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Didier K. Expérience
7 octobre 2020

Les Locataires-fantômes E.29/30

  

Saucisse Donut

Le lendemain matin, Matthieu demanda à Lydie, sa secrétaire, d’envoyer un message à Karim lui annonçant que le locataire, Kevin Floran, avait disparu sans préavis et que le propriétaire avait repris possession de l’appartement : les détails n’avaient plus besoin d’être mentionnés, jugea-t-il. Mais Karim se fendit d’une réponse encore plus laconique : un simple « parfait », qui faisait l’affaire, apparemment.

Matthieu ne voulait plus s’adresser directement à son supérieur. Désormais, il passerait par sa secrétaire pour la communication usuelle. De toute façon, ils se voyaient tous les matins pour la réunion lors du fameux meeting opérationnel, qu’il gratifiait de sa présence physique. Mais Karim réservait sa puissance d’analyse pour d’autres, semblait-il… La relation entre les deux hommes semblait être consommée, voire s’était consumée, ce qui rendait les réunions désagréables. Les autres invités s’en étaient aperçus depuis leur retour de congés, mais ne se seraient mêlés pour rien au monde, de ce qui était déjà évident : Matthieu allait les quitter. Seul le mode opératoire leur échappait encore.

Ce Kevin Floran n’était plus un problème, mais la gestion de l’appartement sortait aussi de son portefeuille : ça lui en faisait encore un de moins. Et avec le départ du suivant à la fin du mois, son portefeuille s’amenuiserait de plus en plus, et aucuns nouveaux clients ne viendraient l’étoffer avant fin mai. Matthieu était certain que le locataire miracle que Karim avait déniché pour remplacer Enzo Galion ne tomberait pas dans son escarcelle. Le marasme s’ajoutait au marasme, s’avoua-t-il.

En règle générale, faire un état des lieux n’était pas une mince affaire, mais celui du logement d’Enzo Galion promettait d’être rocambolesque. En plus, l’assureur avait promis de passer et l’irascible Georges Robert voulait y assister. Pour ce qui semblait être sa dernière opération, Matthieu allait devoir se couper en trois, voire en quatre, car il faudrait aussi garder un œil sur son bientôt ex locataire.

Matthieu tournait au ralenti, rendant inatteignables ses objectifs mensuels, ne prenant plus qu’un ou deux rendez-vous par jour. Toutefois, Lydie s’arrangeait pour qu’il en ait toujours un minimum dans son agenda, pour ne pas être débarqué pour faute, disait-elle. Mais même ça, ça ne l’impressionnait plus. Il tint ce rythme jusqu’au 31 janvier et le fameux état des lieux.

Le rendez-vous était à 10h pour tout le monde, mais Matthieu arriva dix minutes plus tôt, histoire d’avoir la situation bien en main. Enzo Galion était bien présent, mais ce n’était pas seulement pour faire de la figuration : son déménagement était loin d’être terminé. Alors que l’état des lieux ne se faisait qu’une fois l’appartement vide et propre, il était encore d’une saleté repoussante. D’une formalité, le jeune homme allait en faire un parcours du combattant, voire un champ de bataille.

Donc, le logement n’était pas prêt, mais Matthieu était déterminé à faire cet état des lieux quand même : ça prendrait plus de temps, voilà tout. Dès que le propriétaire arriva, il le prit à part pour discuter calmement.

-          Je sais ce que vous vous dites, M. Robert. « C’est quoi ce bordel ? », hein ? Bon, ce n’est pas grave, on n’est plus à ça près. Je noterai tout sur ma tablette, ne vous inquiétez pas. Vous pouvez m’aider si vous voyez des détails qui m’échapperaient. De toute façon, on ne lui rendra pas sa caution. Vous pouvez en être sûr.

Georges Robert ne répondit pas, mais il était rouge de colère. Il suffirait de pas grand-chose pour la faire éclater.

-          Je vous demanderai de rester avec moi, M. Robert. S’il vous plait, c’est mieux. Merci !

Celui-ci restait comme prostré au milieu de la salle principale, les mains dans le dos, à contempler les dégâts qu’avaient subi son bien. Enzo et un de ses amis de la poste, José, s’activaient pour continuer de vider les lieux. Un canapé en cuir bien délabré trônait toujours sur le balcon.

-          Je me demandais comment il avait fait pour mettre ce canapé sur le balcon, mais maintenant, je me demande, comment fera-t-il pour l’enlever ? Il n’y a pas la place pour bouger, ce n’est pas assez large, non ?

-          M. Robert ! Je vous dirai, c’est son problème ! répondit Matthieu flegmatique.

Puis, comme dans les meilleures distributions au théâtre, l’assureur déboula comme par enchantement, lui que tout le monde attendait depuis des mois. Matthieu n’eut pas le temps de se présenter que M. Robert fut sur lui.

-          Bonjour, Je suis le propriétaire de ce taudis. Vous êtes l’assureur, je présume ?

-          Exactement ! Je suis l’expert mandaté par les assurances pour justifier les dégâts.

Georges Robert ouvrit grand les bras, en tournant sur lui-même, tel un Christ et dit :

-          Constatez donc par vous-même ! « On » n’a rien à cacher ! dit-il en appuyant bien sur le « on ».

L’homme ne fut même pas surpris de la tirade du propriétaire : il devait en voir des vertes et des pas mûres. Il sortit un dossier de sa serviette et commença à scruter les pièces : le sol, les murs, le plafond, le tuyau d’où était parti la fuite. Cependant, il regardait plus qu’il examinait, il ne toucha à rien, se contentant de noter. Il fit le tour des 22m² en quinze minutes, puis vint se planter devant Matthieu et le proprio.

