Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Didier K. Expérience
25 septembre 2020

Les Locataires-fantômes E.17/30

  

Saucisse Donut

Matthieu prit congé du président balayeur du CS, en se disant qu’il aurait des nouvelles de lui, très vite. Ce genre-là ne lâchait jamais rien, et il était certainement capable de chercher une aiguille dans une botte de foin et de la trouver.

Il se pointa devant la porte de Kevin Floran, en s’assurant que le président du CS ne le suivait ni physiquement ni du regard, puis sonna. Il entendit la porte se déverrouiller, puis s’entrebâiller. Un homme d’une quarantaine d’année apparut. Matthieu ne s’attendait pas à ce qu’il soit si âgé : l’habitude d’avoir à faire à des étudiants, peut-être.

-          Oui ?

-          Je suis Matthieu de Locat Immo France. J’ai rendez-vous avec M. Floran.

-          Ah ok ! C’est moi-même, entrez !

Matthieu pénétra dans le couloir qui était surchargé de bagages, valises, et meubles divers entassés jusqu’au plafond. Il avança difficilement jusqu’à la salle principale, qui était tout autant encombrée. Là, deux femmes, une à peu près du même âge que l’homme et une autre bien plus âgée, étaient assises dans un canapé. Deux lits étaient défaits de chaque côté, un écran plasma de grande taille qui était allumé, mais sans le son. Des cigarettes fumaient dans un cendrier posé sur une table basse, disposée au pied de l’écran. Matthieu salua les deux femmes qui lui répondirent d’un « bonsoir » presque inaudible. La salle n’était éclairée que par une faible lumière et celle de l’écran, et encombrée de valises empilées les unes sur les autres comme des cheminées. L’appartement semblait plutôt grand, mais le stockage de tous ces meubles et bagages en réduisait considérablement l’espace.

Des mots commençaient à se former dans sa tête, qui mis bout à bout constituèrent la phrase suivante : « que se passe-t-il ici ? ». Son étonnement devait se lire sur son visage car Kevin embraya.

-          On est en attente d’un appartement plus grand. C’est pour ça que nos meubles sont entassés. Voilà, c’est pour ça ! confirma-t-il d’un sourire gêné.

-          Vous avez fait une demande à l’agence ?

-          A une bonne dizaine d’agences sur Montpellier, oui ! Mais, pour l’instant, il n’y aurait rien de libre pour nous.

Matthieu marqua son étonnement malgré lui. Les studios étaient durement recherchés, y compris les T2, mais au-delà, le parc était loin d’être complet. C’était même la croix et la bannière pour réussir à louer un T3 ou plus grand. Et à la Paillade, on avait l’embarras du choix pour un tarif défiant toute concurrence.

-          Je suis le nouveau gestionnaire de cette résidence et je m’occupe entre-autres, de collecter les loyers, et nous n’avons pas reçu le vôtre ce mois-ci, malgré nos diverses relances. Donc, j’en profite pour me présenter en tant que nouvel interlocuteur.

Matthieu s’attendait à ce que Kevin réagisse, mais non, il se contenta de garder le silence tout en acquiesçant.

-          Avez-vous des informations concernant le payement du loyer ?

-          On ne pourra pas vous le payer ce mois-ci, non plus.

-          « On » ? Moi, je n’ai que vous comme locataire sur le contrat. Qui sont les autres ?

-          Ben, ma mère, ici présente, n’a pas de revenu, et ma copine et moi, on est au RSA et en recherche d’emploi actuellement. Le loyer est de 600€ et on ne touche que 1100€ par mois pour vivre. Quand on a payé tout ce qu’on doit, il ne nous reste plus que 200€ pour manger à trois dessus. Donc, ce n’est pas assez, et pas possible de tenir comme ça, même en y mettant de la bonne volonté.

Matthieu venait de comprendre la raison pour laquelle, ils n’arrivaient pas à trouver un T3 ou un T4 : ils n’avaient pas assez de ressources pour se le permettre. Mais c’était un peu trop évident quand même !

