades et la chevauchée fantastique, autant Ferguson mesura tous ses gestes et apprécia chaque caresse : on était plus proches de l’érotisme de « Lady Chatterley » que d’un film porno, et ça m’allait très bien. Il aimait le sexe mais n’était ni vicieux ni pervers, tout le contraire de Ruben et de son mari.

On était tellement bien dans cette ambiance feutrée que j’eus envie de lui révéler mon vrai prénom, c’était sûrement le bon moment, mais il me mit un doigt sur la bouche.

-          Silencio, cariño ! Pas maintenant. Ne gâche pas cet instant.

Puis, il se leva solennellement et se dirigea vers la douche. J’eus l’impression de rater le coche, de vivre en direct un acte manqué. Cependant, je le rejoignis sous le jet, on verrait plus tard pour le moment de vérité.

On se pointa ensemble pour l’apéro. La musique sonnait plus fort, des gens se trémoussaient en buvant et grignotant, l’espace se remplissait tranquillement mais sûrement. On retrouva Roberto et Lorenzo qui étaient en grande conversation avec deux jeunes gars très efféminés, bodybuildés à outrance, bouches gonflées au botox, plus mats de peau que bronzés, l’un avec des lentilles lui donnant les yeux bleus, l’autre avec les yeux verts le rapprochant plus du lézard, riant très fort, carrément vulgaires. Ferguson se tint sur la réserve, mais Roberto nous présenta. Pas la peine de nous faire un dessin, on avait compris à qui on avait à faire : deux putos !

Je laissai Ferguson nous chercher quelque chose à boire pendant que j’essayais de rentrer en contact avec les deux créatures. Juan m’expliqua plus tard que ces deux gars étaient des Péruviens, raison pour laquelle Ferguson ne voulut pas discuter avec eux ni qu’ils sachent qu’il était chilien et sud-américain comme eux. Moi je m’en foutais : de toute façon, je ne parlais pas espagnol et ceux-là tchatchaient comme des mitraillettes, gloussant à chaque fin de phrase, rendant le peu que j’aurais pu saisir totalement incompréhensible. C’était surtout Roberto qui les intéressait, et ça m’arrangeait ! De cette façon, je pouvais parler en français avec Lorenzo.

-          Alors garçon, ça se passe bien avec ton hidalgo ?

-          Ouais, c’est cool. Ferguson est un mec bien, vraiment très sympa… Et toi ? Où étais-tu toute la journée ?

-          Pendant que toi tu œuvrais avec ton playboy de la Pampa, moi j’ai fait ma part avec des amis à Ruben. Je les ai baisés cet après-midi, j’en ai encore mal aux couilles. Tout ça pour ce foutu partenariat. J’te jure, j’en ai ras le bol de cette ambiance… Si Roberto veut se taper ces deux cloches, qu’il ne se gêne pas mais ça sera sans moi. D’ailleurs, dès que le dîner est terminé, je me barre à Barcelone. Tu viens avec moi ?

-          Eh non ! Je reste avec Ferguson.

La manipulation et le calcul, les deux mamelles de cette histoire, tournaient à plein régime ici : tout le monde y mettait du sien pour faire avancer le projet. Décidément, le monde des affaires était plein d’imprévus, je n’aurais jamais cru que ça pouvait se passer comme ça… Les deux folles péruviennes ne devaient pas être là par hasard non plus. Juan vint leur tenir compagnie et semblai très à l’aise… Ferguson mit un temps interminable pour ramener nos deux apéritifs. J’avais oublié qu’il n’idolâtrait pas vraiment Lorenzo.

Okay ! J’avais compris le message, fallait que je dégage et que je retrouve mon hidalgo. Cependant, l’invitation de Lorenzo à le rejoindre dans la nuit interlope de Barcelone me faisait envie aussi. Quant aux deux choses musclées qui draguaient effrontément Roberto, j’espérais sincèrement ne jamais être perçu comme elles. Fallait vraiment que je change de registre où j’allais finir dans le caniveau.

*Maniaque du contrôle, sentiment de supériorité.

 

31

 

   Je ne savais pas du tout ce qui était prévu au programme pour nous ce soir, mais je soupçonnais Ferguson d’être au courant. Lorenzo avait rempli une part du contrat que Roberto lui avait sûrement assigné, et moi j’étais occupé avec mon vieux-beau chilien, tout se passait bien de notre côté. Je supposai que Ruben et Juan avaient mis entre les pattes de Roberto les deux putos péruviens qui le ravissaient mais qui feraient immanquablement fuir Lorenzo. C’étaient des concurrents officiels plutôt bas de gamme, alors que Lorenzo officiait ce week-end en toute discrétion, en service commandé, et surtout comme cadeau de bienvenue. Et qu’importe ce qu’étaient les récipiendaires, un cadeau comme celui-là, ça ne se refusait pas !

Ferguson et moi dînâmes sagement tous les deux comme un vieux couple. Le buffet avait été dressé dans la salle du restaurant, à deux pas de la piscine où le DJ faisait danser les résidents en préchauffe de leur soirée. J’aurai bien voulu me mêler à eux et profiter de l’ambiance, mais Ferguson préféra rester à l’intérieur. Moi aussi, j’étais en service commandé, je ne pouvais pas encore faire tout ce que je voulais.

On n’avait pas abordé les plans possibles de la soirée. L’idée de rester en tête-à-tête avec Ferguson m’angoissait un peu. Je l’aimais bien mais j’avais trop envie de m’amuser.

-          Que faisons-nous ce soir ? Je suppose que Ruben et Juan nous ont concocté un programme à leur sauce pour cette nuit !

-          De acuerdo ! Tu veux tout savoir, toi… Théo le petit Français qui veut toujours tout savoir et tout comprendre.

J’ai préféré m’abstenir, j’avais hâte qu’il me lâche la suite.

-          Bah justement, ça sera sûrement la fiebre del sabado noche, dit-il en riant. Mais on ne sortira pas, on reste ici. Ruben et Juan seront de service jusqu’à minuit, après on décidera de ce qu’on fait, mais on le fera à la Casa Del Mar. Désolé, si tu as envie d’explorer le monde de la nuit de Sitges, ça sera pour une autre fois.

Comment ça, on resterait ici ? C’était la fête partout dans la ville ce samedi-soir, et nous on allait s’encrouter parmi les vieilles folles françaises et les vieux pédés en cuir allemands ? En voilà une surprise ! Et dire que j’avais refusé d’accompagner Lorenzo à Barcelone. Merde ! J’étais un peu frustré, là. Okay ! Roberto m’offrait le week-end, mais la contrepartie commençait à me peser. Je me sentais comme un toutou avec son papa.

