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Didier K. Expérience
1 octobre 2020

Les Locataires-fantômes E.23/30

  

Saucisse Donut

La suite de la semaine s’écoula tranquillement jusqu’au vendredi soir, veille de Noël, où l’agence fermait ses portes jusqu’au 3 janvier. D’ailleurs, Matthieu et ses collègues ne découvriraient leur nouveau salaire et leurs primes qu’à cette date, si la poste livrait le courrier. Le suspens était maintenu jusqu’au bout. C’était le seul moment de l’année où Matthieu scrutait attentivement l’arrivée du facteur et de sa fiche de paie. Sans parler de son compte en banque qu’il consultait tous les jours, mais c’était encore trop tôt pour voir un mouvement confirmant le versement de son salaire.

Généralement, tout le monde partait quelques jours en famille se ressourcer. Karim arborerait un splendide bronzage cuivré qu’il aurait chèrement acquis dans une contrée lointaine au nom évocateur de plaisirs oniriques, et qu’il promènerait comme un trophée lors de son retour. Matthieu, lui, remontait tout simplement en région parisienne faire le tour des parents, amis, et retrouvait la foule dans les magasins, les métros et ses odeurs de crasse froide, et autres villages de Noël surpeuplés. Durant ces quelques jours de détente, avec Sabine, il s’efforçait de ne plus penser au boulot, il passa son temps à vanter les charmes de Montpellier, sa douceur de vivre, ses atouts incomparables. Il ne regrettait toujours pas d’avoir quitté Paris et si ses obligations familiales ne le retenaient pas, il serait retourné sur le champ retrouver son soleil du Sud qui lui manquait tant quand il en était privé.

Mais, l’obtention de ses primes l’obsédait. Souvent, il paraissait absent, même en groupe ; ou bien Sabine le surprenait à marmonner dans sa barbe. Elle savait très bien que la déconnection du boulot se faisait par étapes très lentes, mais comme ils avaient convenu de ne jamais aborder ce sujet, elle lui faisait un petit signe de revenir parmi les siens, et Matthieu atterrissait, du moins en apparence.

Le doute s’était instillé vicieusement, pourrait-on dire. Manifestement, le dossier « Enzo Galion » pèserait dans la balance. Il n’avait pas su évaluer les risques que ce locataire ferait peser sur l’agence et accessoirement sur son futur. Parfois, ce qui était anodin se révélait être l’élément perturbateur qui faisait chuter l’édifice, comme la particule élémentaire ruinant le plus puissant des empires. Bon, Matthieu ne se rêvait pas en empereur romain non plus, mais son boss Karim pouvait jouer largement ce rôle, et il est bien connu qu’on copie seulement ce qu’il y a de mieux pour soi. Voilà que Matthieu se mettait à avoir des pensées positives pour son patron, maintenant. Sûrement dans l’espoir que ça influencerait les esprits qui étaient chargés de verser les salaires.

En tout cas, il avait hâte de redescendre chez lui et de fouiller sa boîte aux lettres. Dans le même genre d’idée, il avait convenu avec Sabine, de ne jamais prendre son agenda Rocketbook en vacances, mais cette fois, il l’avait discrètement amené avec lui, et le consultait de temps en temps aux toilettes. Bien évidemment, son agenda électronique était vide d’information puisque toutes les agences de Montpellier et de France étaient fermées pour la même période.

Le fait de ne jamais évoquer son travail dans son couple, était à la fois salvateur et frustrant. Salvateur parce que Matthieu ne ressassait pas en permanence des problèmes, qui à la longue se solidifiaient, alimentant des fantasmes qui passaient souvent de la brume à la réalité sans réels fondements, mais qui finissaient par rejaillir sur l’humeur du couple. Frustrant, parce que Sabine aurait été à même de l’aider, mais elle avait compris depuis longtemps, qu’en important sa vie professionnelle chez soi, on finissait par ne plus rien faire d’autre que d’essayer de remédier à ces problèmes, faisant tourner sa vie personnelle en second plan.

De Montpellier, Sabine ne voyait que du factice plaisant, là où Matthieu pouvait s’extasier. Mais c’était normal dans un sens, Matthieu était un nordiste émerveillé par la vue des palmiers, arbres inconnus en région parisienne, alors que Sabine était une vraie sudiste qui ne rêvait que de voir la neige à Noël sur la tour Eiffel… Matthieu s’imaginait comme une sorte de chevalier de l’immobilier dont l’ambition était assise sur un cheval blanc lancé au galop. Sabine s’efforçait de le retenir au sol, parfois. Quand elle était certaine que l’idée de son homme était bonne, elle l’encourageait du mieux qu’elle pouvait, mais lorsqu’elle avait un doute, elle faisait tout pour lui ouvrir les yeux, si besoin était. Concernant les relations de Matthieu avec son patron, elle n’y pouvait vraiment rien. Donc, de toute façon, elle n’avait aucun conseil à lui donner. De plus, elle n’aurait eu que les aboutissants sans connaitre vraiment les tenants de l’histoire, elle savait par expérience que les gens racontaient ce qu’ils voulaient bien raconter, toujours de leur point de vue, et seulement ce qui les arrangeait.

