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Didier K. Expérience
26 septembre 2021

Les Circumpolaires E.26/34

Circumpolair

Ma patronne fut correcte et ne me fit aucune crasse ce jeudi soir. J’avoue, j’avais eu une petite appréhension quand même. Cependant, Djamila s’en sortait déjà honorablement. Faut dire qu’il ne fallait pas vraiment sortir de St Cyr pour plier une chemise, mais de nos jours, on n’était plus sûr de rien avec les gens. Donc, elle était correctement formée selon mes critères… Je reçus tous mes papiers, mon solde de tout compte avec le chèque et le fameux certificat de travail qui me permettrait de me réinscrire sur le site de Pôle emploi en deux clicks. Ce qui voulait dire aussi que ma patronne se débarrassait de moi dans les meilleures conditions, sans rattrapage possible. On était quittes, c’était le principal. Elle me souhaita tout de même « bonne chance » pour l’avenir. Les paroles ne coûtant pas cher en règle générale, elles n’engagent que ceux qui y prêtent attention, pensai-je. Donc, je m’en tamponnais le coquillard largement. Je quittai sans état d’âme particulier, fini le Polygone.

Dans la foulée de ma réinscription, Pôle emploi m’envoya un mail de confirmation pour un entretien dans trente jours : ça allait, pas trop pressé de m’annoncer qu’ils n’auraient rien pour moi. L’autre bonne nouvelle, c’est que je serais pris en charge au bout de huit jours seulement. Donc, je ne perdais pas grand-chose, mais mon salaire serait quand même amputé de 50% le premier mois, un peu moins à partir du second. Quand on vit au SMIC, il n’en resterait pas lerche à la fin du mois.

Dès que je rentrai, je fis tourner une machine et fis un peu de repassage pour avoir mes fringues favorites nickels pour Sitges. Eh oui ! je faisais aussi la ménagère de temps en temps. Ah, ça casse le mythe, quand on y pense… Pendant que je m’activais, Karl était rentré exténué, proche du KO technique, ses heures supp + les coupes faites à l’arrache à droite à gauche, l’avaient vidé totalement : on dirait bien que la vie au royaume magique avait du plomb dans l’aile. D’ordinaire, il rentrait vers 20h, mais là il était plus de 22h, et c’était comme ça tous les soirs : il allait finir par m’impressionner.

Sans un mot, il se déshabilla, jeta ses affaires dans un coin du salon, resta en slip bien sûr, puis s’installa tel un pacha sur le sofa, s’allumant un long cône et fumant comme si la fin du monde lui était tombée dessus. Il mit le casque pour écouter de la musique sans déranger les voisins, et accessoirement moi. Comme l’été était déjà bien là et qu’il faisait chaud même le soir, j’ouvris la fenêtre de la pièce calmement pour que la fumée et l’odeur de shit s’échappent. Bref, je ne l’emmerdai pas non plus. De toute façon, j’avais autre chose à faire que de lui chercher des noises.

-          J’ai trop pris le seum. Faut que je me calme ! J’te jure que ça ne va pas se passer comme ça longtemps ! Tous ces keums qui me manquent de respect, j’vais trop les pétas, un jour… Merde ! J’en ai marre quoi !

Depuis que Karl était vénère, il parlait comme une improbable racaille de cité : il en voulait à la Terre entière, c’en était trop risible. Cependant, j’avais hâte de partir en week-end retrouver mon monde magique de la semaine dernière, qui, si je me débrouillais bien, finirait sûrement par me rapporter quelque chose…

Je m’étais levé tard ce vendredi matin, mais j’étais prêt de toute façon. Ma valise à roulettes n’avait plus qu’à être chargée dans la voiture, et en route pour la maison d’hôtes à Pérols.

En arrivant aux Parasols, je remarquai que la Porsche de Roberto et l’Alfa Romeo de Lorenzo n’y étaient pas. Etrange ! Je me garai à la place qu’ils m’avaient assignée depuis que je venais. Je n’eus même pas le temps de sonner que Lorenzo apparut sur le pas de la porte, en costume de lin blanc, chemise ouverte, un vrai latin lover de compétition. Il me fit la bise, mais je le sentis plutôt nerveux, sur ses gardes en tout cas.

-          Roberto arrive avec la voiture dans cinq minutes. Comme tu es là, on va pouvoir partir tout de suite. Il y a tout de même trois heures de route. Ça va être du sport, je pense…

Une Peugeot 5008 flambant neuve couleur rouge fuchsia, arriva en trombe et stoppa net à nos pieds, Roberto au volant. Difficile de passer inaperçu sauf si on allait à la gaypride.

