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Didier K. Expérience
27 septembre 2020

Les Locataires-fantômes E.19/30

  

Saucisse Donut

Regina passa sur la sellette ensuite et n’eut aucun problème particulier. Et pour cause, le portefeuille de Matthieu qu’elle avait récupéré, roulait parfaitement bien : Karim, pas dupe, la gratifia tout de même d’un sourire pincé, qui était le maximum qu’il pouvait concéder lorsqu’on faisait correctement son travail. Cependant, ce petit cadeau n’aurait pas dû lui revenir puisque c’était grâce à la gestion de Matthieu si le portefeuille de Regina était bien tenu. Pourtant, le sourire prodigué fit rapidement son effet : Regina se redressa sur son siège comme si elle était subitement devenue une femme d’affaires de stature internationale, ce qui agaça légèrement Matthieu.

Comment pouvait-on être à ce point dépendante des humeurs d’un de ces supérieurs ? se demanda-t-il. Concernant ses collègues, cette question le hantait souvent, car elle générait des problèmes existentiels de premier ordre. Lui se foutait de ce genre de rapport de force car seul l’argent le motivait dans cette profession. Il se vendait aux plus offrants tel un mercenaire et partait quand il sentait qu’il avait épuisé toutes ses ressources pour évoluer. Il avait compris depuis ses débuts que faire carrière longtemps au même endroit, était un piège qui ramollissait ses envies, frustrait ses ambitions de vie privée et professionnelle. Regina était le pur prototype de ce qu’il ne fallait pas faire dans ce genre de métier. Mais il fallait bien trouver un moyen de nourrir et d’habiller ses enfants, et Regina n’avait pas les mêmes préoccupations ni les mêmes ambitions que ses collègues.

A l’issue de la réunion, Matthieu prit la décision de l’informer de sa négligence lors de la signature du second contrat de Kevin Floran, ça la ramènerait quelque part sur Terre.

La réunion ne s’éternisa pas, les deux autres gestionnaires ayant des portefeuilles nickel. Karim rompit les rangs satisfait. On voyait bien que les vacances de Noël approchaient, car il écourtait toutes les réunions, ne les alourdissait d’aucunes recommandations supplémentaires, et après déjeuner, il disparaissait de l’agence mais restait joignable tout de même. 24 sur 24 comme il avait coutume de dire…

A peine arrivé dans son bocal, Matthieu demanda à Regina de venir le rejoindre, et avec des cafés de préférence. Comme elle n’avait pas grand-chose à faire en cette fin d’année, elle avait installé un sapin à l’entrée, à côté du standard, avec boules et guirlandes multicolores : initiative qui avait été validée par Karim, bien évidemment. Une bénédiction aurait été mieux appréciée qu’une simple validation. Regina avait vécu le transfert de portefeuille de Matthieu comme une gratification qui la propulsait en plein conte de Noël.

Elle arriva toute guillerette avec ses deux gobelets de café dans le bureau de Matthieu.

-          Alors ? Tu as un souci avec ce M. Floran ? Tu veux un renseignement, peut-être ? Dis-moi !

-          Ouais, un souci ! J’ai même peur qu’on en ait un gros, de souci !

Matthieu restait volontairement énigmatique pour être certain de faire son effet. Il lui tendit les photocopies des bulletins de salaire de Kevin Floran, ceux qui avaient servi pour autoriser son transfert d’appartement. Matthieu mit le doigt sur les tampons qu’Regina avaient apposé, authentifiant le document.

-          Oui, c’est mon tampon ! Et ce sont ses fiches de paies. Quel est le problème ?

-          J’ai fouiné dans son dossier parce que quelque chose me tracassait, et j’ai fini par appeler l’entreprise où il avait travaillé, soi-disant. Et bingo ! Tu sais ce que j’ai découvert ? Qu’il n’y travaillait plus à la date où ces fiches de paies ont été émises. Donc, ce sont des fausses : il nous a bernés !

Regina resta muette quelques secondes, réfléchissant à ce que tout ça voulait dire. Puis, comme un éclair la traversant de part en part, elle eut la révélation :

-          Zut ! Ah le filou ! Mais comment pouvais-je le savoir ?

Matthieu se tut, réservant sa réponse à une question un peu plus pertinente.

-          Et qu’est-ce que ça change maintenant ?

-          Pour nous, rien ! Le mal est fait et on ne peut pas refaire le match, comme on dit. Tu as validé ses documents et il a signé son contrat, et légalement ça le protège, il est inattaquable de ce point de vue-là. Donc, officiellement notre crible doit rester imparable car si les clients apprenaient qu’on s’est fait berner, on va s’en prendre plein la tête : n’oublie pas qu’ils paient ce service de confiance. Si on est des charlots, ils vont tous se barrer, ajouta-t-il narquois, marquant que l’heure était grave.

Regina tenait son gobelet dans la main, mais manifestement, trouva le goût du café trop amer tout d’un coup : elle le déposa sur le bureau de Matthieu, qui lui savourait le sien par petites gorgées comme autant de petites victoires.

