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Didier K. Expérience
2 octobre 2020

Les Locataires-fantômes E.24/30

  

Saucisse Donut

Matthieu avait été préoccupé tout le long du voyage de retour sur Montpellier, marmonnant parfois dans sa barbe, surtout quand Sabine somnolait. Le montant du virement agissait comme un coup de fouet, l’électrisant ou l’énervant plutôt. Sa conduite sportive s’était muée en conduite nerveuse, comme si le fait d’arriver plus tôt pouvait changer quelque chose à son destin… Ils arrivèrent sur les coups de 13h. Matthieu avait avalé les 875 km mais n’avait pas battu de records pour autant. Le fait d’avoir Sabine comme passagère l’avait dissuadé de rouler hors des limites autorisées : ce qu’il faisait parfois, mais uniquement quand il était seul. Dès qu’ils atteignirent Nîmes, le soleil étincela dans un ciel bleu uniforme, rendant le froid supportable : les palmiers et les pins parasols démentaient l’hiver d’ailleurs. Alors que la France grelottait, le Sud bénéficiait souvent d’un coup de soleil en janvier, faisant grimper le thermomètre d’une dizaine de degrés. Cela faisait toute la différence !

Matthieu et Sabine déchargèrent leurs bagages rapidement. Puis n’y tenant plus, il alla voir seul s’ils avaient reçu du courrier dans leur boîte aux lettres. Il reconnut tout de suite l’enveloppe aux armes de l’agence Locat Immo France. Il la décacheta et en sortit la fiche de paie qu’il parcourut rapidement. Son coefficient avait augmenté : ça, c’était plutôt bon signe ! Ça lui indiquait le montant de l’augmentation de salaire. Il n’avait pas été oublié par le Père Noël. Mais il était un peu déçu comme toujours. La somme étant indexée au coefficient, c’était limité comme cadeau. Il remonta chez lui avec le précieux document, qu’il allait désormais pouvoir comparer avec la grille des primes qu’il estimait lui être due.

Sabine remarqua qu’il s’était enfermé avec sa calculatrice dans son bureau, elle s’occuperait plus de son homme plus tard, elle préférait vider les valises, faire tourner une machine, plutôt que de l’avoir dans les pattes. De toute façon, dès qu’il aurait fait ses calculs, il serait de nouveau disponible et lui imposerait un débriefing : c’était toujours comme ça avec Matthieu, quand il n’allait pas bien, il fallait qu’il s’épanche.

Il la rejoignit moins d’une heure plus tard l’air hagard, visiblement énervé. Malgré la fatigue du voyage, ses neurones restaient en position d’attaque, manifestement.

-          Alors ? lui demanda -t-elle.

-          Alors ! Il me manque une partie des primes. Je n’en suis pas sûr, mais mes derniers dossiers n’auraient pas été validés. Tout se fait au pourcentage, difficile de se tromper. Soit Karim les a reportés à l’année prochaine, soit il me les a sucrés !

Sabine préféra ne pas commenter. Là aussi, elle préférait rester silencieuse plutôt que d’essayer de minorer le problème.

-          Je verrai ça demain avec mon boss. J’espère qu’il aura une explication valable.

-          En attendant, allons sur la terrasse, prenons un verre de vin, ça te fera du bien.

Le spectacle de la vue sur le Lez leur avait manqué. La plupart des arbres n’avaient plus leurs feuilles, et le gris des branches tranchait sur le bleu du ciel. Malheureusement, la météo changerait dès le lendemain : averses. Comme si le redémarrage s’annonçait plus sombre qu’à l’accoutumée…

Le lendemain, Matthieu se leva plus tôt pour se préparer tranquillement, les reprises étant toujours plus difficiles que les départs en vacances. Malgré le long voyage de la veille, il avait pu suffisamment se reposer pour être d’attaque ce matin-là. Il verrait Karim lors du meeting opérationnel du matin, mais il ne serait peut-être pas le seul à vouloir le voir. De plus, les traditionnels vœux de la direction allaient sûrement bousculer l’agenda de tout le monde aujourd’hui, il lui faudrait programmer une entrevue avec lui.