-          Okay ! je vous remercie pour votre franchise. Ce qui serait bien, serait d’officialiser votre amie comme colocataire.

-          Non ! Pas possible ! On lui supprimerait peut-être son RSA. Elle est toujours domiciliée à son ancienne adresse, comme ça on est sûr de le toucher. S’il était supprimé, on aurait encore plus de difficultés à payer le loyer. On touche les APL également, mais la somme à payer reste encore trop élevée. Tout est compliqué.

-          Okay ! Je vais voir ce que je peux faire. Je sais qu’on a un T3 à la Paillade, près du stade de la Mosson. Ça pourrait peut-être marcher.

-          On ne préfèrerait pas. La Paillade, ce n’est pas trop notre truc. Et puis, on en vient ! Je veux dire, avant d’être à Port-Marianne, on habitait proche des Halles de la Paillade. On n’en pouvait plus de vivre là-bas.

Matthieu avait tenté de les amadouer un peu rapidement, mais il avait échoué, semblait-il... De toute façon, ils étaient inexpulsable. D’abord parce qu’on n’expulsait pas les gens qui avaient un retard dans le paiement du loyer, et ensuite parce que les expulsions étaient interdites jusqu’au 15 mars de l’année suivante. Et encore, seulement si dans les six prochains mois, un des loyers n’étaient pas versés. Ce qui laissait du temps pour un bras de fer qui mettrait les nerfs à tout le monde. Kevin Floran et sa famille n’avaient pas l’air de gens désagréables, il y aurait sûrement une possibilité de s’arranger. Mais en attendant de trouver une solution, il fallait calmer le propriétaire qui n’avait pas reçu le loyer de novembre, et qui selon toute vraisemblance, ne recevrait pas non plus celui de décembre.

Il fallait aussi qu’il épluche sérieusement le dossier pour connaitre ce qui avait pu décider Regina à accepter Kevin Floran malgré un crible strict.

-          Ne vous inquiétez pas ! Je ne suis pas là pour vous causer plus de difficultés, mais pour trouver des solutions. Je comprends votre problème, mais vous vous doutez bien que le fait de ne pas payer votre loyer créé d’autres problèmes. Mais on va gérer ça ensemble, sans tension.

Les trois habitants acquiescèrent silencieusement, sans grande conviction. Matthieu pouvait sentir leur stress se solidifier dans l’air. Ils n’étaient pas à l’aise, c’était clair !

-          Et concernant votre mère ?

-          Euh… ! C’est-à-dire ! Elle est en vacances chez nous, pour une certaine durée.

Matthieu appréciait la franchise de Kevin Floran, même si elle n’était pas dénuée de calcul. Il lui expliquait qu’il y avait des rentrées d’argent, donc de l’espoir, mais qu’elles n’étaient pas suffisantes. Ce qui assurait au locataire une relative tranquillité car il n’était pas sans ressources. Cependant, payer son loyer étant une obligation contractuelle, Matthieu devrait sûrement déclencher une procédure pour mettre à l’abri l’agence et le propriétaire.

Jusqu’à présent, les relances ne s’étaient faites que par mail, mais la prochaine le serait probablement par courrier recommandé, et les suivantes livrées par huissier. Mais avant de prendre la décision adéquate, il fallait revoir son dossier. Il se renseignerait aussi sur ce T3 à la Paillade, voir s’il était toujours libre et où il se situait exactement.

Bien évidemment, Matthieu n’avait pas cru une seule seconde à l’histoire des vacances de la mère : la vérité était qu’elle logeait là en toute discrétion pour une raison inconnue. C’était tout aussi problématique parce que c’était illégal. Le président du CS, qu’il avait rencontré ce soir-là, ne lui en avait pas parlé, alors qu’il devait savoir tout ce qui se passait dans la résidence. Et s’il avait su qu’une troisième personne vivait là aussi, il l’aurait signalé, comme il n’avait pas hésité à lui parler de la copine. Donc, la mère de Kevin vivait recluse dans son appartement en attendant quelque chose, mais ça, c’était un autre sujet qui ne regardait pas Matthieu pour le moment.