-          Ne t’inquiète pas, je ne dirai rien ! Kevin Floran a fini par se mettre dans la merde tout seul. On l’aura au tournant car l’Histoire est en train de le rattraper : il n’aurait pas dû avoir cet appartement et il va le perdre de toute façon. D’ailleurs, il vaut mieux ne rien dire sinon Karim va nous mettre en charpie.

Regina apprécia que Matthieu dise « nous » au lieu de « tu », ce qui la rassura un tant soit peu sur ses intentions. Cependant, elle avait fait une bourde de débutante, et même si Matthieu s’occupait désormais du dossier, Karim savait pertinemment qui l’avait géré initialement. Karim le lui avait même confié en raison de la simplicité de l’affaire, et s’il apprenait qu’elle s’était fait avoir, il pourrait largement considérer ça comme une faute professionnelle. Petite bourde mais conséquence lourde !

-          D’accord ! On va faire comme ça ! Tu as sans doute raison ! Vaut mieux se taire, sûrement. De toute façon, ce qui est fait, est fait, hein ! Merci Matthieu, je te revaudrai ça…

Il dodelina nonchalamment de la tête, appréciant à sa juste valeur la conclusion. Regina quitta le bureau-bocal moins enjouée que lorsqu’elle y était arrivée. Elle continua à décorer le sapin comme prévu, mais l’air plus préoccupé, comme si cette décoration était devenue son ultime mission.

Matthieu n’était pas mécontent de son effet, le peu qu’elle pensait avoir gagné lors de la réunion pouvait disparaitre d’un claquement de doigts, maintenant. Bien sûr, il ne dirait rien, mais elle lui serait redevable jusqu’à ce que l’affaire soit réglée d’une façon ou d’une autre. En attendant, c’était lui qui allait devoir mettre en place la procédure qui verrait peut-être le locataire expulsé en mars prochain, et ça c’était moins drôle que de faire trembler Regina.

Regina ne réfléchissait jamais aux conséquences que ses manquements pouvaient créer. Karim lui reprochait de ne pas être assez corporate, c’était le genre d’expressions qu’il employait souvent quand il parlait de ses collaborateurs déficients, alors que Matthieu pensait vraiment que son manque de sérieux, venait du je-m’en-foutisme local tout simplement, et qu’il fallait faire avec. Karim cherchait toujours le vice caché, et pour lui, Regina était la classique erreur de recrutement qu’il faudrait réparer un jour.

En attendant la fin de la journée, Matthieu se remit sans grande passion au travail. Les mails des CS et des Syndics divers continuaient de pleuvoir inexorablement, tous pour se plaindre que leurs demandes n’étaient encore satisfaites, rarement pour féliciter du travail bien fait. Matthieu les lisait mais ne répondait jamais, sauf ceux qui le concernaient, et encore. Et justement, le CS du Vicarello continuait de se plaindre de son locataire anarchique, Enzo Galion. Ce ver de terre continuait de narguer Syndic et CS sous prétexte qu’il payait régulièrement son loyer. Et le pire, c’est qu’il avait raison. Mais c’était aussi parce qu’il le savait, et que ça ne devait pas être la première fois qu’il vivait une telle situation : il était entrainé à résister. Donc, ça voulait dire également, qu’il y avait une issue à ce problème, et que la pression devrait payer à un moment ou à un autre.

Justement, les cartons roses des AR lui étaient revenus : son locataire avait reçu les courriers et sa mère aussi. C’était déjà ça.

La suite, c’était pour son autre problème : Kevin Floran. Il compléta une lettre-type lui enjoignant de régler les loyers manquants, imprima, signa la lettre, et remplit l’AR : elle partirait aux courriers de ce soir. Première lettre d’une série qui serait délivrée par huissier ensuite. Matthieu espérait tout de même que ce locataire accepterait de déménager pour cet appartement de la Paillade, faisant d’une pierre deux coups.

Mais il ne fallait pas trop rêver car ce locataire avait tout de même falsifié des documents pour obtenir son logement. Un petit malin dont il fallait se méfier parce qu’il ne serait jamais clair. Par expérience, Matthieu savait que les gens défaillants ne changeaient jamais et qu’ils useraient toujours de stratagèmes pour arracher ce dont ils avaient besoin. Ils ressentaient une certaine satisfaction à passer outre les règlements, et ceux qui y arrivaient, avaient toujours le sentiment d’être plus malins que tout le monde. La preuve, sa compagne cachée mentait également sur son lieu de résidence officiel pour être sûre d’avoir le RSA. Cependant, cette histoire de RSA n’était pas son problème : seul le paiement du loyer l’était. Et parfois, il valait mieux ne pas savoir comment il était payé. La procédure existait pour protéger tout le monde, et Matthieu se devait d’y recourir, surtout depuis que son boss le lui avait demandé.

On vivait une drôle d’époque, mais Matthieu n’y pouvait rien, sinon c’était lui qui paierait cher son manque de discernement et comme a dit un juriste romain en son temps : Dura lex, sed lex*.

*La loi est dure, mais c’est la loi. Domitius Ulpianus, III -ème siècle de notre ère.

 

Didier Kalionian - le Blog Imaginaire (c) 2020

Credit photo : "Saucisse Donut", Didier Kalionian - Instagram (c) 2020

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