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Didier K. Expérience
2 décembre 2023

Les Paradis Périphériques (Histoire Complète)

Les Paradis

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Crédit photo : " Café Cox Paris - 20ème anniversaire" - Didier Kalionian © 2015 - 2021

Le Blog Didier Kalionian Expérience © 2020 - 2021

Didier Kalionian © 2021

 

« Quand personne n’existe vraiment, il y a de la place pour tout le monde »

Guillaume Dustan – Dans ma chambre.

 

1

 

   Le Subway était un bar au plafond bas dont les portes battantes vous faisaient entrer dans un autre monde. Un long rectangle dont le comptoir, sur la gauche occupait quasiment la moitié dans le sens de la longueur. La house-music y était jouée toujours très forte, on ne s’entendait pas parler. Mais surtout, son point fort : il était tout le temps plein à craquer dès le début de l’happy-hour… Pour atteindre le comptoir ou se déplacer, il fallait jouer des coudes comme dans le métro aux heures de pointes. C’était à la fois insupportable et excitant. Il n’y avait que des mecs et il y faisait une chaleur infernale. Pour discuter, soit on s’accrochait au zinc, soit on allait dans le fond. Cette fois-ci, j’optai pour la seconde résolution. Dans l’arrière salle minuscule, je récupérai mes esprits, après avoir traversé tout le bar, en flottant comme un bateau ivre suivant la houle entre les garçons qui venaient et ceux qui remontaient, serrés comme des sardines.

Je fis la connaissance de Tony. Look de Tintin, mince, avec des petites lunettes rondes. Sa houppette blonde m’amusait beaucoup. Il avait un côté positif qui me plut tout de suite. A peine les présentations avaient-elles été faites, que j’avais déjà envie de l’embrasser.

-          Non, on ne va pas s’embrasser tout de suite alors qu’on ne se connait pas encore. Je te propose de le jouer, me dit-il en désignant le baby-foot. Si tu gagnes, tu me roules une pelle, ça te va ?

-          Bon, d’accord ! Pari tenu.

La partie s’engagea, il mit le premier point, puis le second. Je faisais ce que je pouvais mais il me battait à chaque fois. Il mit les dix points dans les buts. J’étais énervé.

-          Allez, ne fais pas la tête, je gagne tout le temps de toute façon. Je passe mes soirées ici.

Sur ce, Tony s’approcha et me déposa un délicat baiser du bout des lèvres sur la bouche.

-          Tu n’es pas mon genre, mais ne sois pas triste, tu es sympa quand même. J’aime les garçons plus âgés, c’est tout.

En fait, je le sus plus tard, Tony n’aimait que les vieux, voire même les très vieux. Donc, je n’avais aucune chance de lui plaire. Je ne comprenais pas ses goûts, mais tant pis pour nous, je trouverais bien quelqu’un d’autre… Tony fut rejoint par un gars qui m’attira tout de suite. Un beau brun, un peu taciturne, de type espagnol ou portugais, les cheveux noirs très courts, qui fumait clope sur clope. Il avait une bouche bien dessinée, lippue, à la Mick Jagger. On ne se présenta pas, j’attendais que Tony le fasse, mais celui-ci se contenta de me laisser la place à côté de lui. Le gars m’offrit une cigarette.

-          Non merci ! Je ne fume pas. En revanche je bois. On peut se rapprocher du bar si tu veux ?

Il me montra qu’il avait déjà un verre. Là, je ne savais plus que faire ni que dire. Il s’approcha pour me parler dans l’oreille :

-          Ça te dirait qu’on aille dans les chiottes ?

-          Euh oui ! Pourquoi pas, dis-je un peu surpris par autant de hardiesse.

On se retrouva tous les deux dans les WC du Subway qui ne servaient pas franchement à faire ce pourquoi ils avaient été installés… On s’est déshabillé comme on a pu. Il était musclé très sec, avec des abdos apparents et un bel engin. Il me fit des compliments sur le mien, qui est aussi plutôt pas mal, un bon calibre comme on dit. L’exiguïté de l’endroit ne permettait pas de faire des folies de notre corps, à part se sucer l’un l’autre et de jouir ensemble.

Il sortit le premier et se dirigea vers le baby-foot d’où il était venu. Tony lui avait gardé sa bière, qui était tiède, mais il la siffla d’un trait et s’en commanda une nouvelle. Le paquet de clopes en main et le briquet dans l’autre, il s’alluma une énième cigarette. J’avais envie de lui parler, je commandai aussi une nouvelle bière au comptoir. Il resta silencieux. Pourtant, maintenant qu’on avait joui tous les deux, il ne devrait plus y avoir de barrières entre nous, me dis-je. Je me plaçai près de lui. D’un geste, me montra qu’il y avait de la place au comptoir, des tabourets s’étaient libérés... Je soupirais de joie.

-          Comment t’appelles-tu ? lui demandai-je.

-          Tu sais, je ne compte pas poursuivre une relation avec toi. Je baise avec qui je veux, et quand je veux, partout où c’est possible.

-          Ok ! Ça me va aussi. On pourra recommencer si tu veux.

-          Pas ce soir, j’ai un rendez-vous dans un sauna.

-          Ah ? Il y a des saunas où on peut rencontrer des mecs ?

-          Evidemment ! Dans des saunas gays. Tu sors d’où, toi ?

Je tombai des nues. Je ne savais pas que ça existait aussi à Paris, à San Francisco, oui, mais je ne savais pas que la France de 1992 était aussi développée. Un truc qui ne pouvait qu’exister à l’étranger, mais pas chez nous. Tout d’un coup, j’avais un million de questions à lui poser, mais j’espérais en parler sans avoir l’air de débarquer de ma province.

-          Il est où ce sauna ?

-          Ce soir, je vais au Tilt, c’est rue Sainte Anne, vers l’Opéra.

-          Tu crois que je peux t’accompagner ?

-          Non ! J’y vais seul. J’ai un rendez-vous. Je te l’ai dit.

Puis il se tourna vers moi, comme pour me parler franchement. Ce qu’il fit du reste, sans détour.

-          Ecoute ! Tu es sympa mais tu as des choses à améliorer dans ton look si tu veux te faire plus de mecs. Premièrement, les cheveux longs, c’est ringard. Regarde autour de toi, tout le monde a les cheveux courts. T’es fan de Claude François ou quoi ? Deuxièmement, le look jean, c’est pour les bucherons ou les ouvriers, sois plus cool. C’est quoi ces rangers ? Tu pars à la guerre ? Mets des chaussures souples, c’est plus sympa.

-          Merci pour ces conseils.

-          Tu en fais ce que tu veux, moi, je m’en fous, c’est pour toi. Moi, je me tape tous les mecs que je veux. Allez ! Maintenant on est quitte. Il faut que je parte.

Il se leva et me serra la main sans plus de cérémonie ni de compassion. Pour lui, le moment aux toilettes n’avait été qu’un prélude entre deux bières avant d’avoir plus sérieux. Moi, ça m’avait plu, pourtant. Tony qui avait assisté à la scène depuis le baby-foot me souriait. Je m’approchai :

-          Il est toujours comme ça, me dit-il. Tu sais, je ne connais pas son prénom non plus. Ça fait quelques semaines qu’on se fréquente. Je ne le vois qu’ici. Il est à fond dans la baise, il ne fait que ça. Il arrive toujours à se taper des mecs même quand il n’y a personne.

-          Ben, c’est gentil pour moi. Tu veux dire qu’il va avec n’importe qui ?

-          Ouais ! Des fois, ils ne sont pas terribles. Je veux dire, des mecs très moches.

-          Ah ! dis-je naïvement… Et tu vas aussi dans les saunas ?

-          Moi, je préfère les jardins du Louvre. C’est un peu glauque, mais c’est plus excitant.

En fin de compte, je décidai que ma première soirée au Subway était un succès. J’avais rencontré Tony et un mec dont le prénom resterait un mystère. J’avais surtout une info de première main : on pouvait rencontrer des mecs dans des saunas rien que pour baiser, j’avais un nom de lieu et l’adresse… Il était presque minuit, il était temps de rentrer dans mon bled, au fin fond du Kansas, euh, je voulais dire en Seine St Denis. Dans le RER qui me ramenait vers Sevran, j’aperçus mon visage qui se reflétait dans la vitre des fenêtres. J’avais les traits tirés et les yeux fatigués : une sale tête. Il avait raison, il fallait que je fasse quelque chose pour mon look. Mais quoi ?

 

2

 

   Le lendemain soir, je sortis sur les coups de 20h, direction le Marais. Un verre au Subway ne me ferait pas de mal, pensai-je.

A cette heure-là, le bar était déjà bondé. Je me faufilai comme je pus pour atteindre le comptoir où je commandai ma bière, puis direction le baby-foot. Tony n’était pas là, ni sa bande. Il y avait d’autres jeunes gars, à qui je demandai s’ils ne l’avaient pas vu, mais curieusement, ils ne savaient même pas de qui il s’agissait. J’étais étonné mais après tout, c’était peut-être normal dans ce genre de bar.

Il était presque 22h quand je partis pour la rue Sainte Anne : quelques stations de métro depuis Hôtel-de-Ville jusqu'à la station Pyramides. Je n’avais jamais mis les pieds dans un sauna gay, j’appréhendai un peu de ce que j’allais y découvrir.

Je trouvai la porte d’entrée facilement, mais il me fallut une bonne dizaine de minutes avant de me décider à la franchir. Je profitai d’un client pour passer avec lui. Et derrière lui, je découvrisdes pseudos thermes romains plutôt usés, pour ne pas dire vétustes… Les vestiaires se trouvaient au fond du lobby, près d’une fontaine. Il y avait un escalier sur le côté qui menait aux étages. Je me déshabillai sans plus de cérémonie, puis me ceignis d’une serviette. Décidément, on était dans un péplum romantique…

Avant de monter dans les étages, il fallait passer aux douches. Je les évitais. Non que je n’aimais pas me laver, mais de toute façon, je ne mettrais pas les pieds dans le sauna sec, ni le hammam… Au premier étage, je vis les premières cabines où des garçons attendaient, allongés sur les banquettes en fumant. Plus on montait et plus les couloirs devenaient sombres, voire obscurs. Seuls les bouts rouges incandescents des cigarettes signalaient qu’il y avait quelqu’un. J’avançais à tâtons, tenant ma serviette d’une main ferme.

J’entendis des râles provenant d’une pièce devant moi. J’entrai lentement. Je sentis une main me caresser le dos, puis une autre le ventre, puis une autre cherchant mon engin et mon cul. Enfin ma serviette tomba, je fus happé par plusieurs personnes qui me soulevèrent du sol, puis me couchèrent pendant que d’autres m’embrassaient, qu’on me léchait de partout. Je me laissais faire, je ne voyais rien mais ça me plaisait. Je venais d’arriver, ça commençait bien. Je baisai avec des gars qui me semblèrent, soit plus vieux, soit plus jeunes que moi. Je ne savais plus ce que je faisais, mais ça m’excitait énormément. Pour le moment, j’avais renoncé à la notion de safe-sex. Après avoir joui, je réussis à me dégager et à quitter la pièce pour monter vers le 3eme étage. J’aperçus le gars en noir du Subway qui m’avait donné l’adresse. On se croisa dans les escaliers. Il me fit un clin d’œil en guise de salut, rien de plus. Il m’avait montré qu’il m’avait reconnu, je devais m’en contenter. Il était avec des costauds moustachus, pas très avenants.

Je n’avais plus la notion du temps. Moi qui ne portais jamais de montre, impossible de savoir l’heure dans ce monde fermé et sombre : on était libre dans une nuit sans fin. Il était clair que j’allais y passer un très long moment. Les cabines étaient ouvertes, on matait les couples enlacés qui s’y trouvaient. Je prenais mon temps, j’observais en passant de cabine en cabine… A un moment, un jeune gars qui baisait avec un autre, le quitta pour laisser sa place : j’hésitai, puis voyant que l’autre était mignon, d’accord et accueillant, j’acceptai. Cette fois-ci, on mit tous les deux des préservatifs.

Après cette deuxième séance qui me combla, je décidai de faire une pause dans une cabine avec banquette pour dormir un peu. Le problème : la fumée de cigarette empestait de partout. Il fallait aussi que je me débrouille pour en trouver une où je pourrais être seul ou presque. Voilà : un gars dormait sur la première banquette et la seconde était inoccupée, une chance. Je m’allongeai et respirai enfin un peu. Ça serait de courte durée. Cependant, ce calme m’apaisa.

Je somnolais quand un bruit me sortit de ma torpeur. Un couple s’était réfugié dans ma cabine pour s’isoler, l’un suçant l’autre avec force vigueur comme si leur vie en dépendait… J’abandonnai l’endroit pour retourner vers les vestiaires où il y avait sûrement un espace plus serein, les douches n’étant pas faites pour le sexe. Cette fois-ci, j’en profitai pour me laver et me débarrasser de la sueur que j’avais accumulée. Ça me fit un bien fou. Pendant que je me séchais, j’aperçus un jeune gars qui restait assis sur une chaise dans les vestiaires. Je m’approchai pour discuter. A première vue, il n’avait pas envie de monter dans les étages. En fait, il n’osait pas aborder les garçons qui lui plaisaient.

-          Salut ! dis-je. Que fais-tu ici ? Tu ne profites pas de la soirée ? Il y a beaucoup de garçons : c’est génial ici. Tu ne trouves pas ?

-          Si, c’est très bien.

-          C’est quoi ton nom ?

-          Je m’appelle Ibrahim ! dit-il faiblement.

-          Excuse-moi, mais je n’ai pas entendu.

-          Ibrahim, répéta-t-il en forçant la voix.

-          Moi, c’est Daniel !

Je lui dis qu’il était très mignon. Ce qui lui plut, mais il ne décroisa pas les bras pour autant. Je devinai une certaine timidité, ou alors c’était le jeu qu’il jouait pour se faire désirer. Puis, gentiment, presque maladroitement, il s’avança pour me dire tout bas que je lui plaisais aussi.

C’était bien d’être dans les vestiaires car il y avait de la lumière et je pouvais voir parfaitement mon interlocuteur… Je m’approchai doucement pour l’embrasser, il se laissa faire volontiers. C’est dans la poche, pensai-je… Il était réellement beau. Environ 1m70, totalement imberbe, un corps musclé mais pas trop, très blanc de peau, une bouche lippue comme je les aime, et des taches de rousseur sur les pommettes. Il portait des petites lunettes rondes. Il avait les cheveux noirs, très noirs.

-          Dis-moi ! Tu n’es pas rebeu ! Pourquoi t’appelles-tu Ibrahim ? C’est un pseudo ?

-          Non, c’est bien mon prénom. Je suis libanais, mais je fais mes études en France.

Je marquai mon étonnement en laissant échapper un Ah ! Sonore et spontané, peu discret. Il me dit alors que je lui plaisais et qu’il aimait beaucoup les bruns dans mon genre. Je lui proposai d’aller dans une cabine à l’étage mais il était encore un peu réticent. Enfin, il m’avoua qu’il était arrivé dans le sauna juste derrière moi, qu’il m’avait repéré de suite et qu’il avait voulu m’aborder, mais comme j’avais disparu rapidement, il avait attendu que je réapparaisse… Je fus surpris par cette déclaration, je ne savais pas quoi en penser. Soit c’était un stratagème pour draguer, mais c’était un peu bancal. Soit c’était la vérité, alors je ne demandai pas mieux que de le vérifier. Il me questionna sur mes origines également.

-          Ben ! Je suis seulement français, dis-je toujours aussi naïvement.

Il me fit un large sourire et me dit qu’il était finalement prêt à me suivre dans une cabine. Ce qui me réjouit car il me plaisait vraiment beaucoup.

On s’allongea tous les deux dans une cabine au premier. Je l’embrassai passionnément, longuement, tendrement.

-          Arrête de m’embrasser comme ça, je ne peux plus respirer. Tu veux me manger ou quoi ?

-          Je ne peux plus m’arrêter. J’en ai tellement envie, c’est plus fort que moi… Qu’est-ce que tu es beau ! C’est incroyable.

Il riait de mes réponses un peu ingénues qui ne lui déplaisaient pas. Son rire léger me ravissait.

Avec mes autres partenaires, je me sentais toujours pressé. Je voulais faire bien, être à la hauteur, comme si on était lancé dans une course de relais pour un championnat du monde. Avec Ibrahim, j’avais envie qu’on prenne notre temps, et de ce fait, le temps que je ne maitrisais jamais, s’était ralenti. Ça tombait bien, ici la durée était abolie. Il me dit que j’étais le premier gars qu’il rencontrait dans le sauna ce soir-là, qu’il n’avait pas envie d’aller en voir d’autres. Il avait envie de rester le plus longtemps possible avec moi, voire jusqu’au matin. Mon appétit redoubla, nos bouches se tordaient comme si nous allions nous s’avaler mutuellement. Sa salive se mélangeait à la mienne, je l’aspirais sans réfléchir : j’en avais envie. J’ai dû le lécher intégralement, pas une parcelle de son corps n’échappa à ma langue.

Putain qu’il me plaisait ! Jamais quelqu’un ne m’avait fait un tel effet : ni fille ni garçon. Il s’en aperçut et me demanda de calmer un peu mes ardeurs. On baisa sans se soucier de ce qui pouvait se passer dans le sauna, ni dans le reste du monde, d’ailleurs… On s’endormit ensemble, lové l’un contre l’autre. J’adore cette position. J’aurais voulu que cette nuit ne finisse jamais. Je suis un grand romantique, parfois.

 

3

 

   Vers 5h du matin, on se réveilla heureux, malgré le peu de sommeil qu’on avait eu. Je l’embrassai de nouveau, mais l’étreinte ne dura que pour se dire bonjour. Le sauna n’allait pas tarder à fermer, il fallait songer à partir, on ne pouvait pas y passer toute notre vie non plus : la réalité revenait, dure et froide… On se dirigea vers les douches dans un mutisme complet. J’étais inquiet. Il se lava puis s’habilla sans dire un mot. Je ne savais que faire pour détendre l’atmosphère.

-          Je ne suis pas pressé. Je rentre en métro et ma ligne n’est pas encore ouverte à cette heure-ci, dit-il simplement.

-          Moi aussi ! Je repars en métro. Dans ce cas, on peut prendre un café quelque part ? Ça nous ferait du bien en attendant que les stations ouvrent. Qu’en penses-tu ?

-          Oh oui ! Un café. C’est une bonne idée.

J’étais ravi. Au moins, on repoussait l’échéance de la séparation…

Je m’en rappelle, il pleuvait ce matin-là : il fallut courir jusqu’à l’entrée de la station pour s’abriter. Comme elle était encore fermée, on se retrouva assez vite sur la place de l’Opéra à chercher un endroit ouvert pour boire ce café : par chance, le Café Capucine ne fermait jamais… On s’attabla en terrasse sous la verrière art-déco. Il faisait encore nuit, mais le matin pointait timidement. Il pleuviotait toujours. La vie parisienne recommençait comme chaque jour, y compris le dimanche. J’étais heureux de faire partie de ces détails de la capitale. J’avais l’impression de vivre ma seconde d’éternité : c’était enfin mon tour de briller dans ma ville.

-          Deux cafés et deux croissants s’il vous plait, commandai-je fébrilement.

Puis, je posai à Ibrahim la question qui me brulait les lèvres depuis qu’on était sortis du Tilt.

-          Est-ce qu’on pourra se revoir ?

-          Oui, si tu veux, répondit-il sans ambages, mais pas aujourd’hui, il faut que je rentre. Je suis fatigué, il faut que je dorme. Demain, j’ai des cours.

-          Oui, bien sûr. On s’échange nos numéros de téléphone ? Voici le mien. On s’appelle demain soir ?

-          Oui, c’est d’accord.

J’étais aux anges. J’avais eu tellement peur qu’il refuse. J’imaginais des stratagèmes qui nous feraient partager encore un moment ensemble. Malheureusement, l’équipe des serveurs du matin venait de remplacer celle de nuit, et l’addition arriva pour mettre un terme à notre petit-déjeuner. Je la pris pour moi : 72 francs. Ces deux cafés et ces deux croissants m’avaient coûté une fortune. Je réalisai que le Café Capucine n’était pas un endroit pour moi. Ibrahim me promit de me rembourser sa part : ce que j’acceptais car de cette façon, on avait un prétexte pour se revoir. J’étais trop content de moi. Ça nous ferait sûrement un souvenir à raconter plus tard. Voilà, je me projetais déjà dans le futur avec Ibrahim…

Sur le trottoir, devant la station Opéra, je voulus l’embrasser une dernière fois, mais il esquiva. On se serra la main conventionnellement. Sa timidité était plus forte que tout, me dis-je. Moi, je ne désirais pas l’étreindre par bravade ou militantisme : j’en avais envie, c’était tout. A l’époque, je ne mesurais absolument pas les risques qu’il y avait à se rouler une pelle dans la rue.

On partit chacun de son côté.

Dans le RER B qui me ramenait vers mon bout du monde, la fatigue vint m’assaillir. J’étais mal installé, mais comme il n’y avait pas grand monde en ce dimanche matin, je pus m’allonger plus ou moins bien dans un carré quatre places. Le roulis du transport me cassa littéralement… Une fois dépassé la gare du Nord, des passagers s’étaient installés près de moi, ils me regardaient comme si j’étais un SDF ou un drogué. Il était temps que j’arrive chez moi et que je me couche…

Il faisait encore nuit quand je suis arrivé à Livry-Gargan. Je découvris que le bus du dimanche matin ne passait que toutes les heures et que je venais de le rater. Je pestai contre cette malchance qui m’avait fait habiter dans ce trou. Tant pis, je rentrai à pied… Je me rendis compte que je parlais tout seul pendant la marche jusque chez moi. Je me parlais d’Ibrahim : je ne pouvais plus l’oublier, je ne voulais pas l’oublier. J’allais attendre jusqu’au lundi soir avant de l’appeler et entendre sa voix.

Dans mon lit, je continuai mon monologue qui me permettait de rester en contact mental avec lui. Puis, je m’endormis.

Je me réveillai vers 17h. J’espérais avoir rêvé d’Ibrahim, mais pas de traces. Pourtant je ne pensais qu’à lui… J’avais faim : je me fis un bol de noodles et un thé fort. Je tournai en rond dans mon studio. Je ne savais quoi faire pour me calmer. Je mis de la musique. Depuis des semaines, j’écoutais en boucle le dernier album de U2 « Achtung Baby ! » mais là, ça ne passait pas. La mélancolie des chansons ne me touchait plus. J’avais envie de quelque chose qui me rappellerait ma nuit au sauna. Il existait une station de radio « spéciale » que j’écoutais en cachette quand j’habitais chez mes parents : radio FG. Je tombai sur un programme qui passait de la dance music, mais au bout de dix minutes, je n’en pouvais plus : décidément, cette musique n’était pas pour moi. Ça me permit juste de me remettre un peu dans l’ambiance et de repenser à Ibrahim…

Je n’avais rien d’autre à faire ce dimanche soir. Comme je n’avais pas la télé, il ne me restait plus qu’à me recoucher. Ça ne fut pas franchement difficile car j’avais du mal à récupérer. Je manquais sérieusement d’entrainement pour les sorties nocturnes.

 

4

 

   La journée du lundi fut un peu spéciale, j’étais anxieux, j’avais hâte d’être au soir, à 19h, où j’étais sûr d’avoir Ibrahim au téléphone, je ne pensais plus qu’à ça…

Je n’ai jamais été très productif, mais ce jour-là, je crois avoir battu mon record. J’essayais toujours de passer inaperçu, sauf que là, j’avais carrément l’impression d’être absent. Heureusement qu’à cette époque on n’était pas autant tracé par l’informatique : la productivité se mesurait aussi par le biais d’une amabilité pressante avec le chef de service. Par chance, le mien était très sympa.

Dès 16h et la sortie du boulot, je me ruai vers la station du RER B, pour rentrer chez moi et attendre le coup de fil d’Ibrahim. J’avais trois heures à patienter. J’étais comme un lion en cage. Or, il fallait que je reste cool ou que je paraisse le plus sympa possible. Je ne savais pas ce que j’allais lui dire, mais ça n’avait pas beaucoup d’importance. La situation étant inédite pour moi, je n’aurais qu’à improviser… La nuit tombait vite en novembre, même à 18h, j’avais l’impression qu’il était déjà tard.

Je fixais le téléphone comme s’il fallait l’empêcher de s’envoler. Je comptais les minutes. J’avais envie de l’appeler mais je devais respecter ce qu’il m’avait demandé. Il avait dit qu’il appellerait ou alors c’était peut-être à moi de l’appeler ? Je ne savais plus ce qu’on s’était proposé. L’aiguille tournait toujours aussi lentement. Mon dieu que cette horloge était lente ! Enfin, l’heure fatidique arriva…

Le téléphone ne sonna pas.

