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Didier K. Expérience
19 septembre 2020

Les Locataires-fantômes E.11/30

  

Saucisse Donut

Michel Alesi faisait carrière dans la police, mais il possédait aussi deux studios qu’il avait mis en gestion dans l’agence Locat Immo France de l’avenue du Père Soulas. Comme beaucoup de gens dans cette ville, il profitait d’une aubaine pour diversifier son épargne : les cent mille étudiants qui faisaient leurs études dans la ville. Ces étudiants qui consommaient plus qu’ils ne devaient, louaient des appartements, payaient des services, et qui possédaient un budget qu’ils finissaient toujours par dépenser intégralement car tout était fait pour les entrainer à le dilapider. Ces étudiants, c’était l’or noir de Montpellier et ils suscitaient bien des convoitises, et à tous les niveaux de consommation, des bars aux boites de nuit, des marchands de meubles, des supermarchés, des fournisseurs d’accès à l’Internet, des dealers et des loueurs d’appartements, bien sûr.

Rien n’interdisait à ce fonctionnaire de faire des placements locatifs du moment que c’était transparent, et Michel avait préféré en confier la gestion à des professionnels au lieu de s’en occuper personnellement. Seulement, il ne fallait pas confondre amitié et bonnes relations professionnelles. Ce directeur d’agence était bien gentil, mais il avait tendance à croire que tout pouvait lui tomber tout cuit dans l’escarcelle grâce à un sourire parfait, dont la mâchoire était remplie de dents carnassières, sûrement blanchies artificiellement, d’ailleurs. Le volontarisme en affaire ouvre de nombreuses voies, mais avant tout pour les affairistes, pas pour les policiers habitués aux magouilles en tout genre. Et Michel ne mélangeait jamais plaisir et travail : son placement lui rapportait sans se fatiguer et il fallait que ça continue. Le problème des petits dealers était un problème récurrent dans cette ville, Michel savait qu’il cueillerait ce moucheron un jour ou l’autre, mais il ne pouvait pas mettre en branle le commissariat pour sauver Karim, fut-il le gestionnaire de ses propres studios. Cependant, sa curiosité était piquée, lui aussi suivrait cette affaire d’un peu plus près, maintenant.

Karim, lui, avait tout fait pour transformer un client en ami, car Michel avait une bonhommie qui inspirait confiance, et puis, c’était toujours intéressant d’avoir un policier dans ses connaissances. En tout cas, ce midi-là, il ne ressentit pas une franche camaraderie de la part de son invité. Il avait commis une petite erreur ce jour-là : il avait plus sollicité le policier que l’ami, et il avait été reçu comme il se devait par l’officier chaleureux, mais inoxydable dans son rôle, monobloc.

La Porsche 911 roulait en direction de la Voie Domitienne, mais se trainait de feux en feux, sans même avoir besoin de changer de vitesse tellement elle roulait au ralenti. Au croisement de la ligne de tram, à St Eloi, elle se retrouva coincée derrière un bus, ce qui achèverait de rendre cette puissante voiture, au même niveau qu’une trottinette.

La Voie Domitienne était réputée impraticable le jour, mais se transformait en 24h du Mans la nuit. Certains arrivaient à battre des records de vitesse en grillant tous les feux, traversant le carrefour Henri Marès/Père Soulas à leurs risques et périls, grimpant en flèches jusqu’à Alco et Celleneuve. Bien évidemment, les accidents étaient fréquents et souvent spectaculaires, voire mortels, mais n’avaient pas l’air de dissuader les candidats adeptes de frissons, surtout le samedi soir. Mais ni les autorités ni la mairie ne semblaient s’intéresser au problème : comme si cet endroit était renommé pour sa dangerosité dans le monde et qu’on n’y pouvait rien.

Karim se gara dans le parking souterrain du bâtiment du Locat Immo France : sa voiture étant repérable, il était plus que préférable de la cacher aux yeux des passants quand elle stationnait : les rayures, pneus crevés et autres mesquineries n’étant pas rares.

Puis il se pointa devant le standard, attendit sagement, mais en faisant les cent pas, qu’une des filles qui étaient en ligne raccroche pour faire son annonce… L’astuce fonctionnait toujours : il suffit de montrer sa nervosité pour que votre interlocuteur s’agace et soit perturbé. Comme prévu, une des hôtesses se libéra et se montra disponible : bien plus pour se débarrasser de son patron que pour l’écouter.

-          J’ai un rendez-vous à 14h, mais quand que la personne arrivera, vous voudrez bien la faire patienter ? J’ai une réunion imprévue juste avant. Ça ne durera pas longtemps, mais c’est urgent. Vous pourrez lui offrir un café, ou une bouteille d’eau, ou n’importe quoi, le temps que je termine, okay ? Je compte sur vous. Merci beaucoup.

La jeune standardiste se contenta de sourire en guise de réponse affirmative.

-          Une dernière chose. Merci d’appeler Matthieu et Regina dans mon bureau tout de suite.

Karim aimait jouer avec ses clés de voiture pendant qu’il parlait en public, un tic qui lui donnait des allures de lord Bret Sinclair, autoritaire et sûr de lui. Ce qui le rendait soit très sexy pour certains, soit vraiment insupportable pour d’autres dans l’agence. Les filles du standard devaient avoir les zygomatiques bloqués, en version épanouie en toute circonstance, pour accueillir la clientèle. Donc, elles souriaient aux anges, mais n’en pensaient sûrement pas moins.

