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Didier K. Expérience
21 septembre 2020

Les Locataires-fantômes E.13/30

Saucisse Donut

Pendant que Matthieu glosait avec lui-même, sur son avenir incertain, le monde continuait de tourner. Le dossier d’assurance qu’il avait monté, était de nouveau d’actualité, et à son grand étonnement, avait été accepté. Donc, Karim avait eu raison ! Voilà qui n’allait pas arranger ses affaires, ni ses relations avec lui. Cependant, le versement d’un acompte était assujetti à un contrôle des dégâts par la compagnie d’assurance, et organiser une visite avec ce locataire tournerait vraisemblablement au parcours du combattant.

Il lut et relut la lettre de la compagnie d’assurance qu’on venait de lui apporter. Il en fit une copie sur le champ, réservant l’original pour Regina. Même s’il ne s’occupait plus de ce client, il y avait une possibilité de tourner cette nouvelle à son avantage : il l’annoncerait lui-même au propriétaire et sans perte de temps. Il ferait d’une pierre deux coups, il pouvait peut-être recoller les morceaux avec M. Robert.

-          Bonjour M. Robert ! C’est Matthieu de Locat Immo France. Je ne vous dérange pas au moins. Vous allez bien ? J’ai une bonne nouvelle pour vous.

-          Hum ! Allez-y ! Je vous écoute…

-          L’assurance a enfin répondu favorablement à notre demande de prise en charge des dégâts survenus dans votre appartement. Vous voyez que vous pouviez nous faire confiance. On s’est démené comme des diables pour vous satisfaire, vous ne pouvez pas le nier. On ne lâche jamais nos clients, nous !

Matthieu entendit son interlocuteur soupirer dans le téléphone. Cet homme était un insatisfait chronique ou quoi ?

-          Merci, mais je le savais.

-          Comment ça, vous le saviez ! Je viens juste de recevoir le courrier.

-          Le Syndic de Copro a aussi reçu ce courrier et ils m’ont prévenu ce matin même. M. Ortega a tenu lui-même à m’annoncer la nouvelle. Il a été plus réactif que vous… Vous êtes en retard d’une bataille, mon cher.

Le maigre plan de rattrapage de Matthieu venait de s’effondrer en quelques secondes, le laissant inutile, définitivement.

-          J’attends que votre collègue me contacte pour organiser la visite. Je compte bien y assister, si vous voyez ce que je veux dire.

Effectivement, Matthieu voyait très bien ce qu’il voulait dire. En gros, ça allait chauffer avec le locataire.

-          Okay ! Je lui dis de vous contacter. A plus tard.

Matthieu raccrocha, remit la lettre dans son enveloppe et prit la direction du bureau de Regina d’un pas décidé. Il entrebâilla la porte, passa la tête, et déposa le courrier sur le bord du bureau, en lui expliquant brièvement la raison pour laquelle elle était décachetée. Comme c’était son ancien client, elle n’y vit aucune malice. Cependant, il se garda bien de lui dire qu’il avait appelé le propriétaire, lui réservant la joie d’une entrevue avec le bouillant Georges Robert.

Après la visite de Matthieu, Regina prit connaissance de la lettre et envoya un mail à l’assurance, lui fournissant les renseignements qu’elle ne manquerait pas de lui réclamer. Le nom du locataire, son numéro de téléphone et accessoirement une adresse mail. Comme elle s’y attendait, la réactivité de son correspondant fut à la hauteur de ses espérances : c’est-à-dire, très lente. L’assurance du Syndic, devait contacter l’assurance du propriétaire et celle du locataire et tant que ce n’était pas fait, il ne se passerait rien. Donc, trois compagnies différentes allaient s’entremêler pour démêler les responsabilités de chacun. Un imbroglio que seules ces compagnies étaient habituées à traiter et dont il ne fallait surtout pas se mêler. Les responsabilités seraient définies dès que la visite de l’assureur du Syndic serait passée, et une inconnue majeure subsistait : Enzo Galion allait-il répondre, donner une date et une heure de présence ? Rien n’est jamais gagné facilement dans la vie, mais avec celui-là, rien ne pouvait l’être normalement.

Regina connaissait parfaitement bien son job, elle serait en copie de l’avancement du dossier et ne manquerait pas de réagir. Dès que le premier mail serait lancé, elle pourrait commencer à harceler le locataire pour qu’il réponde rapidement. Voilà, tous les acteurs étaient en place, il ne manquait plus que ce nouvel acte démarre, et tout serait dans les mains d’un seul maintenant. Donc, il ne servait à rien de vouloir brusquer les choses, il n’y avait plus qu’à suivre.

Matthieu était retourné dans son bureau, dépité. Il ne s’était jamais autant pris de camouflets en une seule journée, et elle n’était pas encore terminée. Mais que pouvait-il bien lui arriver encore ? se dit-il.

Cette fin d’après-midi était calme, il n’avait plus rien à faire, son Rocketbook était désespérément vide, ni réunion, ni visite, ni rapport, ni rien du tout. L’acharnement thérapeutique ne servirait à rien, conclut-il. Il clôtura sa journée dans son agenda et quitta l’agence presqu’en courant. Quand il quittait en milieu d’après-midi, il avait l’impression d’avoir fait un mi-temps, tellement il avait l’habitude de partir tard du bureau. Mais le plus amusant, était qu’il culpabilisait à chaque fois, comme s’il était programmé pour travailler le plus longtemps possible. D’ailleurs, s’il avait croisé Karim dans les couloirs, nul doute qu’il aurait fait demi-tour et aurait trouvé une occupation quelconque. Souvent, il faisait des remplacements, pour monter en compétence, comme il disait. Matthieu aimait foncièrement son job, mais son job n’était pas souvent du même avis. Et ce jour-là, il valait mieux décompresser ailleurs.