Je me dis qu’il fallait attendre encore un peu. Il avait sûrement beaucoup de choses à faire. Il était sur le point de le faire. 19h05. Rien. Je me levai et je restai planté devant la table du téléphone, la main au-dessus du combiné, prêt à décrocher. 19h10. Rien. Il n’avait quand même pas oublié : on s’était vu la veille. Non, pas possible ! 19h15. Là, je me dis qu’il fallait que je fasse quelque chose. De toute façon, j’étais tellement sur les nerfs, je ne tenais plus. J’avais préparé le papier sur lequel il avait noté de sa fine écriture, son numéro. Je le composai sur le cadran et attendis, fébrilement. Au bout de la troisième sonnerie, on décrocha :

-          Allo ? Ibrahim ? dis-je timidement.

-          Allo ? qui le demande ? dit une voix de femme mûre sans accent.

-          Je suis un ami. On devait s’appeler ce soir.

-          Un instant, je vais vous le chercher.

Elle déposa le combiné, sans doute sur une table, et je l’entendis partir en appelant Ibrahim. Puis, j’entendis clairement quelqu’un ramasser ce même combiné pour parler. J’espérais que c’était enfin lui.

-          Allo, oui ! Ibrahim à l’appareil.

-          Salut c’est moi, ça va ?

-          Ah ! c’est toi, Daniel ! Oui, je vais bien, mais je ne peux pas te parler pour le moment.

-          Tu n’es pas seul ?

-          Oui et j’ai beaucoup de boulot. Je dois faire pas mal de devoirs à la maison. Je te propose qu’on se rappelle vendredi soir si ça ne t’embête pas.

-          Euh oui ! Pourquoi pas ! Mais… on ne peut pas se parler un peu ? bafouillai-je.

-          Désolé, mais j’ai trop de boulot. On s’appelle sans faute vendredi soir.

Il avait raccroché et on ne s’était quasiment rien dit. On était lundi et il fallait que j’attende vendredi soir prochain pour pouvoir lui parler. Ça voulait dire aussi qu’on n’allait pas pouvoir se voir entre les deux appels. C’était dur. Je n’avais pas imaginé ça comme ça.

Je pris sur moi, je passai le reste de la semaine apparemment tranquille : ce qui fut quand même dur. Je fus soulagé quand arriva enfin le fameux vendredi. Cette journée fut comme si elle n’avait pas existé. J’étais là physiquement mais, mentalement, un vrai fantôme.

Chez moi, je pris ma douche, je m’apprêtai pour sortir car s’il me refaisait le numéro de lundi soir, notre relation naissante allait se compliquer et se tordre. Or, je n’aime pas souffrir, alors il valait mieux prendre les devants. En tout cas, je n’avais pas envie de me remettre dans un état de frustration.

A 19h, le téléphone ne sonna pas. J’attendis 19h05 : il ne se passa rien. Du coup, j’attrapai le combiné et j’appelai. A la troisième sonnerie, on décrocha :

-          Allo ? Puis-je parler à Ibrahim s’il vous plait ? dis-je d’une voix ferme.

-          Lui-même ! répondit-il.

-          Ibrahim ? Comment vas-tu ? On peut se parler ?

-          Oui, on peut ! Ça va ! Je voulais t’appeler mais ma belle-mère ne me quittait pas. Elle est partie faire des courses. Je suis seul, maintenant. Désolé pour l’autre fois, mais j’avais vraiment du boulot en retard à finir et ma belle-mère m’écoutait.

-          Oh ! Ce n’est rien ! Je m’en doutais. Ne t’inquiète pas pour ça, dis-je tout souriant et sûr de moi… Dis-moi ! On pourrait peut-être sortir ensemble ce soir ? Qu’en penses-tu ?

-          Non, pas ce soir. J’ai un dîner avec ma famille. Mais je pourrais peut-être passer le week-end chez toi ? Si tu veux, bien sûr ! Si ça ne te dérange pas ! proposa-t-il gentiment.

Là, je crus que j’allais tomber à la renverse.

-          Bien sûr ! C’est une excellente idée. Tu te rappelles que j’habite à Livry-Gargan, dans le Nord de la banlieue ?

-          Oui, oui ! Je sais où c’est. Je te propose que tu viennes me chercher à la gare samedi vers 13h.

-          Alors, c’est d’accord. Gare de Sevran-Livry vers 13h ! J’y serai sans faute.

-          A demain…

-          Je t’embrasse très fort et à demain, le coupai-je.

On raccrocha ensemble. Je restai fébrilement devant le téléphone. Je n’en revenais pas. Je n’osais pas bouger de peur que cette situation ne soit qu’un leurre. Au bout de cinq minutes seulement, je me décidais à respirer.

Puisque j’étais prêt à sortir, j’irais faire des courses au Cora de Livry, celui qui longe l’A3. Je voulais accueillir Ibrahim comme il se devait ; un petit peu de ménage s’imposait également. Du coup, je renonçai à aller dans le Marais.

 

5

 

   Effectivement, le lendemain après-midi, Ibrahim était déjà sur le quai quand je suis arrivé. Ça me fit tout drôle de le voir en plein jour. Je lui serrais la main malgré une furieuse envie de l’embrasser. Comme on avait raté le bus 147, je lui proposai de faire la route à pied.

Sur le chemin, il fut charmant et plus disert qu’au sauna. Je découvrais sa voix qu’il avait plutôt haut perchée, ça m’amusait et me surprenait, il faisait encore jeune garçon. Il marchait les mains dans les poches, le manteau ouvert, une écharpe en laine autour du cou. Il avait l’air d’un étudiant qui s’habille chez Columbia Sportswear. Pourtant, il n’était pas sportif du tout, me raconta-t-il.

Au bout des vingt minutes de marche, on arriva chez moi. J’habitais au rez-de-chaussée d’un petit immeuble de deux étages près de l’A3.

A peine la porte d’entrée de mon petit studio, refermée, je l’embrassai goulument sur la bouche, je ne tenais plus. Il rit de mon empressement. Il préféra calmer mes ardeurs tout de suite en me demandant si je n’avais pas quelque chose à boire. Bien sûr, je me dépêchai de lui servir un coca et l’invitai à s’assoir sur le canapé. Il remarqua tout de suite que je n’avais pas la télévision. A cette époque, ça choquait tellement mes invités, que je préférais raconter un bobard que de dire la vérité, que je n’en voulais pas. Je n’avais pas encore eu le temps d’en acheter une, était ma raison officielle. J’avais mille questions à lui poser :

-          Alors ! Comment se fait-il que tu t’appelles Ibrahim ?

-          Le secret, c’est que ma mère est anglaise, c’est mon père qui est libanais. Ils sont séparés, mais moi, j’ai vécu avec mon père à Beyrouth. Ma mère, elle, vit à Londres, je la vois de temps en temps.

-          Tu préfères vivre à Beyrouth qu’à Londres ?

-          Oui, je n’aime pas la famille de ma mère. Puis, le climat est horrible là-bas. Mon père vit en ce moment à Paris avec sa nouvelle femme qui est française, mais elle, elle ne m’aime pas. Je ne m’entends pas du tout avec elle.

-          Ah ! fis-je sur un ton d’une naïveté terrifiante.

Je me risquai sur une question plus personnelle.

-          Ton père est musulman ?

-          Oui, moi aussi.

-          Tu n’es pas maronite, alors ?

-          Non ! Cela pose-t-il un problème ?

-          Non, pas du tout, C’est la première fois que je rencontre un libanais musulman. Et que j’ai une aventure avec un arabe, d’ailleurs.

-          Tu sais au Liban, les chrétiens côtoient autant les musulmans.

-          Tant mieux pour nous, alors, dis-je content de le savoir.

Je me rapprochai de lui, on s’embrassa encore. Je lui avalai la bouche et la langue et il fit de même. On avait assez parlé pour le moment. On se déshabilla aussi vite qu’on put, on s’allongea sur le canapé, côte à côte. Comme il n’était pas encore configuré en lit, on manquait de place, mais ça n’avait pas d’importance étant donné l’état d’excitation dans lequel on se trouvait. Sachant que les rez-de-chaussées ne sont pas réputés pour leur confort en hiver, j’avais mis le chauffage assez fort pour qu’on puisse rester nu.

J’adorais sa peau d’une blancheur incroyable, presque laiteuse, totalement imberbe. Tout comme son sexe long et droit comme un i, surmonté d’un beau gland rose, circoncis. Il s’amusa avec mon prépuce, ça lui plaisait beaucoup. Je n’étais pourtant pas le premier garçon non circoncis avec qui il couchait, mais ce bout de peau l’excitait. Je le laissais jouer, c’était aussi très séduisant de l’observer.

Pour quelqu’un qui ne faisait jamais de sport, il avait un corps sculpté sec avec des abdos apparents qui m’impressionnaient. Il m’avoua qu’il courait de temps en temps quand même, alors que moi qui faisais régulièrement du jogging et de la natation, et le résultat ne me satisfaisait pas vraiment… Ce métissage anglo-libanais était une réussite, je n’avais jamais vu de mélange aussi beau. En fait, je devais me faire ces remarques parce qu’il était à moitié arabe, que le racisme était encore très fort à cette époque, et que fatalement, ça m’imprégnait malgré moi. J’avais vingt-cinq ans et je découvrais que j’avais encore beaucoup de chose à découvrir. Je n’aurais jamais imaginé non plus que ce prénom, « Ibrahim », puisse être synonyme de plaisir, de beauté et de joie. Parfois, des mots peuvent changer de résonnance quand on les prononce différemment. J’avais envie d’aimer cet Ibrahim-là.

On passa notre après-midi à baiser. Ensuite, on resta enroulé dans un duvet sur le canapé, et l’on discuta pour se connaitre un peu... Il était étudiant en ingénierie informatique, ses études lui prenaient tout son temps. Il les avait commencées à Beyrouth, mais l’instabilité chronique du Liban, comme celle de son père, l’avaient fait partir pour la France. Il adulait la musique classique et les opéras ; ce fut un mauvais point pour moi et pour nous. Cependant, il ne détestait pas la variété internationale et française que j’aimais. Sa timidité me plaisait beaucoup. D’ailleurs, plus on parlait, plus il prenait de l’aisance, et parfois, ses réponses me surprenaient. Il avait des idées bien arrêtées sur plein de choses. De temps à autre, lorsqu’on n’était pas d’accord, il gloussait.

On n’allait pas rester sur le canapé jusqu’à la nuit, je lui proposai de sortir boire un verre dans mon quartier : ce qu’il refusa, prétextant qu’on serait bien mieux au chaud à la maison. J’étais surpris mais j’acquiesçais. Après tout, ce qui m’intéressait c’était d’être avec lui. Alors, je lui proposai de faire des spaghettis, et l’idée lui plut de suite. Avant, on se fit une petite séance de nettoyage dans la douche qui m’excita rapidement. J’adorais son corps, mais là, je me contentai de regarder, nous en avions assez fait comme ça pour le moment.

Je lui proposai une bière, mais il ne buvait pas d’alcool et comme je m’en doutais, ne mangeait pas de porc non plus. Il ne pratiquait pas, ne se sentait pas plus croyant que ça, cependant il tenait à respecter ces deux choses. Moi, j’étais d’accord pour m’en passer ce soir-là. Donc, ce fut une pasta party avec du jus d’orange : simple, copieux et sympa… Durant, le repas, il n’arrêta pas de parler. Sa timidité s’était envolée je ne sais où ! Et moi qui suis plutôt bavard, je n’arrivais plus à en placer une. Je me sentais envahi par son flot de paroles, je ne savais pas encore s’il fallait s’en réjouir ou s’en méfier. Pour le moment, j’étais satisfait qu’il se sente bien avec moi. Il me plaisait tellement que j’étais prêt à tous les sacrifices pour le garder.

Il était un peu déçu qu’il n’y ait pas de télévision, mais on n’allait pas passer notre samedi soir à regarder des émissions, ça aussi, ça me surprenait… Il me parla de ces études, de son ambition d’obtenir un très bon poste, encore et encore.

On fit la vaisselle ensemble, ce qui m’amusa beaucoup car je n’avais encore jamais partagé ce genre de chose. Ça me plut énormément, c’était comme une vie de couple en miniature. Pendant qu’il essuyait, il continuait à me parler des opportunités de travail qui s’offriraient à lui dès qu’il obtiendrait son diplôme. Je supportais son flot, mais je commençais à lâcher prise. Alors, je l’embrassai par intermittence pour le faire taire sans le lui dire. L’astuce fonctionna très bien. Au bout d’un moment, il s’en aperçut mais ne s’en offusqua pas.

-          Tu sais, dit-il. Il faut que tu changes de travail. Tu mérites mieux que de porter des caisses toute la journée.

-          Oui, sûrement ! Mais ça ne me gêne pas. Il y a une bonne ambiance et je suis en permanence connecté au monde de la musique, du rock, du métal, de la variété, etc...

-          Tout ça n’a pas d’intérêt. Reprends tes études, passe ton BAC, et tu auras un meilleur salaire.

-          Ok ! J’y réfléchirai, c’est promis, répondis-je un peu saoulé. Qu’aimerais-tu faire maintenant ?

-          Il n’est pas très tard, mais on peut revenir au lit, si tu veux !

On sortait du lit et on allait s’y remettre. Là, sa litanie sur le travail reprit de plus belle et ça devenait franchement désagréable. C’est le problème avec les informaticiens, ils sont certains de tout comprendre et d’avoir tout le temps raison. Arrgh ! Alors, comme pendant la vaisselle, j’entrepris de l’embrasser et il cessa de parler pour se consacrer à ce jeu. On joua tous les deux, on n’allait pas tarder à baiser de nouveau. Ce fut le cas. Ce fut moins intense que la séance de l’après-midi, mais suffisamment pour qu’on s’endorme, lovés l’un contre l’autre. J’adore cette position, on ressent bien le corps de son partenaire.

J’étais aux anges. Je vivais un rêve et même du paradis. Moi aussi, j’avais le droit d’avoir ma petite part de bonheur.

 

6

 

   On se réveilla sur les coups de 10h, ce dimanche-là. Cette fois-ci, il ne fut pas question de baiser les yeux à peine ouverts. Eh non ! Ibrahim voulait un café. Cependant, il était aussi hors de question de ne pas se câliner avant de prendre un petit- déjeuner. Il se laissa faire de toute façon : rien ne vaut une fellation le matin… La nuit avait été fraiche et malgré le chauffage, il fallut s’habiller vite avant que la chaleur ne remonte à un niveau acceptable. Je lui proposais de sortir pour le café car je n’avais que du thé. Je sentis bien que ça le contrariait. Il opta pour le thé par défaut.

-          Tu ne préfères pas boire un café dehors, il y a un bar ouvert le dimanche, tout près d’ici ?

-          Non, merci ! Ça ira bien comme ça.

-          Si c’est une question d’argent, il n’y a aucun problème. Je t’invite.

-          C’est très gentil, mais je ne préfère pas.

Donc, c’était une question d’argent. Du reste, il ne me remboursa pas sa part du petit déjeuner du Café Capucine. Jamais.

Le dimanche passa agréablement : on écouta de la musique, du Barbara, principalement. Il était à peine 13h quand il me demanda de le raccompagner à la gare de Sevran-Livry : il avait des devoirs à faire, il fallait qu’il révise. J’étais en panique, je n’avais pas prévu qu’il puisse me quitter aussi vite. Drôle de week-end, qui n’était en fait que deux demi-journées. Mais je devais le laisser partir si je voulais le revoir. C’était la condition pour qu’il se sente libre.

Sur le quai du RER B, il me dit qu’il avait passé un excellent moment et qu’on se referait ça :

-          C’était super ! Merci pour ce week-end. J’ai adoré être avec toi.

-          On se verra cette semaine ?

-          Malheureusement, je dois travailler mes cours, mais on s’appelle un de ces soirs ! Si tu es d’accords, on se revoit chez toi, la semaine prochaine ?

-          Oui, bien sûr ! On s’organisera mieux. On fera l’amour toute la journée, s’il le faut !

Le train arriva et une irrépressible envie de l’embrasser une dernière fois me tenailla, mais comme la première fois, il coupa court en me tendant la main. Je la lui pris mais je n’avais plus envie de la lâcher. Ça le fit rire, il fallut quand même que je desserre les doigts… Quand le train fut parti, je me retrouvai seul sur le quai, désœuvré, avec un sentiment d’abandon.

J’étais content de mon week-end, malgré tout. Je n’en avais jamais vécu de pareil.

Ma journée du lundi fut plutôt calme, j’avais Ibrahim en tête, je ne pensais qu’à lui. Une collègue m’avoua qu’elle me trouvait changé, comme quelqu’un qui était amoureux. Je lui souris en guise de réponse et elle le prit comme une confirmation. Tant mieux ! me dis-je, sans en révéler plus. Elle espérait voir une photo de ma nouvelle petite copine un de ces jours. Ce qui me fit rire, mais je continuai à ne rien dire.

Si j'étais pour le coming-out en général, je n’y étais pas forcément favorable dans l’entreprise. La mienne ne montrait aucun signe d’homophobie, mais il n’y avait aucun signe positif non plus. Je préférais rester prudent.

Quand je suis amoureux, je suis obsédé, et Ibrahim m’obsédait. Je rêvais de lui, je me parlais de lui… Ce lundi soir-là, je ne savais plus si c’était bien ou inutile de l’appeler car le souvenir du week-end était encore très proche. En fin de compte, après une rude bataille contre moi-même, je renonçai.

En revanche, le mardi soir, je ne tenais plus. Il fallait que j’entende sa voix à défaut de pouvoir le toucher.

-          Allo ? Pourrais-je parler à Ibrahim, s’il vous plait ? dis-je en reconnaissant sa belle-mère.

-          Un instant. Je vais voir s’il est là, répondit-elle.

J’entendis quelqu’un manipuler le combiné puis le reposer sur une table.

-          Allo ? Ibrahim à l’appareil.

-          Oui, c’est moi, comment tu vas ?

-          Ça va, ça va, mais je suis débordé de travail. Je ne peux pas te parler longtemps. Ma belle-mère est là aussi. Désolé.

-          C’est toujours d’accord pour samedi prochain ?

-          Bien sûr. A la même heure. Fais comme tu voudras, ça sera parfait. Il faut que je raccroche, dit-il précipitamment.

Je me sentais moins frustré que la première fois, mais je n’étais pas satisfait non-plus. Il y avait manifestement un problème avec ses parents, surtout avec sa belle-mère. J’avais peur que ça gâche nos rencontres.

Les jours de la semaine n’existaient plus, seuls les week-ends avaient de l’importance désormais. Je ne sortais plus dans le Marais, j’avais rempli le frigo et le placard de bouffe : on pourrait tenir un siège.

Ce samedi midi, j’étais déjà sur le quai à attendre impatiemment, le RER B en provenance de Paris. Il arriva vers 13h. J’étais resté une heure dans la bise de novembre : j’étais transi… Dès qu’il débarqua, le froid disparut et j’affichai un franc sourire à la place du rictus causé par l’air frisquet… La boule dans l’estomac que je trainais depuis une semaine disparut elle aussi.

Il était là, quasiment habillé de la même façon que la semaine précédente. Je lui tendis la main pour le saluer. Je savais qu’il ne m’embrasserait pas sur le quai. On fit le chemin de la gare jusqu’à mon appartement, à pied.

Une fois chez moi, j’entrepris de l’embrasser vigoureusement. J’étais affamé de ses lèvres, mais curieusement, je ne ressentis pas la réciprocité. J’avais l’impression qu’il n’y était pas, qu’il se retenait.

-          Il faut que je te dise un truc, dit-il… Il faudra que je rentre dès dimanche matin. Je ne pourrais pas rester plus tard. Je dois aider mon père. Je partirai vers 10h. Ça te va ?

-          Oui, bien sûr. Pas de problème, répondis-je en faisant quand même la moue.

J’avais configuré le canapé en lit pour ne pas perdre de temps. On se déshabilla quasiment tout de suite… J’avais préparé une canette de Coca et un verre sur le plateau du bar, mais il n’y toucha pas. Ibrahim avait un côté un peu précieux : comme s’il avait l’air de ne toucher à rien. En revanche, il était très sexuel et ne se faisait pas prier… Le courant passait bien entre nous et rien ne nous rebutait. On se prélassa une bonne partie de l’après-midi au lit… Qu’est-ce que je me sentais bien dans ma peau ! J’étais fier de moi et de ce que je faisais. J’étais jeune, en pleine forme, mon partenaire l’était tout autant, et il était très beau en plus. Je vivais presqu’un conte de fée. Du moins, selon mes critères.

Vers 18h, on se rua dans la douche pour se débarrasser de la sueur et passer à autre chose, mais le jeu continua un petit peu. Je n’avais plus envie d’arrêter quoi que ce soit. Je laissai Ibrahim totalement libre de faire ce qu’il voulait. Je me doutais qu’après la douche, on aurait une séance de discussion.

-          Dis-moi ! attaqua Ibrahim. Est-ce que tu sors pour draguer des garçons depuis qu’on se connait ?

-          Bien sûr que non ! Et toi ?

-          Non ! De toute façon, même si je voulais, je ne pourrais pas : je n’ai pas le temps… Sinon, quel type de garçons aimes-tu ?

-          Euh, bah ! Comme toi, bien sûr, dis-je surpris par cette question. Et toi ?

-          Moi, j’aime les roux. J’ai une vraie passion pour les garçons aux cheveux roux. Qu’importe qu’ils soient jeunes ou vieux, beaux ou moches.

Je ne m’attendais pas à ça.

-          Ne t’inquiète pas, c’est par période. En ce moment, ce n’est pas la période.

Je ne comprenais pas tout à fait où il voulait en venir avec cette histoire de période. J’étais intrigué. Cependant, je laissais tomber pour le moment. Après tout, il avait bien le droit d’avoir un jardin secret, comme on dit :

-          Comment sont tes relations avec ta belle-mère ? J’ai l’impression que ça ne va pas fort, non ?

-          Elle ne m’aime pas. En fait, j’habite chez elle avec mon père. Elle aimerait beaucoup que j’aille vivre ailleurs pour être tranquille avec lui.

-          Elle t’empêche de parler au téléphone ?

-          Elle m’espionne surtout. Elle serait trop contente d’apprendre que j’ai des relations avec des garçons. Elle voudrait que mon père me jette dehors, mais ça n’arrivera pas. Mon père est un homme d’affaires, et il est très occupé. Le divorce avec ma mère s’est mal passé, mais il est content que je sois resté avec lui. Je suis son fils unique. Il se moque des problèmes que je peux avoir avec sa nouvelle femme. Je dois quand même faire attention car il n’aime pas du tout les homosexuels et s’il découvrait quelque chose, je peux être sûr qu’il me renverrait chez ma mère.

-          Et ta belle-mère le sait ou se doute de quelque chose pour toi, n’est-ce pas ?

-          C’est ça ! Elle cherche des preuves. C’est aussi pour cette raison que je préfère être chez toi le week-end que chez moi. Sinon, on va finir par se taper dessus.

-          Ben, si tu es mieux chez moi, tant mieux. Ça me fait plaisir, lui avoué-je.

A ce moment précis, j’eus envie de lui dire que je l’aimais. Ça semblait encore trop tôt. Je me mordis la langue pour retenir mes aveux. Pourtant, je notais que lui n’évoquait rien dans ce sens. Rien ne laissait croire qu’il avait des sentiments pour moi, ou en tout cas, il les cachait bien. Mais j’étais clairement troublé. C’est à la fois un défaut et une qualité, je suis très organique : quand j’aime, ça se voit ! Même si je n’avais rien dit, il pouvait donc fort bien le voir… J’acceptais tout de lui. En tout cas, mes barrières naturelles avaient disparu et je me laissais envahir volontiers.

Je lui proposai de manger. J’avais fait des courses et j’avais le choix pour ce soir. Lui aussi avait faim, mais il ne voulut rien de ce que j’avais acheté ! Il me demanda de refaire des pâtes. Bon, bah ! Ok pour des spaghettis à la sauce bolognaise sans viande ! Le diner fut en tout point identique à celui de la semaine précédente. Je n’avais pas pu exprimer mes talents culinaires, j’étais doublement déçu.

