Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Didier K. Expérience
25 septembre 2021

Les Circumpolaires E.25/34

Circumpolair

J’arrivais enfin dans la dernière ligne droite à la boutique, c’était quitte ou double ! Cependant, les redoublements n’étant plus de mon âge, il n’y avait peu de chance que je puisse rempiler. Avec les années, on acquiert une certaine expérience, et les indices que les employeurs sèment par-ci par-là, alertent sur leurs intentions, faut juste savoir déchiffrer… Ma patronne, qui n’était pas vraiment une intellectuelle de gauche, avait mis les gros sabots, j’aurais été vraiment aveugle de ne pas voir ce qui se passait. On n’évoquait jamais nos congés d’été, par exemple. Ou alors, elle ne me parlait quasiment plus : preuve qu’elle n’avait plus besoin d’entretenir quoi que soit entre nous, même pas de faire semblant de m’apprécier. A mon tour, je n’en foutais plus une rame, donc c’était plié. La seule chose positive, on était à l’unisson de ce qu’on voulait tous les deux.

Et ce mardi matin, une surprise m’attendait. Une jeune femme s’affairait avec ma patronne, elle sentait ma remplaçante à plein nez : sûrement inexpérimentée et au SMIC, voire moins. Voilà qui avait le mérite d’être clair, me dis-je. D’ailleurs, on ne tourna pas bien longtemps autour du pot.

-          Viens, Alexandre ! Je vais te présenter Djamila, c’est Pôle emploi qui nous l’envoie. C’est une stagiaire qui va travailler avec nous pendant un certain temps.

-          Avec nous ou plutôt, qu’avec toi ?

-          Alexandre ! S’il te plait. Ne fais ta mauvaise tête, éructa-t-elle. Ce n’est pas le moment.

-          Mais ça me va. Donne-moi mes papiers et je me casse tout de suite.

Plus le temps de finasser, autant aller droit au but. J’étais très calme, très stoïque, sûr de moi.

-          Je sais qu’il me reste une semaine à faire, mais j’aimerais partir jeudi soir, si tu n’y vois pas d’inconvénients. Je suis d’accord pour former ma remplaçante, mais jeudi soir, je pars.

La jeune Djamila ne savait plus où se mettre, elle n’avait manifestement pas prévu que son arrivée allait provoquer des remous, mais au moins elle saurait ce qui l’attendrait à la fin de son soi-disant stage.

Ma patronne étant une personne très pragmatique, ne fut pas longue à y trouver un avantage. Comme on dit, elle avait les qualités de ses défauts.

-          Okay ! Ça m’arrange, finalement ! Tu auras tes papiers et ton solde de tout compte pour jeudi soir. Je vais prévenir le comptable de tout préparer, mais en échange, tu formes complétement Djamila. Je compte sur toi.

-          Voilà, comme ça on se quittera bons amis.

J’étais venu au boulot sans à priori, je n’avais même rien préparé pour tenter de partir correctement, mais parfois l’occasion fait vraiment le larron. Toutefois, connaissant ma pas très délicate employeuse, je craignais l’entourloupe et il était hors de question de révéler tous mes petits secrets professionnels – mes stratégies d’approche, par exemple - sans contreparties. Cependant, j’embarquai Djamila avec moi pour lui apprendre tout ce qu’il y avait à faire dans la boutique, et trois jours ne seraient nettement pas suffisants. Cependant, ma patronne ayant décidé de faire des économies sur le dos de ses employés, trois jours suffiraient.

Sur les coups de midi, j’ai enfin reçu le texto de Martial : « Pas grave ! ». Quoi, c’était tout ? Lui, qui m’abreuvait de discours fleuves quand on se parlait, lui qui ne savait pas faire des textos sans en écrire des tonnes, me répondait aussi laconiquement que ça ?

Je le relançai tout de même : « Alors, annulé ou reporté ? » Mais cette fois-ci, la réponse tomba nette dans la foulée : « Annulé ! On se verra une autre fois » … Ce n’est pas que je tenais à lui, mais j’aimais bien les cent euros qu’il me donnait toutes les semaines…

Djamila s’en sortait plutôt bien. Elle était volontaire et ne manquait pas d’idées, ce qui, à mon avis, accentuerait sa déception quand elle serait remplacée sans raison valable pour un autre soi-disant stagiaire. Mais je ne serais plus là pour le voir. Et puis l’espoir fait vivre longtemps, très longtemps. J’affichai désormais sans vergogne, un réel plaisir de quitter le boulot et le Polygone. Je comptais les jours, voire les heures maintenant…

Seulement, ma nouvelle liberté ne me mènerait nulle part pour le moment. J’allais juste être projeté dans l’inconnu. Pourtant c’était séduisant, motivant devrais-je dire. Si Roberto et Lorenzo n’étaient pas des modèles de stabilité, leur monde était bien plus intéressant que le mien. Certains pourraient dire qu’ils vivaient sur une autre planète, mais une fois qu’on avait connu leur univers, plus question de faire marche arrière. D’accord, ça ressemblait à un milieu d’extraterrestres, dont la seule obsession tournait autour de la lune, ou du cul (la métaphore spatiale s’y prêtait bien. D’ailleurs, la fusée de chez Space X d’Elon Musk, ne ressemblait-elle pas à un gode ?) Mais c’était surtout le moyen de se maintenir dans un monde festif. Comme avait dit David Vincent* en son temps : « Ils existent, je les ai vus ! ». Donc, moi aussi j’y avais gouté, je les avais vu et je voulais vivre avec eux.

