Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Didier K. Expérience
20 septembre 2020

Les Locataires-fantômes E.12/30

Saucisse Donut

Regina et Matthieu avaient quitté leur agaçant patron pour mettre en place sa nouvelle stratégie, mais si l’une n’était pas plus accablée que ça, l’autre ne cachait pas son énervement… D’un naturel discret, Regina faisait bien son boulot mais se voyait souvent reprocher son manque d’ambition, et de ce fait, se faisait charger comme une mule pour soi-disant améliorer ses performances. Elle travaillait pour Locat Immo France depuis une bonne dizaine d’années, c’est-à-dire, elle représentait une sorte de dinosaure pour Karim. Le turn-over incessant et imposé, permettait de régénérer sans cesse les collaborateurs et d’avoir leur sang frais comme kérosène dans le moteur de l’agence. C’était une bonne stratégie pour Locat Immo France, qui pouvait se vanter de recruter en permanence et de donner leur chance aux jeunes diplômés, mais une boite qui embauchait tout le temps, devait également débaucher tout autant. Fallait juste se douter que le nombre de postes n’étaient pas extensibles indéfiniment et que pour avoir de la place, il fallait que d’autres la libèrent de gré ou de force.

Bon, à chacun sa stratégie, pourrait-on dire ! Matthieu naviguait à vue dans le milieu de l’immobilier depuis longtemps, donc il connaissait bien la mentalité, et des agences comme celle-là et des Karim, il en avait vu un paquet. Seulement, même s’il n’était pas si âgé que ça, c’était usant et ça devenait de moins en moins supportable. D’ailleurs, son taux de résistance faiblissait, ce qui n’avait pas échappé à Karim.

Pour celui-ci, l’ombre était la place réservée pour Regina. Elle était déjà là quand il était arrivé, elle y serait sûrement encore quand il partirait. Son dévouement et ses compétences l’intéressaient, mais comme une cinquième roue du carrosse, pas plus. Quant à Matthieu, c’était un des nombreux commerciaux qui tournaient dans l’agence tels des mercenaires : un jour ici, le lendemain chez le concurrent, mais pas avant d’être pressés comme un citron. Personne n’avait d’état d’âme, c’était comme ça depuis longtemps.

Matthieu se trouva dans le bureau-cabine de Regina pour récupérer son nouveau client : c’est-à-dire, rien de plus qu’un fichier Excel.

-          Tu verras, Kevin Floran n’est pas très intéressant, il a juste des problèmes pour payer son loyer de temps en temps. Il faut sans cesse le relancer, dit-elle doucement, avec son accent du Sud.

-          Ouais ! Tu veux dire qu’il n’y a rien à faire, quoi ! Je m’en doutais un peu. En revanche, je te donnerais tous les fichiers des appartements de Georges Robert, mais je garderai un œil sur celui d’Enzo Galion. Celui-là, tu n’y arriveras pas, c’est un loustic qui se fout de la gueule du monde.

Regina fit une moue de désapprobation.

-          Ne t’inquiète pas ! poursuivit-il. Officiellement, ça sera ton client, mais je continuerai à le suivre. Crois-moi, il vaut mieux… Et puis, si Karim n’est pas d’accord, je me casse de cette boite ! J’en ai ras le bol de son style Manhattan trader.

-          Personnellement, je me fiche pas mal de ce que pense Karim. Je ne travaille pas pour lui mais pour Locat Immo France. Il y a une dizaine d’agences dans Montpellier et si ça ne va pas au Père Soulas, je demanderai mon transfert, voilà tout… Tu sais bien comment il est, tu ne le changeras pas ! S’il veut que je m’occupe de ton client, pas de soucis, je le ferais. En revanche, je ne pense pas que ça soit judicieux de lui désobéir. Je ne souhaite pas être en porte-à-faux entre vous deux. Tu comprends ?

Regina venait d’adresser à Matthieu une sorte de fin de non-recevoir, le plus calmement du monde : il fut tellement surpris qu’il en resta coi. Allait-il se comporter comme Karim ? Faire exactement ce qu’il reprochait à son boss ? La réponse lui vint naturellement.

-          Tu as sûrement raison ! Faisons donc ce qu’a ordonné le pacha. On verra bien !

-          Mais oui, c’est mieux. De toute façon, je t’appellerai si j’ai un souci avec cet Enzo Galion.

Matthieu regagna son bocal, en ayant l’intime conviction d’avoir passé une assez mauvaise journée. Il n’avait pas avancé d’un pouce concernant ce locataire récalcitrant ; il avait perdu la gestion de tous les appartements de Georges Robert ; il avait inutilement perdu son sang froid avec Karim ; et pour finir, il n’avait pas réussi à s’imposer avec la si gentille Regina. Bref ! Une bonne journée de merde, comme on dit.