Il recommença à s’épancher. D’après ce que je comprenais, son père lui mettait une pression d’enfer pour qu’il réussisse ses études, à n’importe quel prix. D’ailleurs, son père avait l’air d’y mettre le prix… Je l’écoutais religieusement mais je ne retenais pas grand-chose, si ce n’était qu’il avait l’obligation de réussir. Ça me mettait un peu mal à l’aise. Je n’avais pas une situation formidable, mais je ne subissais aucune pression de personne, ni d’aucune sorte. Mon indépendance me coûtait mais je l’avais. Alors, j’entrepris de lui parler de ma courte expérience professionnelle et de mes choix de vie. Il les balaya d’une main : je n’avais pas assez d’ambition selon lui. Après tout, pourquoi pas ? Je trouvais cette discussion lourdement ennuyeuse. Je verrais bien plus tard comment faire pour qu’il m’écoute : rien ne servait de brusquer les choses.

Vint un autre dilemme. Depuis la semaine dernière, je n’avais toujours pas de télévision. Qu’allions-nous pouvoir faire avant de nous coucher ? Ben, pas grand-chose ! Il ne voulait pas sortir du studio, même pas faire un tour à pied dans le centre-ville de Livry-Gargan. Je voulais bien croire qu’il n’avait pas beaucoup d’argent, mais là, j’avais l’impression qu’il n’en avait pas du tout. C’était la seconde fois qu’il venait chez moi les mains dans les poches. Je ne voulais pas penser à cette histoire d’argent, mais j’étais en train de tout payer. Toutefois, j’étais tellement content de le voir et d’être avec lui, que je passais outre ce petit problème. Il avait sans doute une raison qu’il me dirait plus tard.

On se pelotonna l’un contre l’autre sous la couette pour se réchauffer. J’étais bien contre lui, je serais resté dans cette position pendant des heures, voire des jours et pourquoi pas, des années. On s’endormit assez rapidement. Il était encore tôt pour un samedi soir, mais ce fut bien quand même.

 

7

 

 

   Le lendemain matin, on se leva sur les coups de 8h. C’était vraiment tôt pour un dimanche. Là, pas question de se câliner ou de faire quoi que ce soit : il voulait partir rapidement. J’entrepris quand même de le retenir un peu en l’embrassant le plus possible, mais il ne joua pas, cette fois-ci. Je sentais même un certain agacement.

-          S’il te plait ! Je suis pressé. Je dois voir mon père aujourd’hui… Allons, laisse-moi !

-          Ok, ok ! Ne t’énerve pas. J’arrête ! Je te raccompagne à la gare. Dans trente minutes, on y sera.

-          Ne m’en veux pas, mais si je veux être tranquille, il faut que je sois tranquille avec mon père. Il a besoin de moi aujourd’hui.

-          D’accord ! On se verra le week-end prochain ?

-          Oui, on fait comme ça. Tiens, voici ma carte, avec mon adresse et mon numéro de téléphone.

J’étais agréablement surpris qu’il ait une carte de visite personnelle, surtout pour un jeune étudiant. Après tout, son père était un homme d’affaires, il avait pu en imprimer pour son fils… J’accueillis ce petit carton, basique mais précis, avec joie, j’étais content qu’il me le donne. Dans un sens, il me montrait sa confiance et son attachement.

Cette fois-ci, nous avions réussi à attraper le fameux bus fantôme. Sa carte orange fonctionnait dans cette partie de la banlieue : pas la peine de payer pour lui.

Le RER B arriva quasiment en même temps que nous. On se dit au revoir comme d’habitude, en se serrant la main et en se promettant de s’appeler.

Je ne le savais pas encore, mais c’était la dernière fois que je le voyais.

Il était encore tôt dans la journée, et même prévenu, je restais interdit et en manque. Je pouvais presque le suivre, maintenant qu’il m’avait donné son adresse. Je tournais en rond sur le quai en réfléchissant tout haut. Finalement, je renonçai assez vite à prendre le train suivant pour Paris. Je fis demi-tour et rentrai chez moi, dépité.

Ce jour-là, je peux dire que le fait de ne pas avoir de télévision me parut terriblement dur… Il fallait que je me sorte de mon obsession. C’est vrai quoi : Ibrahim était simplement rentré chez lui, il ne m’avait pas quitté. Il ne me restait plus qu’une solution : aller à la piscine faire des longueurs pour m’épuiser et me vider la tête. Ce fut une sage décision.

Le lendemain matin fut comme d’habitude, je n’avais pas envie d’aller travailler, mais voilà, mon indépendance avait un prix. La journée se passa bien, du moins de mon point de vue. Je nageais en plein bonheur et je me sentais bien dans ma peau. Le week-end avait été court mais bien, c’était déjà ça. J’espérais que le suivant serait mieux…

Il me faudrait attendre mardi soir ou mercredi soir pour l’avoir au téléphone. Ça me laissait du temps pour m’organiser un peu. Cette fois-ci, je devais trouver une solution pour le faire sortir de l’appart’. On n’allait pas rester enfermer tous les week-ends sous prétexte qu’il n’avait pas d’argent. Je connaissais une pizzeria sympa dans le centre-ville de Livry-Gargan qui ne devrait pas lui déplaire. Bref, j’échafaudais un plan dans l’objectif de passer un moment des plus agréables.

Dès le mardi soir, je pris la décision de l’appeler. J’avais tellement envie d’entendre sa voix, à défaut de le voir. J’attendis 19h15 :

-          Désolé, Ibrahim n’est pas là ce soir, dit une voix de femme que je ne connaissais pas.

-          Vous pouvez me dire vers quelle heure il rentrera ?

-          Je ne sais pas. Appelez demain, c’est mieux. Au revoir.

Décidément, le téléphone était plus un instrument de torture qu’un lien entre les hommes. J’éprouvais toujours un malaise après avoir raccroché. C’était toujours moi qui appelais et il venait toujours chez moi comme s’il était à l’hôtel. Comme toujours, je finis par lui trouver des circonstances atténuantes. Je connaissais les tenants, mais pas vraiment les aboutissants. Il n’avait pas l’air d’avoir une vie compliquée, ni d’être lui-même compliqué. Pourtant, il n’y avait rien de constant chez lui et ça me déstabilisait. Je me disais qu’un jour, il finirait par tout me dire.

La journée du mercredi fut quelque peu chaotique. Mes collègues étaient insupportables mais en temps ordinaire, je faisais un effort. Là, je ne cachais même pas qu’ils me gonflaient. Il fallait que je sorte au plus vite du boulot et que je rentre chez moi pour agripper ce satané téléphone.

J’attendis fébrilement 19h pour composer le numéro sur le cadran.

-          « Le numéro demandé n’est pas attribué »

Je raccrochai et je recomposai :

-          « Le numéro demandé n’est pas attribué »

J’attendis 19h30, je recomposai et j’entendis la même phrase robotique enregistrée. Je ne comprenais pas. J’avais sa carte dans les mains et j’avais déjà appelé plusieurs fois ce numéro auparavant. Comment était-ce possible ?

Je recommençai à 20h puis à 21h. toujours rien : le numéro avait disparu de chez France-Télécom.

Je ne comprenais ce que ça voulait dire. Lui était-il arrivé quelque chose ? J’avais été contrarié toute la journée, mais là, ça dépassait tout ce que j’avais connu. Comment pouvais-je le contacter ?

Je me couchai mais il me fut impossible de dormir. Je me levai à 6h du matin avec une boule au ventre qui m’empêcha de déjeuner. Toute la matinée, je restai les yeux rivés sur l’horloge murale près de la porte d’entrée. J’attendis 12h et la pause déjeuner pour aller dans le bureau de mon chef, et appeler de son poste. Le numéro ne fonctionna pas davantage.

J’entrepris de lui écrire une lettre, puisque j’avais son adresse. Si je la postais dès cet après-midi, elle arriverait avant samedi et notre rendez-vous. Je me permis de l’envoyer par le service courrier de mon entreprise. Une lettre de plus ou de moins, ça ne se verrait pas et elle irait plus vite. J’avais pris soin de mettre mon adresse au dos en cas de problème.

Le soir, je tentai encore ma chance. Le service des renseignements me confirma que le numéro n’était plus en route et que c’était très récent… Ce pouvait-il qu’Ibrahim ait été découvert par sa belle-mère et ensuite, expédié à Londres chez sa mère ?

Dans ce cas, ma lettre allait créer un problème supplémentaire. Je ne savais plus que penser.

La journée du jeudi fut pénible. Le boulot me saoulait et me fatiguait, je n’avais plus de force car je n’arrivais toujours pas à manger. En rentrant, je jetai un œil dans ma boîte aux lettres, il n’y avait rien. C’était sûrement encore trop tôt pour avoir une réponse.

Aux alentours de 18h, je me gavai de café et de pains au chocolat pour me nourrir, car ça commençait à devenir inquiétant. J’eus la nausée, mais je digérai tant bien que mal.

Ce vendredi, il faisait frisquet. Le café chaud ne produisit aucun effet, il ne diluait pas la boule qui prenait la place dans mon estomac. J’avais faim mais je ne pouvais pas manger. J’optai à nouveau pour un pain au chocolat. Or, il me fallait tenir car le matin il faisait plutôt frais sur les quais de déchargement où je travaillais jusqu’à midi. Je ne pouvais pas me permettre d’avoir un accident de travail ni de tomber malade.

Le soir, je me hâtai de rentrer pour découvrir s’il y avait un message sur mon répondeur ou une lettre dans ma boîte.

Je laissais tomber le téléphone, je n’avais pas envie de gâcher mon vendredi soir. De toute façon, j’avais essayé toute l’après-midi sans succès. Je préférais me coucher de bonne heure, j’étais sur les rotules.

Je consacrai mon samedi matin à attendre le facteur qui passait sur les coups de 11h30. Lorsqu’il arriva, je bondis pour l’accueillir. Effectivement, il y avait une lettre pour moi. Malheureusement, ce n’était pas ce que j’espérais. Ma propre lettre m’était revenue avec la mention, « n’habite pas à l’adresse indiquée ». Ce fut le second choc de la semaine. J’avais recopié l’adresse qui se trouvait sur la carte de visite. Je ne pouvais pas me tromper. C’était impossible.

Après le numéro de téléphone qui n’était pas attribué, c’était l’adresse qui était fausse. Là, plus de doute : France-Télécom et la Poste ne pouvaient pas se tromper. Je ne pouvais pas me mentir plus longtemps. Ibrahim m’avait manipulé pour je ne sais quelle raison. Je n’en revenais pas. Comment avais-je pu m’aveugler autant ?

Il était beau comme un rêve et j’avais voulu croire qu’on pouvait être ensemble, j’étais même en train de tomber amoureux. Désormais, je n’étais même pas sûr que j’avais appelé chez lui, ni que cette femme qui décrochait était bien sa belle-mère…

 

8

 

   On était samedi, je pris la décision de retourner au sauna pour essayer de le revoir, si jamais il avait eu la bonne idée d’y revenir.

Ce fut une des plus mauvaises idées de ma jeune vie. Le sauna m’apparut dans sa réalité glauque. J’arrivai sur les coups de 20h, il y avait déjà du monde. Aucun garçon ne m’intéressait, je cherchais Ibrahim. J’avais fait le tour de toutes les cabines, il ne me restait plus qu’à l’attendre dans les vestiaires. S’il devait venir, on ne pourrait pas se rater.

Il ne vint pas.

Vers 22h, je décidai de rentrer chez moi. J’étais bien trop triste pour consommer : le sexe me dégoutait tout d’un coup.

Il n’y avait plus rien de magique dans ma vie : la réalité y était froide et sombre, la Gare du Nord plus crasseuse que jamais et mon fin fond de banlieue plus désespéré. Mon studio était devenu minable, je me sentais minable. Une fois chez moi, je me mis au lit pour n’en sortir que le lundi matin. J’étais lessivé par cette expérience. Je ne pensais pas mériter une telle humiliation, car oui, je me sentais humilié par Ibrahim.

J’étais vexé.

J’étais tellement dégouté que je décidai de ne plus retourner au Subway pendant un moment. A la place, j’allais au Bar Bi, rue Sainte Croix de la Bretonnerie, dans le 4eme arrondissement…

La salle était assez petite, une cinquantaine de mètres carrés. Le comptoir se trouvait tout de suite sur la droite, en rentrant. Les deux barmans qui officiaient, deux jeunes mecs parfaitement glabres, un blond et un brun, étaient toujours torses nus et affichaient une impressionnante musculature : des biceps énormes et des pectoraux dignes des gladiateurs dans le film « Spartacus ». Des machines à muscles pour servir nos fantasmes et la bière.

Ce soir-là, c’était un mardi, à peine une dizaine de personnes s’entassaient mollement près du comptoir, pour admirer les armoires à glaces bodybuildées, tout en se dandinant sur les tubes House-music du moment… J’étais assis à un bout du comptoir, sirotant sans passion ma pinte. Il était près de 20h et je m’ennuyais sévèrement. Je n’avais pas pu amorcer la moindre discussion avec qui que ce soit. Il y a des soirs comme ça où rien ne marche. Depuis qu’Ibrahim avait disparu, je n’arrivais à rien.

Je m’installai le plus souvent au bout du comptoir pour éviter d’être envahi par la fumée de cigarette… La cigarette semblait un accessoire très pratique pour essayer de calmer son stress, sauf que ça ne marchait pas pour moi. C’était aussi un prétexte pour engager la conversation, mais comme je ne fumais pas, on m’abordait rarement pour m’en proposer ou m’en taxer une… Le stress d’être homo, puis d’être dans un bar gay, puis de vouloir rencontrer son alter ego à tout prix, rendait service à bon nombre de bureaux de tabac… Moi, je me sentais bien dans les bars gays, je me sentais chez moi, en famille et en sécurité. J’avais envie d’y passer ma vie. Seulement, je n’imaginais pas devoir y retourner aussi vite.

Être assis au bout du comptoir me permettait aussi de tout surveiller, tout en restant un peu à l’écart. Ce soir-là, j’observais le spectacle en regardant l’horloge d’un air songeur. En détachant mon regard des deux barmans, je m’aperçus qu’un gars me regardait aussi. Il était habillé plutôt classique : chemise blanche, pantalon de toile et chaussures de ville. Sa coupe de cheveux me fit sourire : châtain clair avec la raie au milieu et des chiens sur le front, comme si Patrick Juvet était encore à la mode. Il était plaisant, il me regardait plutôt avec insistance, ce qui était un assez bon signe… Il s’approcha de moi et posa son verre devant le mien. Sans rien demander, il s’assit sur un tabouret libre à côté de moi. Donc, je n’étais pas si nul que ça. Il engagea la conversation :

-           Je suis certain qu’on aime la même musique toi et moi, dit-il sûr de lui.

-           Ça ! Ça m’étonnerait beaucoup.

-           Je pense que tu écoutes du classique et que tu aimes Wagner.

En entendant ces mots, j’éclatai gentiment de rire, mais sans me moquer de lui. Non, je ne voulais pas me moquer, il me plaisait dans son genre et j’avais envie de continuer à parler. J’avais envie de voir venir et de mesurer sa surprise.

-          Je n’écoute pas de musique classique du tout, mais du rock.

En guise de réponse il s’approcha lentement de moi et m’embrassa sur la bouche. Il m’avait pris la bouche en m’avalant les lèvres. Goulument. Ça me plut énormément. Mon baromètre intime m’indiquait clairement que j’avais attrapé un poisson dans mon filet. Je lui rendis son baiser sur le même mode, mais en plus humide, puis je me présentai. Lui s’appelait Jean-Marc et on avait le même âge. Je lui proposai d’aller faire un tour aux toilettes pour s’amuser un peu, histoire de comparer la marchandise en toute intimité. Il refusa.

Je proposai d’aller chez lui ou chez moi. Seulement, à partir de là, les problèmes commencèrent. Il fallut lui dire que j’habitais au fin fond du monde : à Livry-Gargan. J’avais mon studio, ce qui était plutôt pratique pour emporter ses conquêtes car à 25 ans, beaucoup de mecs habitaient encore chez leurs parents. Si le week-end ça allait, en semaine ça ne marchait quasiment jamais.

Lui, habitait à Fontenay, à l’opposé et ne savait absolument pas où se trouvait Livry-Gargan.

-          J’ai une voiture. Si tu veux, je peux te raccompagner ? dit-il pourtant finalement.

-          Ok, ça marche. C’est rapide par l’A86. En moins de trente minutes, on y sera.

Donc, on irait chez moi. Voilà qui n’était pas banal car Fontenay était bien plus proche de Paris que Livry. J’étais étonné mais j’acceptais son offre. Après tout, pourquoi pas.

Dans la voiture, il alluma la radio et choisit Radio FG. Quel hasard ! pensai-je ironiquement. Il n’avait que des cassettes de classique dans son autoradio, mais on fit le trajet sur de la House-music, comme tous les pédés de base.

Chez moi, je lui proposai quelque chose à boire. Il déclina l’offre. Alors, j’entrepris de l’embrasser, mais il me repoussa, il voulait qu’on attende un peu. Il était fatigué et préférait qu’on se détende avant de passer aux choses sérieuses. Il finit par s’assoir sur mon lit… Puis, au bout de quelques minutes, se releva tout en me repoussant gentiment du bout des doigts. Il ne voulait vraiment pas m’embrasser tout de suite. Il se mit à inspecter les étagères où étaient entassés mes livres et mes CDs, qu’il jaugea sans émettre d’avis.

Il fit un rapide tour de mon studio.

Puis il se rassit sur le lit et m’annonça qu’il voulait rentrer : il était trop fatigué, en fin de compte. Je n’étais pas trop d’accord car j’avais accepté de le suivre pour rentrer chez moi, alors que j’aurais pu rester encore un peu dans le Marais. Du coup, il me prit dans ses bras et m’embrassa aussi goulument que dans le bar. Il mit un peu plus de passion, on resta un long moment sans nous décoller. Ma langue faisait des tours dans sa bouche et vice versa. C’était bon et plaisant. J’en avais tellement envie.

Mais il finit par me repousser gentiment :

-          Excuse-moi. Il faut que je rentre. Je n’aurais pas dû venir, je suis fatigué, dit-il piteusement.

-          Ben, ce n’est pas très cool ça ! Il est à peine 22h, on a encore le temps pour faire quelque chose ensemble.

-          Désolé ! Ce n’est pas possible. Tu n’es pas mon genre. Je me suis trompé. Je te laisse mon numéro de tel. On pourra se revoir.

-          Pas la peine. Je sais très bien qu’on ne se reverra pas. Ne te fatigue pas, j’ai l’habitude. Merci pour la promenade en voiture, dis-je très déçu en refermant la porte.

Il quitta mon studio en un coup de vent. J’étais abasourdi car on ne m’avait jamais encore fait ce genre de plan. Que voulait-il à la fin ? C’est déjà dur de draguer et de ramener quelqu’un chez soi, mais une fois que c’est fait, pour quelle raison valable ne pouvait-on plus coucher ensemble ?

En fait, la révélation me vint dans la nuit. Jean-Marc devait rechercher le grand amour, l’homme de sa vie ou quelque chose comme ça et je n’étais pas le bon candidat. Il ne m’avait pas raccompagné chez moi pour m’éviter de prendre les transports en commun. Il voulait voir à quoi ressemblait mon studio pour se faire une idée de qui j’étais vraiment. Et pour lui, je n’étais pas assez digne, même pas assez bon pour coucher avec. Bien sûr, mes livres ne devaient pas être assez intellectuels et mon style de musique le rebutait sûrement. Il vérifiait l’emballage du paquet et les étiquettes n’étaient pas assez classe pour lui. Ce qui me sidéra, c’est la rapidité avec laquelle il m’avait jugé. Bref, encore un connard !

Celui-là ne compta pas vraiment. On n’avait fait que s’embrasser et ça avait tourné au vinaigre très vite. Pourtant, j’avais besoin d’une nouvelle expérience pour redémarrer après l’échec avec Ibrahim. Or, je n’avais pas réussi à conclure.

Je ne voyais pas comment j’allais inverser la tendance : ça devenait même un gros problème.

 

9

 

   Le reste de la semaine se passa plutôt bien. Je préférais travailler que de rester à ruminer dans mon coin. Je ne savais pas où était passé Ibrahim ni ce qui lui était arrivé.

Le fait de ne pas savoir me rongeait intérieurement. Je ne faisais jamais de mal à personne et je ne comprenais pas pourquoi Ibrahim s’était conduit de la sorte avec moi. J’étais mal et j’avais mal.

Enfin, le samedi soir arriva pour me délivrer de l’angoisse d’être seul. Si être solitaire ne me gênait pas, la solitude me pesait énormément.

La gare de Sevran-Livry a l’air d’être posée dans un champ, entourée de quelques maisons, avec une épicerie arabe délabrée et le traditionnel kebab de banlieue. Le soir, on a l’impression que la gare est un vaisseau fantôme voguant sur une mer de hautes herbes ou noyée sous des épis de maïs. A 25 km de Paris, j’avais l’impression d’habiter dans la banlieue de Vladivostok, tellement je me sentais loin de tout. Enfin, pas de tout, j’étais à côté du boulot, ce n’était pas si mal. Mais ce fut la dernière fois de ma vie que je m’installerais près d’un boulot. Je préférerai privilégier le cadre de vie que la distance pour aller travailler. Le plaisir d’abord, le reste après.

Le RER B m’emporta dans la nuit noire de novembre vers mon salut, là où mon excitation serait comblée. J’avais hâte.

Dès que j’étais dans le Marais, je me sentais revivre.

Pour me rendre au Bar Bi, il fallait remonter la rue Sante Croix de la Bretonnerie en coupant la rue des Archives, mais cette fois-ci, je décidai de m’arrêter bien avant : je retournai au Subway. Je n’avais pas envie de revoir Jean-Marc, d’ailleurs je ne l’ai jamais revu.

Ce samedi soir, le Subway était plein comme un œuf. J’arrivai sur place vers 19h30. J’aperçus Tony au baby-foot qui jouait avec des gars que je ne connaissais pas. On se fit la bise, ce qui m’amusa beaucoup : première étape vers la féminisation, pensai-je… Il me présenta ses amis dont j’oubliai les noms aussitôt : des dindes qui gloussaient à chaque fin de phrase en sirotant leur bière avec une paille. Tous portaient des marcels blancs, avaient les cheveux très courts, des pantalons moulants et des baskets à grosse semelle. Parmi eux, je me sentais autant à ma place qu’une vache dans un musée. Tony portait un t-shirt marin, ses petites lunettes rondes et sa houppette blonde ; il me paraissait plus humain que ses amis. Tout d’un coup, ils reprirent tous en chœur une chanson de Madonna qui passait, un remix dance de « Fever ». Je ne savais pas qu’elle avait repris cette chanson d’Elvis Presley. Ce n’était pas mauvais, mais de là à la chanter à tue-tête, fallait pas exagérer. Tony m’apostropha :

-          Bah, ça faisait un bail qu’on ne t’avait pas vu ? Tu faisais quoi ?

-          Rien de spécial, mentis-je, je n’avais pas envie de sortir.

-          Quelque chose ne va pas ?

-          Ça va, ça va ! Sont bizarres ceux-là, non ?

-          Pourquoi tu les trouves bizarres ? Décontracte-toi. Ils sont super sympas. Tout va bien, c’est samedi soir et on va faire la fête. Tu viens avec nous, on va en boîte ?

-          Ah ? Vous allez où ?

-          On va au Scorp. C’est génial. Tu connais ?

-          Seulement de réputation. Je ne vais qu’au GTD, au Palace.

-          Nous aussi, on y sera dimanche soir. Si tu ne viens pas avec nous, on se verra au GTD alors.

-          Ok ! Moi, je vais rester là, J’ai envie de rencontrer quelqu’un ce soir.

-          Bonne chance, me dit Tony avec un sourire presque enfantin. 

Effectivement, il m’en aurait fallu de la chance ce soir-là. Je me suis pris un râteau comme jamais depuis que je venais dans les bars gays. Alors qu’il y avait la queue pour utiliser les toilettes comme baisodrome, je n’arrivais même pas à lier connaissance, ni à entamer une quelconque conversation : le bide total. Pourtant, je ne me sentais pas vilain ni repoussant, mais ce soir-là, rien n’y fit.

J’avais bu trois ou quatre pintes et je ne suivais plus rien. Le son trop fort et les spots s’ajoutèrent à mon malaise naissant. Je ne pouvais quand même pas me déculotter en public pour attirer quelqu’un ! Je me sentais ridicule et très seul. En déposant mon verre sur le zinc, le barman me fit signe qu’il voulait me parler.

-          Je t’ai observé ce soir. Ça va ? Tu n’as pas l’air bien, tu as trop bu ? dit-il en me parlant dans l’oreille.