Une fois de plus, Ferguson avait décidé pour moi. Donc, soit il était au courant de ce que je faisais pour Roberto, soit il cachait bien son jeu, et donc il n’était pas si cool que ça. Ou les deux, d’ailleurs.

Il rit.

-          Je vois à ta tête que ce n’est pas dans ton programme. Ne t’inquiète pas, ça devrait te plaire. C’est à moi que ça ne plait pas. Je ne te dirai rien de plus, c’est à Ruben de prendre les choses en mains, c’est lui le maitre de cérémonie.

Bon, si Ruben et Juan finissaient bien à minuit, on n’aurait plus longtemps à attendre, et le mystère se dissiperait enfin.

D’ailleurs, Ruben vint nous voir, il était très speed. Une vraie tornade.

-          Hola, les enfants ! Tout va bien ? Ferguson, tu n’as pas changé d’avis ?

Ferguson fit non de la tête, signe doublé d’une moue dubitative qui n’augurait rien de bon. Ruben soupira.

-          Okay querido, tant pis !... Théo, on se voit vers minuit et demi au bungalow n°3, c’est le grand tout au fond du jardin, il est inoccupé, et la porte est déverrouillée. Les autres invités arriveront tous en même temps. Vous vous installez, vous faites connaissance, nous on arrivera en dernier. On doit fermer le restaurant et la cuisine. A tout de suite…

Ruben disparut aussi vite qu’il était arrivé, me laissant dans le doute moi aussi. Je questionnai du regard Ferguson, mais celui-ci se contenta d’un sourire pincé.

-          Voilà ! Tu vas pouvoir t’amuser, moi je vais me coucher. A demain, cariño !

Il se leva mais prit quand même le temps de m’embrasser avant de me quitter, juste un petit baiser ventouse pour me souhaiter une bonne soirée.

-          Ne traine pas trop, j’en vois déjà qui se dirigent vers le fond de la Casa. A demain.

Ce mystère ne me plaisait pas du tout, ça ressemblait furieusement à une bonne vieille partouze avec des clients triés sur le volet. Ce qui m’étonnait, c’était que Ferguson ne veuille pas y participer ; c’était quand même comme ça que je l’avais rencontré. Bizarre ! En tout cas, personne ne se souciait de mon avis, ni Ferguson ni Ruben ne m’avaient demandé quoi que ce soit : j’étais invité, je devais suivre, point.

Passé cette désagréable sensation de n’être que quantité négligeable, je me dirigeai quand même vers le fameux bungalow n°3.

Effectivement, la porte d’entrée était entrebâillée, un couloir très court donnait sur une grande pièce sombre où étaient étalés des matelas : plus de doute sur ce qu’on allait y faire… Je reconnus Roberto, déjà nu et affairé avec ses deux choses exotiques ; trois autres gars que je ne connaissais pas étaient aussi en train de s’occuper ; un grand blond que j’avais déjà repéré à la piscine quittait son short, soit le seul vêtement qu’il portait. Puis Juan arriva avec un plateau qu’il déposa sur une petite table collée contre le mur. Il déposa également des sacs avec des boissons, et en sortit des bouteilles d’eau qu’il disposa près du plateau. Juan plaça de petites pailles sur le plateau : il en prit une puis sniffa un des rails. Dès que le maître des lieux eut lancé le départ, le grand blond s’approcha et sniffa à son tour, avant de faire circuler le plateau. Je ne savais pas ce que c’était, sûrement de la coke, mais tous sniffèrent un trait.

Eh ben ! C’est Karl, mon coloc qui aurait été ravi d’être là. Cette fois-ci, c’est moi qui jouais son rôle : cocasse, non ? Cependant, je déclinai l’offre de sniffer…

Le grand blond, qui se prénommait Stephan et qui était bien Allemand, m’aida à me déshabiller, ce qui hâterait ce qu’il espérait car en plus je m’étais sapé pour sortir, moi. Il me plaisait bien, je n’en ferais qu’une bouchée. Enfin, Ruben arriva avec deux autres mecs, qui n’étaient vêtus que d’un short et d’un t-shirt. Décidément, je devais aussi être le seul à ne pas avoir su ce qui allait se passer cette nuit. Je me sentais plus que jamais dans le syndrome « cinquième roue du carrosse ».

On était tous concentrés sur le matelas central, les corps enchevêtrés les uns dans les autres, gémissant et suant abondement, sauf Roberto et ses Tic et Tac péruviens qui étaient restés à l’écart, et c’était bien mieux pour moi. Rien que de savoir qu’il était dans la même pièce me stressait un peu. Manquerait plus que je serve de mire-balai* à cet enfoiré qui me manipulait comme à la parade depuis le début. Même si j’appréciais de participer à cette touze, je lui étais redevable, et ça cassait mon plaisir, j’avais l’impression d’être au boulot.

Je n’en avais pas encore fini avec Stephan qu’il me quitta pour un autre, me laissant les bras ballants et le membre flottant, encore avide de chaleur interne. Juan vint me coller. Lui que j’avais déjà honoré la veille, en redemandait. Bon, comme on était un peu en famille, je ne pouvais rien lui refuser, mais cette redite trop rapprochée me gonfla un peu.

Mon dieu qu’il faisait chaud dans cette pièce ! Puisque j’étais en main avec Juan, j’en profitai pour lui demander d’y faire quelque chose. Il m’expliqua qu’il ne pouvait pas ouvrir les fenêtres, sinon tout le monde nous entendrait dans la Casa, mais qu’il brancherait la clim pendant la pause. En fait, la soufflerie pouvait gêner, à force… Bon, fallait juste prendre son mal en patience et patauger encore un peu dans notre sueur, voire dans le lubrifiant qui commençait à dégouliner de partout. On utilisait cette bonne vieille capote mais certains s’en passèrent très bien. Je ne savais pas si la PrEP existait en Espagne, mais je n’entendis personne en parler durant cette nuit-là. Moi comme d’habitude, je restai safe !

Au bout de deux bonnes heures de coïts débridés, Juan proposa à l’assemblée de faire une pause, de boire un coup et de reprendre des forces. Je m’aperçus que Ruben n’était plus avec nous, ni le Stephan d’ailleurs. J’en conclus qu’ils devaient être ensemble ailleurs, sauf que Juan sembla s’en inquiéter.

Cette pause fut vraiment la bienvenue, j’en profitai pour me rafraichir : je remarquai qu’il n’y avait ni sodas ni eau gazeuse, peu ou pas d’alcool, à part une bouteille de whisky. En revanche, un nouveau plateau avec des lignes blanches bien droites trônait au centre de la table. Roberto et les autres ne se gênèrent pas pour en reprendre. Au lieu de la pause-café, on eut droit à une pause-coke tout à fait originale.