Sabine travaillait dans une maternelle avec les tout-petits. Elle était passionnée par les enfants jusqu’à leurs dix ans : ensuite ça se gâtait, avait-elle coutume de dire. Pourtant, elle rêvait d’un break, de faire une pause pour avoir les siens, d’enfants. Matthieu avait été trop occupé à construire leur royaume douillet. Ils avaient désormais tout ce qu’il fallait pour être en sécurité et commencer une vraie vie de famille. Seulement Matthieu était sur sa lancée et ne semblait toujours pas avoir envie de freiner. Il remettait tout le temps à l’année suivante ce projet d’enfant qui commençait à peser dans leur relation. Sabine avait compris que les relations avec Karim Aldi étaient tendues et que la fin d’année ne présageait rien de bon. Donc, indirectement, le boss de l’agence allait peut-être aider Matthieu à prendre des décisions qui affecteraient la vie de leur couple, dont la mise en route d’un enfant. Il était clair que Matthieu avait besoin d’un électrochoc qui le forcerait à se réinventer, pensait-elle… En attendant, elle s’occupait de ceux des autres et ça lui plaisait également.

Sabine appréciait particulièrement les escapades à Paris l’hiver. D’une part parce que ça lui permettait de porter des manteaux, des bonnets et des pulls, changer complètement de garde-robe était futile mais plaisant. D’autre part cette concentration d’habitations, de population et de monuments, l’impressionnaient. Elle ne s’était aperçue de sa lenteur qu’en prenant le métro : à Paris, tout le monde courait ou se déplaçait rapidement. Au début, elle avait cru qu’elle avait un problème moteur quelconque pour trainer autant, mais non. Sa vitesse de déplacement dans l’espace était normale dans le Sud et inadapté dans le Nord. Elle comprenait les raisons pour lesquelles autant de gens émigraient chez elle, dont son homme. Quoique le stress que subissait Matthieu chez Locat Immo France n’avait sûrement rien à envier à celui qu’il avait connu à Paris. Donc, c’était relatif, mais elle voulait croire qu’elle avait raison de toute façon : Paris pour les vacances c’était bien, mais y vivre, sûrement pas !

Quant à Matthieu, il y était comme un poisson dans l’eau, retrouvant ses marques instinctivement, adaptant son pas sur ceux des autres, reprenant des gestes et des attitudes oubliés depuis qu’il était parti. Cependant, il ne pourrait plus y vivre, plus jamais. Il avait tout misé dans ce déménagement à Montpellier et retourner à Paris aurait été un aveu d’échec grave. Heureusement, Sabine le retenait au sol plus qu’il ne le fallait, car le soleil n’aurait pas brillé aussi fort sans elle.

Ils passèrent de bonnes fêtes en famille, oubliant le passé, chérissant le présent, et espérant dans l’avenir, surtout Matthieu…

Le 2 janvier au matin, ils reprirent la route : 875 km de trajet pour rejoindre l’ex capitale régionale du Languedoc Roussillon, devenue capitale du Sud de l’Occitanie en 2016. Matthieu était quelque peu fébrile. Les doses d’alcool ingurgitées lors du réveillon s’étaient sûrement dissipées, mais à voir sa tête, les effets n’étaient peut-être pas tout à fait retombés. Sabine lui proposa de prendre le volant pour la première partie du voyage, ce qu’il accepta. En fait, il bouillait d’impatience de consulter son compte en banque pour voir si le virement concordait avec ses calculs. Le virement des salaires se faisait automatiquement par traitement de nuit, qu’importe le jour de la semaine, férié ou pas. Le stress montait tout doucement et il préférait avoir les mains libres pour pouvoir consulter son téléphone à tout moment. Sabine n’était pas dupe, mais le fait de conduire jusqu’à 10 ou 11h ne la gênait pas, bien au contraire. Ils étaient partis très tôt, sur les coups de 6h du matin, elle avait programmé sa compil préférée de Véronique Samson, et hop ! ils étaient sortis de la banlieue, s’épargnant les bouchons légendaires sur le périphérique. Assez vite, ils s’étaient retrouvés sur l’autoroute de Lyon, fuyant la lourdeur parisienne pour retrouver un climat plus serein. Vers 8h, ils s’accordèrent une pause sur une des aires pourvues d’une cafétéria. Sabine avait envie d’un café avec un croissant caoutchouteux et surtout d’aller aux toilettes. Pendant qu’elle y était, Matthieu prit la commande et explora son application bancaire. Eureka ! Cette fois-ci, pas de doute, le virement avait été fait : la somme était rondelette, mais ne correspondait pas à ses calculs. Quelque chose n’allait pas… Sabine le surprit, prostré sur son téléphone, ses yeux lisant des lignes qu’il faisait défiler avec ses doigts, elle s’installa à côté de lui, indifférent à ce qui se passait.

-          Alors ? Ça ne va pas ? Chéri, je te parle. Allo, Houston, ici la Terre, m’entendez-vous ?

Matthieu leva les yeux de son écran, gêné d’avoir été pris en flag.

-          Je n’en suis pas sûr, mais le virement ne correspond pas à ce que j’attendais. J’espère que j’ai reçu ma fiche de paie, je ne saurai vraiment que si je peux voir le détail. Mais je suis sûr qu’il en manque.

Sabine préféra ne pas commenter pour l’instant, sachant le terrain mouvant. De toute façon, ils auraient sûrement l’occasion d’en parler une fois arrivés à la maison. Inévitablement, Matthieu allait être contrarié et il restait au moins quatre heures de voyage.

-          Tu voudras reprendre le volant ?

-          Oui, bien sûr. Je conduirai jusqu’à la maison.

 

Didier Kalionian - le Blog Imaginaire (c) 2020

Credit photo : "Saucisse Donut", Didier Kalionian - Instagram (c) 2020

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