-          Je crois que j’ai trop bu mais ça va, je ne suis pas malade. Ça ira pour ce soir, je vais rentrer, dis-je d’un ton pathétique. Je suis venu pour draguer, mais personne ne veut de moi

-          Ça arrive parfois. Il ne faut pas désespérer pour si peu. T’as été un peu lourd avec les mecs ce soir. Si je peux te donner un conseil : être agressif n’est pas du tout le trip des mecs de ce bar. Il faut que tu ailles ailleurs pour trouver des mecs plus durs, va au Quetzal, par exemple.

-          Mais non, j’aime les mecs cools dans ton genre. Cool comme toi, d’ailleurs.

-          Merci, t’es gentil. Allez, rentre bien. Bonne soirée, dit-il en riant.

Décidément, on ne m’avait jamais rien dit de tel au Bar Bi. Je commençai à regretter ce bar. Tony et sa bande avaient déjà quitté les lieux pour aller au Scorp. J’avais trop bu et je n’avais pas envie de les rejoindre en boîte. Comme samedi soir foireux, on ne pouvait pas faire mieux, une vraie catastrophe. En plus, j’avais menti à Tony, je n’étais encore jamais allé au GTD. Je n’allais pas en boîte non plus, je détestais danser… Bon, fiasco sur toute la ligne…

Il était tard, le bar s’était quelque peu clairsemé. Il y avait de la place, y compris près du zinc où on pouvait s’assoir. Je me dirigeai malgré moi vers la sortie quand j’aperçus un gars au look sympa : casquette de base-ball sur la tête, bombers, et doc Martens. Il était seul, il buvait sa bière tout en tirant sur sa clope… J’allais partir quand il tourna la tête au même moment, et me fit un sourire. Je m’arrêtai pour lui rendre son sourire. Il m’invita à m’assoir à côté de lui. J’avais déjà pas mal bu et je ne me sentais pas le courage de boire une autre pinte de bière. Je commandai un coca-cola au serveur qui me dévisagea, l’air dépité de devoir encore me servir.

-          Tu viens souvent dans ce bar ? demandai-je naïvement à mon voisin, l’air flottant.

-          De temps en temps ! répondit-il en riant.

-          Je ne t’avais jamais vu.

-          Moi non plus.

-          Comment tu t’appelles ?

-          Je m’appelle Franck.

La tête me chauffait : les quatre pintes de bière y étaient bien pour quelque chose. J’étais complètement désinhibé. Je me penchai pour l’embrasser tout en fixant ses lèvres des yeux. Il se laissa faire. Il s’excusa pour l’odeur de cigarette.

-          Non ! Ne t’excuse pas. J’aime bien ce goût du tabac. Désormais, ce goût dans ta bouche me rappellera que c’est toi. Ça me plait.

Il rit et on s’embrassa encore et encore, comme quand j’embrassais Ibrahim. C’était bon.

Franck me suivit jusqu’à Livry-Gargan, et on ne se quitta plus pendant les six années suivantes…

 

10

 

Deux ans plus tard.

   En 1994, ma vie roulait parfaitement bien. J’avais enfin quitté Livry-Gargan pour m’installer à Aubervilliers avec Franck : on vivait ensemble depuis deux ans. J’avais eu un peu d’avancement dans mon boulot, un salaire plus conséquent…

Je me rappelle fort bien de ce mois de mai, il faisait beau et presque chaud en cette fin d’après-midi, et je m’apprêtai à sortir de l’entreprise, quand j’aperçus une silhouette familière au standard.

Je regardai à deux fois. J’avais un doute. Je me dirigeais vers la sortie quand il me barra soudainement la route, puis se tint devant moi :

-          Salut ! Est-ce qu’on peut se parler ? me dit-il

Je répondis par un hochement de tête affirmatif.

-          Tu m’as reconnu, n’est-ce pas ?

-          Oui ! On va parler en marchant jusqu’à la gare de RER. Mais d’abords, on quitte les locaux.

Je pressai le pas naturellement, je n’avais pas envie de me promener avec lui… Une boule vint se nouer dans mon ventre. Tout d’un coup, je me sentis mal. Rien que d’avoir entendu sa voix, me mettait dans un état de contrariété incroyable.

-          Ça fait plusieurs fois que je viens mais à chaque fois, tu es déjà parti. Tu quittes drôlement tôt ?

-          Je commence tôt aussi. Je n’aime pas trainer sur mon lieu de travail. Ça ne m’intéresse pas.

-          Le travail, c’est important …

-          … tu es venu me parler de travail ? le coupai-je sur un ton presque excédé.

-          Non ! Je suis venu pour te faire des excuses.

-          Ibrahim ! Tu as disparu sans un mot pendant deux ans et aujourd’hui, tu réapparais pour me faire des excuses ? Tu sais ce que ça m’a fait de ne plus te voir ? De ne plus avoir de nouvelles ? De ne pas savoir ce qui t’était arrivé ? Est-ce que tu sais l’effet que ça m’a fait ? J’étais en train de tomber amoureux de toi, moi ! dis-je, les larmes me venant aux yeux.

J’avais envie de crier mais je me retins. Ça ne servait plus à rien de s’énerver.

-          Je me doutais bien que tu m’aimais, c’est pour ça que je suis revenu aujourd’hui… Peut-être qu’on pourrait reprendre ?

-          Tu te fous de moi ou quoi ? C’est trop tard, je vis avec quelqu’un d’autre et ça se passe très bien. Je ne compte pas changer, et encore moins te reprendre.

-          Tu sais, j’ai réalisé que tu étais quelqu’un de bien.

-          Ça t’a pris deux ans pour t’en apercevoir : c’est bien ! Tu as coupé ton téléphone et tu m’as donné une fausse adresse. Et maintenant, tu voudrais reprendre là où on s’est arrêté ? Tu as perdu la tête ou quoi ?

-          Excuse-moi ! Je vais te dire la vérité… En fait, en même temps que je te voyais, je fréquentais une fille et j’étais très amoureux d’elle. Il a fallu que je fasse un choix.

-          Pourquoi ne pas l’avoir dit ? J’aurais pu comprendre ! Et aujourd’hui, elle est où cette fille ?

-          On a rompu. Ça n’a pas marché entre nous. Après, j’ai rencontré un garçon mais ça n’a pas marché non plus. Alors, j’ai pensé à toi, parce qu’avec toi, c’était bien… En fait… je n’arrive pas à choisir entre une fille et un garçon, mais avec toi, je sais que ça marchera.

On était arrivé à la gare de RER, les trains se succédaient, je les laissais partir. Je voulais encore parler avec lui, j’avais aussi une irrépressible envie de l’embrasser. Quand j’essayai de le faire, il esquiva. Les quais étaient bondés mais je m’en foutais, je voulais retrouver le goût de ses lèvres, j’en salivai d’envie. Et puis, je ne voulais plus l’écouter, ses excuses ne m’intéressaient pas.

-          Tu as dit que tu étais avec quelqu’un ? Je pourrais peut-être le rencontrer ? On pourrait devenir amis ?

-          Mais qu’est-ce que tu racontes ? Il est hors de question que tu voies mon copain. La seule chose dont j’ai vraiment envie de faire avec toi, c’est de baiser, tout de suite.

-          Tu es sérieux ? … C’est une blague ?... Non, ça ne va pas être possible… Je dois rentrer.

-          Ibrahim ! Allons à Paris dans un sauna et baisons ensemble comme le jour où on s’est rencontrés. S’il te plait ! Viens ! J’ai tellement envie de toi.

Je me rendis compte qu’au moment où je prononçais ces paroles, mon excitation était à son comble, ça me faisait mal, mon pantalon me serrait. Ibrahim le remarqua et sut que je ne plaisantais pas… Il hésita, puis se laissa entrainer dans le train où on était finalement montés… Je connaissais un sauna près de la Gare du Nord qui était déjà ouvert. Pour me montrer sa confiance, il me donna son nouveau numéro de téléphone. Mais que pouvais-je bien en faire ?

Dès que le train quitta la station, je sentis qu’il n’était plus dans le même état d’esprit qu’il y avait quelques minutes. J’essayai de l’amadouer.

-          Finalement, je ne préfère pas qu’on aille dans ce sauna. Je vais rentrer chez moi.

-          Ibrahim ! Je descends à Aubervilliers, il reste deux stations. Si tu es d’accords, je reste avec toi jusqu’à la Gare du Nord, sinon on se quitte définitivement.

Le train fit son arrêt en gare d’Aubervilliers.

-          Je vais rentrer chez moi, c’est mieux.

-          Je ne te comprends pas. Tu dis que tu veux reprendre avec moi, mais tu ne veux pas baiser avec moi ! Tu ne sais vraiment pas ce que tu veux…

J’attendis sa réponse jusqu’à ce que la sonnerie de la fermeture des portes retentisse. Je descendis, l’abandonnant.

-          Ok ! Je pars, dis-je navré.

Le train emportait Ibrahim, mais cette fois-ci, je savais la raison pour laquelle on se quittait. J’étais soulagé, ma boule dans le ventre disparut dès que je fus sorti de la gare.

 

11

 

   J’hésitai à jeter le bout de papier avec le numéro de téléphone. Je remis à plus tard la décision de m’en débarrasser.

J’étais content, malgré tout, qu’il ne lui soit rien arrivé de mal. Je ne savais plus quoi penser, j’étais perturbé, il me plaisait encore. Pourtant, j’avais réussi à l’oublier, je ne pensais plus à lui depuis que j’étais avec Franck. Et là, tout était par terre, sans dessus dessous… Je décidai de ne rien dire à Franck et d’être le plus discret possible. C’était de l’histoire ancienne, c’était fini, alors pas la peine de réveiller les vieux démons de la jalousie.

Cette rencontre saugrenue m’avait remué plus que prévu. Je m’en voulais d’avoir réagi si durement… Deux ans plus tôt, j’aurais donné n’importe quoi pour qu’il réapparaisse. Là, le miracle avait eu lieu, et je n’avais eu qu’une envie, celle de lui mettre les points sur les i, et ça avait tourné au vinaigre…

Enfin. Il était toujours aussi beau, et toujours aussi excitant. Il était plus vieux de deux ans, ça lui donnait un côté un peu plus mature. Il avait perdu son style étudiant, il s’était affiné, était aussi plus musclé. Il portait une fine moustache qui surlignait bien cette bouche lippue, qui me plaisait toujours autant.

Ce gars me faisait un effet comme jamais un gars ne m’avait fait jusque-là.

J’étais dans une confusion la plus totale, je tournais en rond dans l’appart, contrarié. Je triturai le bout de papier en lisant et relisant le numéro de téléphone, je finis par le connaitre par cœur. Je savais que je finirais par l’appeler, c’était inéluctable. Ibrahim avait réussi à foutre le bordel dans ma tête… Franck terminait son boulot tard le soir, ce qui me laissait du temps libre pour m’organiser. Sur les coups de 20h, je décidai de crever l’abcès, il fallait que je parle à Ibrahim et que j’entende sa voix encore une fois.

Il décrocha de suite. A l’époque, les téléphones fixes ne permettaient pas de filtrer les numéros : c’était pratique.

-          Ibrahim ? Ouais c’est Daniel… Je voulais qu’on se parle encore un peu. Tu es d’accord ?

-          Oui ! De quoi veux-tu qu’on parle ?

-          Ben, qu’on parle de nous… Il faut que je sache ce que tu veux, exactement.

-          Tu m’as dit que tu vivais en couple, donc, on ne peut plus se mettre ensemble, sauf si tu te sépares de ton copain… je ne crois pas que tu le feras, n’est-ce pas ?

-          Effectivement, je ne le ferai pas… Mais rien ne nous empêche de nous revoir, et de recoucher ensemble. Je sais que tu en as autant envie que moi.

-          Ça me plairait bien, mais je ne le ferais pas. Soit, tu es libre et on peut être ensemble, soit tu es en couple et on ne peut qu’être amis, mais on ne baisera pas… Il faut que tu te libères, c’est ma condition.

J’étais éberlué par ce que j’entendais dans le combiné. Ibrahim m’avait jeté comme un moins que rien, et là, il se permettait de fixer des conditions pour revenir avec moi.

-          Je n’ai pas envie de quitter mon copain, on s’entend bien, tout va bien entre nous. Mais ce n’est pas un obstacle pour qu’on puisse se revoir. Je te rappelle que tu es venu me voir cet après-midi après deux ans de silence. Ce n’est pas moi qui suis venu te chercher. Tu devais t’attendre à ce que je te fasse cette proposition.

-          Je sais que c’est moi qui suis venu, je te fais des excuses, je n’aurais pas dû.

-          Tu te fous de moi ou quoi ? Tu t’attendais à quoi ? … J’ai envie de toi et tu as envie de moi. Tu crois que je n’ai pas remarqué que tu étais excité ?

-          C’est vrai ! J’étais excité mais je n’y peux rien, c’est physique. J’aurai bien voulu, mais je ne peux pas. Pas comme ça en tout cas… Il faut que je te laisse…

Il me raccrocha au nez. Je le rappelai dans la foulée, mais il laissa sonner. Tant que Franck n’était pas rentré, je fis plusieurs fois son numéro, mais Ibrahim ne décrocha pas.

Franck finit par arriver, je ne pouvais plus utiliser le téléphone aussi discrètement que je l’aurais voulu, il remarqua mon embarras. Je lui avouai que j’étais contrarié, que ça passerait en dormant. Il ne posa pas plus de question, il avait déjà fort à faire avec son boulot qui était très prenant, et le soir, il n’avait qu’une seule envie, celle de se détendre.

La nuit fut chaotique. Un vrai terrain de manœuvre s’était installé dans ma tête, il fallait que je monte à l’assaut. Franck s’écroulait toujours comme une masse, l’immeuble aurait pu s’effondrer qu’il aurait continué à dormir sans problème, il ne vit rien de mon remue-méninges… Cette nuit-là, impossible de mettre une stratégie en place : pour l’instant, j’étais vaincu.

Le lendemain soir, j’étais à peine rentré que je tournais déjà autour du téléphone. Ça me démangeait d’appeler Ibrahim. Le problème : je ne savais que lui dire. Je n’allais quand même pas le harceler jusqu’à ce qu’il cède ! Il fallait que je me calme et que je réfléchisse… Je sortis faire un footing, un peu de sport me ferait du bien.

Je courus jusqu’au parc de la Courneuve… Une bonne heure plus tard, j’étais de retour à la maison, Franck était rentré aussi. Je pris ma douche, puis une fois séché et changé, j’allai le retrouver sur le balcon, prendre un apéritif. Là, je l’embrassai tendrement. On passa la soirée ensemble à discuter, on était bien.

J’oubliai le téléphone, j’oubliai Ibrahim…définitivement

 

12

 

   Je n’avais pas choisi de m’installer à Aubervilliers, en Seine St Denis, mais le 1% patronal m’y avait obligé. Je n’avais pas un gros salaire, et même si Franck gagnait assez bien sa vie, à cette époque, deux garçons vivant ensemble ne pouvaient pas prétendre avoir plus grand qu’un deux pièces. L’appartement se situait au cinquième d’une tour de dix-sept étages, rue Danièle Casanova. Après le vide semi-désertique de Livry-Gargan, nous nous retrouvions dans la ville aux centaines de tours HLM à Aubervilliers.

Franck avait cinq ans de plus que moi, il était plus mature, ça se voyait. Il ressemblait un peu à Ibrahim, mais il était plus mince : le sport était une notion étrangère pour lui. En fait, c’était un intello, un matheux, formateur en informatique et accessoirement, prof de math. On s’entendait sur tout sauf en musique : il n’aimait que la musique classique, avec une préférence pour Mozart.

D’abord il s’était installé chez moi, dans mon studio, mais si c’était assez grand pour moi, ce fut trop petit à deux. Ensuite, on s’entendait tellement bien qu’on décida de tenter l’aventure en habitant ensemble, chez nous.

Chez nous, ça voulait dire : vivre ailleurs qu’à Livry-Gargan, plus près de Paris, avec nos noms sur la boite aux lettres, « Daniel et Franck », ça avait de la gueule. On était officiellement en couple, j’en étais tellement fier. En 1994, il y avait de quoi être fier, il faisait bon être gay en France, on avait l’impression d’avoir tout gagné.

L’immeuble était laid. Une vraie tour en béton des années soixante, grise, avec à ses pieds le parking aux centaines de voitures. Les espaces verts étaient rares et clairsemés, mais ils existaient : ça donnait un peu de couleur parmi tout ce gris… L’entrée débouchait sur un large lobby où se trouvaient les boites aux lettres et les deux ascenseurs, l’un pour les étages pairs, l’autre pour les impairs. C’était pratique d’en avoir deux, surtout quand l’un était en panne : et ça arriverait souvent… Je ne savais pas pourquoi, mais le lobby était tout le temps plein de monde. Des gamins qui jouaient, de jeunes adultes à capuches qui fumaient, des poussettes en stationnement devant la loge du gardien dont l’autorité n’existait pas, manifestement. En temps normal, ça générait un brouhaha qu’on entendait jusque dans les étages, et les jours de pluie, c’était pire.

Le palier de notre étage était sombre, mal éclairé, long, en rectangle, sans fenêtre sur l’extérieur : assez lugubre. Ça avait l’air propre, mais certains coins l’étaient plus que d’autres. Une dizaine de portes d’appartements ponctuaient des murs défraichis. La nôtre se trouvait juste en face de l’ascenseur.

L’appartement était bien. Un grand deux pièces en forme de U : super fonctionnel. La porte d’entrée donnait directement sur la salle de séjour à droite, la cuisine-couloir et la salle de bain au centre, la chambre à gauche. Un balcon reliait la salle de séjour à la chambre : idéal pour les petits déjeuners et les dîners à la belle saison. Les peintures restaient encore à faire, mais on avait voulu emménager, quand même. On aurait le temps pour ça, plus tard. Toutes les fenêtres et le balcon donnaient sur le parking. La vue sur les autres tours n’avait pas d’intérêt particulier.

A première vue, Aubervilliers n’avait aucun intérêt non plus, c’était une ville dortoir où s’entassaient la misère et diverses communautés ethniques qui servaient de réservoir à main d’œuvres corvéables à merci. Mais nous nous trouvions à deux stations de RER de Paris et du Marais, on pouvait s’y rendre en dix minutes : fini la galère du bout du monde.

Puis, Jack Ralite, maire communiste réformateur, s’occupait bien de la ville – en apparence, en tout cas – car toutes les tours avaient été réhabilitées, le Vieil-Aubervilliers ressemblait à un village assez agréable avec son marché et ses cafés ; le théâtre de la Commune et une salle de concert, assuraient le niveau culturel. On arrivait dans cette ville, on s’y sentait déjà bien.

Nous prîmes nos marques assez rapidement.

Nous avions emménagé en plein hiver, il faisait gris tout le temps, et durant les deux premiers mois, nous avons vécu au rythme du métro, boulot, dodo : le temps passait sans qu’on s’en rendre compte… On expérimentait la vie à deux, ça se passait bien. Il nous arrivait même de ne plus sortir dans le Marais, le soir…

Un samedi soir où nous avions décidé de rester dans notre quartier, il se passa un petit incident. En sortant de l’ascenseur, nous vîmes que le lobby était plein de monde : parmi les adultes, des enfants d’une dizaine d’années jouaient. Nous traversâmes sans problème jusqu’à la porte, quand soudain, nous entendîmes un de ces enfants, une fille, nous interpeler dans ces termes : « tiens, voilà les pédés ! »

Franck et moi, nous arrêtâmes brusquement, stupéfaits.

-          Tu as entendu la même chose que moi ? demanda Franck.

-          J’ai un doute, là !... Mais j’en ai bien peur.

Tous les deux, espérions nous tromper.

-          Tu sais, si on se pose la question, c’est qu’on a entendu et compris la même chose.

-          Merde ! Ça craint… Qu’est-ce qu’on fait ?

-          Je pense qu’il faut crever l’abcès…reste là Daniel, je vais m’en occuper.

Franck retrouva ses marques de prof de math en un rien de temps. Il fit demi-tour, me laissant sur le parking. Je le suivais des yeux. J’angoissai un peu. Franck se dirigea tranquillement vers la gamine qui nous avait invectivés. Les jeunes à capuches qui trainaient là aussi se tournèrent vers la scène, sans bouger de leur coin : ils observaient.

Le silence se fit.

-          Bonsoir, tu peux répéter ce que tu viens de nous dire ? dit Franck d’une voix calme.

-          Je n’ai rien dit.

-          Je t’ai entendu dire quelque chose de pas très gentil.

Une autre gamine l’interpella.

-          Je t’avais dit de te taire, maintenant maman va t’attraper.

-          Tu la connais ?

-          Oui, c’est ma sœur, elle est bête, dit-elle… Allez, on rentre à la maison.

-          Je vais vous accompagner.

Les jeunes à capuches reprirent leurs occupations. Le brouhaha recommença…

Franck prit l’ascenseur avec les deux gamines. Ils furent accueillis par la mère, une femme d’une quarantaine d’années en djellaba qui se tenait sur le pas de la porte, et qui fut très surprise de voir revenir ses filles avec un adulte et qui plus est, un inconnu.

-          Que se passe-t-il ?

-          Bonsoir madame, rien de très grave, je vous rassure… Je dois vous dire quand même que votre fille m’a insulté tout à l’heure. C’est pour ça que je suis là.

Elle jeta un œil inquisiteur à sa grande fille, qui confirma d’un coup de tête furtif. Là, la mère attrapa la plus petite et la gifla. Franck tenta de calmer le jeu mais rien n’y fit : la mère était furieuse. Elle se confondit en excuses et fit promettre à sa fille que ça ne se reproduirait plus. Franck, en bon diplomate, accepta les excuses et s’en retourna.

J’avais attendu avec anxiété une bonne dizaine de minutes, je piétinais sur un mètre carré sur le parking, n’osant pas retrouver Franck, ne sachant pas quoi faire. J’accueillis son retour avec soulagement. Contre toute attente, il était très content de lui.

-          C’est réglé !

Il me raconta la scène en plaisantant, tout m’en expliquant la stratégie qu’il avait employée : il jubilait, il n’était pas prof pour rien. Il n’avait pas pu empêcher la mère de gifler sa fille et il le regrettait. Franck espérait qu’on ne s’en était pas fait une ennemie.

Depuis ce soir-là, lorsqu’on croisait les deux gamines dans le lobby, on avait droit à des salutations cordiales et sonores. Quant à la mère rebeu, elle discuterait volontiers avec nous, elle était très sympa… Mais des yeux cachés par des capuches nous poursuivaient également.

 

13

 

   Après ce petit incident, il ne se passa plus rien d’important nous concernant. Cependant la vie dans la tour était déconcertante. Nos voisins étaient courtois et cordiaux avec nous, sans plus. On essayait de leur parler mais ils semblaient nous fuir tout le temps…

Nous partagions le cinquième étage avec neuf autres locataires. A l’exception de l’appartement du fond, tous étaient des retraités qui finissaient leur vie dans ce mouroir. C’était déprimant de les voir se trainer dans les couloirs lorsqu’ils partaient chercher le pain du matin et du soir, seules sorties quotidiennes…

Un jour notre voisin immédiat nous expliqua la raison pour laquelle on ne nous adressait pas plus la parole que ça : on ne participait pas au ménage du palier. En fait, lors de notre arrivée, nous avions été surpris de voir que des coins étaient plus propres que d’autres, et pour cause, chaque locataire s’était auto-délimité un bout de palier à nettoyer ; si tout le monde s’y mettait, le palier resterait propre. Pourtant, il y avait bien une équipe du ménage qui passait chaque semaine, mais tous jugeaient que ce n’était pas suffisant. Pour moi et Franck, ce fut clair : il n’était pas question de le faire. Notre décision nous causerait des déboires que nous ne soupçonnions pas encore.

Notre voisin immédiat était un homme charmant, mais il n’avait pas de chance. Sa femme était une personne acariâtre, qui perdait la tête chaque fin de mois lors du paiement du loyer. Elle ne sortait jamais, c’était toujours lui qui allait chercher le pain et remontait le courrier. On ne l’apercevait qu’au moment où elle recevait la quittance. Là, elle se mettait à hurler du matin jusqu’au soir sans s’arrêter :

-          Enculés ! enculés ! enculés ! enculés ! enculés ! enculés ! enculés ! enculés ! enculés ! enculés ! enculés ! enculés ! enculés ! enculés ! enculés ! enculés ! enculés ! enculés ! enculés ! enculés ! enculés ! enculés ! enculés ! enculés ! ....

Elle s’égosillait à s’en arracher les cordes vocales : c’était flippant.

La première fois que je découvris ce délire, j’étais de repos à la maison ; j’avais tout de suite repéré d’où ça venait. Je me décidai à aller voir notre charmant voisin, qui m’ouvrit navré du spectacle que lui et sa femme offraient aux habitants de la tour. Il entrebâilla la porte sans me faire entrer, puis me parla d’une voix posée, étrangement détachée.