Dès son arrivée, il constata à leurs mines, ceux et celles qui étaient vraiment contents de reprendre, la nouvelle année ne changeait rien concernant les locataires, on changeait de comptes, c’était tout. Dès le lendemain, le 4 janvier, on n’en parlerait plus.

Lydie fut la première à l’accueillir dans son bocal. Ils s’accolèrent et se congratulèrent en se souhaitant tout ce que l’humanité pouvait espérer pendant la trêve, l’hypocrises en moins, peut-être. Mais comme pour le reste du monde, souhaits ou pas souhaits, l’agence ne changeait rien à ses habitudes… Regina était déjà à l’œuvre en déshabillant le sapin qu’elle avait pourtant amoureusement décoré, aidé par un gars des services généraux qui activait le mouvement pour virer l’arbre de l’entrée et toutes traces des fêtes de Noël.

-          Karim est là ?

-          Bien sûr ! Il est arrivé de bonne heure ce matin. Il est tout beau, tout bronzé ! Il présentera les vœux de l’agence à tout le personnel dans la salle de réunion. Je crois que c’est pour 10h. Check ! C’est dans tes mails.

-          Juste après le « Morning live » alors !

Donc, Matthieu ne pourrait pas parler à son boss ce matin. Cependant, il fallait toujours battre le fer pendant qu’il était chaud, disait-il parfois. Et Matthieu n’allait pas tarder à rentrer en fusion. Il avait fait l’effort de sourire avec Lydie et avec certains de ses collègues, mais sinon, son visage était fermé, les traits tendus, comme s’il se préparait à donner l’assaut.

-          Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu veux en découdre avec Karim ou quoi ? T’es tout nerveux, là !

-          Cet enfoiré m’a fait un coup. Je le sentais venir, je te l’avais dit ! Il me manque des primes. Je veux qu’il m’explique. Je ne lâcherais pas l’affaire.

-          Chut ! Pas si fort ! Tout le monde va nous entendre. Calme-toi un peu. Je te conseillerai de laisser tomber pour ce matin. Tu verras cet après-midi ou demain, mais aujourd’hui la priorité, ce sont les vœux de l’agence. On recevra même les vœux du grand patron en Visio-conférence. C’est pour ça que Karim est arrivé plutôt, pour superviser le montage de l’écran et s’assurer que tout fonctionnera bien à 10h.

-          Bien sûr que je resterai calme. On n’est plus dans un bac à sable, quoique…

Lydie voyait bien que si Matthieu n’obtenait pas gain de cause, la rupture serait au programme. Elle rejoignit son poste et le laissa à son ordinateur.

En attendant une hypothétique confrontation, Matthieu s’aperçut que les cartons roses des AR du courrier adressé à Kevin Floran étaient revenus. Donc, ce locataire avait bien réceptionné la lettre. Cette nouvelle positive le remis en selle : il scanna les cartons roses et les enregistra dans le dossier « Kevin Floran – Résidence le Palm Beach ». Puis, l’heure tournant, il ramassa son téléphone et son Rocketbook, et prit la direction de la salle de réunion pour le meeting opérationnel du jour qui ne manquerait pas d’être écourté pour cause de vœux solennels.

Matthieu et Lydie entrèrent ensemble dans la salle qui était décorée sobrement des armes de l’agence. Ni boules ni guirlandes ne subsistaient, on avait manifestement changé d’époque. Au fond trônait un écran géant allumé, le logo de la direction générale y était projeté, tel un blason d’une pseudo noblesse.

Karim avait tombé la veste, chemise blanche et cravate bleue nuit, super décontracté. Il s’empressa de saluer tous ceux qui arrivaient : son bronzage dénotait avec la blancheur des visages des autres collègues. Lydie, la première, brisa la glace qui semblait s’accumuler entre eux tous.

-          Bonjour Karim ! Tu as passé de bonnes vacances, on dirait !