-          Allez, les enfants ! On embarque. Théo, tu montes à l’arrière et tu garderas ta valise à côté de toi.

Puis s’adressant à Lorenzo.

-          Mon chéri ! Si tu es prêt, on n’attend plus que toi.

Lorenzo ne broncha pas et monta en voiture à l’avant. En ouvrant la portière, je découvris qu’il y avait un petit chien noir, un bulldog me sembla-t-il, qui dormait dans son panier. En voilà une nouveauté. Je ne l’avais jamais vu avant. Et il faisait le voyage jusqu’en Espagne !

-          Tu fais attention, Théo ! Je te présente Moshi, c’est un bulldog français. Moi, je voulais un Shiba*, mais il n’y en avait plus. Lorenzo préférait un bulldog, de toute façon. Donc, comme j’avais déjà choisi le nom, on a gardé le même pour celui-ci. Il est beau, non ? Moshi est un monsieur, bien sûr.

Drôle de nom pour un bulldog français : pauvre bête. Heureusement que le ridicule ne tuait plus depuis longtemps, sinon les rues seraient jonchées de cadavres en permanence. Si le bulldog français était le chien à la mode chez les gays, le Shiba venait récemment de le détrôner, surtout à Montpellier. Il y avait peut-être plus de chiens japonais dans l’Hérault que dans tout l’archipel nippon… Je ne savais pas si c’était un point de discorde entre eux deux, mais Lorenzo ne desserra pas les dents. Manifestement, il y avait de la tension dans l’air, mais Roberto s’efforçait de maintenir un semblant de cohésion. Du coup, je n’osais rien demander concernant cette nouvelle voiture.

La A9 n’offrait pas assez de paysages extravagants pour les regarder défiler pendant des heures, mais Lorenzo ne nous adressa pas la parole durant toute la première partie du voyage. J’entretins le monologue de Roberto qui avait un avis sur tout malheureusement, et ce fut difficile de ne pas le contredire, mais il fallait faire bonne figure étant donné que j’étais invité, ça ambiançait sévèrement mal. De Montpellier à Narbonne, je supposai qu’ils s’étaient engueulés. Ça arrive dans tous les couples, mais lorsqu’on arriva en vue de Perpignan, Roberto nous proposa de faire un tour au Perthus et sa zone de shopping détaxé pour faire une pause, ce qui rallongerait le voyage malheureusement : Lorenzo s’anima juste ce qu’il fallait pour détendre l’atmosphère.

Comme d’ordinaire dans cette ville, trouver une place pour se garer fut compliqué, surtout que Roberto ne voulait pas aller dans un parking payant. On tournait et retournait dans les petites rues sous l’œil de la police française ou espagnole qui avaient sûrement l’habitude de ce genre de manège. Ni moi ni Lorenzo ne voulûmes le contredire, mais je me sentis soudain solidaire avec son mari, j’avais envie de cogner Roberto pour qu’il change d’avis tellement il nous avait mis les nerfs en pelote. Même en ces temps où les miracles sont rares, on peut parfois en vivre en direct : une voiture nous laissa la place au détour d’une rue, quinze minutes après notre arrivée.

Mine de rien, on avait déjà passé près de trois heures dans la voiture, qui même si elle était confortable, ne permettait pas d’étendre correctement nos grands gabarits. Moshi aussi, fut ravi d’aller pisser contre les jantes et de se dérouiller les pattes… On se scinda en deux clans, Roberto et Moshi allèrent faire leurs courses, pendant que Lorenzo et moi allâmes boire un café dans un coin qu’ils connaissaient tous les deux. Le snack El Paso, plus cheap tu meurs, était le pur fastfood frontalier qu’on retrouvait à toutes les frontières de n’importe quel pays. Gobelets en plastique de rigueur pour un café aigre et un croissant caoutchouc trop beurré. Enfin, ce n’était pas si déplaisant, je savourais ce moment sans le patron.

-          C’est un peu tendu, non ? C’est à cause du chien ?

-          Du chien ? Je n’en ai rien à foutre du chien. Ça n’a rien à voir avec ça. C’est tendu parce que cette vieille folle a arrêté la location de mon Alfa… Pour pouvoir acheter son 5008, il a rendu mon Alfa et sa Porsche. Voilà pourquoi j’ai les nerfs.

J’en apprenais une bonne, là. En fait, ils utilisaient des voitures de location. Ce luxe ostentatoire n’était qu’un piège à pigeons et j’y avais cru. Même neuf, un 5008 coûtait toujours moins cher qu’une Porsche, mais l’effet ostensible était tout autant garanti. Cependant, les locations de véhicules coûtaient cher aussi, d’où l’obligation de s’en séparer pour acheter l’autre. La dure vie des faux riches, quoi !