Il m’expliqua ce qui se passait, elle n’allait pas tarder à se calmer ou plutôt, par être calmée. En effet, au bout de plusieurs heures de hurlements, elle finissait par un malaise qui lui valait d’être emmenée en ambulance. Elle revenait deux ou trois jours plus tard, tranquille jusqu’à la prochaine crise. Elle nous ferait ce sketch toutes les fins de mois.

Une voisine qui sortait de l’ascenseur vint me prévenir que la cabine n’était pas trop praticable. Je laissai notre charmant voisin pour constater ce que ça voulait dire, il fallait que je descende faire une course.

-          Comme vous êtes nouveau dans l’immeuble, vous ne connaissez pas encore les us et coutumes. Je vous en prie, regardez donc…

Elle ouvrit la porte de l’ascenseur et l’odeur me prit à la gorge avant de voir ce que c’était. Un marre d’urine luisait sur le sol de la cabine.

-          Eh oui ! Ça surprend, hein ? Ce sont les petits noirs du 17eme. Des Maliens ou des Congolais… Enfin des noirs, quoi ! la mère a au moins dix gosses, elle ne s’en occupe pas, ils sont livrés à eux-mêmes ; elle ne doit pas être chez elle à cette heure-ci, alors les gosses qui ont envie de pisser, n’ont rien trouvé de mieux, que de faire dans l’ascenseur. Et c’est comme ça tous les jours ! Vous comprenez, nous on en a marre de ces gens-là.

-          Je vous comprends… Que fait le gardien ?

-          Il a déjà rencontré les parents, mais ils s’en foutent… Ils savent qu’ils sont inexpulsables. Ces gens-là, ont toutes les protections de la mairie… De toute façon, ils ne comprennent pas un mot de français.

-          Ah !... dis-je dubitatif.

-          En attendant, la loge est fermée jusqu’à 16h30, donc ça va rester comme ça toute l’après-midi avant que le gardien nettoie. Déjà qu’il ne fait pas grand-chose, celui-là !

J’empruntai l’ascenseur en faisant bien attention de ne pas trop stationner dans la flaque. Je fus accueilli au niveau zéro par le gardien, armé d’un seau et d’un balai-serpillère. Il m’expliqua que le syndic de l’immeuble lui avait demandé d’intervenir pour nettoyer : ça ne pouvait pas attendre la réouverture de la loge en fin d’après-midi.

-          Je le fais parce que c’est vraiment dégueulasse et qu’on ne va pas attendre que tout le monde patauge dedans… J’en ai pour cinq minutes, après je ferme la loge… J’espère que vous ne venez pas pour me le signaler ? Parce que le syndic m’a appelé au moins dix fois.

-          Euh ! non ! Je dois sortir, c’est tout…

Le gardien venait de me donner une information que me titilla.

-          Il y a un syndic, ici ?

-          Ah oui ! Bien sûr ! Pour s’occuper des Maliens du 17eme, il n’y a personne, mais pour me faire chier, ça ! Ils sont tous là !

-          Et à quoi servent-ils ?

-          Euh ! Les Maliens ? A rien !... Quant au Syndic, si vous avez quelque chose à demander, il faut passer par eux ! Pas par moi. Sinon, ils bloqueront votre demande… Un conseil : méfiez-vous d’eux ! Le président, c’est l’œil de Moscou, et les autres, c’est le KGB.

La comparaison me fit sourire : ça faisait longtemps que je n’avais pas entendu ça, l’URSS n’existait plus depuis quelques années… Je me risquai à un complément d’information.

Le gardien me parlait tout en frottant le sol de la cabine : son eau empestait la javel et la poussière.

-          C’est quoi, « l’œil de Moscou » ?

-          L’œil, c’est le président du syndic, et Moscou ? Ben, c’est le maire ! Jack Ralite, c’est un coco… Moi, je n’ai rien contre eux. Ils gèrent la ville, ça se passe assez bien, mais c’est le bordel avec une certaine catégorie de personnes, si vous voyez ce que je veux dire !

-          Oui, j’ai compris… ceux du 17eme.

-          Voilà ! C’est ça !

En fait, le gardien voulait parler de tout ce qui n’était pas « blanc et français », et à Aubervilliers, c’était plutôt coloré. Je ne voulais pas m’aliéner quelqu’un qui pouvait m’être utile pour notre appartement. Je ne le connaissais pas encore bien, j’avais le temps de statuer sur ce que je devais faire. Il était sympathique dans son genre, mais il était clair qu’il lorgnait vers le Front National. Il m’avait fait une confidence sur les gens du syndic et sur le maire : là aussi, il fallait que je fasse attention. Si on ne courait aucun risque d’avoir des ennuis en dénigrant le maire d’Aubervilliers, il y en avait peut-être en s’attaquant au syndic, d’après lui… Nous venions d’emménager et il y avait encore des petites choses à régler chez nous : des prises manquaient, l’évier fuyait, bref, j’aurais besoin de ce syndic.

Franck et moi n’avions pas d’autre ambition que d’être acceptés et bien intégrés parmi les habitants de la tour. Pour nous, il n’était pas question de nous faire remarquer : nous étions vraiment discrets, de toute façon… C’est ce que nous croyions.

 

14

 

    Hélas ! Nos relations avec les représentants du syndic se détériorèrent rapidement. Ça faisait deux mois qu’on était installés et personne ne s’était déplacé pour faire les réparations auxquelles on avait droit. J’eus la mauvaise idée de m’accrocher avec l’adjoint du président lors d’une énième réclamation téléphonique. Il prenait rendez-vous, ne venait pas, puis prétextait que j’étais absent lors de sa venue : il me joua cette partition deux fois. Il fallut toute l’habileté diplomatique de Franck pour débloquer la situation. Deux ouvriers vinrent au troisième rendez-vous, avec le gardien, firent les réparations rapidement, mais uniquement ce qu’on avait demandé, ils n’avaient pas le temps pour les autres contrôles. Le rendez-vous fut factuel et froid. Après leur départ, le gardien qui était resté, me fit remarquer :

-          Vous avez été un peu maladroit avec eux. C’était fait exprès ?

-          Quelle maladresse ? J’ai été courtois et poli. Que pouvais-je faire de plus ?

-          Ils se sont déplacés pour vous en priorité, il y a beaucoup d’appartements dans la cité. Ils ont beaucoup de travail. Vous auriez pu faire un geste.

-          Qu’est-ce que vous insinuez ?

-          Bah ! Vous savez bien, quoi !... Un petit geste, quoi !

-          Fallait que je paye ? Mais je croyais que c’était gratuit !

-          C’est un service gratuit !... Enfin, ce n’est pas grave.

Il me fallut plusieurs minutes pour comprendre ce qu’il me disait à mots couverts : il fallait que je donne un pourboire. Dans ma tête, c’était clair, il n’en était pas question.

Enfin, les réparations avaient été faites, il ne restait plus qu’à planifier les futurs travaux : les peintures pour la cuisine et la salle de bain, le papier peint pour la chambre et la grande salle. Franck envisageait de s’y attaquer au printemps, ce qui nous permettait de choisir les produits et les couleurs tranquillement.

En sortant de l’appartement, je vis pour la première fois mon voisin du bout du palier. Un gars assez jeune, d’une trentaine d’années, survêtement et casquette vissée sur la tête… Le gardien le regarda se diriger vers l’ascenseur sans le saluer. Manifestement, il y avait de la tension entre eux deux. Ce gars fut courtois avec moi, sans plus, mais j’étais content de voir qu’il n’y avait pas que des vieux à notre étage.

Si le téléphone relie les hommes, l’ascenseur est bien plus avantageux : on monte dedans. Pourtant, le gardien préféra descendre les cinq étages à pied que de passer quelques minutes avec mon voisin et moi… Durant notre descente, on resta l’un à côté de l’autre en chiens de faïence. Il triturait son briquet, il se préparait à fumer. Il n’avait pas l’air méchant, ni désagréable, il était juste muet. Bon, c’était un premier contact, je me promis de faire mieux la prochaine fois.

Dès que nous arrivâmes au rez-de-chaussée, le gars sortit le premier et se dirigea vers le local à poubelles : c’est là qu’il faisait sa pause clope, pensai-je. Décidément, les gens avaient de drôles d’habitudes dans cet immeuble…

Le lobby était plein, comme chaque jour d’ailleurs. Quelque part, ça remplaçait la place du village, c’était le passage obligé de ceux qui entraient et de ceux qui sortaient, le boucan en plus… En sortant de la tour, je remarquai une silhouette très attractive pour mes yeux : un jeune gars en tenue de motard, en jeans moulant, une coupe de cheveux à la G.I… ça faisait déjà quelques mois qu’on habitait là et je ne l’avais jamais vu avant. Ce fut une bonne surprise : il n’y avait pas que des laissés pour compte dans cette tour ! Il s’employait à garer sa grosse moto lorsque je passai devant lui. On se salua cordialement, sans plus, mais ça me suffisait. Je le croiserais bien un de ces soirs, en rentrant du boulot. En attendant, il rentrait et moi, je sortais.

Un soir que je revenais d’une course, je le vis qui engueulait copieusement les petits noirs du 17 -ème. Lui, les insultait et eux, lui crachaient dessus en courant tout autour, insaisissables. Ils tournaient autour de lui et sa moto tels les indiens autour des chariots des pionniers, lui leur promettait l’enfer s’ils touchaient à son bolide. Il fallait l’intervention du gardien pour qu’ils le laissent tranquille… Le gars me rejoignit devant la porte de l’ascenseur. Il était encore énervé mais sa colère était en train de se dissiper : il savait que c’était un jeu pour ces enfants. Le casque sous le bras, il enleva ses gants pour me serrer la main. Je me sentis empoté tout d’un coup, je ne savais plus quoi faire de mes sacs. Ça le fit sourire, il se présenta.

-          Bonsoir, je m’appelle William. Je viens d’emménager au 11 -ème. Qu’est-ce qu’ils sont chiants, ces mômes, ce n’est pas croyable.

-          Bonsoir, moi c’est Daniel, dis-je tout penaud. Je suis au 5 -ème.

-          Ça va au 5 -ème ? Parce qu’au 11 -ème, il n’y a que des problèmes. C’est le bordel tous les soirs. Enfin, le gardien m’a dit que ça allait se calmer. Je n’ai pas envie de redéménager tout de suite.

-          Oui, ça va ! pas de souci pour le moment.

Il devait avoir entre vingt-cinq et trente ans, et il était beau comme tout : un vrai mannequin. Je devinais une corpulence de sportif sous son blouson de cuir… Etant donné la misère que je croisais tous les jours, j’avais l’impression qu’il y avait une erreur de casting dans cette tour. Qu’est-ce qu’il faisait ici ? me demandais-je … La cabine arriva, par chance il s’agissait de l’ascenseur impair, on le prendrait ensemble… Enfin, pas tout de suite. En ouvrant la porte, on s’aperçut qu’il y avait plein de crachats au sol. En levant les yeux, on vit aussi que le plafond en était maculé : ceux du sol provenaient du plafond. Là, on exprima notre écœurement en même temps ! Quelqu’un s’était amusé à tapisser de mollards la cabine pendant un voyage, et c’était récent. William ne fut pas long à accuser les petits noirs qui l’avaient harcelé quelques minutes plus tôt. Il appela le gardien qui était encore dans sa loge.

-          Venez voir ça, Gérard !

Il connaissait son prénom : intéressant !

-          Bordel ! Y en a qui n’ont rien à foutre dans la vie. Ce n’est pas possible de voir ça. Ne bougez pas. Je reviens avec le balai-serpillère. J’en ai pour deux minutes.

Gérard, le gardien, mit un coup de serpillère sur le sol et le plafond.

William se risqua.

-          Ce n’est pas un coup de ces mômes, ceux qui m’emmerdaient tout à l’heure ?

-          Ça, je n’en sais rien. Ils me paraissent un peu petits pour ce genre de jeu. Je préfère ne pas accuser sans savoir.

-          Tu sais Gérard, s’il faut que je vous accompagne pour voir les parents. On le règlera peut-être définitivement, ce problème.

-          Non ! Vaut mieux pas. Je vous remercie William… C’est écœurant de voir ça !

Eh ben ! J’avais découvert qu’on pouvait tapisser de crachats une cabine d’ascenseur, et que William, tout beau garçon qu’il était, était aussi un bagarreur potentiel. Je sus plus tard, par le gardien, qu’il faisait partie de l’équipe de football américain d’Aubervilliers, et qu’il était logé par la ville.

On commençait tout doucement à prendre nos marques dans l’immeuble et dans la ville : ça nous changeait de Livry-Gargan où il ne se passait jamais rien… Un soir, qu’il rentrait du boulot un peu plus tôt que prévu, Franck avait remonté le courrier. Il vint me voir, dubitatif.

-          Dis-moi ! Parmi les lettres que j’ai remontées, il y avait un petit mot, tu l’as vu ?

-          Euh non ! Quel mot ?

Franck me montra un post-it sur lequel était écrit : « merci d’arrêté de faire du bruit ! »

-          Ce n’est pas signé. Donc, ça n’a pas de valeur. Qui aurait pu nous mettre ce mot dans notre boite ? Et puis, quel bruit ferions-nous qui gênerait tant que ça un de nos voisins ?

-          Je pense que c’est une erreur. Ce mot ne doit pas être pour nous. On s’en fout.

Franck jeta le post-it. On verrait bien s’il y en aurait un autre plus tard. Cependant Franck était de nature méfiante et parfois, craintive. Ce mot ne le rassurait pas. Je fis comme s’il ne s’était rien passé. Ce n’était rien qu’un bout de papier avec quelques mots écrit au stylo bille, mal orthographié, qui plus est. Donc peut-être le jeu d’un gamin peu subtil, ou plus sûrement, une erreur de boite aux lettres.

Ce soir-là, c’était mon tour d’aller jeter le sac poubelle. Le local se trouvait à l’opposé de l’entrée de l’immeuble : c’était sale, ça sentait mauvais, il fallait vraiment avoir quelque chose à faire pour y aller. Il n’était pas très tard, mais en entrant dans le lieu, qui n’était pas très éclairé, je distinguai deux personnes qui s’y trouvaient déjà. Je reconnus tout de suite l’un deux : mon jeune voisin à casquette, qui était en train d’échanger quelque chose avec un inconnu. Je les avais surpris en plein deal, compris-je.

J’ai salué et jeté mon sac dans le premier container, puis je suis ressorti le plus vite que j’ai pu. Cependant, j’avais noté le regard de mon voisin : il savait que j’avais tout vu. Je ne savais pas ce qu’il dealait, mais il était évident que ce n’était pas des cacahuètes. Je comprenais l’attitude du gardien, maintenant : lui aussi, savait ce qui se passait le soir dans le local à poubelles.

Je rentrai précipitamment et j’en parlai de suite à Franck. Curieusement ça ne lui fit aucun effet, alors qu’il s’inquiétait pour le mot dans la boite aux lettres. Moi, j’étais remué.

-          Ne t’inquiète pas ! me dit-il. Ce n’est pas très grave. Je vais t’expliquer. Notre gentil voisin t’a vu, mais il sait que tu l’as vu aussi : donc, un partout. Ça neutralise la situation : il ne se passera rien. Mais, on peut aussi s’en faire un ami.

-          Un ami ? Comment ça ?

-          Ne bouge pas ! Je reviens dans cinq minutes.

Il mit son blouson bomber, sa casquette de baseball, et quitta l’appartement. Il avait l’habitude de négocier avec ses élèves ou des stagiaires récalcitrants, mais là, je ne savais pas ce qu’il pouvait faire : j’étais sur les nerfs et à deux doigts d’aller le rejoindre. Sauf que je ne savais pas où il était parti.

Il mit bien plus de cinq minutes à revenir, mais il était content de lui.

-          Voilà ! Nous avons un nouvel ami dans l’immeuble.

-          Comment ça ?

Il ouvrit la main et je vis dans sa paume, un cube d’aluminium.

-          Hier soir, quand je suis allé jeter la poubelle, j’ai senti une odeur d’herbe mais je n’ai vu personne. Là, c’est clair que c’est notre voisin qui deale des barrettes de shit. En fait, j’ai acheté notre tranquillité, et en plus, elle est bonne.

J’étais sur le cul.

-          Quand je suis arrivé, il était en train de fumer, je lui ai demandé si je pouvais tirer une taffe, il a accepté et il m’a proposé une barrette : 100 Fr. Affaire conclue… J’aime bien fumer un petit joint le soir, ça détend. Je ne pensais pas en trouver à domicile.

-          Et il a accepté, comme ça ? … Vous avez parlé ?

-          Il a accepté… On n’a quasiment pas échangé… C’est un bon compromis. Maintenant, il sait qu’on ne bavera pas. On est tranquilles.

Dès le lendemain soir, je croisai notre voisin sur le palier, qui se fendit d’un salut de tête et d’un sourire franc. Ce n’était pas grand-chose, mais ça me rassurait.

 

15

 

   Je finissais relativement tôt mon boulot, ce qui me permettait d’être chez moi plus tôt aussi. Je n’avais plus la galère des transports depuis que j’habitais à Aubervilliers. Tout était simple et rapide… Cet après-midi-là, je rentrai tranquillement à pied de la gare de RER Aubervilliers – La Courneuve, lorsque je croisai notre voisin du 11eme, le beau William, qui faisait son jogging. Il eut le temps de faire plusieurs tours de parking avant de me rejoindre devant l’ascenseur.

William me salua en soufflant comme un bœuf. Il était exténué, il avait fait autant de tours de parking qu’il avait pu. Son visage était en sueur, ses vêtements en étaient trempés. On monta tous les deux dans la cabine, et les portes à peine fermées, il enleva son t-shirt. Il se mit torse nu et essuya la sueur avec. Putain qu’il était sexy ! Que cette situation était incroyable, pensais-je… Je le regardais faire, bouche bée… Lorsque je quittai l’ascenseur, arrivé à mon étage, il me fit un clin d’œil amical : lui, n’était gêné en rien. Ce gars était vraiment sympa. Il serait un allié tout le temps qu’on se côtoierait dans l’immeuble.

Une autre surprise m’attendait sur mon palier.

A peine avais-je fait un pas en dehors de la cabine, que j’aperçus une dizaine de gamins, dont les petits noirs du 17 -ème, caleter par la porte des escaliers. J’en avais quand même vu qui avait collée l’oreille à ma porte. Pourquoi ? Que se passait-il ? En m’approchant pour mettre la clé dans le canon, je vis un énorme « PD » inscrit à la craie.

Je fis demi-tour et allai chercher le gardien. Il constata avec moi ce qu’il y avait d’écrit sur ma porte. Il me promit de s’occuper des gamins… Franck ne rentrait pas avant 20h, ça me laissait plusieurs heures avant de pouvoir lui en parler, en attendant, je ruminais.

-          J’ai lavé la porte, il ne reste rien.

-          C’est un mauvais signe… Tu dis qu’il y en avait qui avaient l’oreille collée à la porte ? Donc, ils voulaient nous écouter pour savoir ce qu’on faisait. Ces mômes ont inscrit ces lettres « PD » sur notre porte et pas sur celles des voisins, donc, c’est bien nous qui étions visés.

Franck avait l’habitude de mener des enquêtes, de démêler le vrai du faux, avec ses stagiaires.

-          Oui, mais ça veut dire quoi ?

-          Ce sont des mômes. Ils ne savent pas ce que ça veut dire exactement, ces lettres. Bien sûr, ils savent que c’est plus ou moins une insulte, mais ils sont trop jeunes pour deviner ce que nous sommes. Donc ce sont des adultes qui en ont parlé. Donc, il y a des adultes, et des parents, qui parlent de nous dans cet immeuble, en ce moment.

-          Oh merde ! Je crois que je commence à comprendre.

-          Oui, ça veut dire qu’ils parlent de nous en des termes pas très sympathiques. On doit tellement être bizarres, que ces mômes ont voulu voir ce qu’on était vraiment.

Franck devait avoir raison : ça se tenait. Ma boule dans le ventre revint illico. Il continua de réfléchir à voix haute.

-          Tu veux que je te dise ? La réaction du gardien est toute aussi bizarre. A mon avis, il sait qui sont ceux qui parlent de nous, et qui surtout, disent du mal de nous.

-          Tu veux dire qu’il est complice ?

-          Soit il est complice, soit il ne veut pas s’en mêler, mais il le sait et ça, j’en suis sûr.

Franck continua ses investigations mentales, en essayant de faire le lien entre ce qui s’était passé cet après-midi-là et le post-it trouvé dans la boite aux lettres quelques jours plus tôt. Il ne découvrit pas ce qui rapprochait ces deux éléments.

L’hiver était sur son déclin et tout s’était relativement bien passé jusque-là. A partir du « tag », notre vie basculerait dans une sorte de cinquième dimension…

On oublia l’incident, il fallait bien de toute façon, mais la vie dans la tour nous surprenait… Nous reçûmes une invitation pour assister à une réunion du Syndic de l’immeuble : cette invitation n’était pas nominative, tous les locataires l’avaient, un simple carton glissé dans la boite aux lettres… Le syndic organisait cette réunion pour mettre en place une riposte face à la nouvelle augmentation des loyers, opérée par le bailleur social, et qui était jugée trop élevée. Franck ne put se libérer le soir prévu ; j’allais donc, seul, affronter la foule.

Le syndic possédait une grande salle au rez-de-chaussée située entre la loge du gardien et l’entrée du local à poubelles.

Effectivement il y avait du monde, l’ambiance était survoltée. On se serait cru dans un meeting politique : l’estrade au fond, le public devant. Je découvris qu’il y avait beaucoup d’habitants que je ne connaissais pas encore, je n’avais jamais vu la majorité des gens qui étaient là ce soir. Dix appartements par étage, sur dix-sept étages... Je fis un rapide calcul en imaginant une moyenne d’habitants par appartement, soit quatre personnes, fois dix appartements, égal quarante personnes, fois dix-sept étages, ça nous donnait environ sept cents personnes : la capacité d’un petit village vertical… Ils n’étaient pas tous présents.

Je me dirigeai vers l’estrade me présenter auprès des membres du syndic. Ils firent le minimum syndical, si je peux m’exprimer ainsi : ils me saluèrent du bout des lèvres, je ne soulevai pas l’enthousiasme. Ils avaient sûrement d’autres chats à fouetter, pensai-je… Au centre de l’estrade je reconnus le président, le fameux « Œil de Moscou », il me serra à peine la main mais il me regarda bien droit dans les yeux : ça me troubla, mais je ne sus pas comment l’interpréter. Il saluait à la chaine, mais il avait pris le temps de me dévisager, sans dire un mot.

La réunion démarra, le silence se fit. Le président parla, ou plutôt harangua son public, qui fut conquis par ce qu’il avait à proposer : plus personne ne devait payer son loyer tant que le bailleur social n’aurait pas renoncé à l’augmentation. C’était simple, mais totalement irréaliste. Cependant, le président remporta une large adhésion à ce projet. L’audience étaient déchainée : ça tournait presque à l’insurrection. Ce n’était pas le moment de donner mon avis, pensai-je…

Je quittai la réunion avant la fin, en saluant le gardien qui se tenait en retrait, devant la porte. Après un léger signe de tête, il me demanda ce que je faisais là.

-          Pourquoi vous êtes venu ? Vous n’êtes pas concerné !

-          Je me sens concerné par la vie de l’immeuble. Ce n’est pas bien ?

-          Pour ceux-là, je n’en suis pas sûr… En fait, l’augmentation ne concerne que ceux qui n’ont jamais eu de réévaluation du loyer depuis au moins vingt ans. Certains ne payent que dix pour cent de ce que vous payez pour le vôtre. Le nouveau bailleur s’est aperçu que ça n’avait jamais été fait, donc il réévalue… Je ne donne pas cher de sa révolution, à l’autre.

Le gardien n’était pas venu soutenir les habitants ! Non, lui était là, officiellement pour ouvrir et fermer la salle, et officieusement pour espionner pour le compte du bailleur.

Je remontai chez nous retrouver Franck, qui était enfin rentré. Il avait sa tête des mauvais jours, que j’attribuai à une dure journée de cours. Mais non, il était un peu contrarié.

-          Regarde ce que j’ai trouvé dans la boite aux lettres ! Un nouveau post-it, avec le même message. « Merci d’arrêté de faire du bruit ! »

Je notai qu’il y avait la même faute, donc, c’était la même personne.

-          Qui cela peut-il être ? Mystère !