Une des folles musclées péruviennes m’apostropha à ce sujet en espagnol. Roberto me traduisit en simultané.

-          Ce n’est pas de la cocaïne, hein ? C’est de la 3**, c’est génial pour faire l’amour toute la nuit non-stop. Si quieres explorar ?

-          Ah okay ! Je ne connais pas. No, gracias amigo ! répondis-je dans mon espagnol de cuisine.

Donc, c’était une substance performative et non récréative qui devait sacrément les dessécher parce qu’ils buvaient tous beaucoup d’eau. Il faisait chaud, mais de là à boire autant, il leur faudrait sûrement toute la piscine pour pouvoir étancher leur soif.

Juan commençait à tourner en rond, encore plus stressé que d’ordinaire. Il vint me voir et me glissa dans l’oreille.

-          Je n’aime pas ça, cariño ! Ruben et sa pute sont enfermés dans les toilettes. Viens voir, on n’entend pas un bruit.

Discrètement, nous nous séparâmes du groupe pour nous diriger vers le fond du bungalow où se trouvait la salle de bain : là, deux gars se partageaient un joint tranquillement. Dans l’obscurité de la pièce centrale, je n’avais même pas fait attention à eux…

Juan colla son oreille à la porte : il me fit signe qu’il n’entendait rien. Je commençais à m’inquiéter un peu, du coup. Il frappa !

-          Ruben, c’est moi, Juan. Tout va bien ?

On n’entendit pas la réponse, mais la porte se déverrouilla. Juan ouvrit d’un coup, butant sur quelque chose. Ruben était nu (évidemment), affalé sur la chiotte, mais semblant KO, quant à Stephan, il était assis par terre, plutôt souriant.

-          Ça va, Juan, je gère. Tout va bien. Fous moi la paix, mierda !

Juan marmonna des insultes en espagnol (ou en catalan ?), tout en ramassant les deux seringues qui gisaient sur le sol.

Okay ! Là, je compris la raison pour laquelle Lorenzo n’avait pas voulu participer. S’il vendait des prods et autres substances, il était bien antidrogue et n’en consommait jamais, pas folle la guêpe. Je supposai que c’était la même chose pour Ferguson, sauf que lui ne vendait rien, bien sûr. J’étais rassuré sur l’état de Ruben et de Stephan, seulement maintenant, je n’avais plus du tout envie de continuer cette sauterie.

Je n’étais pas né de la dernière pluie, mais là, j’en eus ma claque de servir de faire valoir. Je laissai Juan à sa jalousie et m’en retournai vers la pièce centrale, j’enfilai mon boxer et pris mes vêtements sous le bras, sous le regard surpris de Roberto, mais dans l’indifférence des autres invités. Je quittai le bungalow d’un pas décidé, j’étais vanné.

*Terme du début du 18ème siècle désignant les laquais qui remplaçaient leurs maîtres dans les parties fines quand ceux-ci n’avaient plus d’érection.

**3MMC, drogue performative utilisée pour durer pendant une relation sexuelle.

 

32

 

   De me retrouver à l’air libre me fit un bien fou. La nuit était déjà chaude, alors quitter cette étuve ne fut nettement pas difficile. Et puisque je devais passer par la piscine pour rejoindre ma chambre, autant y piquer une tête pour me rafraichir. L’eau, plus froide qu’il n’y paraissait, me revigora en un rien de temps, j’y serais bien resté tout le restant de la nuit pour me débarrasser des effluves que j’avais dû récupérer en me frottant à tout le monde.

Bon, cette fois-ci, je n’étais pas vraiment content de moi, je m’étais laissé manipulé avec bienveillance et ils s’étaient gracieusement servis. Je crois bien que ces gens n’avaient aucun scrupule ni sens commun, ils vivaient leur vie comme bon leur semblait sans se soucier du bien et du mal, voire du légal. Ils avaient sûrement raison, mais je n’étais pas taillé pour l’aventure, c’était ça mon problème. Lorenzo naviguait dans ce marécage comme un poisson d’eau douce armé d’une solide carapace, alors que moi j’étais trop tendre… Si j’avais pu, je serais parti sur le champ, mais j’étais bloqué dans ce bordel encore une journée.

Après cette petite séance d’introspection, je sortis de l’eau, me séchait brièvement et rentrai me coucher.

Ferguson dormait. J’essayai de ne pas faire de bruit en m’allongeant, mais à peine avais-je la tête posée sur l’oreiller qu’il s’exclama :

-          Tu sens le chlore ? Qu’as-tu fait ? C’est déjà fini ?

-          Excuse-moi si je t’ai réveillé. Je me suis trempé dans la piscine après avoir quitté nos amis.

-          Ça t’a plu ?

-          La piscine ou la touze ? dis-je amusé... Franchement ? Ouais, assez bien la touze, mais la dope pas vraiment. Ce n’est pas mon truc du tout. Tu aurais pu me prévenir quand même. Si je l’avais su je serais resté avec toi.

-          Ruben et Juan te voulaient avec eux. Tu ne m’appartiens pas, je n’ai rien à dire.

-          Mais je ne leur appartiens pas non plus. Je ne suis pas un jouet. Qu’est-ce que ça veut dire « appartenir » ? C’est quoi cette histoire !

-          Oui, bien sûr, cariño !

Ce n’était peut-être pas le moment idéal pour une mise au point, mais c’était bien parti pour, et tant pis pour les répercutions.

-          Ferguson ! Il faut que je te dise un truc. Ce n’est pas la révélation du siècle mais c’est important que tu le saches… Théo n’est pas mon vrai prénom, c’est un pseudo que j’utilise comme ça pour m’amuser. Je m’appelle Alexandre. Et même Alexandre Moulin.

-          Bien sûr, je m’en doutais. Lorenzo aussi ne s’appelle pas Lorenzo. C’est souvent le cas dans ce métier.

-          Dans ce métier dis-tu ? Mais je ne suis pas une pute. Je ne suis pas escort-boy non plus, ni rien. Je m’amuse avec eux, c’est tout.

Je commençais à m’énerver sans le vouloir, le ton montait. Il alluma la lumière.

-          Excuse-moi, cariño ! Ce n’est pas ce que je voulais dire. Ne te fâche pas pour si peu, mais tu te comportes parfois comme tous ces escorts qu’on trouve au Boca Chica… Et puis, Roberto ne t’a-t-il pas payé la semaine dernière pour coucher avec nous ? Il nous l’a dit.

