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Didier K. Expérience
15 janvier 2021

Les Paradis Périphériques E.12/34

Paradis Périphériques

Je n’avais pas choisi de m’installer à Aubervilliers, en Seine St Denis, mais le 1% patronal m’y avait obligé. Je n’avais pas un gros salaire, et même si Franck gagnait assez bien sa vie, à cette époque, deux garçons vivant ensemble ne pouvaient pas prétendre avoir plus grand qu’un deux pièces. L’appartement se situait au cinquième d’une tour de dix-sept étages, rue Danièle Casanova. Après le vide semi-désertique de Livry-Gargan, nous nous retrouvions dans la ville aux centaines de tours HLM à Aubervilliers.

Franck avait cinq ans de plus que moi, il était plus mature, ça se voyait. Il ressemblait un peu à Ibrahim, mais il était plus mince : le sport était une notion étrangère pour lui. En fait, c’était un intello, un matheux, formateur en informatique et accessoirement, prof de math. On s’entendait sur tout sauf en musique : il n’aimait que la musique classique, avec une préférence pour Mozart.

D’abord il s’était installé chez moi, dans mon studio, mais si c’était assez grand pour moi, ce fut trop petit à deux. Ensuite, on s’entendait tellement bien qu’on décida de tenter l’aventure en habitant ensemble, chez nous.

Chez nous, ça voulait dire : vivre ailleurs qu’à Livry-Gargan, plus près de Paris, avec nos noms sur la boite aux lettres, « Daniel et Franck », ça avait de la gueule. On était officiellement en couple, j’en étais tellement fier. En 1994, il y avait de quoi être fier, il faisait bon être gay en France, on avait l’impression d’avoir tout gagné.

L’immeuble était laid. Une vraie tour en béton des années soixante, grise, avec à ses pieds le parking aux centaines de voitures. Les espaces verts étaient rares et clairsemés, mais ils existaient : ça donnait un peu de couleur parmi tout ce gris… L’entrée débouchait sur un large lobby où se trouvaient les boites aux lettres et les deux ascenseurs, l’un pour les étages pairs, l’autre pour les impairs. C’était pratique d’en avoir deux, surtout quand l’un était en panne : et ça arriverait souvent… Je ne savais pas pourquoi, mais le lobby était tout le temps plein de monde. Des gamins qui jouaient, de jeunes adultes à capuches qui fumaient, des poussettes en stationnement devant la loge du gardien dont l’autorité n’existait pas, manifestement. En temps normal, ça générait un brouhaha qu’on entendait jusque dans les étages, et les jours de pluie, c’était pire.

Le palier de notre étage était sombre, mal éclairé, long, en rectangle, sans fenêtre sur l’extérieur : assez lugubre. Ça avait l’air propre, mais certains coins l’étaient plus que d’autres. Une dizaine de portes d’appartements ponctuaient des murs défraichis. La nôtre se trouvait juste en face de l’ascenseur.

L’appartement était bien. Un grand deux pièces en forme de U : super fonctionnel. La porte d’entrée donnait directement sur la salle de séjour à droite, la cuisine-couloir et la salle de bain au centre, la chambre à gauche. Un balcon reliait la salle de séjour à la chambre : idéal pour les petits déjeuners et les dîners à la belle saison. Les peintures restaient encore à faire, mais on avait voulu emménager, quand même. On aurait le temps pour ça, plus tard. Toutes les fenêtres et le balcon donnaient sur le parking. La vue sur les autres tours n’avait pas d’intérêt particulier.

A première vue, Aubervilliers n’avait aucun intérêt non plus, c’était une ville dortoir où s’entassaient la misère et diverses communautés ethniques qui servaient de réservoir à main d’œuvres corvéables à merci. Mais nous nous trouvions à deux stations de RER de Paris et du Marais, on pouvait s’y rendre en dix minutes : fini la galère du bout du monde.

Puis, Jack Ralite, maire communiste réformateur, s’occupait bien de la ville – en apparence, en tout cas – car toutes les tours avaient été réhabilitées, le Vieil-Aubervilliers ressemblait à un village assez agréable avec son marché et ses cafés ; le théâtre de la Commune et une salle de concert, assuraient le niveau culturel. On arrivait dans cette ville, on s’y sentait déjà bien.