On se levait tous les deux vers 6h du matin, et trente minutes après, on était dehors. L’appartement restait vide, et donc sans bruit, jusque vers 17h. Alors, qui pouvions-nous gêner ?

Je racontai à Franck comment s’était déroulé le meeting du syndic. Les raisons de ce meeting, le firent sourire, mais contrairement à moi, il pensait qu’ils avaient des chances de l’emporter. Cela dépendrait du temps qu’ils tiendraient face au bailleur et à ses menaces. De plus, ils avaient le maire avec eux, représenté par le syndic et ses sbires : ça mettait du poids dans la balance.

Cette fois-ci, Franck ne jeta pas le post-it.

 

16

 

   Le lendemain de la réunion du syndic, on se leva comme d’habitude, vers 6h du matin. Je filai me doucher pendant que Franck prenait son petit déjeuner. En semaine, on essayait de gagner le plus de temps possible, pour avoir suffisamment de moments à passer ensemble en dehors du travail…Ce matin-là, j’étais fin prêt, Franck était dans la salle de bain, terminant de se préparer, quand j’entendis un formidable coup dans la porte d’entrée. Le boom résonna sur le palier comme si la porte avait explosé. J’étais pétrifié. Franck sortit de la salle de bain, hébété. Pas de doute, c’était bien chez nous que ça s’était passé. Puis, on entendit une voix d’homme derrière la porte.

-          Tu vas l’ouvrir cette porte, putain de pédé, ou il faut que je la défonce ?!

Je demandai à Franck de s’éloigner. Mais, si on était bien à l’abri dans notre appart, on ne pouvait pas rester enfermés toute notre vie : il fallait prendre une décision. On convint rapidement qu’on n’avait pas d’autre choix que d’ouvrir, et de régler le problème d’une façon ou d’une autre.

Je déverrouillai sans dire un mot. Je ne savais pas du tout ce que j’allais trouver derrière le battant, ni les risques que je prenais, mais j’étais décidé.

Le palier était dans le noir, seulement éclairé par la lumière de chez nous. Je vis un homme assez jeune, torse nu, en pantalon de pyjama, pieds nus, le visage décomposé par la colère.

-          Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qu’on vous a fait ?

-          Mais, tu ne te rends pas compte du bruit que vous faites, ou quoi ? T’en as pas marre de racler tes chaises, de tirer ta table. Tu ne te rends pas compte, tellement ça resonne ? C’est insupportable.

-          Mais ce n’est pas nous, monsieur !

-          Je sais que c’est vous, parce que je suis juste en dessous de vous. J’entends tout ce que vous faites : le béton est pourri, c’est du vrai papier à cigarette.

-          Je vous assure, ce n’est pas nous, et je vais vous le prouver.

D’un signe de main, je l’invitai à entrer chez nous. J’avais la situation en main, je savais que ce n’était pas nous, vu ce qu’il nous reprochait. Il accepta de venir à l’intérieur. De plus, l’heure tournait, et des voisins commençaient à sortir de chez eux pour aller travailler. Ça l’arrangeait aussi, de se mettre à l’abri : on avait, autant que lui, envie d’éviter le scandale.

Franck était dans la salle de bain : il entendait tout, ne faisait aucun bruit, mais il se tenait prêt à intervenir au cas où… J’invitai notre voisin du dessous à visiter la salle de séjour et la cuisine : il s’aperçut qu’il n’y avait ni table, ni chaise. A cette époque, on mangeait assis sur des gros poufs, autour d’une table basse à roulettes, le tout posé sur un tapis.

Il constata donc de visu : son visage s’empourpra de suite. Il bafouilla, il était confus, il ne savait plus ce qu’il fallait faire. Je lui demandai de me dire s’il croyait toujours qu’on était responsables du bruit qui le gênait.

-          Non ! Bien sûr ! Ce n’est pas vous. Mais alors, qui c’est ?

-          Ça ! Je ne sais pas. Nous, on n’entend rien.

J’en profitai pour l’observer un peu mieux, puisqu’il n’était plus en colère après nous, et que j’étais plus relaxe. C’était un homme d’une quarantaine d’années, sportif, de type italien ou espagnol, brun, cheveux ondulés, le corps musclé, imberbe : il n’était pas mal du tout. Il était passé, en un rien de temps, de l’ogre au petit garçon. Il s’était dégonflé telle une baudruche ; sur le moment, je le trouvai pitoyable. C’est tout juste s’il n’allait pas pleurer.

J’avais eu la peur de ma vie, j’avais eu peur pour Franck, j’avais été prêt à me défendre… Mais maintenant que c’était fini, il fallait qu’on parte bosser, or je n’arrivais pas à le faire taire, ni à le mettre dehors. Franck sortit de la salle de bain dès qu’il comprit qu’il n’y avait plus de problème… On fit les présentations, l’homme s’appelait Francis, mais il continua à se répandre en explications. Il nous raccompagna jusqu’à la sortie de l’immeuble, à moitié nu, en se confondant en excuses. Le gardien, qui était déjà dans sa loge, nous adressa un signe de main en guise de salut, et pour exprimer sa perplexité face à ce que tout ça signifiait. Franck et moi, commencions à être gênés par notre encombrant voisin.

Pour finir, Francis nous invita à prendre l’apéro, ce soir-là. On accepta.

On avait donc accepté. Cependant, j’étais contrarié, très contrarié : je n’avais jamais vécu un tel choc. Tout d’un coup, la réalité de la vie dans la tour m’apparut clairement : c’était quasiment l’antichambre d’un hôpital psychiatrique. La pauvreté économique engendrait immanquablement la misère intellectuelle et inversement. C’était la première fois que j’étais confronté à une telle déchéance. Bien sûr, je ne pouvais pas statuer pour tout le monde, étant donné que je ne connaissais pas tous les habitants de la tour, mais ceux qu’on fréquentait, à l’exception de William, étaient tous dignes de figurer au générique d’un film bien barré. Sauf que nous, on avait beau chercher la caméra, on ne voyait pas qui filmait à notre insu et nous faisait ce sale tour.

Aux alentours de 19h, Franck m’appela pour me dire qu’il ne viendrait pas : il était coincé dans une réunion qui s’éternisait. On avait rendez-vous à 20h, mais comme j’étais prêt, je suis descendu chez notre voisin un peu plus tôt… Francis m’accueillit sans problème.

Dès qu’il ouvrit la porte, je fus surpris par la décoration. Je n’étais plus dans une tour HLM du 93, mais à l’intérieur d’un cottage de la campagne anglaise. Je le félicitai pour cette prouesse.

-          Ce n’est pas moi qu’il faut féliciter, mais ma femme. C’est elle qui a les idées, moi je fais les travaux et le bricolage : c’est tout.

Il me conduisit dans le salon, qui était pourtant de la même dimension que le mien, mais tout y était différent. Dans le nôtre, il n’y avait quasiment rien, la salle me semblait immense : le vide prédominait. Alors que là, c’était plein, petit, mais chaleureux.

Le sofa moelleux, la table en rotin, la bibliothèque, le papier peint à motif fleuri, dans les tons rose et rouge, les doubles-rideaux bleu pâle : tout respirait la joie et le bonheur. J’avais l’impression d’être dans une bonbonnière, mais aussi dans le seul endroit civilisé de l’immeuble. J’étais rassuré.

Francis s’était apprêté aussi. Pour commencer il était habillé, ce qui changeait complètement son apparence : il paraissait plus grand et plus costaud. Il portait un jeans, des baskets et un pull col roulé, lui moulant le torse ; il avait une allure aérodynamique. Il était bien coiffé. Les cheveux en bataille de ce matin, avaient laissé place à une mèche bananée et gominée. J’avais devant moi une sorte de mix entre Marlon Brando et James Dean. Un seul mauvais point : il avait abusé du parfum et il cocottait méchamment. Quant à moi, je portais un simple survêtement et une paire de baskets. Plutôt décontracté, je me sentis en position de force.

-          Ma femme n’est pas là. Elle avait une course à faire. Elle est désolée.

-          Ce n’est pas grave. Je la verrai une autre fois. Franck n’a pas pu se dégager de ses obligations : trop de boulot.

Je ne me formalisai pas de cette absence, puisque moi aussi, je venais seul. Donc, on ne serait que deux pour cet apéro de réconciliation.

Sur la table en rotin, étaient disposés des amuse-gueule, cacahouètes etc., et des canettes de 1664. J’en déduisis que l’apéro allait vite être expédié : dans un sens, tant mieux. Son parfum était entêtant et commençait à m’indisposer, et surtout il s’était un peu trop rapproché de moi.

Il fit le service : il était très prévenant, c’était plutôt agréable étant donné les circonstances dans lesquelles on s’était rencontrés ce matin. On trinqua à même la canette, comme des routiers… Il prit la parole pour me faire des excuses solennelles : ça devenait vraiment gênant. J’acceptai ses excuses en lui faisant promettre de ne plus en parler. Mais avant de refermer la parenthèse, je voulais qu’il me dise pourquoi il avait pensé qu’on faisait du bruit, et surtout, qu’on le faisait exprès.

Francis était un ancien policier, reconverti en garde du corps, il travaillait de nuit. En fait, il se couchait à 4h du matin et à 6h, quelqu’un le réveillait, ce qui le mettait en rage. Je lui promis d’être vigilant dorénavant, et de faire attention à ne plus mettre la radio dès que j’étais réveillé, par exemple. Je lui promis de chercher celui qui faisait racler ses chaises tous les matins, et de l’informer si je trouvais quelque chose. Puis, il m’annonça qu’il avait quelque chose à me dire.

-          Maintenant qu’on se connait, il faut que je te dise quelque chose… On peut se tutoyer ?

-          Bien sûr ! Comme tu voudras.

-          Je vous trouve sympas, toi et ton copain. C’est vrai, je vous croise parfois dans le lobby. Vous êtes polis, courtois, cools quoi ! Vous n’êtes pas comme les blaireaux de cet immeuble. Et puis, je n’ai rien contre les homos : je tenais à vous le dire.

-          Merci, c’est gentil.

Je ne savais pas du tout où il voulait en venir. Je commençais à m’inquiéter un peu.

-          Tu sais, c’est moi qui mettais les post-it dans votre boite aux lettres. Et putain, que ça m’a énervé de voir qu’il y avait toujours du bruit le matin. Je me suis dit, ce n’est pas possible, ils le font exprès ou quoi ?

-          Mais, tes post-it n’étaient pas signés ! On ne savait pas qui les écrivait. On pensait que c’était une mauvaise blague des gamins qui trainent dans les couloirs toute la journée. Si on avait su que c’était toi, on serait venu te dire que ce n’était pas nous. L’affaire aurait été réglée tranquillement. J’ai accepté tes excuses, mais je dois te dire que j’ai eu la peur de ma vie, ce matin.

-          Je ne vous reproche rien. Ce n’est pas là où je veux en venir. Je sais que ce n’est pas vous, maintenant. Excuse-moi pour ce matin. Je vous demande pardon, encore une fois. Ce que je veux te dire, c’est autre chose… Comme j’étais énervé, j’ai demandé conseil au syndic. Et je suis tombé sur une de leurs réunions.

-          Et alors ?

-          Et alors, ils parlaient de vous.

-          Le syndic de l’immeuble parlait de nous en réunion ?

-          Oui… écoute bien. Ils sont en train de mettre en place une pétition pour vous faire expulser de la tour. J’ai dit que je refuserais de signer. En tant qu’ancien policier, je sais qu’ils n’ont pas le droit de faire ça. C’est illégal.

Là, j’étais en état de sidération total.

-          Ils veulent vous faire partir pour protéger les enfants du SIDA et des viols. C’est ce qu’ils ont dit.

-          C’est une blague ?

Je ne savais plus comment me comporter chez Francis. Je ne tenais plus en place. Je voulais partir tout de suite, mais il me retint. Manifestement, il ne m’en avait pas encore assez dit.

-          Je ne sais pas pourquoi, mais vous avez un ennemi dans cet immeuble. Il vous déteste gravement. Dès qu’il peut vous descendre, il le fait. Les autres du syndic ne sont pas très chauds pour le suivre, concernant la pétition. En tout cas, le brouillon existe, je l’ai vu. J’assiste aux réunions de temps en temps.

-          Qui c’est ?

-          Je ne peux pas te le dire. Mais il est haut placé.

-          Alors, je sais qui c’est.

-          Surtout, tu ne dis pas que ça vient de moi, hein !

-          Et le gardien ?

-          Lui, il prend tout le temps votre défense.

Francis venait de m’apprendre que le président du syndic, « l’Œil de Moscou », était homophobe et qu’il avait eu le projet de nous faire expulser par l’intermédiaire d’une pétition. Là, on nageait en plein délire. C’était même surréaliste. Une seule bonne nouvelle : le gardien était de notre côté, ça me soulageait un peu.

Tout s’éclaircissait d’un coup. Le syndic racontait n’importe quoi sur nous, à tout le monde, et comme ils avaient la possibilité de toucher toute la population de la tour, leur travail de sape fonctionnait. Depuis le début, les gamins nous avaient alertés sans le vouloir.

Je me sentis mal. Très mal. Qu’on puisse raconter de telles choses sur moi, me brisa net. Il fallait que je l’apprenne à Franck, également. La partie n’était pas gagnée : ça ne s’annonçait même pas bien du tout.

Après cette série de révélations, je pensais en avoir vu assez pour la journée. Mais Francis me réservait une dernière surprise.

Il savait que j’étais choqué par ce qu’il venait de me dire… Je trouvais qu’il s’était rapproché un peu trop de moi. Je voyais bien qu’il voulait me dire autre chose, mais je ne comprenais rien du tout : il marmonnait. Puis, dans une ultime approche, il tenta de m’embrasser sur la bouche. Je le repoussai gentiment, me levai et le quittai séance tenante. Il s’excusa une fois de plus, mais me laissa partir.

Là, j’en avais assez. Le problème : la journée n’était pas encore finie, maintenant il fallait tout raconter à Franck.

 

17

 

   J’avais quitté Francis sans regret, j’étais très en colère. Je ne l’étais pas contre lui et sa malheureuse tentative de séduction : il était beau garçon mais il ne m’intéressait pas, et Franck me suffisait. Non, j’étais très en colère après le syndic et leur président. Pour le moment, l’information était trop fraiche pour savoir ce que je pouvais faire. Il fallait que je gère la façon dont j’allais le dire à Franck. Malheureusement, je ne pouvais pas la lui cacher.

Franck arriva vers 22h… Il vit tout de suite, à ma tête déconfite, qu’il s’était passé quelque chose. Je le rassurai concernant l’apéro chez Francis : tout avait été très bien, notre différent était réglé. Je préférai garder pour moi la tentative avortée du baiser : ça, ça pouvait rester secret. Non, il fallait que je lui parle de ce qu’il m’avait appris. J’essayai de le ménager, mais ça produisit l’effet inverse. Franck commençait à s’impatienter, et à s’inquiéter.

Fatigué de sa journée, il n’avait plus envie de jouer aux devinettes avec moi. Je pris sur moi, et je lui expliquai tout d’un seul souffle. Il en resta bouche bée. Heureusement qu’il était assis sur un des poufs, sinon, il serait tombé à la renverse.

-          Quoi ? Une pétition contre les homos et pour protéger les enfants des viols et du SIDA, c’est ce qu’il a dit ?

-          C’est ce qu’il a dit. Ça serait un projet du syndic et de leur président.

Franck se tut et réfléchit un moment.

-          L’information est grave, ça c’est sûr… mais pas mortelle.

-          Qu’est-ce que ça veut dire ?

-          Tant qu’on n’a pas cette pétition dans les mains, on ne peut rien faire. Tant que cette pétition n’est pas une réalité, elle n’existe pas et donc, il n’y a pas de problème.

-          Mais l’autre là, « l’Œil de Moscou », qui passerait son temps à nous casser du sucre sur le dos. On ne peut rien faire ?

-          Non, on ne peut rien. On ne peut pas obliger les gens à nous aimer. On sait que des gens nous détestent, et que d’autres nous aiment bien. Je préfère retenir qu’il y a des gens bien intentionnés dans cet immeuble, malgré tout.

-          C’est une maigre consolation… Alors, qu’est-ce qu’on décide ?

-          On ne fait rien, on attend. J’irai parler au gardien, histoire de voir ce qu’il sait. Je parlerai avec Francis.

-          Laisse tomber Francis. J’ai suffisamment parlé avec lui ce soir. Il est avec nous.

-          Alors, allons nous coucher. Je tombe de fatigue. Cette journée a été infernale.

Ce n’était rien de le dire, mais Franck avait la capacité d’analyser très vite les situations et de les désamorcer : il me rassurait, il était très fort psychologiquement.

Le lendemain, ce fut mon tour de ne pas pouvoir être disponible en soirée : j’étais retenu au boulot pour des heures supplémentaires. En revanche, Franck avait pris son après-midi pour mener son enquête… Il vit le gardien qui lui confirma qu’il avait entendu parler de ce projet de pétition mais qu’il n’avait jamais vu le papier. Il essaya de voir Francis, mais par chance, celui-ci était absent.

Autant Franck avait été rassurant la veille, autant je le découvris préoccupé le lendemain après-midi.

Il lui fallut deux jours pour me le dire : cette histoire le minait plus que prévu. Il avait fini par la raconter à ses collègues qui avaient été horrifiés. De plus, ce n’était pas une simple affaire d’homophobie, la vie dans la tour allait devenir impossible. Le gardien lui avait appris que William allait déménager, après qu’il avait retrouvé sa moto avec les pneus crevés ; sa copine avait déjà quitté leur appartement après un énième accrochage avec les voisins. Lui-même, allait partir en retraite incessamment sous peu, et ne savait pas s’il serait remplacé. Bref, ça se dégradait et ça n’allait pas s’arranger avec l’arrivée des beaux jours…

Un soir que l’ascenseur impair était en panne, je descendis d’un étage pour récupérer le pair, et je tombai nez à nez avec Francis : il fut courtois mais distant. Il partait au boulot, il était impeccablement habillé, il était même très beau. On fit les quatre étages ensemble sans problème. Le baiser raté était définitivement oublié. On s’ignora cordialement, ce qui n’était pas plus mal.

Je me fis la réflexion que je n’avais jamais vu sa femme. D’ailleurs, existait-elle vraiment ? Je ne l’ai jamais su. Ce fut l’une des rares fois où je le croiserais : nos horaires étant tellement décalés qu’il était très difficile de nous rencontrer, surtout par hasard.

Je retrouvai Franck, qui était de plus en plus contrarié, chez Gérard, dans sa loge. Mais cette fois-ci, je sus très vite pourquoi : il venait de s’accrocher avec une de nos voisines qui lui avait demandé de faire sa part de ménage du palier. Gérard ajouta qu’elle s’était déjà plaint que les pédés du cinquième lui avaient manqué de respect.

-          Je vous ai mis ce petit mot dans votre boite aux lettres pour vous demander de passer me voir. Rien de grave. C’est votre voisine qui se plaint de vous. Vous l’avez un peu envoyée sur les roses : elle n’est pas contente.

-          Je n’en ai rien à foutre de cette conne. Daniel a déjà dit qu’on ne fera pas de ménage sur le palier. Si ça lui plait de le faire, c’est son problème. Mais moi, je ne ferai jamais rien. On paie notre loyer, et ça suffit. Point barre… De plus, on n’est pas à l’école : si elle n’est pas contente, elle n’a qu’à nous faire un procès pendant qu’elle y est. Je ne veux plus qu’on nous dérange pour ce genre de connerie.

Je regardais Franck s’énerver, d’ordinaire ça me plaisait beaucoup, parce qu’il était très fort pour rembarrer les gens, mais là, la situation était ridicule. Il ne s’énervait pas à cause d’un vrai problème, mais à cause de la stupidité de notre voisine.

-          Moi, je vous dis ça comme ça, tempéra Gérard. Elle va sûrement en parler au syndic, et en ce moment, ils sont survoltés avec la grève du loyer. Ils ont déployé une banderole qui fait toute la largeur de la tour : c’est bientôt la révolution ici.

-          Je suis content pour eux. On est prêts à les aider, s’il le faut.

-          Je ne pense pas que ça soit une bonne idée.

-          Pourquoi ?

-          Parce qu’ils ne vous aiment pas, tout simplement.

-          Tout ça, est vraiment insupportable. Je passe mon temps à alphabétiser des gens comme les habitants de cette tour, et eux me rejettent parce que je suis homo ? Quelle ingratitude, c’est vraiment intolérable. Il n’y a vraiment que des tarés dans cet immeuble.

Franck était réellement énervé par cette situation. J’essayai de temporiser, mais rien ne semblait le calmer…

Nous eûmes nos premiers désaccords à ce moment-là. Hélas, nous passâmes très vite du désaccord à l’engueulade.

 

18

 

   Un soir où on était tous les deux à la maison, un incident vint mettre le feu aux poudres. Nous étions en train de dîner dans la grande salle quand on entendit brusquement de la musique, le son était très fort. En fait, c’était le voisin du dessus qui écoutait ses chansons préférées, qui chantait par-dessus, et qui semblait complétement saoul : ça lui arrivait quand il ne supportait plus son quotidien. Tout y passa, Patricia Kaas, Didier Barbelivien, Michel Sardou, Daniel Balavoine, Lara Fabian et l’inévitable hurleuse, Céline Dion. Le gars chantait à tue-tête, à s’en décrocher les cordes vocales. Son état d’ébriété le stimulait sans vergogne, surtout pour les chansons mélancoliques. Au début, ça nous fit rire : ce n’était pas très grave, et ça n’arrivait pas souvent. Au bout d’une heure de ce concert impromptu, la musique s’arrêta net, pour laisser place à une engueulade entre notre voisin et un autre habitant : on reconnut clairement la voix de Francis qui lui hurlait dessus, ça chauffait entre eux deux. Franck arrêta de dîner, posa son assiette, il voulait me parler.

-          Là, ce n’est plus possible. Franchement, j’en ai marre de ce bordel permanent.

-          C’est la vie en HLM, c’est tout. Ça arrive parfois. Ils vont se calmer.

-          Non ! Ici, c’est particulier. C’est un hôpital psychiatrique. Pour tout te dire, je ne supporte plus de vivre dans cet immeuble.

Franck marqua une pause dans son discours. Je m’étais redressé sur mon pouf, j’étais tout ouïes mais serein.

-          J’ai bien réfléchi, je ne vais pas pouvoir rester ici.

Là, je m’inquiétai de la suite…

-          C’est-à-dire ? Tu veux me quitter ?

-          Non, je ne veux pas te quitter, mais je ne veux plus vivre ici. Je ne savais pas comment te le dire, mais j’irai dormir chez ma copine Isa à partir de demain soir.

-          Tu ne vas pas faire ça ? Tu déconnes, là ?

-          Je suis très sérieux. Ces gens sont complètement maboules. Ce qui s’est passé ce soir, n’est pas très grave, mais ça s’ajoute à ce qui s’est passé hier et avant-hier, et avant-avant-hier. Ça ne s’arrêtera pas, et j’ai bien peur que ça devienne pire avec le printemps et l’été qui arrivent. Je n’ai pas envie d’être là pour le vérifier. Un jour, on se fera tuer !

-          N’exagère pas ! On nous fout la paix. Tout le monde est correct, maintenant.

-          Je ne resterai pas dans cet appart, ni dans cet immeuble. Un point c’est tout ! Pourquoi devrions-nous supporter tout ce bordel ? Pourquoi nous ? On est libres de faire ce qu’on veut quand même ! Et moi, je n’en peux plus de ces dingos.

-          Qu’est-ce que je dois faire, moi ?

-          Je n’ai pas dit que je voulais te quitter, j’ai dit que je ne voulais plus vivre ici. On continuera de se voir, ou alors on déménage : c’est une option envisageable, non ?

-          On est arrivés, il n’y a pas si longtemps, je ne peux pas déménager comme ça. Le 1% patronal ne se donne pas comme ça.

-          On s’en fout du 1% patronal. S’il faut partir, on partira. Si tu ne veux pas, je ne te forcerai pas, mais ça sera sans moi… Je serai chez Isa, tu as son numéro. Sinon, je te le redonne.

J’étais un peu sonné par ce que Franck venait de m’assener. Du coup, le dîner était terminé. On fit la vaisselle tous les deux, en silence. Subitement, on n’avait plus rien à se dire, nous qui étions bavards comme des pies.

La musique s’était tue également. Francis avait dû mettre les points sur les i, radicalement. Tout d’un coup, le silence régnait dans toute la tour, comme si tout le monde retenait son souffle et attendait la suite des événements chez nous.

Franck prépara ses affaires, qu’il emporterait le lendemain matin.