Puis, il gravit d’un pas décidé l’escalier qui menait à son étage, saluant d’un bref coup de tête ceux qu’il croisait dans le couloir.

A peine était-il installé devant son PC que Matthieu et Regina déboulaient, calepins et stylos à la main, attendant que Karim lève les yeux de son écran pour s’assoir. Ne sachant pas encore si cette réunion devait durer, ils hésitèrent à prendre cette initiative. Ils restèrent debout comme deux piquets abandonnés, une situation un peu ridicule, mais classique avec ce patron qui aimait déstabiliser son petit monde.

Au bout de ces quelques minutes inconfortables et silencieuses, Karim leur indiqua du regard la petite table ronde au bout de son bureau. Les deux collaborateurs s’y installèrent l’un en face de l’autre, laissant leur patron se placer entre eux deux.

-          Désolé de bousculer votre emploi du temps. Petite réunion imprévue qui ne durera pas très longtemps, je vous le promets.

Karim venait de poser le cadre : tout le monde était fixé maintenant. Restait plus qu’à savoir ce qu’il voulait.

-          On va être obligé de procéder à quelques changements concernant vos portefeuilles de clients. Rien de grave je vous rassure…

Bien évidemment, les deux furent surpris de l’annonce. Que pouvait-on bien leur reprocher ? mais Karim jouait à fond sa partition.

-          Regina ! Tu donneras le dossier de ce locataire, M. Kevin Floran, à Matthieu, et Matthieu, tu donneras les dossiers de M. Georges Robert, dont celui de M. Enzo Galion à Regina…

-          Quoi ? Mais tu m’avais dit que je gardais ce client ? Donc, je perds la gestion de tous les appartements de Robert et je n’en ramasse qu’un seul en gestion en échange ? Que se passe-t-il ? C’est le propriétaire qui fait pression ou quoi ?

-          C’est tout à fait ça ! Mais tu verras, tu n’y perdras pas au change. Ce monsieur Floran est un cas, dans son genre. Et puis il habite à Port-Marianne, dans ton quartier.

Regina affichait un sourire coincé, gênée d’être le témoin de cette passe d’armes imprévue. Karim restait impassible et ferme sur ses positions.

-          Matthieu, tu es l’un de nos meilleurs éléments et j’ai besoin de toi pour redresser ce locataire. Qui d’autre que toi est à même de réussir ce boulot dans l’agence ? Regina se mettra à ta disposition pour te fournir les détails. Et puis, après votre engueulade avec Georges Robert, ça te fera du bien de changer de paysage. Ce n’est jamais très sain de rester sur un échec… Je m’occuperai de prévenir M. Robert, j’y mettrai les formes, ne t’inquiète pas.

Matthieu l’avait un peu en travers de la gorge, c’était un cinglant désaveu pour lui. Malgré le brossage de poils intensif, il n’était pas dupe du tout, et c’était la première fois qu’il perdait un client après un accrochage avec un propriétaire, fut-il influent.

-          Arrête ton char, Karim ! argua-t-il nerveusement. Ce proprio veut ma tête ou quoi ? Pourquoi pas, pendant qu’on y est, hein !

-          Ne dramatise pas ! Les clients passent avant toutes nos considérations. Ça ne remet pas en cause la qualité de ton travail au sein de l’agence, mais M. Robert a du poids, je le reconnais. Et puis, ça permettra d’apaiser les tensions entre nous tous.

-          Mais, je peux très bien m’occuper de ce M. Floran et d’Enzo Galion. Si tu veux, je prends les deux, pas de soucis. Je me fais fort de réussir à régler ces deux problèmes, je te l’assure…

Karim s’interrompit et fixa Matthieu d’un air navré, le désarmant du même coup.

-          Matthieu ! S’il te plait ! On n’en est pas là. Regina n’a pas assez de travail, et ça nous permettra de rééquilibrer les tâches entre vous tous… Alors, vous vous échangez les dossiers, vous prévenez vos contacts en interne et en externe dès aujourd’hui, et ça démarre maintenant. Des objections ? Des questions ? Non ! Okay, je vous remercie d’être venu. Vous avez du boulot, je ne vous retiens pas d’avantage.

Karim n’avait pas attendu que ses collaborateurs puissent formuler des réponses pour lever la séance, au grand dam de Matthieu qui se sentit impuissant. Karim savait que ni l’un ni l’autre ne serait d’accord avec sa stratégie, mais ça n’avait plus beaucoup d’importance, maintenant… Il avait mis à profit le trajet de retour du restaurant pour évaluer les risques, qui selon lui, étaient plutôt faibles. Au pire, Matthieu lui donnerait un coup de main si Regina ne se révélait pas capable.

25% du problème était réglé mais pour tout le reste, Karim n’avait pas beaucoup de cartes en main. Mais maintenant qu’il avait mis au courant son ami Michel, nul doute que les choses allaient bouger d’une façon ou d’une autre.

 

Didier Kalionian - le Blog Imaginaire (c) 2020

Credit photo : "Saucisse Donut", Didier Kalionian - Instagram (c) 2020

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