Ferguson venait de lâcher sa bombe sans se départir de son flegme, et de m’acculer gentiment contre le mur de la vérité. Démentir ne servirait à rien, j’étais coincé, c’était bien fait pour moi.

-          Okay ! Il m’a demandé de lui rendre ce service, c’est ce que j’ai fait. Comme j’ai besoin d’argent, ça tombait bien.

-          Eh ouais ! L’engrenage commence comme ça… Roberto est un pur businessman, et comme Ruben, il n’a pas d’amis, que des intérêts ou des connaissances. Mais je ne t’en veux pas. Tu n’es pas le premier et tu ne seras sûrement pas le dernier… Cependant, tu es bien le premier à m’en parler franchement.

-          J’ai l’impression d’être le roi des cons, ce soir. Je me sens pitoyable.

-          Mais non ! Calme-toi… Comme a dit ce jazzman africain que j’aime beaucoup « plus il y a de miel et plus il y a de mouches* ». Tu comprends, cariño ! Dans ce milieu, l’argent n’attire pas que les mecs sympas, mais surtout les parasites, et il faut s’en méfier le plus possible pour ne pas se faire plumer. C’est pour cela qu’il existe dans ce monde des Ruben et des Roberto qui te manipuleront dans tous les sens pour être sûr de ne pas se faire avoir à leur tour. Et tu ne peux pas savoir le nombre de vicieux qu’il y a sur cette planète, c’est incroyable. Moi, je sais que tu es un mec bien, je te l’ai dit la dernière fois. Ce que tu me dis me le prouve, j’ai encore confiance en toi. Ça te va ?

Ferguson venait de tout désamorcer, calmement, sûr de lui. Je lui enviais vraiment sa facilité à exprimer ses sentiments, même dans les situations les plus chiantes. Cependant, j’avais pris le risque, sûrement inconsidéré, de voir notre relation s’étioler, et il ne me resterait peut-être plus que les yeux pour pleurer.

-          Ça t’ennuie de garder cette conversation entre ces quatre murs ?

-          Non, bien sûr, cariño ! On va même terminer ce week-end comme on l’a commencé.

Ferguson m’invita à reprendre ma place sur le lit, il éteignit la lumière. Nos deux têtes étaient posées sur les oreillers et nos deux corps inutiles allongés l’un à côté de l’autre. J’étais encore énervé, ça allait être dur de dormir, maintenant.

-          Tu es musclé comme un taureau et beau comme un dieu, mais ta cuirasse manque singulièrement d’épaisseur. Va falloir t’endurcir si tu veux continuer dans cette voie.

-          Je ne sais pas ce que je veux, finalement. J’essaye juste de profiter de la vie autant que je peux… Comme toi, comme vous tous !

Puis, je me tournai vers lui, doucement me rapprochai et l’embrassai.

-          Tu n’as pas besoin de faire ça, m’arrêta-t-il. Je t’assure, ce n’est pas nécessaire. Et puis, il est presque 4h du matin, j’ai envie de dormir… Et s’il te plait cariño mio, va te laver les dents, tu as une haleine à tuer un chacal.

Ma tentative échouait lamentablement. Décidément, ce n’était pas mon jour ni ma nuit. Niveau stratégie, c’était la Bérézina !

Ferguson se tourna de l’autre côté, me laissant avec mes pensées floues. Heureusement, la fatigue me rattrapa et je pus enfin dormir ou somnoler, je ne sais plus…

Mais le matin vint vite, trop vite même. Ferguson me réveilla vers 8h30, il me semble. Que se passait-il encore ?

-          Bonjour, toi ! Bien dormi, on dirait… Je t’avais promis qu’on irait se baigner dans une petite crique sympa tout près d’ici. Vamos mi vida, c’est le moment d’y aller. Faudra qu’on soit de retour pour le déjeuner, Ruben et Roberto auront une annonce à nous faire. On ne pourra pas rater ça !

-          C’est que je boirais bien un café, moi.

-          J’ai tout ce qui faut pour un pique-nique, y compris un thermos de café. Je reviens du restaurant, je me suis servi pendant que tu dormais.

Puis, il m’embrassa sur la bouche, je reconnus le gout mentholé de son dentifrice, signe qu’il fallait que je me bouge.

Cette fois-ci, Ferguson s’était habillé très léger : d’un bermuda et d’un débardeur. Je récupérai mon short et le t-shirt de la veille, pas besoin de sous-vêtements puisqu’on allait faire du naturisme. Pour moi, la nudité n’était pas un problème, mais pour Ferguson, ça semblait être exceptionnel. Donc, j’allais avoir droit à un privilège : le playboy chilien en tenue d’Adam.

Après une petite demi-heure de trajet, nous nous garâmes sur le bord de la route, près d’une pinède que nous traversâmes pendant une bonne dizaine de minutes. Il fallut emprunter un chemin escarpé, descendre entre des rochers pour arriver à cette crique qui était vraiment minuscule. Bon, ce n’était pas grave que ça soit petit, ce qui comptait pour lui, c’était qu’on soit seuls.

Il faisait beau, pas encore trop chaud, la mer pas trop agitée, un léger vent marin balayait la crique : hum ! Ça sentait bon l’amour à la plage, ou alors je n’y connaissais plus rien.

Cependant, il déploya nos deux serviettes et servit le café dans des mugs, ainsi que des churros bien sucrés. J’avais tellement faim que j’aurais pu avaler une paëlla s’il en avait ramené une. D’ailleurs, il y avait aussi du jambon ibérique, du fromage et du pain, presque un repas de galas pour notre dernière matinée ensemble.

-          Alors, ça va mieux, querido mio ? Tu as meilleure mine que cette nuit.

-          Je suis désolé ! Oublions ! J’aurais dû me taire… En tout cas, j’avais une faim de loup. Merci pour ce petit dej très romantique, c’est une excellente idée.

Ferguson souriait aux anges, me fixant maintenant. Si elles avaient pu se matérialiser, ses phéromones auraient dansé frénétiquement tout autour de moi, m’inondant de leur suc, m’attrapant comme des harpons, m’invitant à la luxure finale. Ferguson avait du sex-appeal et son magnétisme fonctionnait à merveille dans cette crique. Faut dire aussi que je me laissais faire, j’étais bien, comme envouté par ses manigances archi prévisibles.

-          Quiero hacer el amor contigo, Alejandro ! me dit-il en m’embrassant fiévreusement.