Il me fut impossible de trouver le sommeil cette nuit-là. Franck avait l’air de dormir, ses yeux étaient fermés, je l’ai longuement regardé une dernière fois dans notre lit.

On se leva tous les deux vers 6h du matin. Ambiance de matinée à la caserne : rapide et efficace, sans temps mort. Manifestement, à voir ses cernes, Franck n’avait pas plus dormi que moi. Cependant, il n’avait pas changé d’avis. Il se lava sommairement, s’habilla, mit ses sacs près de la sortie, et m’embrassa.

J’essayai de le retenir, mais sans succès, il me demanda de lui ouvrir la porte. Ce que je fis, finalement.

-          S’il te plait Daniel ! Ce n’est pas la fin du monde. Je ne peux plus vivre ici. Je ne veux plus m’angoisser. Tu peux comprendre ça, quand même ? Pardonne-moi ! Je t’appelle ce soir. Promis !

-          Je ne peux pas te rejoindre chez Isa ?

-          Si, bien sûr ! Alors, à ce soir. Tu te rappelles où c’est.

Il prit ses sacs et quitta l’appartement. Je l’accompagnai jusqu’à l’ascenseur. Ça ne servait à rien d’aller plus loin avec lui. Je savais qu’il passerait sa journée au boulot, avant d’aller chez Isa. J’étais dégouté, mais il valait peut-être mieux qu’il s’éloigne un temps, plutôt qu’il ne me quitte vraiment.

Je connaissais Isa, c’était une de ses vieilles copines de cours, elle était prof d’informatique dans le privé. Elle avait un appartement à Paris, proche de la Place des Fêtes, dans le XIXème arrondissement. Depuis le début de notre installation à Aubervilliers, elle n’avait cessé de nous critiquer. Là, elle ne manquerait pas de nous faire sentir qu’elle avait vu juste : cette ville n’était pas pour nous.

Bien évidemment, Franck n’avait pas manigancé son départ la veille : c’était mûrement réfléchi. Et puis, il bénéficiait de ce point de chute chez Isa, sa bonne copine de toujours. Ils avaient dû élaborer le plan ensemble, avant qu’il prenne sa décision. Ce qui voulait dire qu’il m’avait exclu de cette décision… Il avait pris le risque d’une vraie séparation. Je venais de découvrir un de ses traits de caractère. Rien ne pouvait le faire changer d’avis quand il flippait, qu’importe les dommages collatéraux que ça pouvait provoquer. Cependant, qui pouvait lui en vouloir de fuir ces dingues ?

Le point positif, c’est qu’il n’avait pris que des vêtements de rechange : il avait laissé ses costumes et son mobilier. Ce serait pour une seconde étape, c’est-à-dire, soit pour un déménagement complet, soit pour une rupture.

 

19

 

   Je m’en voulais de n’avoir pas été plus réactif, j’aurais dû l’empêcher de partir, je me sentis lâche. Cependant, il avait raison : je ne me voyais pas habiter encore longtemps dans cette tour. Vivre dans cette cité dortoir était un piège mortel pour ceux qui ne pouvaient pas faire autrement, mais nous, nous avions encore le choix. C’est aussi pour ça que je n’avais pas opposé trop de résistance à son départ. Inconsciemment, je savais qu’il fallait qu’on s’en aille.

Je ne voulais pas qu’on se sépare, j’étais trop bien avec Franck ; je devais trouver une solution. J’avais bien une idée, mais il me faudrait coûte que coûte l’aval de sa copine Isa, qui aiderait Franck à prendre sa décision.

La journée avait été plutôt calme, j’appréciais la stabilité du boulot, ce qui me permettait de ne pas dramatiser. Tout allait bien, je voyais Franck ce soir, chez Isa.

En rentrant du boulot je passai par chez moi, prendre une douche et me changer, quand j’aperçus le magnifique William, qui contre toute attente, se dirigeait vers moi.

-          J’allais te voir chez toi, Daniel.

-          Ah bon ? Que se passe-t-il ?

-          Rien de grave. Je venais vous dire au revoir, à toi et ton copain. Je quitte cet endroit de malheur. Ma copine a trouvé un super appartement du côté du Bourget. Je viens de faire l’état des lieux sortant avec Gérard, le gardien. Voilà, c’est fini ici.

-          Franck n’est pas là, mais je ne manquerai pas de lui faire la com’. Je le vois ce soir.

Pendant que je me changeais, j’eus une pensée pour William, sa bienveillance et sa gentillesse naturelle. Une des rares personnes bien de cet immeuble qui s’en allait aussi. Et si tous les gens sympas de la tour partaient, le dortoir allait finalement se transformer en mouroir, pensai-je.

Puis je filai, direction Paris XIXème et la Place des Fêtes.

J’aimais bien ce quartier, c’était populaire mais pas misérable. Il y avait trois fois plus d’habitants qu’à Aubervilliers, mais c’était supportable. Mélangé ethniquement et socialement parlant, et ça, ça me plaisait beaucoup.

J’étais pressé de retrouver Franck.

Isa habitait dans un petit immeuble de la rue des Fêtes, en bas de la place du même nom, rue qui se poursuivait dans le XXème sous le nom de la rue Olivier Métra, qui croisait la rue de Belleville.

C’était un vrai appartement parisien : petit, exiguë, avec un long couloir qui reliaient les pièces entre elles. Des moulures sur les murs, une cheminée bouchée, un parquet craquant, des fenêtres qui donnaient sur la rue. C’était petit, mais on pouvait largement y tenir à trois ou quatre personnes.

Je grimpai les trois étages rapidement. Je sonnai : Franck m’ouvrit la porte, content de me voir. Il me prit par le bras, me fit entrer et m’embrassa. Je n’espérais rien d’autre, j’étais tellement heureux de le retrouver.

Franck ne m’avait pas quitté plus d’une dizaine d’heures, mais il m’avait manqué tout de suite ; je l’avais bien dans la peau. Isa me souhaita la bienvenue également. Tous deux me firent visiter les lieux jusqu’au salon où une collation nous attendait, bien plus sympathique que chez Francis. Je remarquai les sacs de Franck, qui n’étaient pas déballés.

Isa me félicita pour le courage que j’avais eu, et pour avoir tenu bon face au danger… Pour elle, Aubervilliers se trouvait dans une zone de non-droit, située du côté de l’Afghanistan, une sorte de ghetto ou de bantoustan, où se croisaient des Khmers rouges et des bandes armées de la pègre, où la misère aurait mérité une trilogie au cinéma, et moi, un Oscar. J’exagère, mais c’était presque ça : elle avait vécu toute sa vie à Paris, dans un cocon surprotégé, le bonheur familial inclus… J’avais hâte de parler avec eux, et de faire ma proposition. Voyant que je ne tenais plus en place, Isa m’invita à me détendre avant de m’expliquer. D’ailleurs, eux aussi avaient quelque chose à me dire. Je me demandais bien ce qu’ils avaient à me proposer tous les deux. Là, il allait y avoir une surenchère de propositions ; j’étais curieux de savoir.

En attendant, elle avait préparé des Gin-Martini, comme dans James Bond, parfaitement bien dosés et avec des olives vertes en plus. On trinqua à nos retrouvailles. Il fallait que je parle, je ne tenais plus : l’heure était grave pour moi. Après plusieurs mois de vie commune avec Franck, je ne me voyais plus vivre sans lui ; il fut touché par mes mots.

-          Voilà ! Je sais que tu ne veux plus vivre à Aubervilliers, mais moi je ne peux plus vivre sans toi. Donc, Franck, si tu veux qu’on déménage, je suis d’accord. Je te demanderai juste de t’en occuper, parce que moi je n’en ai pas le temps. Je tiens à toi, je t’aime, je ferai comme tu voudras, mais je ne veux pas qu’on se quitte.

Franck accueillit ma demande par un large sourire et des larmes aux yeux qui sentaient bons l’approbation. Il m’embrassa avant de me répondre.

-          Bien ! Je suis d’accord, dit-il simplement… Sinon, que penses-tu de cet appart ?

-          J’aime bien ! C’est un peu petit, mais c’est très sympa. La rue est bruyante mais on s’y fait, je pense.

-          Est-ce que tu te verrais vivre dans cet appart ?

-          Ah oui ! Bien sûr ! Tu sais comme j’aime Paris. J’adorerais vivre ici, ça c’est sûr !

-          Isa ? C’est à toi, là.

Isa prit la parole.

-          Je suis très contente que mon appart te plaise, et qu’ils vous plaisent. Voilà, je vais emménager avec mon copain dans le XVème arrondissement, à la fin du mois, et si cet appart vous plait vraiment, je vous le laisse. Comme je suis la propriétaire, pas de souci pour vous prendre. Le loyer est un petit peu plus cher qu’à Aubervilliers, mais vous serez mieux ici.

Je tombai des nues. Franck éclata de rire en voyant mon étonnement.

-          Tu vois ? Tu voulais que je m’occupe de chercher un appartement ? Ben voilà, c’est fait : tu es chez toi. Alors, ça te va ?

-          C’est génial ! C’était ça votre manigance à tous les deux, hein ?

Cette nouvelle nous ouvrait de réelles perspectives, c’était indéniable. Et surtout un dénouement inespéré, j’avais tellement eu peur que ça soit fini nous deux. Je me risquais à une question supplémentaire.

-          Est-ce que tu vas revenir à Aubervilliers ?

-          Je ne reviendrais que pour déménager, mais je te laisse décider de la date, on fera comme tu voudras, on peut s’organiser tranquillement étant donné qu’il n’y a rien à faire pour le nouvel appart. Je passerai demain dans la journée pour récupérer un ou deux costumes et faire mes cartons, mais je ne resterai pas dormir. De plus, toi, tu peux dormir ici. Quand tu habiteras à Paris, tu iras bien au boulot en faisant un nouveau parcours. Alors autant commencer maintenant.

Hum ! L’initiative me revenait, et du coup la balle retombait dans mon camp une nouvelle fois… L’idée de rentrer sans lui ne m’enchantait pas vraiment, mais je n’avais pas trop le choix. De fait, Franck me mettait clairement la pression car plus je mettrais de temps à organiser le déménagement et plus nous serions séparés.

Je déclinai l’invitation de rester dormir ce soir-là car même si j’en avais très envie, je n’avais pas pris d’affaires de rechange. Et puis, je me sentais bousculé, je n’étais pas prêt.

On passa une agréable soirée tous les trois, Isa ayant préparé un petit dîner et le vin aidant. Seule ombre au tableau, la musique classique me hérissa le poil définitivement : Mozart étant leur point commun à tous les deux. D’ailleurs, leur complicité se révéla complètement ce soir-là. Je me rendis compte que si Franck n’avait pas été gay, il aurait très bien pu être le petit ami d’Isa. J’étais content qu’elle soit une fille et sur le point de se marier car je crois que j’aurais pu être jaloux, finalement.

Franck était à l’aise dans cet appartement, ça se voyait, il était aux anges. Je le trouvais même différent. Je réalisai qu’il était toujours tendu et stressé à Aubervilliers. J’avais attribué cette tension permanente à son boulot, plutôt qu’au fait qu’il vivait en Seine St Denis. Je sais que ce n’était pas facile d’habiter dans notre quartier, mais ce n’était pas la mer à boire non plus. Seulement, Paris ressemblait à une délivrance, à une promesse de vie culturelle et sociale éclatante, tout en étant en sécurité, donc quasiment à un aboutissement. Et surtout, Paris représentait un archipel homosexuel au milieu d’un océan hétérosexuel. En fait, tout ce qu’on ne pouvait pas vivre en banlieue, même en faisant un super effort. Il fallait bien l’admettre, Aubervilliers n’était pas pour nous.

En attendant d’emménager, il fallait aussi que je rentre chez moi. Sur les coups de 23h, je quittai cette agréable soirée pour attraper les derniers métros et RER.

Franck m’embrassa chaleureusement et amoureusement ; je le ressentis clairement, j’étais rassuré. Isa me fit la bise et me souhaita un bon retour vers le camp retranché de l’armée US situé territoire ennemi. Ça nous fit rire tous les trois, sauf que moi j’y retournais vraiment.

J’eus un pincement au cœur en les quittant, mais j’étais confiant : on avait évité une crise fatale, et Franck avait eu gain de cause sans combattre vraiment. Désormais, je trouvais toutes les excuses valables pour lui donner raison ; j’avais été obtus et j’avais eu peur de l’avenir, surtout…

Ça me faisait drôle de marcher dans les couloirs du métro parisien. Bientôt ça deviendrait mon parcours habituel et mon quotidien, j’avais du mal à y croire.

La ligne 11 me mena jusqu’à Chatelet, puis changement pour attraper le RER B jusqu’à Aubervilliers. Si pendant la journée, cette ligne du RER était réputée pour ses problèmes d’exploitation, le soir c’était encore autre chose. La police ferroviaire circulait de rame en rame, la main sur la matraque, prête à intervenir. Je repensais à Franck et à Isa en voyant les agents passer et repasser, comme ceux de l’US Cavalerie… Bon, ce fut un peu tendu à la gare du Nord, où la police repoussa un type clairement éméché qui refusait d’obtempérer. Moi, je voulais juste rentrer chez moi, plus que deux stations à faire, pourtant. Mais on resta bloqué à quai dix bonnes minutes qui me parurent une éternité. Je trépignais d’impatience sur mon siège, j’avais envie de me lever pour aller parler avec un des flics, mais ce type bourré et les trois flics me semblèrent tout autant bornés. Au moment où j’allais quand même me lever, la sonnerie de fermeture des portes retentit. Je soufflai, on repartait… En quittant le dernier quai parisien, j’eus l’impression de quitter la planète, en m’enfonçant dans la nuit noire comme si on partait en voyage intersidéral. C’est un drôle d’effet, accentué par le fait que les voies ne sont quasiment pas éclairées, donc on ne sait jamais où on se trouve une fois lancé dans la banlieue. Le RER B aurait pu être « l’USS Enterprise » de Star Trek, en route vers l’inconnu. J’exagérais un peu, mais c’était l’effet que ça me faisait…

On arriva pourtant sans encombre à Aubervilliers. De la gare à l’immeuble, je repérai les dealers et leurs clients disséminés un peu partout sur le parcours, tout en faisant comme si je ne voyais rien.

J’arrivai sur les coups de minuit, content d’y être parvenu sans casse. Le hall d’immeuble était toujours éclairé car il était occupé jour et nuit par une faune qui se renouvelait sans cesse. Le jour par les mamas à poussettes et le soir par leurs fils à capuches désœuvrés. Je jetai un œil furtif à la loge du gardien, qui était fermée à cette heure-ci, même s’il n’ignorait pas ce qui se passait sous son nez. Par chance, l’ascenseur fonctionnait. J’enjambai la flaque d’urine ; je restai ainsi, dans une sorte de grand écart jusqu’au 5 -ème étage, en apnée forcée. A peine une minute à tenir.

Jusqu’à ce qu’on ait cette opportunité d’avoir cet appartement à Paris, je refusais de m’inquiéter, de voir le danger potentiel, et la misère ne m’effrayait pas. Désormais, tout me paraissait glauque, voire dangereux.

Franck, qui était pourtant de ce milieu social et qui faisait tout pour aider ces gens à s’en sortir, avait eu raison : on ne pouvait plus vivre dans cette ambiance.

 

20

 

   Je me levai tôt pour aller bosser ; ça me faisait drôle de préparer mon petit déjeuner pour moi seul ce vendredi matin-là. Je savais que Franck n’était pas très loin, qu’il pensait sûrement à nous deux, mais qu’il était de l’autre côté du periph’, cette frontière bizarre, cette autoroute circulaire qui enserrait Paris comme un diamant dans son écrin, qui séparait ceux qui habitaient dans la capitale de ceux qui habitaient la banlieue, voire le reste du monde. On avait cette opportunité d’être inclus dans la vraie vie, de faire partie de ceux qui existent, et de vivre dans un décor que nous enviait le reste de la planète.

Mon emploi du temps était simple ce jour-là : prendre contact avec le Syndic pour organiser un état de lieux sortant. Je trouverais bien un moment dans la journée pour les appeler. Franck se chargeait de rédiger la lettre de résiliation du bail et de l’expédier en recommandé bien sûr. Le connaissant, je me doutais que ce courrier partirait dans la journée : on formait déjà une équipe efficace.

Je ne pus appeler le Syndic que vers midi, l’échange fut courtois, mais ils m’apprirent qu’ils ne pourraient pas me donner de rendez-vous tant qu’ils n’auraient pas reçu la lettre. En fait, je mettais la charrue avant les bœufs. Ils avaient raison, mais j’étais tellement pressé de les quitter que ce détail m’avait échappé.

En rentrant du boulot, je retrouvai Franck qui commençait à faire ses cartons. Bien évidemment, il avait envoyé la lettre, et donc à partir de là, ce n’était plus qu’une question de jours pour obtenir le fameux rendez-vous… Franck rangeait ses affaires et m’invita à faire de même car quoi qu’il puisse arriver désormais, on ne vivrait plus à Aubervilliers. D’ailleurs, on allait passer notre premier week-end à Paris, chez nous. Isa n’était plus là, tout allait pour le mieux.

Franck s’impliquait vraiment dans ce changement de vie. On avait trouvé la solution qui nous permettait de rester ensemble, et on démarrait une autre aventure, que j’espérais trépidante, plein de promesses. Rien que de le voir si heureux, me rendait fier d’être avec lui ; j’avais fait le bon choix, c’était lui qu’il me fallait, il me hissait vers le sommet.

-          Ce soir, on va fêter ça, on dîne dehors ! Si on réservait au Petit Picard pour 20h ? Ça te dit ?

-          Le Petit Picard ? Bien sûr ! Et l’apéro au Café Cox ?

-          Bien sûr !

La vie allait devenir cool et facile, tout d’un coup. Rien que d’y penser, j’en avais la chair de poule. Je me disais que tout le monde avait le droit au bonheur, mais je n’arrivais jamais à m’inclure dans ce monde : c’était toujours pour les autres. Cette fois-ci, c’était clairement pour moi aussi. Ce déménagement allait révolutionner notre vie.

-          Prends tes affaires, on se changera à Paris avant de sortir.

-          Oui, chef ! A vos ordres, chef !

On riait, et j’étais ravi que ça se passe aussi bien entre nous… On prit chacun un sac à dos plein de vêtements pour ces deux jours loin de la banlieue. Rien que de sortir de la tour me donnait des ailes, j’avais envie de courir pour me retrouver le plus rapidement possible éloigné de cet endroit, mais les sacs nous encombraient comme si on emportait des morceaux de béton de la tour.

Pour une fois, on était vraiment contents de prendre le RER, puis le métro vers ce qui serait notre nouveau chez nous. En tout cas, j’étais heureux et ça se voyait, je flottais littéralement, je me sentais léger, aérien, sûr de moi.

Nous arrivâmes en fin d’après-midi devant notre nouvel immeuble, rue des Fêtes dans le 19 -ème. Nous croisâmes la gardienne dans le hall, qui nous arrêta et s’empressa de se présenter.

-          Bonsoir messieurs, vous êtes les nouveaux locataires du 3ème ? Mademoiselle Isa m’a prévenue de votre arrivée. Je suis madame Bregovic, j’habite dans la loge avec mon mari. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, vous me le dites. Je m’occupe de tout, ici. Je vous souhaite une bonne installation, alors à plus tard.

Nous la remerciâmes chaleureusement. Même l’accueil de la gardienne était sympa : décidément tout était mieux à Paris, c’était comme dans un rêve… Madame Bregovic était d’origine yougoslave, mais en fait, elle était serbe. Pour une raison qui m’échappait, elle tint absolument à nous dire d’où elle provenait. Elle parlait le français avec un fort accent slave, avait une cinquantaine d’années mais elle paraissait plus vieille, une silhouette longiligne toute en nerfs, un visage dur, des yeux noirs et un nez presque crochu, des cheveux que je devinais noirs de jais sous un fichu multicolore. On aurait dit un personnage de BD, ou une sorte de Cruella des Balkans, très énergique, très speed. Ça nous changeait de la nonchalance de Gérard, notre gardien désabusé d’Aubervilliers.

Depuis qu’on avait décidé de reprendre l’appartement d’Isa, celle-ci s’était activée pour déménager et elle n’avait pas chômé : c’était presque vide. Il ne restait plus que le lit et la cuisine équipée, et des cartons qui trainaient un peu partout. Nous, on avait programmé notre déménagement pour le week-end suivant. Donc, on était tous dans les temps : le compte à rebours était lancé.

Tout se passait bien, trop bien même, et j’avais peur que tout ça ne soit qu’une illusion, finalement : comme Ibrahim l’avait été. J’étais bouleversé par ce bonheur qui me tombait dessus presque par hasard ; je pouvais presque le toucher du doigt, ce presque bonheur. Cependant, cette fois-ci, j’avais le sentiment qu’il se matérialisait vraiment car on était passé du discours aux actes, et tout arrivait comme s’il suffisait de suivre un plan pour que ça marche.

Une fois les bagages posés, je serrai très fort Franck dans mes bras. J’aurais bien fait l’amour tout de suite, mais on devait sortir, et puis, on aurait tout le temps durant ce week-end.

On se changea rapidement. On quitta nos fringues de tous les jours pour des tenues plus seyantes ; on pouvait enfin s’habiller comme on le voulait, plus rien ne devait passer au rayon invisibilisant, car même si on n’avait pas l’impression d’être des créatures extravagantes, on réfléchissait toujours à la façon dont on pourrait être perçu par notre entourage. Franck passa du costume cintré à l’uniforme militaire et casquette Nike. Quant à moi, j’avais fini par trouver un look qui me plaisait, c’est-à-dire, jeans noir et t-shirt blanc moulant, un bomber et des Caterpillar aux pieds comme tout le monde… J’avais bien tenté de m’habiller comme ça au boulot, mais une collègue m’en avait dissuadé d’une phrase naïve et lapidaire :

-          Ton jeans moulant te fait un cul, qu’on dirait que tu te fais taper dedans !

Sa franchise m’avait fait rire sur le coup, ce qui me permit de désamorcer un potentiel outing, mais elle me fit surtout réfléchir. Ma tenue n’était pas compatible partout, et surtout pas sur mon lieu de travail. Le temps de la visibilité n’était pas encore pour tout de suite, me-disais-je.

A Paris, il y avait des gens lookés partout, ça ne choquait personne, et puis l’anonymat était la règle pour tout le monde : c’était pratique pour exister dans l’indifférence. Pour nous, cette ville était un havre de paix et un espace de liberté qui n’attendait qu’à être usé et utilisé. C’est dingue comme le fait de vivre ici nous transformait.

De plus, on n’était qu’à une quinzaine de minutes en métro de nos bars préférés et du Marais. On pourrait même rester tard sans s’inquiéter de l’heure ; les taxis et les bus de nuit nous assuraient une liberté de mouvement, et pour un prix modique en plus. Fini la galère dans les transports au fin fond de la banlieue lointaine.

Les bars gays n’étaient qu’un lieu de drague, quand je les avais découverts deux ans plus tôt, et je ne m’en étais servi que pour ça. Avec Franck, c’était devenu des lieux de vie où on retrouvait nos amis de la communauté. D’ailleurs, je voulais faire partie de la communauté, et je ne savais pas comment m’y prendre. Cependant, d’habiter Paris m’y autorisa clairement. Je crois qu’à l’époque, j’attendais de passer au rayon X gay ou que quelqu’un me délivre un passeport ou quelque chose de ce genre. On avait passé notre temps à nous camoufler et là, il fallait que je prouve que j’étais bien un des leurs : c’était vital pour moi.

Franck, lui, ne se posait pas ce genre de question, il était à l’aise partout. Son aisance intellectuelle lui permettait toutes les audaces en tout lieu et avec tout le monde… Quand on habitait à Aubervilliers et qu’on sortait dans le Marais, je me sentais comme un provincial qui débarquait de sa cambrousse : timide et maladroit. Alors que désormais, je me sentais chez moi, comme si j’y avais vécu depuis toujours. Cette liberté me donna des ailes ; j’avais l’impression de grandir, ou de mûrir, de m’affirmer serait plus juste. Ce premier week-end en tant que résident parisien devint le point de départ de mon émancipation.

Franck s’amusa de ma transformation, mais me tempéra quelque peu. Le Marais était un endroit sympa, mais dont il fallait se méfier parfois. Pour le moment, je ne voyais le danger nulle part, tout me souriait, et je profitais pleinement de ma nouvelle liberté.