Justement, il avait deux ou trois courses à faire du côté du Cours Gambetta, notamment chez les épiciers marocains du quartier. Du Père Soulas à Figuerolles, il n’était qu’à deux kilomètres seulement, mais garer sa voiture quelque part dans ce labyrinthe de ruelles en sens interdits, ou en sens uniques, ou à une seule voie, l’était : un vrai casse-tête chinois pour un conducteur normalement constitué. Heureusement, le parking souterrain, bien évidemment payant, lui sauverait la vie et les nerfs.

Sorti pas très loin de la CPAM, il remonta la rue en direction de Plan Cabane pour faire le marché ; enfin, les étals qui étaient encore présents à cette heure-là. Puis, après avoir terminé son tour, fit chemin inverse pour aller chercher ses épices. Comme d’habitude à cette heure-ci, il croisa des terrasses de cafés maghrébins pleines d’hommes uniquement. Il se fit la réflexion que ça aurait aussi pu être des bars gays étant donné le genre exclusivement masculin de la clientèle, mais il savait que ça n’était pas vraiment le cas. L’image de son boss Karim lui revint en tête, lui non plus, ne devait pas fréquenter ce type d’établissement vu le standing qu’il affichait : maghrébin ou pas, l’argent décide toujours de qui vous êtes.

Il remontait la rue en direction de la station de tram St Denis, quand il vit un jeune homme à la dégaine louche, mal rasé, en survêtement, venir à sa rencontre. Il savait pertinemment ce qu’il voulait. D’ailleurs, celui-ci ouvrit la paume de la main pour lui montrer furtivement ce qui ressemblait à une barrette de shit. Matthieu déclina du regard, et l’autre s’en alla vers une autre personne. Au bout de la station, Matthieu s’arrêta un moment pour suivre le manège qui se déroulait à la vue de tout le monde. Il repéra deux autres gars, qui à eux trois, formant un triangle, faisaient le même cinéma, en étant à peine discrets. Bon, okay ! Il faisait presque nuit en cette fin décembre, mais la rue était bien éclairée et elle grouillait de monde, les tramways passaient et repassaient dans les deux sens sans que cela parût troubler nos trois protagonistes herboristes. Mais où était donc la police ? se demanda-t-il en regardant tout autour de lui. Nul uniforme et nulle voiture dans les parages, mais peut-être étaient-ils en civil ? En tout cas, eux étaient bien cachés et semblaient le rester pendant que le business tournait.

Alors qu’il allait partir pour rejoindre le parking souterrain, il remarqua une silhouette familière qui s’approchait du jeune en survêtement, ce qui interpela le physionomiste que Matthieu se vantait d’être. Son visage était encore brouillé, mais en se déplacement légèrement, il vit clairement celui qui s’avançait : son locataire énervant, Enzo Galion qui achetait une barrette. La transaction se fit en un éclair, preuve que le tour était bien rodé. Enzo fit demi-tour et disparut le long du trottoir vers la CPAM.

C’était la première fois que Matthieu assistait à ce type de transaction quasiment sous son nez, et surtout en identifiant formellement le client. Donc là, c’était clair, net et sans bavure. Seulement, que pouvait-il tirer d’une telle information ? C’était une affaire privée qui ne regardait, ni lui, ni l’agence ni personne en fait. Il en avait été témoin par hasard, pendant qu’il faisait ses courses, mais il avait vu et bien vu : il n’y avait pas d’équivoque possible. Du coup, passé la surprise, il se mit dans l’ombre, à l’abri dans la station de tram pour ne pas être repéré, lui aussi. Les lampadaires éclairant comme en plein jour, il valait mieux rester en retrait de la scène du crime, le temps qu’Enzo Galion soit loin, avant de récupérer sa voiture dans le parking souterrain, se dit-il.

En règle générale, il n’avait pas de problème existentiel : valait mieux dans les affaires car ce n’était pas tout le temps très catholique, et il était prêt à tout pour avoir sa com’, mais en se taisant, ne devenait-il pas complice ? Bien sûr, hors de question d’en parler au propriétaire, et encore moins au Syndic, ni aux commères du CS ; quant à Regina, elle s’endormirait certainement sur l’info. En fait, il ne restait plus que Karim qui pouvait être intéressé. Cependant, cette info ne valait rien pour son avancement chez Locat Immo France, Matthieu ne pouvait pas la convertir en points. Peut-être pourrait-il remonter dans l’estime de Karim ? Mais en avait-il encore seulement envie ? En tout cas, cette info le démangea : c’était bien la preuve qu’elle avait sûrement une valeur.

Matthieu attendit qu’un tram passa pour sortir de la station et remonter la rue en direction du parking. Sur son chemin, il recroisa les trois gars qui continuaient leur manège sans se soucier de celui qui venait de les espionner. Il en repéra un quatrième assis sur un banc, habillé exactement comme les trois autres, qui n’abordait personne, mais qui se contentait de scruter les environs comme une girouette, c’est-à-dire qu’il faisait le chouffe. C’était plutôt bien organisé, se dit-il, et leur petite entreprise n’avait pas l’air de connaitre la crise.

Il remonta la rue jusqu’à l’entrée du parking souterrain, là il remarqua qu’une voiture de la police-municipale était en stationnement dans une rue adjacente, vide de ses occupants. Il se retourna, espérant les apercevoir quelque part, regarda une dernière fois en direction des trois dealers, mais il ne vit rien. Décidément, chacun s’occupait de ses petites affaires dans cette ville, sans gêner qui que ce soit.

 

Didier Kalionian - le Blog Imaginaire (c) 2020

Credit photo : "Saucisse Donut", Didier Kalionian - Instagram (c) 2020

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