Pas besoin d’une traduction simultanée ni de sous-titres, j’avais bien compris… Mais comme j’avais besogné une bonne partie de la nuit, j’eus un peu de mal à m’y remettre. Et puis, je n’avais jamais fait ça en pleine nature, c’était à la fois stressant et excitant. Contrairement à moi, Ferguson était comme métamorphosé, enflammé, lui qui était si réservé d’ordinaire avait lâché les chevaux, j’avais du mal à le suivre. Mais il fut si chaud et si entreprenant qu’il me fit jouir plus vite que je ne l’aurais voulu… Bon dieu que c’était bon !

C’est vrai que cette nuit, ils m’avaient tellement tous énervés avec leurs délires que j’étais parti sans me finir.

-          C’était bon, hein querido ?

-          Claro que si ! On va se baigner ? répondis-je enhardi.

La baignade se révéla une bénédiction : l’eau salée me débarrassant des sueurs de l’un et de l’autre, comme une vraie renaissance. Au moins, j’oubliai un instant qu’on ne m’avait invité que pour se servir de moi, y compris Ferguson malheureusement.

*Manu Dibango

 

33

 

   Nous terminâmes tranquillement le petit dej’ et j’en profitai même pour m’assoupir un peu. Cette escapade était un peu le baroud d’honneur de ce week-end qui s’achèverait après le déjeuner que Ruben et Roberto offraient conjointement. Je supposai que ce n’était pas pour nous annoncer une défaite, donc le partenariat se ferait sûrement. Mission accomplie.

Comme je m’y attendais, Ferguson lança le retour vers la Casa. Cette fois-ci, pas question de trainer ni d’admirer le paysage, fallait grimper fissa dans les rochers jusqu’à la pinède et retrouver la Jeep. Et « El Commandante » dirigea le retour tambour battant.

Pendant tout le voyage, Ferguson se tut, se concentrant sur la route. Il avait allumé l’autoradio et une musique de type salsa nasillait en sourdine dans l’habitacle. Drôle d’ambiance, on aurait dit qu’il entérinait déjà la fin du week-end. En tout cas, je ne sentais plus son enthousiasme débordant du début de matinée pour me faire connaitre la crique. Peut-être anticipait-il le spleen de notre inexorable séparation dans quelques heures ? Je n’eus pas le temps de me poser d’autres questions, nous arrivâmes à bon port assez rapidement.

Ferguson me lâcha à l’entrée de la Casa Del Mar avec les sacs pendant qu’il allait garer la jeep. Je profitai d’être seul dans la chambre pour me changer et faire mes bagages. J’eus même le temps de prendre une petite douche pour me décrasser du sel et du sable tranquillement. Ferguson prit son temps pour rentrer, mais lui se contenta de changer de t-shirt.

Effectivement, on nous attendait dans la salle du restaurant, on prit place près de Juan. Lorenzo était encore torse nu et short de bain. Quant à Roberto, il avait revêtu un beau costume beige bien cintré à la taille qui le faisant paraitre plus jeune. Ruben portait un bermuda en jeans et un débardeur moulant lui donnant l’avantage sur Roberto, mais Ruben était de toute façon plus jeune que lui. Juan était assis à côté de nous, suçotant la paille de son cocktail nonchalamment, mais surveillant d’un œil inquisiteur le jeune serveur catalan qui faisait le service.

Une fois que nous fûmes tous là, Ruben et Roberto se levèrent pour porter un toast à la nouvelle association Casa Del Mar / Les Parasols. Des cocktails étaient déposés devant nous, nous levâmes nos verres puis on nous servit à manger. Soudainement, j’eus l’impression d’être de trop dans cette réunion de famille. Juan et Ferguson se parlaient en espagnol, et Lorenzo n’avait d’yeux que pour son mari qui lui discutait avec Ruben. Bref ! Je me sentis isolé au milieu d’eux… Bon, c’est vrai que je n’étais pas concerné par leur business, mais là ils m’ignoraient carrément.

Enfin, Roberto s’adressa à moi.

-          As-tu préparé tes bagages ? On partira dès que le déjeuner sera terminé. On a de la route à faire.

-          Oui, je suis prêt. Pas de soucis, Roberto.

Okay ! Je devais faire partie du petit personnel maintenant, ou alors je n’étais plus qu’un paquet à trimbaler, mais il n’avait rien d’autre à me dire. J’avais été au centre de leur préoccupations pendant presque trois jours, et tout d’un coup, je n’existais plus. Bizarre, non ?

On nous servit finalement, mais les plats valsèrent très vite, j’eus à peine le temps de finir qu’on nous apportait déjà les cafés. Je fus bien le seul à manger d’ailleurs, les autres ne touchèrent quasiment pas à leurs assiettes, la chaleur peut-être ?

Ensuite, on nous apporta un digestif que Roberto refusa, prétextant qu’il allait bientôt prendre le volant, et que ce n’était plus le moment de dépasser les limites. L’hôpital qui se foutait un peu de la charité, quoi !

Enfin ! Roberto me demanda d’aller chercher mes bagages, cette fois-ci le décollage était imminent. Je m’exécutai aussi rapidement que je le pus, trop pressé de quitter ces types… Quelque chose n’allait pas, je comptais sur Roberto pour éclairer ma lanterne pendant le voyage. Pour le moment, je continuais de faire bonne figure, car comme il me ramenait, je n’avais pas trop le choix.

Ferguson me fit ses adieux en me roulant une pelle qui me réconforta, on se reverrait sur Toulouse ou Montpellier très bientôt me promit-il. La surprise vint plutôt de Lorenzo, qui lui ne repartait pas. Il me serra dans ses bras, déposa un baiser sur mes lèvres, c’était presque fraternel.

-          Je reste encore quelques temps à Sitges, je vais travailler un peu avec Ruben et Juan, histoire de me familiariser avec leurs façons de faire. Rentrez bien !

Donc, je resterais plus de trois heures avec son mari en tête-à-tête, ça allait être beau. Quant à Ruben et Juan, ils me firent des adieux du bout des doigts : les effusions organiques et les débordements n’étaient plus de mise.

On quitta la Casa Del Mar à bord de la belle 5008 rouge fuchsia que Roberto avait fait briquer, histoire de ne pas passer inaperçu sur l’autoroute, sûrement… Ce coup-ci, on arriva directement par la route la plus courte, plus d’escapade au Perthus ou à La Jonquera. Roberto resta concentré sur le volant jusqu’au passage de la frontière, direction Perpignan et la A9.

Je ne sais pas si c’était le fait d’être retourné en France mais je sentis que je pouvais me détendre et commencer à cuisiner mon chauffeur.

-          Tout va bien, Roberto ?

-          Oui, pourquoi ça n’irait pas ?