Matthieu avait tous les renseignements qu’il avait pu escompter, il verrait ça dès le lendemain au bureau. Il prit congé de ses hôtes.

Dehors, il reconnut le président du CS qui baladait une poubelle à l’opposé de l’entrée. Matthieu ne voulait pas retomber sur lui et s’empressa de quitter la rue en direction de la ligne de tram. Pendant qu’il marchait, il entendit le son bien distinct du ronflement d’un moteur Porsche qui allait le croiser. Instinctivement, il se retourna et suivit du regard cette voiture : se pourrait-il que ce soit son patron ? Mais non ! Fausse alerte ! Karim devenait une obsession. Même s’il faisait nuit, c’était suffisamment éclairé pour reconnaitre que ça n’était pas son arrogante Porsche bleu crème qui passait en pétaradant, mais une autre toute aussi prétentieuse.

Matthieu appréciait d’avoir ce client dans son quartier, ça lui permettait de rentrer chez lui plus calmement. Décidément, la vie n’était pas facile pour tout le monde. Soleil, farniente et rosé pour tous, la devise de Montpellier, n’était qu’un décor et ceux qui vivaient en coulisse morflaient sévèrement. Le paradis avait un prix que les pauvres n’avaient pas fini de payer pour y accéder. Il ne suffisait pas de souffrir pour y avoir droit, mais de s’endetter pour gratter son ticket d’entrée.

Ses réflexions de fin de service ne le réjouissaient pas vraiment, il était temps de déconnecter, la fatigue le rendait négatif… Après avoir eu le dégât des eaux sur le dos, il avait maintenant une affaire d’impayé en plus. Pendant quelques secondes, il se sentit flatté et ragaillardi d’être le Monsieur Propre de son agence, et dans un éclair de lucidité, il comprit que Karim ne lui pardonnerait pas d’échouer : celui-ci n’aimait que les winners. Et les deux problèmes étaient pour le moment insolubles.

A cette heure-ci, son cerveau ne tournait plus aussi vite que dans la matinée, et à mesure qu’il approchait de son appartement, ses neurones semblaient se débrancher une à une.

La lumière était allumée en cuisine, sa femme était rentrée. Il enleva son manteau qu’il jeta négligemment sur un siège dans le couloir. Sabine était en train de remuer une salade, tout en dégustant un verre de vin blanc. Matthieu s’approcha doucement, la prit par la taille et embrassa tendrement ses lèvres qui avaient le goût sucré du vin. Le baiser échangé déchargea toute l’agressivité de la journée. Mentalement, il tirait un rideau : il savait que ses activités resteraient en suspend quelque part jusqu’au lendemain.

-          Tu veux un verre ? C’est du Chardonnay !

-          Ah oui ! Je veux bien. J’en ai besoin.

-          Ça a été ta journée ?

-          Comme d’hab.

-          Cool ! Le dîner sera prêt dans quelques minutes. J’ai fait une vraie soupe de légumes, une salade, du fromage et un flan. Ça t’ira pour ce soir ?

-          Oh ! C’est parfait !

La délicatesse des propos rassurait Matthieu, car un autre monde existait, libre de toutes contingences : il était bien chez lui, dans son bel appartement près du Lez, dans son cocon protecteur.

A mille lieux des problèmes du commun des mortels.

 

Didier Kalionian - le Blog Imaginaire (c) 2020

Credit photo : "Saucisse Donut", Didier Kalionian - Instagram (c) 2020

(Si cette histoire vous a plu, n’oubliez pas de liker. Merci. Retrouvez la communauté des lecteurs sur Facebook, DKalionian BlogImaginaire)

Publicité
Publicité
Commentaires
Didier K. Expérience
Publicité
Archives
Newsletter
12 abonnés
Visiteurs
Depuis la création 21 616
Publicité