-          Merci, oui ! J’étais à Dubaï avec ma femme, cette année. Vous connaissez les Emirats ? C’est très sympa. Un peu cher, mais sympa. Une organisation impeccable, on a beaucoup à apprendre de ces gens-là. Vraiment !

Voilà, en quelques mots, Karim venait d’enterrer les petites vies de ses collègues. Matthieu ne réagit même pas à cette banale provocation de classe. Les autres se contentèrent d’un sourire de compréhension concernant la cherté de la vie, car à Montpellier comme à Dubaï, tout augmentait, c’était bien connu. De plus, Karim avait fait une confidence en petit comité : complicité qui finissait de combler son auditoire présent.

Karim avait fait son effet, ça ne serait que le premier de l’année. L’ambiance serait impeccable avant l’allocution du grand patron : Michael J. Norton, en direct dont on ne savait pas encore où ?

-          On n’aura pas le temps pour le meeting ce matin. Je suppose que tout est encore arrêté au 24 décembre. On reprendra demain, si vous le voulez bien. En attendant, prenez place, je vous en prie… Servez-vous en café et en croissants, c’est fait pour ça !

Puis comme par magie, la salle se remplit de tous les collaborateurs qui manquaient en même temps, reléguant Matthieu et Lydie dans le fond. Exceptionnellement, la cinquantaine d’employés seraient présent. Comme des robots particulièrement bien dressés, ils allèrent tous se servir un gobelet de café, qu’ils tiendraient à la main le temps du speech. Une caméra était pointée sur la salle qui filmait les soi-disant réactions spontanées des invités. Le patron tenait à ce que tout le monde ait l’air décontracté pour célébrer l’entrée dans la nouvelle année.

En fait, Michael J. Norton se connectait à plusieurs pays et à des centaines d’agences dans le monde, et recitait son texte dans plusieurs langues, dont l’anglais, l’italien, l’espagnol, et le français. Justement c’était au tour de la France de recevoir les vœux du patron qui ne dureraient que cinq minutes top chrono. Pour le reste du monde, l’anglais faisait office de langage universel. D’ailleurs, pour l’année suivante, le grand patron promit de rajouter le mandarin, suite à l’ouverture prochaine de plusieurs antennes en Chine, ce qui souleva un tonnerre d’applaudissements, au grand plaisir de Karim, soudainement fier de ses collègues… Michael J. Norton s’exprima dans un français châtié malgré un fort accent américain, ce qui acheva de satisfaire l’auditoire, totalement sous le charme d’être dirigé par un homme aussi cultivé.

-          Bonjour mes amis ! Bonjour la France ! L’année qui vient sera décisive pour la prospérité de notre marque, même si le marché est dur. Mais on va se battre pour gagner ! N’est-ce pas, mes amis ? Je vous souhaite à tous de continuer à progresser avec le groupe Locat Immo. L’expansion vers la Chine est une bonne nouvelle, et je tenais à la partager avec vous. Je vous souhaite à vous et à vos familles, une très bonne année. Merci pour votre écoute. A bientôt chers collègues !

Un bandeau circulait en bas d’écran énumérant les noms des directeurs d’agence avec les remerciements du groupe. Celui de Karim Aldi s’afficha. Il souriait à s’en décrocher la mâchoire tellement il était ravi de faire partie du sérail, et surtout, que tout le monde le sache. Une bonne année commençait pour certain, dirait-on.

Voilà, le message avait été délivré au monde, urbi & orbi ! Une nouvelle salve d’applaudissements vint saluer le laïus, suivie d’un « bonne année à vous » repris en chœur tel un mantra. Puis, l’image se figea sur le visage du saint patron, la connexion était rompue avec l’au-delà. La salle s’ébroua, la cérémonie était terminée, chacun pourrait retourner à ses occupations, heureux d’y avoir participé.

Matthieu ne désarmait pas pour autant, mais Karim planait dans les hautes sphères, il vaudrait mieux le cueillir à froid, une fois revenu sur le plancher des vaches.

 

Didier Kalionian - le Blog Imaginaire (c) 2020

Credit photo : "Saucisse Donut", Didier Kalionian - Instagram (c) 2020

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