-          Je ne veux pas faire mon parano, mais tout à l’heure au déjeuner, j’ai eu le sentiment d’être mis sur la touche… Tu vois, c’est une impression. En tout cas, Ruben et Juan m’ont clairement ignoré.

-          Ah !... Oui, c’est possible… Cette nuit, tu as quitté la party un peu trop précipitamment, peut-être.

-          Pourquoi, j’étais censé y rester combien de temps ?

-          Je ne sais pas. Plus longtemps, en tout cas.

Parce qu’il conduisait, Roberto évita de me regarder quand il me répondit. Je pense que ça l’arrangeait bien, mais ça ne changerait rien, je voulais qu’il me parle. On dépassa Narbonne.

-          Juan est un sanguin qui ne supporte pas qu’on ne fasse pas ses trois volontés sur le champ. Ruben est un libertin qui n’aime pas les règles sauf les siennes, mais c’est un winner comme j’aime. Je les connais tous les deux depuis longtemps et quand ils t’invitent quelque part, t’as intérêt à assurer où ils ne te réinvitent plus jamais. Comme tu as pu le voir, ils n’ont que l’embarras du choix.

-          Okay, je vois ! Tu penses que j’ai foiré avec eux parce que je n’ai pas voulu continuer dans leur délire sexe et dope ?

-          C’est possible…

Bah comme ça, c’était clair, je n’avais pas d’illusions à me faire. C’était sûrement plié car de toute façon, je n’avais pas les moyens de m’offrir une semaine de vacances chez eux.

-          Et Lorenzo ? Pourquoi ne rentre-t-il pas ?

-          Vous posez beaucoup trop de questions, jeune homme ! Pourquoi ceci, pourquoi cela ? Est-ce que je t’en pose des questions, moi ? Lorenzo est mon mari et mon adjoint, il va apprendre la gestion d’une maison d’hôtes plus importante, c’est tout.

-          Ne t’énerve pas, ça m’interpelle, c’est tout… Et son business à Montpellier, que va-t-il devenir ?

-          Il n’y a plus de business. Les conneries, c’est fini !

-          Ah okay, je vois ! En fait, ça lui permettra aussi de se mettre au vert un moment. C’est une bonne idée.

-          Tu crois ce que tu veux, c’est toi qui vois.

Roberto semblait un brin agacé. Je le sentais sur la défensive maintenant. Il serrait le volant des deux mains, lui aussi n’avait pas l’air de supporter qu’on puisse interférer… On arrivait à hauteur de Béziers.

-          Ne crois-tu pas que je pourrais le remplacer ?

-          Mais tu racontes n’importe quoi, toi ! Qu’est-ce que t’as mangé ce midi pour être aussi excité ? … Comment voudrais-tu qu’on te fasse confiance ? Tu n’as même pas été capable de cacher ta véritable identité ! Tu l’as révélée à Ferguson ce matin-même ! Vrai ou faux ?

Je n’aurais pas cru le voir venir celui-là, mais le coup fut rude ! Un sacré coup de massue… Il n’avait pu l’apprendre que par la bouche même de Ferguson. Quelle déception !

-          C’est lui qui te l’a dit ?

-          Qu’est-ce que tu croyais ? Que tu allais te marier avec lui, aussi ? Reviens sur Terre, Gagarine ! La baise, c’est une chose, le business c’en est une autre. Ferguson est « fleur bleue » mais il sait très bien ce qu’il fait. Si lui et ses parents ont survécu à la dictature de Pinochet, ce n’est pas pour se faire rouler par un mec qui a le sourire au bord des lèvres. T’es déphasé ou quoi ?

En fait, ces mecs ne faisaient que manipuler tout le monde tout le temps. Leur système de défense se révélant hyper efficace, et n’ayant confiance qu’entre eux, ils pouvaient aisément se mouvoir dans un monde de requins. Pour rentrer dans leur clan, il fallait passer par tout un tas de tests qu’ils validaient ou pas, au gré de leurs besoins. Manifestement, j’avais échoué sur toute la ligne ou alors ils s’étaient bien moqués de moi. Plus j’y pensais et plus je constatais qu’une phrase que j’avais lue quelque part se révélait vraie : « qu’ils soient gentils ou méchants, les gens avancent tous et toujours masqués ». Ferguson s’était aperçu très vite que je promenais une certaine naïveté et qu’on lisait en moi comme dans un livre ouvert ; alors que moi, je pensais me faire une place facilement parmi eux. Me démasquer avait été une réelle erreur. Si Jésus avait été masqué, il n’aurait sûrement pas fini sur une croix ! Voilà, je me sentais autant trahi par Ferguson que Jésus par Judas. La comparaison était sûrement osée mais elle était à la hauteur de ma désillusion.

On approchait de Sète, et j’avais les nerfs. On n’avait jamais autant abusé de moi de cette façon, et avec mon consentement en plus.

-          Ferguson n’est pas un mauvais bougre. Il ne t’a pas « balancé » comme tu le penses. Il nous a juste dit que tu lui avais dit ton vrai nom… Tu vois, on peut te manœuvrer comme on veut, tu marches à tous les coups. Alors, imagine si j’étais flic !

Que pouvais-je bien ajouter de plus ? J’étais dégouté ! Et je ne pouvais même pas l’envoyer valser, j’aurais sûrement encore besoin de lui et de ses services. J’étais soit dans une impasse, soit dans des sables mouvants : au choix !

-          Okay ! On est bientôt arrivés. Terminons sur une note positive, veux-tu ? Ruben m’a offert des bouteilles de Sangria-maison. Si tu en veux une, sers-toi, ça me fera plaisir.

-          Merci, c’est sympa.

Maigre lot de consolation, ça devait être ma prime au rendement. Une bouteille de Château-migraine frelatée comme cadeau d’adieux, peut-être ? Ou alors j’étais discrètement congédié, si tant est qu’on pouvait congédier ses amis.

Nous arrivâmes tranquillement à Pérols, coincés dans les embouteillages de sortie de plage du dimanche soir, on retrouvait le commun des mortels. Roberto se gara sur le parking des Parasols, proche de ma petite Clio V qui me rappela illico que moi aussi j’avais une vie ordinaire. Je récupérai la bouteille de Sangria, je lui fis la bise, lui promettant de l’appeler bientôt. Et ce fut tout.

 

34

 

   Quand je rentrai, une nouveauté signée Karl m’attendait : trois gars que je ne connaissais pas, étaient sagement assis sur le sofa. Que se passait-il encore ? Un plan cul à plusieurs ? J’entendis la voix de Karl provenant de la salle de bain : ben non, fausse alerte ! Il était tranquillement en train de couper les cheveux d’un quatrième.

