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Didier K. Expérience
26 septembre 2020

Les Locataires-fantômes E.18/30

Saucisse Donut

Au bureau, Matthieu démarrait le rituel par un check rapide de ses mails, de son courrier, et des notes de service qui tombaient parcimonieusement en ce moment, étant donné que la fin d’année approchait. L’agence fermait entre Noël et le jour de l’an, et Matthieu se doutait bien que son locataire favori, Enzo Galion, ferait le mort avant de partir lui-même en vacances, remettant la visite de l’assureur à l’année suivante ou à la Saint Glinglin. Donc, ce n’était pas le moment de s’endormir sur ses lauriers, ne rien lâcher et bien sûr, envoyer les mêmes courriers à la mère dans la foulée, en espérant réveiller sa solidarité et sa responsabilité.

Le dossier de Kevin Floran ne pouvait plus attendre non plus. Fort heureusement, le propriétaire avait souscrit à l’assurance loyers impayés, ce qui le mettrait à l’abri du stress de ne rien recevoir du locataire, mais pour ça, il fallait lancer la procédure. Et pour lancer la procédure, Matthieu devait être sûr de lui.

Le dossier tenait tout entier dans un PDF, il suffisait de tout imprimer pour comprendre le personnage. A première vue, tout était en ordre : les documents concernant le crible étaient correctement renseignés, feuilles d’impôts, fiches de salaire, etc. En fait, ce locataire était présent à l’agence depuis plusieurs années et il avait bénéficié d’un transfert récent d’appartement de la Paillade à Port-Marianne. Tout avait été fait dans les règles de l’art. Rien ne mentionnait qu’il était en couple à cette époque, mais rien ne lui interdisait de s’y mettre non plus. Il arrive à tout le monde d’avoir des copines occasionnelles qui restent plus ou moins longtemps et qui finissent même par devenir colocataires. Un truc accrocha l’œil expert de Matthieu : les fiches de paies qui lui avaient permis de changer d’appartement provenaient de l’entreprise qui l’employait depuis des années. Regina avait mis son tampon sur chaque bulletin, signifiant qu’elle approuvait, mais comme Kevin lui avait avoué qu’il était en recherche d’emploi et surtout au RSA, il eut un doute.

Sous le nom de l’entreprise, il y avait un n° de téléphone qu’il appela :

-          Bonjour madame ! Je travaille à l’agence Locat Immo France du Père Soulas, et j’aimerais avoir des renseignements concernant un de vos anciens employés.

-          Un instant, je vous passe le service du personnel…

Matthieu était tombé sur le standard : donc l’entreprise existait toujours et était sûrement de bonne taille. Quelqu’un reprit l’appel.

-          Allo, oui ! Que puis-je pour vous ?

-          Bonjour madame ! recommença-t-il. J’aimerais avoir des renseignements concernant un de vos ex employés du nom de Kevin Floran.

-          Ça ne va pas être possible ! Nous ne sommes pas habilités à répondre à ce genre de questions. Je suis désolée…

-          En fait, ce monsieur a déposé un dossier chez nous, Locat Immo France, et j’aurais voulu savoir depuis quand il ne travaillait plus chez vous. J’ai juste besoin de ce renseignement, c’est tout. Je vous le promets.

-          Un instant, je vais voir ce que je peux faire.

La personne qui avait pris son appel l’avait mis en attente : la musique d’un spot publicitaire connu résonna dans son oreille. Matthieu se doutait que la faille était là, mais il lui fallait des preuves ou des indices qui lui permettraient de lancer la fameuse procédure.

Il entendit du mouvement sur la ligne :

-          Allo, monsieur ? La personne que vous avez mentionnée ne travaille plus pour nous depuis plusieurs années. C’est tout ce que je peux vous dire.

-          Depuis plus de trois ans ?

-          Oui, monsieur.

-          Okay ! C’est bon pour moi. Je vous remercie beaucoup, madame ! Bonne journée et…

Son interlocutrice raccrocha sans répondre. Manifestement, pas très contente d’avoir été dérangée dans son travail pour ce genre de chose. Mais Matthieu avait son renseignement !

Donc, Kevin Floran était sûrement au RSA, suite à un certain temps au chômage, et surtout suite à un licenciement intervenu il y avait plusieurs années, mais en aucun cas il ne pouvait fournir les fiches de paie qui lui avaient permis de changer de location. Donc, celles-ci étaient fausses.

Les documents que Matthieu avait imprimés, étaient des originaux scannés. Donc, l’impression donnait des copies presque identiques et d’aussi bonne qualité. A l’aide d’une loupe, il scruta les dates des fiches de paie, et là pas de doute pour lui, les chiffres de l’année avaient été maquillés. Les trois documents portaient la même petite marque au niveau de l’année. Regina n’y avait vu que du feu, mais lui aussi, ce serait sûrement fait avoir car il aurait fallu les expertiser, et lorsque l’on signe les contrats, on n’en a ni le temps ni l’envie. C’était très bien fait et l’œuvre d’un petit malin très astucieux.

Kevin Floran venait de chuter profondément dans son estime : il avait failli se faire avoir par sa gentillesse : c’est toujours traitre la gentillesse, le sentiment préféré des faibles en affaires, se persuada-t-il… Ce matin, lors de la réunion quotidienne, il allait devoir annoncer ce qu’il avait trouvé concernant ce client, et les résolutions qu’il fallait prendre. Toutefois, il craignait que Karim trouve une énième raison pour accabler Regina et ne se défoule sur elle.