-          Ah merde ! Je ne savais pas.

-          Tout ça pour impressionner Ruben et Juan, j’t’en foutrai des 5008, moi… J’ai envie de le fracasser, tu ne peux pas t’imaginer. Cette conne croit peut-être que je ferai mes livraisons en bus ou à bicyclette ? Et mon standing, il y pense, l’autre ? … Quant au chien, il y a de fortes chances pour qu’il l’offre à Ruben. Roberto veut un Shiba et il l’aura quoi qu’il arrive. Crois-moi ! Quand il a quelque chose dans la tête, il ne l’a pas dans le cul !

Sur ces bonnes paroles qui raviraient n’importe quel couple d’amoureux, Roberto fit son apparition avec ses paquets, on avait à peine terminé nos cafés. C’est vrai qu’on n’avait pas vraiment le temps de trainer, il y avait encore 200 km de route jusqu’à Sitges. Roberto connaissait aussi cet endroit : mes hôtes y avaient leurs habitudes quand ils passaient par là, me semblait-il, mais ne voulut pas goûter au café. Pas si chic que ça, finalement… J’étais ravi que Lorenzo me parle franchement, lui qui avait été si distant ces derniers temps…

Cette fois-ci, Lorenzo prit le volant, et sa conduite s’avéra plus nerveuse et plus rapide, ravi qu’il était de se défouler enfin sur quelque chose à défaut de quelqu’un. On échangea nos places, Roberto passa à l’arrière pour faire un somme réparateur et arriver comme une fleur fraiche de rosée.

La Casa Del Mar ne se trouvait pas à Sitges même, mais à quinze kilomètres en bordure de mer, entre Barcelone et Tarragone plus exactement. Coincés entre deux petites falaises de rochers, assez isolés. Les bâtiments principaux, qui ne comportaient qu’un étage de plus par rapport aux bungalows, s’étendaient tout le long de la plage, celle-ci ne dépassant pas les deux ou trois mètres de large. La différence entre cette maison d’hôtes et les Parasols était flagrante : c’était largement plus grand, presque un hôtel, entouré par une végétation qu’on jugerait plus logique dans le désert mexicain qu’en Espagne du nord : cactus, cocotiers, pins parasols, rocaille et sable, et surtout une chaleur bien lourde… On arriva vers 20h, le soleil déclinait mais restait chaud, Lorenzo était toujours fringant dans son rôle de chauffeur de 4X4 de safari, moi un peu naze mais ravi, et Roberto en fleur plutôt fanée finalement, tout ensuqué qu’il était. Moshi n’était pas dans un meilleur état que son maitre. Pauvre petite bête !

Juan nous accueillit personnellement à l’enregistrement où il nous remit les pass-ouverture de nos chambres : Roberto et Lorenzo ensemble bien entendu, et moi dans une chambre pour deux également, mais le second n’était pas encore arrivé. Je pensai instinctivement à Ferguson, mais je passerais vraisemblablement la première nuit seul. On nous remit également des bracelets rose « all inclusive » qui nous permettraient de circuler dans toute la maison d’hôtes sans jamais rien payer, cadeau de Roberto. Donc, des consos avec ou sans alcool, restaurant, spa, piscine, plage, soins et massages, tout ça à volonté. J’étais vraiment comblé, mais je me demandai bien quel en serait le vrai prix à payer ? Ce n’était quand même pas pour signer un contrat avec Ruben et Juan, ni pour les beaux yeux de Ferguson. Alors quoi ?

Petit détail amusant : si on était bien au même étage, ma chambre se trouvait à l’opposé de celle de Roberto et Lorenzo, séparée par une dizaine d’autres. Ce qui nous rendait indépendants les uns des autres. Je ne savais pas s’il y avait une manigance, mais Roberto ne sembla pas franchement incommodé par la nouvelle, et puis Lorenzo m’adressa un clin d’œil discret. Juan argua que la maison d’hôtes affichait complet pour le week-end et qu’il n’avait pas pu faire autrement. Ça sentait le traquenard à plein nez !

En attendant de découvrir la réponse, parce que je le saurais sûrement bien assez tôt, je n’eus qu’une envie, celle d’aller me baigner : soit dans la piscine, soit dans la mer, mais me rafraichir et me détendre vite.

*Shiba-inu, chien de race japonais qui a la particularité de ne pas aboyer.

 

Didier Kalionian - Le Blog Imaginaire (c) 2021

Copyright photo Vincent Desvaux "Circumpolaire" instagram VDESVAUX (c) 2021

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