-          Salut Alex, ça va ? T’es bronzé dis donc, c’était bien Sitges ?

-          Ouais, pas mal… Que font ces gens ici ?

-          Cool, ma biche, ne t’excite pas ! Je leur coupe les cheveux, c’est tout. Je te rassure, ce sont les derniers de la journée.

Je lui tendis la bouteille de Sangria.

-          Tiens ! Je t’ai ramené ça. C’est de la bonne et de la vraie.

-          Merci, ma biche ! C’est gentil d’avoir pensé à moi. On en boira un verre dès que j’aurai terminé.

Une bonne heure lui fut nécessaire pour venir à bout de tous ces clients. D’après ce que je voyais, il ne lui avait pas fallu beaucoup de temps pour transformer l’appart en salon de coiffure clandestin.

-          En fait, depuis que tu es parti, j’ai modifié mon profil sur Grindr, j’ai ajouté que je faisais aussi des coupes pour 10€. Et ça a marché. Au lieu de faire des plans cul, je fais des plans coupe, pour le moment bien sûr. Dès que je ne serai plus dans la galère, j’arrêterai. Mais j’suis trop fort d’avoir pensé à ça ! Je dois dire que ça m’a ouvert des perspectives : pourquoi n’aurais-je pas mon propre salon ? Après tout, je suis un bon kuaffeur. En trois jours, je me suis fait grave de la thune.

-          Tu vas pouvoir me rembourser, alors ?

-          Euh… Pas tout de suite, ma biche. En fait, je me suis fait un cadeau. J’en ai profité pour me faire un tatouage. Je n’en avais pas, mais maintenant c’est fait.

Il dénuda son épaule gauche, et exhiba une jolie rose rouge large comme la main et entourée de quelques mots : « Only God Can Judge Me ». Le motif, ça allait, mais la phrase, en anglais, était totalement ridicule. En fait, rien n’avait changé en trois jours d’absence. Karl avait trouvé le moyen de gagner de l’argent et de le dépenser aussi sec. Il n’était pas près de quitter la galère ni ses rames pour sa propre boîte. C’est beau de rêver, parfois !

-          Alors, tu aimes ?

-          Ouais, terrible ! T’as raison, ça te manquait.

Bon, je ne m’attardai pas trop avec Karl, ça ne servait à rien de s’acharner avec lui et puis je n’avais pas envie de lui raconter mon week-end : moins on en dit, mieux c’est, hein ! Les réminiscences du voyage vinrent rappeler à mon corps qu’il fallait que j’aille au dodo, j’étais crevé …

Le lendemain matin, je me levai vers les 9h30, juste ce qu’il fallait pour éviter mon coloc. A cette heure-ci, Karl était déjà parti au boulot. Comme je ne travaillais plus, je pouvais m’offrir cette première grasse-mat’ et ensuite me préparer tranquillement pour aller à la salle me décrasser.

Le lundi, c’est toujours cool, c’est le jour des commerçants. Donc, on peut faire des connaissances et même trouver du travail. J’étais plutôt content de retrouver mes petites habitudes, et Gym-Up en faisait partie… Ce n’était pas Joël qui était au comptoir mais je savais qu’il serait là. Je jetai un œil discrètement à la salle des tapis de courses, des fois que Roberto serait là, mais non. En revanche, le petit Lucas pédalait comme une brute dans son coin, il me fit signe d’approcher.

-          Si tu cherches Joël, il est à la muscu, il discute avec un type super louche. Enfin, c’est bizarre, le mec a une tête de gangster de cité. Va voir, s’il te plait !

Avec qui Joël pouvait-il bien parler pour que ça surprenne à ce point Lucas ? Donc, par l’odeur alléchée - de la curiosité mal placée -, je me dirigeai vers la salle de muscu, où effectivement se trouvai Joël. Le mec avec qui il discutait était assez jeune, mais s’il avait l’air en forme, il ne semblait pas venu pour faire du sport, sauf si le jeans, la chemise et le blouson en cuir étaient la nouvelle norme pour travailler ses abdos. Je me pointai sans cérémonie, les interrompis bien sûr, fis la bise à mon pote, qui sembla un brin gêné, puis tendis ma main à l’autre qui ne la serra pas pour autant.

-          Alex ! me présentai-je. Tu vas bien ?

-          Tu ? Vous, s’il vous plait ! On se connait ? Je ne crois pas ! Moi je suis Jérôme Sanchez, SRPJ de Montpellier, répondit-il en me montrant son insigne.

-          Ah, okay ! Je ne savais pas. Enchanté monsieur !

-          Vous pouvez nous laisser une minute ? Merci, ajouta-t-il en me tournant le dos.

Joël me fit une grimace, me suppliant presque de déguerpir séance tenante. Du coup, je ravalai mes prétentions, j’avais même l’air un peu con, mais en m’éloignant j’eus quand même le temps d’entendre la dernière phrase prononcée par le flic : « je vous attends demain matin dans mon bureau, on sera mieux pour discuter ».

Je retournai voir Lucas, un peu surpris par ce que je venais de capter.

-          Alors, qu’est-ce que tu en penses ? Il est louche ce mec, non ?

-          Non, penses-tu ! Pas de soucis. Tranquillise-toi, tout va bien, répondis-je.

Puis le flic en civil quitta la salle d’un pas décidé sans plus prêter attention à son entourage. Joël revint vers nous. J’avais un million de questions à lui poser, mais valait mieux qu’il nous explique. Il n’y avait pas que Lucas qui avait flairé quelque chose de pas très net, sauf que lui n’y voyait sûrement qu’une banale rivalité entre mecs.

-          Alors, c’est qui ce type ? balança Lucas.

-          Ce n’est rien, mon cœur ! Un futur client.

Oh merde ! Donc, Lorenzo avait eu raison, Joël avait la police sur dos. Pire que tout, Joël n’avait pas été capable de nous dire que c’était juste un flic : pourquoi le cacher puisqu’il s’était présenté ? … Décidément, mon château de cartes continuait de s’écrouler.

Cependant, Lucas sembla loin d’être convaincu, ce qui présageait un futur orage dans leur récent petit couple, la jalousie n’étant jamais très loin du grand amour. Valait mieux les laisser entre eux… J’aimais bien Joël mais il était hors de question que ses problèmes viennent s’ajouter aux miens. Je repensai à ce que Lorenzo m’avait dit : dans notre entourage, Karl était une cible potentielle à balancer aux flics. Cependant, Karl n’était que du menu fretin qui ne risquait pas grand-chose en vérité. Quant à Lorenzo, il avait déjà discrètement disparu des radars. Donc Joël allait devoir lâcher du lourd ou c’est lui qui morflerait. Sale temps pour les mouches comme dirait l’autre !