Il n’eut même pas le temps de boucler sa réflexion que son Rocketbook lui rappela par une délicate sonnerie, l’heure de la réunion. Matthieu s’aperçut que Karim l’avait avancée sans prévenir personne : son agenda primait sur celui des autres, malheureusement. Et c’était toujours à ses collaborateurs de s’adapter.

Matthieu ramassa ses dossiers, son portable et son agenda électronique, et se rendit à la salle de réunion située à l’étage, proche du bureau de la direction. Bien évidemment, il croisa en route, Maurice le comptable, Regina et deux autres gestionnaires. Aucun n’avait pas l’air réjouit du nouvel horaire, mais ils affichèrent bravement un sourire de surface, une fois dans la salle.

Karim trônait en bout de table, ses agendas dépliés devant lui, comme s’il pilotait un A330. Chacun retrouva sa place stratégique habituelle. La secrétaire de Karim apporta le café pour tous, qu’elle déposa au centre de la table, puis se retira, refermant la porte derrière elle.

Karim attendit que sa secrétaire soit partie pour lancer la joute quotidienne qui le verrait vainqueur par KO ou par abandon. Matthieu avait remarqué que son boss était sur les nerfs dès qu’il présidait une réunion avec des subalternes, c’était comme un leitmotiv : il faisait la gueule pour faire la gueule, rien de plus. Drôle de stratégie, pensa-t-il.

-          Bon, on va commencer par Matthieu qui a plusieurs dossiers sur le feu.

-          Rien de spécial concernant les locations actuellement. L’activité est très faible, mais c’est normal, on est en fin d’année calendaire, et en milieu d’année scolaire. Donc pas d’arrivée et aucun départ d’étudiants. Pas de soucis particuliers avec les locataires, sauf les deux dont on va parler. Les relations sont bonnes avec les propriétaires, tranquilles avec les Syndics. Une fin d’année classique, quoi !

Tout le monde écoutait poliment

Matthieu était en pilotage automatique, répétant quasiment mot pour mot ce qu’il avait dit la veille. Et c’était comme ça pour tout le monde. La routine militaire s’était installée partout, sauf que chez Locat Immo France ça s’appelait « meeting opérationnel » au lieu de « briefing/debriefing ».

-          Okay ! Venons-en aux faits ! Tu as repris les deux dossiers qui étaient gérés par Regina auparavant ?

-          Bien sûr ! Enzo Galion n’a toujours pas confirmé le rendez-vous avec l’assureur, malgré une relance massive. Je crois qu’il va falloir que je le coince chez lui celui-là, sinon il va se barrer en congés et on ne le reverra plus avant l’année prochaine.

-          Il faut qu’on apporte une réponse satisfaisante à M. Robert. C’est important pour l’agence… Ensuite ?

-          Ensuite ! Il y a un vrai problème avec le locataire, Kevin Floran. Je me suis permis de le rencontrer hier soir pour connaitre la personne, et pourquoi pas, solder le litige. Malheureusement, il m’a expliqué son embarras et je peux vous dire que sa situation ne changera pas de sitôt, puisqu’elle est liée à une recherche d’emploi. Ce monsieur n’a pas payé le loyer de novembre et il ne paiera pas celui de décembre, et je pense que les prochains non plus…

-          Okay ! Procédure !

Matthieu n’avait pas terminé son laïus que Karim avait déjà tranché, en abattant une main sur la table qui avait fait sursauter tout le monde, sortant l’auditoire d’une certaine torpeur. Mais puisque Karim avait tranché, il avait, sans le vouloir, mâché le travail de Matthieu.

-          C’est ce que je voulais te proposer ce matin. Donc, on lance les courriers et on verra bien si au 15 mars la situation a évolué… Il y a aussi une possibilité de le transférer dans un appartement moins cher à la Paillade. De cette façon, on occupe un logement vide, car comme vous le savez, c’est dangereux de laisser des logements vides là-bas. Ils peuvent être occupé sauvagement et pour les récupérer, c’est l’enfer. Je me suis permis de lui faire cette proposition, mais pour le moment, il ne veut pas y aller.

-          Ce n’est pas une mauvaise idée de le transférer à la Paillade, et justement, la procédure qu’on va lui mettre au cul, le décidera peut-être à choisir la moins mauvaise solution, entre être à la rue ou avoir un toit ailleurs. Mais ça sera à lui de le décider et de nous notifier sa réponse. Nous, on fait un geste, mais ici ce n’est pas les Emmaüs et moi je ne suis pas l’abbé Pierre ! A un moment donné, il faut savoir prendre des décisions un peu radicales. Alors, on y va pour une procédure en bonne et due forme.

-          Quant au propriétaire, il est couvert par l’assurance.

-          Le propriétaire ne sera pas content, mais ça le rassurera. Parfait ! Merci Matthieu.

Le sourire de satisfaction de Karim agissait comme un stimulant chimique à effet instantané. Matthieu fut content de lui-même, tout d’un coup. Cependant, il avait tu les diverses informations qu’il avait glanées ici et là, les gardant pour plus tard, si ça tournait mal avec le locataire ou avec Karim. Il avait aussi sauvé la tête de Regina sans qu’elle ne s’en rende compte : il ne savait pas encore s’il devait en être fier ou pas, il fallait qu’il y réfléchisse au calme… En attendant, il se rappela qu’il nageait en eau profonde avec des requins qui n’hésiteraient pas à prendre sa place. Et s’attendrir pour une collègue défaillante pouvait lui coûter plus cher qu’il ne l’aurait voulu.

 

Didier Kalionian - le Blog Imaginaire (c) 2020

Credit photo : "Saucisse Donut", Didier Kalionian - Instagram (c) 2020

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