Si je n’avais plus de nouvelles de Lorenzo, je pouvais toujours contacter Roberto car j’avais hâte de découvrir la Casa Del Mar de Ruben et Juan. L’endroit semblait idyllique sur le papier, et de voir Roberto aussi excité qu’une puce rien qu’à l’évocation du nom de ce lieu, m’excitait à mon tour : bref, j’étais prêt à embarquer avec eux pour Sitges ce vendredi.

J’étais dans ma chambre, tranquille sur mon lit, savourant un moment de calme, avant que la tornade Karl ne s’occupe de ma tête et me régénère de ses doigts souples.

N’y tenant plus et voulant vérifier si le canal Roberto fonctionnait bien, je lui envoyai un petit message : « Toujours okay pour Sitges ? ». La réponse ne se fit pas attendre longtemps. « Bien sûr ! D’ailleurs, Ferguson tient à ce que tu sois là. Alors, pas de faux plans. On t’attend vendredi à 15h ». Décidément, notre ami chilien avait bien progressé : au départ, il ne pouvait pas venir et maintenant il tenait absolument à ce que je sois là. C’était une bonne nouvelle. Enfin, quelqu’un de sympa qui tenait à moi !

Karl finit par rentrer, il était temps qu’il me prodigue ses soins capillaires. Depuis, notre dernière discussion, il était taciturne, ses problèmes d’argent avaient fini par le rattraper. Le moins que l’on puisse dire, c’est que ça ne le rendait pas très fun.

Je m’installai dans la salle de bain. Karl vint avec ses ustensiles, il avait les yeux cernés.

-          Ça va ?

-          Ouais, ouais !

-          Tu as l’air fatigué. Tu as une sale tête.

-          J’ai fait des heures supp au salon. J’ai même coiffé des mecs pour dix euros au Cubix ce soir. Si tu as des potes qui veulent des coupes pas chères, tu me les envoies, ma biche… Faut que je trouve de la thune, ça me saoule.

Voilà, on était deux dans le même bateau, mais je ne lui dirais jamais comment moi je faisais pour m’en sortir. Karl ne savait pas tenir sa langue et je n’avais pas envie qu’il se mêle de mes affaires. Cependant, ses problèmes lui mettraient peut-être enfin du plomb dans la tête, qui sait ?

-          Au fait, je ne serai pas là ce week-end. Je veux dire du vendredi soir au dimanche soir. Tu auras l’appart pour toi.

-          C’est cool, merci ma biche ! Mais je n’ai rien de prévu. Pas de thunes, pas de soirée ! Je trouverai bien quelqu’un pour m’inviter. J’en ai marre de rincer tout le monde. Donc, c’est mon tour d’aller chez les autres… Qu’est-ce que tu fais pendant trois jours ?

-          J’ai un plan chez un mec... à Sitges. Voilà, quoi !

-          Waouh ! J’aimerais bien que ce genre de plan m’arrive aussi. T’as de la chance.

Karl s’appliquait à me tailler la barbe, c’était plaisant de le voir faire, pour une fois attentif et soigneux. Dans la vie, il était souvent bordélique, mais il aimait sincèrement son travail. Je voyais ses yeux scruter ce que ses doigts faisaient, la connexion était parfaite, semblait-il. Comme je le lui avais dit, je ne voulais plus me teindre la barbe ni les cheveux, je resterai au naturel. Et puis, les tempes rasées donnaient totalement le change, c’était impeccable.

-          Si ça continue, je vais finir par faire la pute, me lança-t-il.

-          Je ne te le souhaite pas.

-          De toute façon, je suis trop nul. Je n’arrive même pas à brancher un mec sans avoir envie de lui payer un verre dans les cinq minutes qui suivent. Je serais la seule pute qui payerait ses clients. Tu vois le genre !

Ouais, je voyais très bien. Karl était à l’ouest depuis que je le connaissais, mais il ne serait pas capable de se prostituer. D’abord parce qu’il avait encore ses parents qui le soutenaient plutôt bien, même de trop. Ensuite, ce n’était pas si facile que ça. Moi je n’en étais qu’au stade initiatique et ça s’avérait plutôt compliqué à gérer. Lui n’arrivait même pas à gérer son abonnement à la TAM**, ni à déclarer correctement ses impôts. Mais sa remarque était surprenante : me soupçonnait-il ?

Karl vivait dans un monde d’opulence factice, d’envies sans cesse comblées, de consommations effrénées. J’ai sûrement été comme ça aussi, jusqu’à ce que la source se tarisse et que je sois obligé de compter mes sous. Au début, on comptait du bout des lèvres, puis on finissait par être son propre contremaitre et devenir rapidement la radasse de service aux yeux des autres. La générosité, c’était tellement hype dans ce monde, spécialement quand on ne pouvait pas se le permettre. Karl vivait dans un clip de Beyoncé ou de je-ne-sais-qui, où le monde était rich & famous, clinquant, unitaire, parfait, heureux. Du coup, il avalait les spots publicitaires comme autant d’élixirs de jouvence et aucun site d’achat en ligne ne résistait à sa carte bleue. En plus d’avoir les poches percées, il n’avait pas les neurones en place pour faire face à ce qui lui arrivait. Heureusement, il avait l’air d’avoir mis le booster au salon de coiffure, c’était déjà ça.

*Série TV américaine des 60’s, Les Envahisseurs.

**Transport Agglomération de Montpellier.

 

Didier Kalionian - Le Blog Imaginaire (c) 2021

Copyright photo Vincent Desvaux "Circumpolaire" instagram VDESVAUX (c) 2021

(Si cette histoire vous a plu, n’oubliez pas de liker. Merci. Retrouvez la communauté des lecteurs sur Facebook, DKalionian BlogImaginaire)

 

Publicité
Publicité
Commentaires
Didier K. Expérience
Publicité
Archives
Newsletter
12 abonnés
Visiteurs
Depuis la création 21 649
Publicité