-          Ah, au fait ! Le patron voudrait te voir dans son bureau. Il va te faire une proposition pour un mi-temps. Je lui ai dit que tu étais libre, et ça l’intéresserait de t’avoir dans l’équipe.

-          Génial ! Merci Joël. J’y vais de ce pas alors. Trop cool !

J’abandonnai le petit couple d’amoureux qui ne tarderait pas à s’engueuler dès que je ne serais plus dans les parages… Joël m’avait fait une bonne surprise, faudrait que je le remercie, mais cela vaudrait-il la crasse qu’il s’apprêtait à faire ? En tout cas, si ce flic s’était déplacé en personne dans le club, c’est que Joël devait se faire tirer l’oreille pour coopérer. Le flic m’avait montré son insigne, se dévoilant du même coup aux yeux de tous les autres clients, et risquant de compromettre son « indic ». C’était si vite fait de colporter des rumeurs tout en les déformant et en les amplifiant, surtout quand on ne connaissait ni les tenants ni les aboutissants. Cependant, ça n’avait pas trop l’air de le contrarier. Espérons qu’il savait ce qu’il faisait.

Mon entrevue avec le patron du Gym-Up se passa fort bien. J’étais embauché à mi-temps pour une durée de six mois, soit jusqu’à la fin de l’année. Je commencerais lundi prochain, ce qui me laisserait une bonne semaine de vacances pour souffler. Seul inconvénient : je ne serais pas en binôme avec Joël, donc on ne se verrait plus beaucoup pendant les six prochains mois. A y réfléchir, ce n’était plus un problème du tout.

Enfin une bonne nouvelle dans ce monde de fous ! Même si j’allais gagner encore moins qu’à la boutique de fringues, ce n’était pas grave, au moins j’aimerais ce que je ferais. Et puis, Pôle emploi complèterait sûrement mon salaire.

Comme je me sentais légèrement euphorique, j’eus envie de relancer Martial, mon prof de philo spécialiste en sucette foireuse : j’aimais toujours ses cent euros, le reste moins. Un petit texto s’imposait : « Cc Martial, suis libre cette semaine, quand tu voudras » …

Je ne dis pas au revoir à Joël qui était resté avec des clients, m’évitant du même coup. Le reste de la journée s’écoula tranquillement entre le sport et l’appart.

A la maison, je savourai ma solitude retrouvée. Karl charbonnait jusqu’à 22h au moins, me permettant de squatter la télé en pacha. Je n’avais envie de rien ni de voir personne, et surtout pas de sexe, j’avais eu ma dose tout le week-end, ça me suffisait. D’ailleurs, je n’avais plus de nouvelles de mes soi-disant nouveaux amis, ni de Roberto ni de Ferguson surtout. Dommage.

Puis vers 20h, Martial m’appela, lui qui d’ordinaire me saoulait avec des textos interminables, voulait me parler en direct cette fois-ci. Hum ! Serait-il en manque à ce point ? Suspens !

-          Allo ! Martial, comment vas-tu ?

-          Oui, c’est Martial ! Je ne te dérange pas au moins, hein ? Fallait que je te parle, c’est mieux de vive voix que par texto.

Ah ! Qu’avait-il donc de si important à me dire ? J’étais tout ouïe.

-          Eh bien ! Je vais être obligé de mettre un terme à notre relation et je voulais le faire en y mettant les formes. Je sais qu’on s’entendait bien et je n’ai pas de raison d’être désobligeant avec toi. Voilà ! Tu ne m’en veux pas, j’espère ?

Incroyable ! Martial me faisait une rupture en bonne et due forme. Sauf que je n’étais pas son petit ami, mais un prestataire. Il était vraiment à la masse celui-là.

-          Euh non, bien sûr ! Je ne t’en veux pas, mais puis-je te demander pourquoi ?

-          Oui ! En fait, j’ai rencontré quelqu’un. On se fréquente depuis plusieurs semaines maintenant, je l’aime et il m’aime, on s’entend très bien.

-          Je suis content pour toi. Bravo. Depuis le temps que tu l’attendais. Et comment s’appelle cet heureux veinard ?

-          Il se prénomme Mohammed, il est marocain et il a vingt ans. Il est merveilleux, je serai son Eraste et lui mon Eromène, je lui apprendrai tout.

Un mec de vingt ans avec la nationalité marocaine, ça commençait mal, et Martial serait son machin chose ? Ça, je n’avais pas compris mais pas la peine de lui faire répéter, c’était sûrement dans son délire de prof.

-          Je vais déjà l’aider à obtenir un titre de séjour, et en attendant, on va se marier. C’est le plus beau jour de ma vie depuis le divorce d’avec ma femme.

-          Martial, tu déconnes, là ! Si je peux me permettre de te donner un conseil, te marie pas avec lui, tu vas te faire arnaquer et tu vas au-devant de graves problèmes avec les flics. Tu vas te fourrer dans une sacrée merde !

-          Je m’en fous, je l’aime, c’est tout… Je vais te laisser, je ne te sens pas réceptif à mon bonheur, tu es même négatif. Adieu !

-          Mais non… Attends !

Martial me raccrocha au nez. Lui qui voulait me quitter sans me blesser, m’avait carrément envoyé sur les roses finalement… Merde ! Le mec tournait déjà en orbite, ce n’était pas croyable. Comment un mec soi-disant aussi intelligent, pouvait-il tomber dans un panneau pareil ? Enfin, c’était son problème. Il se réveillerait peut-être quand son giton disparaitrait une fois qu’il aurait ses papiers en règle. Plus dure serait la chute ! En attendant, c’était moi qui dévalais la pente.

Récapitulons ! Je n’avais plus de plans culs tarifés, plus d’amis, même Martial m’avait viré, plus vraiment de boulot, pas de mec non plus, et mes poches resteraient inexorablement vides. Bref, vivre au soleil du Sud, ce n’était pas une galère mais ça y ressemblait pour moi. Cette fois-ci, j’étais bien dans la merde.

Sur ce, je me pris une bière, m’allumai une clope, branchai Netflix, les pieds en éventail sur le canap’. Je me sentais comme une vieille chaussette abandonnée qui cherchait sa moitié, et qui chercherait sûrement encore longtemps.

Bon, bah ! On n’était pas bien là, tout seul ?

Karl allait-il devenir mon modèle, finalement ? Allez, demain, il ferait jour !                            

 

 

 

 

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Commentaires
D
Très agréable a lire félicitation <br /> <br /> Dom
Répondre
Didier K. Expérience
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