-          C’est tout bon pour moi. J’ai terminé. Je vais pouvoir envoyer mes conclusions. Y a pas photo, il y a bien eu un dégât des eaux causé par une fuite. Votre assurance couvre ce genre de dégâts.

-          Et quand aurons-nous la réponse ? demanda M. Robert.

-          D’ici quelques semaines, je pense. Vous recevrez un chèque bientôt, si c’est ce que vous voulez savoir ! Allez, je vous souhaite une bonne journée.

L’état des lieux sortant avait mal commencé, mais une bonne réponse venait d’améliorer ce début calamiteux. L’expert avait prononcé les bonnes paroles, elles apaiseraient momentanément Georges Robert, qui dans son malheur, ne perdait pas tout.

Il restait à terminer cet état des lieux qui devenait embarrassant.

-          On fera une pause pour midi, si ça ne vous gêne pas, dit Enzo.

-          Sûrement pas ! répondit Matthieu. Vous devez vider l’appartement, le nettoyer, puis le quitter. Si vous ne voulez pas que je vous compte des frais supplémentaires, vous avez intérêt à vous dépêcher. Perso, je n’ai pas que ça à faire et M. Robert non plus. Alors, vous vous grouillez de finir.

Georges Robert était redevenu écarlate.

-          Restez avec moi, M. Robert, s’il vous plait ! répéta Matthieu.

Enzo et son pote José entreprirent de déménager le canapé en cuir du balcon. Mais impossible de le bouger tellement c’était lourd : Enzo demanda de l’aide au propriétaire.

-          On y arrivera plus facilement à trois ! Vous voulez bien ?

-          Je n’en ai rien à foutre, et il est hors de question que je vous aide. Balancez cette merde par-dessus bord, si vous voulez ! C’est le moindre de mes problèmes ! hurla-t-il.

-          Il va se calmer ce naze, intervint José.

-          Toi, tu fermes ta gueule et tu bouges ton cul, répondit M. Robert, très énervé. Ici, c’est chez moi, alors vous vous dermerdez comme vous voulez, mais vous le faites rapidos !

Matthieu se déplaça pour se mettre entre les deux parties, chacune aboyant aussi fort que l’autre, dans ce studio vide faisant office de caisse de résonance. Il espérait terminer en une heure, mais devant la lenteur d’Enzo, il vit qu’une heure supplémentaire serait nécessaire. Du coup, il adapta le contrôle des pièces à la vitesse de déménagement du locataire.

-          Ce n’est pas possible de finir après l’état des lieux ? Parce qu’on galère un peu, là !

-          Eh non ! Pas possible ! Dès que j’ai fini, vous me rendez les clés et vous partez ! Tant pis pour le ménage, votre mère paiera les frais. Je vous avais prévenu !

Matthieu avait du mal à conserver son calme, mais son professionnalisme prenait le dessus sur sa personnalité. Si Georges Robert avait envie d’en découdre, lui-même en aurait bien collé une au gamin pour lui apprendre les bonnes manières !

Tout d’un coup, il se rappela sa première rencontre avec le jeune Enzo. Tout le monde à l’agence avait été frappé par sa beauté juvénile et sa douceur : on lui aurait donné le bon dieu sans confession. Il avait toujours sa belle petite gueule d’ange de blondinet, mais Matthieu savait que dernière ce masque angélique, se cachait un vrai démon. « L’enfer est pavé de bonnes intentions » comme on dit. Les démons étaient des anges déchus attirés par le mal… Matthieu s’était fait avoir, sûrement comme d’autres commerciaux avant lui, mais la roue tournerait inexorablement pour Enzo.

Les conclusions de l’état des lieux étaient catastrophiques : le réfrigérateur était foutu, les plaques chauffantes étaient mortes, la hotte aspirante bouchée, le tuyau de la douche était à changer, la douche elle-même, bouchée, l’évier et le lavabo étaient à changer également. Le carrelage était rayé, la peinture des murs à refaire, même le plafonnier était mort. Sans parler de la crasse et de la poussière accumulées en quelques mois seulement. Vingt-huit pages composaient cet état des lieux, assorties de plusieurs photos montrant les dégâts qui n’étaient pas tous causés par la fuite, mais aussi par la négligence et le j’menfoutisme du locataire.

Bref ! l’appartement était entièrement à refaire, pas sûr que l’assurance couvrirait tous les frais, y compris les frais annexes. Mais ça, Matthieu se garda bien de l’expliquer au propriétaire, déjà satisfait de voir partir son ex locataire, et d’avoir obtenu la certitude que son assurance « assurerait ».

Finalement, pour gagner du temps, Enzo et José jugèrent opportun de passer le canapé par-dessus la rambarde du balcon, mais celui-ci ne résista pas au choc : il ne tombait pas de très haut puisque le logement se situait au rez de chaussée, mais étant donné sa vétusté, l’armature se brisa au sol. Les deux garçons regardèrent le spectacle médusés … hagards, serait plus juste. Mais le logement était enfin vide.

Matthieu avait récupéré les clefs : le séjour d’Enzo Galion dans cet appartement et dans son agence, était terminé. Le calvaire des résidents aussi… M. Robert somma le jeune homme de quitter les lieux sur le champ : ce dernier lui répondit simplement par un doigt d’honneur. Cette arrogance typique des gens inconscients ne le surprenait même pas. Il pensait réellement que ce vaurien avait plus besoin d’une chambre dans un hôpital psychiatrique que d’un studio. Matthieu n’était plus très loin de se ranger à cet avis. Cependant, le doigt d’honneur le fit plus sourire qu’autre chose car il avait obtenu gain de cause.

 

Didier Kalionian - le Blog Imaginaire (c) 2020

Credit photo : "Saucisse Donut", Didier Kalionian - Instagram (c) 2020

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