Nous prîmes nos marques assez rapidement.

Nous avions emménagé en plein hiver, il faisait gris tout le temps, et durant les deux premiers mois, nous avons vécu au rythme du métro, boulot, dodo : le temps passait sans qu’on s’en rendre compte… On expérimentait la vie à deux, ça se passait bien. Il nous arrivait même de ne plus sortir dans le Marais, le soir…

Un samedi soir où nous avions décidé de rester dans notre quartier, il se passa un petit incident. En sortant de l’ascenseur, nous vîmes que le lobby était plein de monde : parmi les adultes, des enfants d’une dizaine d’années jouaient. Nous traversâmes sans problème jusqu’à la porte, quand soudain, nous entendîmes un de ces enfants, une fille, nous interpeler dans ces termes : « tiens, voilà les pédés ! »

Franck et moi, nous arrêtâmes brusquement, stupéfaits.

-          Tu as entendu la même chose que moi ? demanda Franck.

-          J’ai un doute, là !... Mais j’en ai bien peur.

Tous les deux, espérions nous tromper.

-          Tu sais, si on se pose la question, c’est qu’on a entendu et compris la même chose.

-          Merde ! Ça craint… Qu’est-ce qu’on fait ?

-          Je pense qu’il faut crever l’abcès…reste là Daniel, je vais m’en occuper.

Franck retrouva ses marques de prof de math en un rien de temps. Il fit demi-tour, me laissant sur le parking. Je le suivais des yeux. J’angoissai un peu. Franck se dirigea tranquillement vers la gamine qui nous avait invectivés. Les jeunes à capuches qui trainaient là aussi se tournèrent vers la scène, sans bouger de leur coin : ils observaient.

Le silence se fit.

-          Bonsoir, tu peux répéter ce que tu viens de nous dire ? dit Franck d’une voix calme.

-          Je n’ai rien dit.

-          Je t’ai entendu dire quelque chose de pas très gentil.

Une autre gamine l’interpella.

-          Je t’avais dit de te taire, maintenant maman va t’attraper.

-          Tu la connais ?

-          Oui, c’est ma sœur, elle est bête, dit-elle… Allez, on rentre à la maison.

-          Je vais vous accompagner.

Les jeunes à capuches reprirent leurs occupations. Le brouhaha recommença…

Franck prit l’ascenseur avec les deux gamines. Ils furent accueillis par la mère, une femme d’une quarantaine d’années en djellaba qui se tenait sur le pas de la porte, et qui fut très surprise de voir revenir ses filles avec un adulte et qui plus est, un inconnu.

-          Que se passe-t-il ?

-          Bonsoir madame, rien de très grave, je vous rassure… Je dois vous dire quand même que votre fille m’a insulté tout à l’heure. C’est pour ça que je suis là.

Elle jeta un œil inquisiteur à sa grande fille, qui confirma d’un coup de tête furtif. Là, la mère attrapa la plus petite et la gifla. Franck tenta de calmer le jeu mais rien n’y fit : la mère était furieuse. Elle se confondit en excuses et fit promettre à sa fille que ça ne se reproduirait plus. Franck, en bon diplomate, accepta les excuses et s’en retourna.

J’avais attendu avec anxiété une bonne dizaine de minutes, je piétinais sur un mètre carré sur le parking, n’osant pas retrouver Franck, ne sachant pas quoi faire. J’accueillis son retour avec soulagement. Contre toute attente, il était très content de lui.

-          C’est réglé !

Il me raconta la scène en plaisantant, tout m’en expliquant la stratégie qu’il avait employée : il jubilait, il n’était pas prof pour rien. Il n’avait pas pu empêcher la mère de gifler sa fille et il le regrettait. Franck espérait qu’on ne s’en était pas fait une ennemie.

Depuis ce soir-là, lorsqu’on croisait les deux gamines dans le lobby, on avait droit à des salutations cordiales et sonores. Quant à la mère rebeu, elle discuterait volontiers avec nous, elle était très sympa… Mais des yeux cachés par des capuches nous poursuivaient également.

 

Didier Kalionian - le Blog Imaginaire (c) 2021

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