La fin de l’année arrivait à grand pas, le volume d’affaires avait ralenti normalement, les clients se préparaient pour les fêtes et avaient donc autre chose en tête que d’acheter ou de vendre des appartements, toutes les agences Locat Immo France fermeraient entre Noel et le jour de l’an, comme d’habitude. Mais cette fois-ci, la lassitude semblait gagner Matthieu plus que de raison. Encore une fois, venaient s’opposer les impératifs d’avoir un travail, et une activité qui lui plaisait. Les jeunes loups de son agence travaillaient comme des dingues pour un salaire à peine acceptable, mais se faisaient quasiment tous jeter à la fin de leur contrat car très peu étaient convertis en CDI. Il en avait surpris plus d’un à se faire des lignes de coke dès 9h du matin pour tenir la cadence, car même si le boulot était speed, pas question de rentrer sur les rotules se coucher, la vie nocturne de Montpellier était trépidante également, et fallait pouvoir concilier les deux si on voulait prouver qu’on vivait vraiment bien sa vie. C’est vrai quoi : à quoi servait-il de vivre au soleil dans un des endroits les plus sympas de France, si on n’en profitait pas à fond.

Matthieu y avait cru lui aussi, mais sa vie de couple l’avait obligé à refreiner ses ardeurs : soit il changeait, soit elle le quittait. Le constat était simple mais radical... Pour rester positif, il disait qu’il avait évolué dans son job, mais en réalité, c’était sa façon d’appréhender le travail qu’il avait dû faire évoluer. Il ne prospectait plus pour dénicher les bonnes affaires et il s’était un peu empâté dans la gestion des studios pour étudiants. C’était facile et ça rapportait, mais ça n’était pas gratifiant, et ça, il ne s’en vantait jamais. Au fond, il n’était plus très loin de vivre comme Regina, et bientôt Karim le traiterait de la même façon, peut-être : comme une quantité négligeable. C’était sa période de stagnation glacière et il était peut-être temps de changer d’ère. Après tout, la force d’un commercial, c’est bien de transformer les crises en opportunités : toujours gagnant-gagnant, non ?

Matthieu envoya un mail à Georges Robert lui annonçant qu’il ne s’occupait plus de la gestion de ses appartements.

« Suite à une réorganisation interne, merci de prendre note que votre nouvelle interlocutrice est désormais Mme Regina Leblanc. Lien sur votre espace client et adresse mail en bas de message ».

La réponse du propriétaire ne se fit pas attendre longtemps. Laconique, mais efficace.

« Parfait ».

Matthieu fit de même avec tous ses contacts, cependant, il précisa à Mme Chico du CS, qu’il était toujours joignable en cas de soucis avec le locataire problématique. Et justement, là aussi, elle fut plutôt réactive. Elle l’appela directement :

-          Alors, M. Robert a eu votre tête ?

-          Bonjour, Mme Chico ! Non, pas du tout ! Nous avons juste procédé à une redistribution des tâches. Certains de mes collègues se la coulaient douce, pendant que d’autres rament toute la journée. Vous vous rendez compte ? Ce n’est pas tolérable, n’est-ce pas !

Matthieu mentait comme un arracheur de dents, mais il fallait qu’il se cache derrière le masque du commercial toujours sûr de lui (et au téléphone, c’était plutôt facile). En vérité, il se sentait humilié par la décision de son patron. Ils avaient tous plié sous le poids du gros Georges Robert. Sur la balance des considérations le business pesait lourd.

-          Ah, bon ! Si vous le dites ! … Justement, votre petit protégé nous en a encore fait une bonne hier soir. Ce sagoin nous a enfumés en faisant un barbecue sur son balcon, et je vous rappelle que c’est interdit. Et je ne vous parle pas de la musique à fond, de l’odeur de drogue, des gens louches, des filles délurées. Ah ! c’est un beau spécimen que vous nous avez refourgué.

-          Un barbecue en plein mois de décembre ?

-          Mais oui ! Pourquoi se gêner ? C’est plus sympa pour faire la fête. Heureusement qu’on garde nos fenêtres fermées.

-          Je vous conseillerai d’appeler la police. Des fois, on n’a plus d’autre choix, vous savez…

-          Qu’est-ce que vous croyez qu’on a fait ? Mais, ils ne se déplacent pas ces gros feignants. Il faut qu’il y ait au moins un mort pour les faire sortir du commissariat… Ah, je vous jure ! On n’est pas aidé !

Matthieu acquiesçait mais en étouffant ses mots, il n’avait plus envie de compatir, et puis parler ne servait à rien, il avait toujours tort avec elle…

Cet Enzo Galion était un mystère dans son genre : quand il n’était pas là, ça posait un problème, mais quand il était là, ça n’allait pas non plus… Finalement, Matthieu se rendit compte qu’il s’en foutait. Après tout, c’était peut-être le bon moment pour lâcher l’affaire.

-          Okay ! Là, il va falloir contacter ma collègue Regina. Maintenant, c’est elle qui gère le dossier. Et n’hésitez pas à lui fournir tous les détails. Je compte sur vous, hein !

Matthieu avait raccroché un peu brutalement, lui coupant le sifflet, mais il n’avait plus envie de l’entendre gémir. Regina saurait quoi faire…

 

Didier Kalionian - le Blog Imaginaire (c) 2020

Credit photo : "Saucisse Donut", Didier Kalionian - Instagram (c) 2020

(Si cette histoire vous a plu, n’oubliez pas de liker. Merci. Retrouvez la communauté des lecteurs sur Facebook, DKalionian BlogImaginaire)

Publicité
Publicité
Commentaires
Didier K. Expérience
Publicité
Archives
Newsletter
12 abonnés
Visiteurs
Depuis la création 21 684
Publicité