En deux ans, le Marais avait un peu changé ; des établissements ouvraient tous les mois au gré du vent et fermaient pour d’obscures raisons qu’on oubliait aussi vite qu’on les avait apprises, mais tous charriaient une clientèle toujours plus nombreuse et avide d’amusement. Ainsi le Subway, mon bar fétiche, et le Bar Bi avaient fermé au profit d’autres endroits tout aussi sympas. A cette époque, je fréquentais le Quetzal, qui existait depuis longtemps mais que j’avais découvert grâce à Franck, et un nouveau bar qui attirait une faune qui me plaisait énormément : le Café Cox. Ce bar deviendrait mon QG pendant très longtemps. C’est là le vendredi soir qu’on prenait l’apéro avant d’aller dîner.

Dès 19h, le Café Cox était plein. L’endroit était petit, tout le temps bondé, musique à fond, pire que le Subway, et se situait à un angle de rue. C’était la première fois que je voyais des gens consommer à l’extérieur, comme à Londres : plus personne n’avait peur de se montrer. Faut dire aussi qu’à l’intérieur, c’était une étuve. Des centaines de personnes s’y agglutinaient tous les soirs. On s’y sentait bien, on rencontrait des dizaines de personnes à chaque fois : des amis éphémères pour la plupart, qu’on retrouvait ailleurs : boites, restos, soirées. On se connaissait et on se reconnaissait partout où on allait. L’ambiance y était chaleureuse et bien plus conviviale, surtout depuis que je ne draguais plus.

Quand j’étais dans ce milieu, j’oubliais tout et plus rien n’avait d’importance. Le « vrai monde » pouvait bien s’écrouler, je m’en foutais totalement, plus rien n’existait. Franck n’était pas aussi enthousiaste que moi, et parfois il grimaçait quand je souriais.

On dîna au Petit Picard, qui était l’institution gay du Marais du moment ; c’était un des restaurants où il fallait être pour passer une soirée originale et en bonne compagnie. On avait sympathisé avec la patronne : une pâle copie de Juliette Greco, qui ne souriait jamais, toujours habillée d’une petite robe noire, juchée sur hauts talons, cheveux teints en noir et choucroutés, maquillée comme une femme d’affaire usée, et affublée d’un fort accent chti qui cassait toute son image. Son restaurant existait bien avant la transformation du quartier, mais elle avait su s’adapter à sa nouvelle clientèle et rentabilisait très bien son affaire. Si l’argent n’a pas d’odeur, il a encore moins d’orientation sexuelle. On n’était pas encore dans le label du politiquement correct « gay friendly », mais elle aurait pu l’inventer.

Manger chez elle, était une sorte de compétition sportive : même si on avait réservé, il y avait toujours une heure d’attente avant d’accéder à la salle. Ce soir-là, on attendit sagement à la porte qu’elle vienne nous chercher pour nous placer, et nous confier à un serveur, qui nous offrit un kir pour nous faire oublier le temps d’attente. Ensuite, tout s’accéléra. L’apéro fut servi avec les entrées, les plats tièdes suivirent dans la foulée, les desserts et les cafés tombèrent dès la dernière bouchée avalée : en trente minutes, on avait dîné, passé une bonne soirée, et on était prié de laisser notre place ou de reconsommer. Comme on avait bu plusieurs bières avant de venir et qu’on buvait du vin pendant le repas, la nourriture devenait secondaire, tant mieux car ce n’était vraiment pas fameux, néanmoins on s’y amusait bien, le spectacle était plus dans la salle que dans l’assiette. Dalida et Karen Cheryl passaient en fond sonore et en boucle, ce qui était une torture pour nos oreilles, mais tellement drôle quand les convives chantaient à tue-tête leurs tubes. On y croisait toujours des célébrités communautaires qui devenaient des stars pour moi. Ce soir-là, on nous avait installés en face du présentateur télé Alex Taylor qui ne se fit pas prier pour signer des autographes.

J’étais bien, j’étais enfin moi-même, j’avais un copain que j’aimais et qui m’aimait, je crois que je touchais la félicité du bout des doigts.

 

21

 

   Cette première soirée sur « nos terres » ayant été une grande réussite pour moi, je n’avais qu’une seule envie : recommencer. Franck partageait mon enthousiasme, mais il y mettait un bémol tout de même. Il fréquentait le milieu gay depuis plus longtemps que moi et en connaissait chaque centimètre et toutes les habitudes. Franck était un pur intello qui ne supportait pas la médiocrité et ce monde de paillettes le décevait plus qu’il ne l’aurait voulu. Cependant, il prenait ce qu’il y avait à prendre : il s’y amusait bien, mais il restait en permanence sur ses gardes. Alors que moi, j’avais la sensation de vivre enfin ma vie, de m’envoler. Franck me rattachait à la réalité : il m’ancrait au sol, pourrait-on dire.

A partir du moment où il n’y avait plus d’enjeu sexuel, les relations devenaient plus fluides avec tous ceux qu’on rencontrait. Je décelai une pointe de jalousie chez Franck qui ne me déplaisait pas, mais qui me surprenait. On continuait de se découvrir, c’était aussi le signe que notre couple progressait.

On prit notre premier petit-déjeuner parisien à la terrasse d’un café de la Place des Fêtes. Non seulement, on habitait à Paris, mais on pouvait aussi se comporter comme des touristes. Quel privilège ! Moi qui avais habité à Livry-Gargan, dans le fin fond du trou du cul du monde, puis chez les dingues à Aubervilliers, sans oublier mon échec avec Ibrahim, je tenais enfin ma revanche sur l’adversité ! Franck s’amusait de mon triomphalisme ; il s’empressa même de me comparer à une légende antique : ce qui me flatta un peu.

-          Fais attention de ne pas te bruler les ailes, bel Icare ! C’est ton premier jour dans le monde, et on a l’impression que tu viens de découvrir l’Amérique. D’autres l’ont découverte avant toi, et beaucoup ne sont plus là pour nous le raconter.

-          Qu’est-ce que tu veux dire ?

-          C’est un milieu fait de strass et de paillettes, de musique sexy, de beaux et jeunes gens souriants à la dentition parfaite et aux muscles seyants, qui te diront tout ce que tu veux entendre, et que tu es le bienvenu chez eux, et qui t’éblouiront en permanence, mais ce milieu te rejettera impitoyablement quand tu n’auras plus d’argent pour t’offrir cette pseudo liberté que tu revendiques.

Franck se moquait de moi, je le voyais bien. Il faisait des grands gestes avec ses bras pour me signifier que l’heure était grave. Il attirait mon attention, et celles des autres personnes à la terrasse du café. Une façon grandiloquente de capter son auditoire tout en se moquant de moi.

-          Ces endroits n’ont pas d’idéologies militantes mais seulement commerciales. Garde bien les yeux ouverts ! Ou faut-il que je te cite la fable du Corbeau et du Renard ?

-          Ne gâche pas tout, Franck ! Je ne suis pas si naïf ! Savourons ces moments. Pour une fois que tout se passe bien dans ma vie, je veux profiter pleinement de tout. Je suis Parisien maintenant, et je suis libre !

-          Eh ben ! Il ne t’en faut pas beaucoup pour oublier le joug de tes chaines, toi ? Ces bars gays ne sont pas une cause, mais une conséquence du militantisme. Il y a sûrement d’autres choses à faire si tu veux militer pour la cause LGBT, on peut toujours se renseigner au CGL[1] pour savoir ce qu’on peut faire ?

-          C’est une bonne idée. Je ne dis pas non, mais je veux m’amuser encore un peu.

Tout d’un coup, mon café n’était plus que de l’eau chaude noire et amère, et nos croissants, de la vulgaire pâte à pain sucrée. C’est vrai qu’il n’y avait pas de quoi pavoiser d’avoir passé une soirée dans le Marais. Franck aimait bien me titiller.

Rien que d’être à cette terrasse de café, me donnait des ailes : j’étais prêt à conquérir le monde.

On n’avait plus à se soucier du qu’en-dira-t-on, ni des voisins, ni de rien. C’était bien la première fois de ma vie que je pouvais savourer une telle liberté… Franck vivait sa vie comme il l’entendait depuis longtemps ; ses études lui avaient permis d’avoir un boulot très bien payé, sa culture générale lui assurait une indépendance d’esprit sans égale pour moi : son intelligence me surprenait et me ravissait en permanence. Il me remettait en question tout le temps et bien souvent, me faisait changer d’avis. La beauté et la richesse, en tant que telles, ne l’intéressaient pas du tout, et si je l’attirais physiquement, c’était mon honnêteté à toute épreuve qui lui avait plu. Il avait rejeté des prétendants bien mieux que moi, mais qui étaient, selon lui « complètement pourris à l’intérieur ». Je n’ai jamais su exactement ce que ça voulait dire : beaucoup de choses ou de critères pouvaient entrer dans cette case ou catégorie. Alors que moi, j’avais passé toutes les étapes avec brio, et deux ans après, on était toujours ensemble.

D’ailleurs, ses amis étaient comme lui, et si la majorité n’étaient pas gays, le fait de l’être, n’était pas un gage de probité ni l’assurance d’être admis dans son cercle. Isa, que je connaissais, était la plus « soft » de tous. Ils s’étaient connus à l’université et étaient restés en relation depuis. Ils partageaient le même goût pour la musique classique, pour Mozart, pour la politique, et avaient une confiance aveugle l’un dans l’autre. J’enviai réellement cette connivence… Isa avait l’air d’être une gentille fille un peu fofolle, originale dans ces tenues vestimentaires, mais toujours tirée à quatre épingles au boulot, qui avait une passion immodérée pour le vin rouge. Malgré sa façon d’être un peu déroutante, elle était impitoyable avec les menteurs et les prétentieux, ne se gênant pas pour leur dire, voire les rabaisser à leur vrai niveau. Moi, j’étais le prince consort, on me respectait parce que j’étais le copain de Franck, mais je n’étais pas exempté pour autant. Bien au contraire, je devais me montrer à la hauteur si je voulais que ses amis deviennent les miens également. Mais la plupart resteraient des connaissances, sauf Isa.

Tous les amis de Franck habitaient à Paris, mais ça ne serait pas une raison pour les fréquenter plus : on ne les avait pas vus à Aubervilliers ; les charmes de la banlieue avaient dû les dissuader, je suppose. Alors que tous les miens le trouvaient très sympa et intéressant, louant ma chance d’être tombé sur une perle si rare. Franck savait se mettre à la place des autres et adaptait son discours en fonction des gens qu’on recevait, sans jamais se renier ni cacher ses convictions : là aussi il m’épatait.

Franck côtoyait beaucoup d’enseignants (normal, vu ce qu’il faisait), un adjoint au maire d’une ville de banlieue, des créateurs d’entreprise, une folle furieuse qui me détesta tout de suite, des gens de toutes origines et de tous horizons politiques. En gros, ils étaient tous de gauche (des sociaux-démocrates jusqu’aux extrêmes), sauf Isa (qui était chiraquienne), et avec qui je m’entendais bien bizarrement, mais tous étaient passionnants dans leur genre. Ils me supportaient poliment, mais ne s’attardaient pas, passé les questions d’usage. Faut dire que je n’avais pas le niveau intellectuel pour soutenir une conversation sur Michel Foucault, par exemple. Je préférais m’abstenir plutôt que de dire des conneries ou de faire semblant et ils appréciaient ma franchise. Franck s’en amusait, mais il trouvait toujours moyen de m’inclure dans la conversation ; je ne restais pas comme un pot de fleurs sur la commode, c’était déjà ça… On avait vécu ensemble plus d’une année déjà et je me surprenais à le découvrir encore : notre vie à Paris allait sûrement accélérer les choses.

J’en étais là de mes réflexions quand Franck m’interrompit :

-          Arrête de marmonner dans ta barbe ! A quoi tu penses, Daniel ?

-          Je pense que tu as raison : ça serait bien d’aller faire un tour au CGL pour voir ce qu’ils nous proposent.

-          Ok, on ira ! En attendant, ça serait bien aussi de faire des courses. On ne va pas dîner au restaurant tous les soirs, non ?

-          Et pourquoi pas ! C’est notre premier week-end parisien. On verra ça quand on sera installé définitivement chez nous. Allez quoi ! On est en vacances pendant deux jours.

Il n’en fallait pas beaucoup pour le convaincre : Franck aimait la vie bohème. Ce qui était paradoxal chez lui car s’il avait le goût de la fête, il travaillait beaucoup. Il s’organisait très bien aussi. Déjà à Aubervilliers, il travaillait toujours à la maison le samedi matin, il arrivait toujours à caser une heure ou deux pour apprendre un logiciel ou écrire un rapport : sa puissance de travail me fascinait et m’inspirait… Ce samedi après-midi-là, il avait déjà prévu de corriger des copies avant de sortir ce soir.

Du coup, j’allais me retrouver seul pendant au moins deux heures, donc j’envisageai l’option « courses » comme une activité sérieuse. De plus, on ne connaissait pas les magasins de notre nouveau quartier, ça nous permettrait de les explorer tout en nous baladant. Voilà, j’avais encore changé d’avis en moins de temps qu’il n’en fallait pour le dire. Comme Isa nous avait laissé son frigo, on n’avait plus qu’à le remplir.

-          Au fait ! On achète pour le week-end ou pour la semaine ?

-          Daniel ! Je ne rentrerai pas à Aubervilliers. J’irai au boulot en partant d’ici. Là-bas, c’est fini pour moi.

-          Et le déménagement ? Il ne va pas se faire tout seul ?

-          Bien évidemment, je viendrais faire les cartons et charger le camion, mais c’est tout… Pourquoi ne ramènes-tu pas tes vêtements de rechange tous les soirs ? Moi, je compte faire ça jusqu’à samedi prochain.

Franck m’avait désarmé, une fois de plus. C’était évident qu’on pouvait procéder comme ça aussi, mais parfois on ne voit pas ce qui est devant son nez.

On se mit en route vers l’église St Jean-Baptiste en descendant la rue de Belleville, on examina nos choix : un Monoprix hors de prix. L’Arabe du coin dont les prix affichés sur les étals à l’entrée pouvaient dissuader quiconque de venir, même les millionnaires... Le magasin d’alimentation casher fréquenté par les juifs orthodoxes du quartier, habillés en noir corbeau de la tête aux pieds, barbus, en uniforme de rigueur quoi : ils nous fixèrent tout le temps qu’on fit notre visite : on ne devait pas avoir l’air très juif ou alors on était repérés ; en tout cas, c’était hors de prix aussi. Enfin, il restait le Franprix, juste avant la fameuse boulangerie « 140 », dont le pain avait été servi à l’Elysée pendant une année… Dès notre arrivée dans le Franprix, on sut que ça serait notre magasin. On croisa un type moustachu tout en cuir moulant qui sortait avec ses paquets, des couples de mecs qui poussaient leur chariot, mais des couples de filles également. Ça y est ! On était chez nous ! Bien évidemment, la clientèle LGBT n’était pas majoritaire, mais il y en avait et il y en aurait toujours. En revanche, les prix n’étaient pas ceux pratiqués à Aubervilliers et on le regrettera tout de suite. C’était bien la seule chose qui nous ferait dire du bien de cette ville : elle était abordable. La liberté avait un prix au détail, semble-t-il.

A peine les courses faites et rangées, Franck s’isola pour travailler un peu. Je connaissais la consigne. Je pouvais rester avec lui, mais sans lui adresser la parole, ni faire du bruit, ou alors il s’enfermait dans une pièce pour garder sa concentration. Je n’avais d’autre choix que de le laisser tranquille… Pendant ce temps-là, je pouvais avancer dans mes lectures ; Franck m’avait donné une liste de livres d’histoire, de politique, de sociologie, et qui me permettrait d’améliorer ma culture personnelle, et pourquoi pas, d’étayer mes propos avec ses amis. Contre toute attente, ça me passionna et je dévorai tout ce qu’il me donnait. Une chose qu’on avait en commun depuis le début : on n’avait pas de télévision et on n’en aurait pas. Ce qui nous laissait beaucoup de place pour la discussion et la réflexion ; mais nous obligeait à sortir pour nous distraire, ce qui était aussi une forte demande chez moi.

A Aubervilliers, on préférait sortir dans le quartier, parce qu’il y avait une offre culturelle permanente et intéressante. Mais la résistance qu’il avait fallu développer pour s’intégrer avait été une charge trop lourde à supporter pour nous. On a beau dire, « le temps perdu ne se rattrape jamais », et on avait plein de choses à rattraper. De nouveaux lieux avaient ouvert dans le Marais, qui ne désemplissaient jamais le soir venu, et on avait envie de tous les connaitre.

 

22

 

   Ce samedi soir-là, on voulait écumer le plus d’endroits possible. On connaissait le Café Cox et le Quetzal ; on allait découvrir l’Open Café. Du temps du Subway, c’était un bar de quartier, Le Bateau, plutôt glauque et à la clientèle décrépite. Les filets de pêche qui sentaient le vieux mégot et la peinture bleu-gris qui avait dû connaitre les sombres années de l’Occupation, étaient remplacées par une déco moderne et flashy. Une clientèle plutôt jeune y dépensait sans compter.

En 1996, tout le quartier se transformait à vue d’œil, et d’un secteur mort allait naitre un des quartiers les plus dynamiques de la capitale. La qualité n’était pas toujours au rendez-vous, mais on s’en foutait, et surtout l’offre était abordable ; les améliorations viendraient sûrement dans un second temps. Peu à peu, les gays déserteraient complètement la mythique rue Ste Anne et ses bars camouflés exorbitants. Désormais, les nouveaux lieux avaient pignon et terrasse sur rue et affichaient les couleurs fièrement.

En gros, la demande créa l’offre de toutes pièces. Le déclic vint des Etats-Unis, encore une fois. Des sociologues des 80’s s’étaient aperçus qu’une catégorie échappait totalement aux mailles des filets du capitalisme : les DINKS (Double Income No Kids, soit en français : deux revenus, pas d’enfants). Si la majorité des Dinks étaient des couples hétéros, il y avait un gros bataillon totalement négligé : les gays. Une fructueuse nouvelle niche était née… Si la lutte des droits LGBT et le droit à consommer convergeaient, tout le monde y trouverait son compte. La bonne vieille morale conservatrice et patriarcale mit en sourdine ses revendications devant les promesses de profit. Le pouvoir économique imposait sa loi pour nous libérer, en quelque sorte. Et l’argent, on l’avait, puisque l’homosexualité n’était plus un motif de licenciement depuis 1986. Mais comme d’habitude, notre pays était en retard d’une guerre et il fallut attendre presque dix ans pour que les entreprises gays explosent un peu partout en France.

Franck éclairait mon inculture avec des remarques dont je n’avais absolument pas idée à cette époque…

Tout n’était pas rose pour autant. A l’Open Café, on se sentit pris pour des vaches à lait, et le côté « refuge » n’était pas de mise ; il fallait consommer, on était là pour ça et on ne pouvait pas seulement stationner et discuter. Contrairement aux autres bars, le zinc de celui-là était au milieu de l’espace, nous coinçant entre les tables et le comptoir. Une sorte de « chef de rang » nous demanda sans cesse si on était servi. On ne finit même pas notre bière tellement on ne s’y sentait pas à l’aise.

Le milieu de la nuit était entièrement concentré dans le Marais, c’était pratique. Et la nuit tout le monde est beau, tous les chats sont gris. On y croisait déjà de drôles de créatures avec perruques et sac à main, ou en treillis militaire et crâne rasé, mais tous se montraient sans gêne. Le jour, le quartier affichait une certaine banalité, malgré le nombre élevé d’établissements arborant le drapeau arc-en-ciel.

En remontant la rue du Temple, on remarqua une boutique affublée d’un logo représentant une tête de diable rigolard, une vis et un écrou : le TTBM. Initiales de « Très Très Bien Monté » : le sex shop gay du Marais. On ne passa pas la porte, on se doutait bien de ce qu’on pouvait y trouver, et puis on préférait continuer notre exploration du quartier… A quelques mètres en face, le Bar Bi avait fermé également, je n’y avais pas de grands souvenirs, mais je ne comprenais pas comment un bar qui était tout le temps plein avait pu fermer aussi vite. Un peu plus loin se trouvait une autre institution qu’on ne connaissait pas encore : les Mots à La Bouche, la librairie gay du Marais, fermée à cette heure-là, mais dont la vitrine fit baver d’envie Franck. Et à quelques mètres au coin de la rue, une autre institution, mythique celle-ci : le Central, le premier bar gay du quartier, ouvert plusieurs années avant que le coin se transforme.

Et puisqu’on y était, autant y faire un tour…

L’ambiance n’était plus du tout la même que dans les autres bars. La musique nous sauta dessus, si je peux le dire comme ça. C’était « soirée accordéon » ce soir-là. La clientèle était plutôt bigarrée, ça allait du vieux précieux en costard cravate aux skinheads. On s’installa au zinc, on commanda une bière chacun, et naturellement Franck se tourna vers son voisin de coudée pour entamer une discussion. Moi, j’étais légèrement en retrait, pour éviter la fumée de cigarette et les crânes rasés. Je ne savais pas encore si c’était des vrais ou s’ils arboraient un look un peu extrême pour moi. L’un d’eux, voyant mon regard fuyant s’approcha de moi quasiment aussitôt et me fixa.

-          Alors p’tit pédé ! Tu t’es bien fait enculer cette semaine ?

-          Euh !... C’est-à-dire que…

J’essayais de ne pas montrer que j’étais en train de me pétrifier. Serions-nous tombés dans un traquenard ? Après quelques longues secondes de flottement, le gars partit dans un fou rire tonitruant, voyant que son effet avait fonctionné.

-          Eh ! j’déconne ! T’as l’air tellement coincé. Relax, tout va bien ! On est là pour rigoler.

-          Ah ok ! C’est la première fois qu’on vient ici.

-          Ben, c’est cool ! Tu vas voir, c’est un petit bar sympa. On est loin des chochottes de la rue des Archives. Ici, tu trouveras toujours du monde pour discuter, voire plus si affinité… me dit-il en clignant de l’œil.

Le gars avait l’air sympa, il avait une bonne tête malgré son crâne rasé, mais son pantalon bleu délavé serré, ses docs Martens, ses bretelles sur un polo noir Fred Perry, m’auraient dissuadé de faire quoi que ce soit avec lui si j’avais été libre. Cependant, sa proposition à peine déguisée me fit sourire. Il apprécia et trinqua son verre avec le mien puis avec celui de Franck, qui avait assisté à la scène sans décrocher un mot.

-          Vous êtes ensemble ? demanda gentiment le skinhead à Franck.

-          Eh oui !

-          Bah, c’est cool ! Si vous vous ennuyez, vous pouvez nous rejoindre. Vous êtes mignons tous les deux, dit-il, toujours en clignant de l’œil. Et si vous avez faim, vous pouvez commander des tapas au resto à côté, « Les Etages » que ça s’appelle. Ok les gars ?

On acquiesça d’un signe de tête.

L’atmosphère s’était définitivement réchauffée, on rit de bon cœur avec lui. C’était un sacré décoinceur celui-là, et plus direct que lui, tu meurs ! Mais c’est effectivement la bonne attitude à avoir pour s’amuser. Du coup, je le trouvai sympa et je trinquai une nouvelle fois avec lui sous l’œil inquisiteur de Franck.

-          On va aux Bains-Douches, là ! Y a des DJ’s sympas, si vous voulez venir avec nous, il suffit de nous suivre.

-          Non, c’est gentil. On va se contenter de boire un verre pour ce soir, mais on reviendra au Central, on se reverra.

Le gars et ses amis nous firent la bise, comme si on se connaissait depuis toujours. Dès qu’ils furent partis, on quitta aussi le Central… J’étais sur un nuage, je me sentais bien, j’étais un peu saoul aussi. Franck me prit par la main ; il avait son air sérieux, réprobateur :

-          Tu ne trouves pas bizarre que ce mec nous ait abordés comme ça ?

-          Franchement, non ! C’est vrai que je ne serais pas allé voir un vrai skinhead de moi-même. Mais s’il en avait l’air, il n’en avait pas la chanson. Donc, non ! Je ne vois rien de bizarre.

-          Daniel ! On n’a rien à voir avec lui. S’il nous a abordé, c’est qu’il voulait quelque chose. Sûrement nous entrainer aux Bains-Douches, pour ramener des clients. Ou pire, nous vendre de la drogue…

-          Tu crois ? Tu vois le mal partout.

Son air réprobateur se mua rapidement en air moqueur. Il aimait bien me chambrer de temps en temps.

-          Je crois que j’ai trainé un peu plus longtemps que toi dans le Marais pour y détecter tous les pièges. Tu es trop gentil, c’est marqué sur ton front. Les gens ne le sont pas autant que toi. Un jour tu vas te faire avoir, comme toutes les jeunes filles au bal des débutantes.

On avait déjà pas mal bu, on se tenait toujours par la main, on marchait dans la rue comme deux amoureux qui titubaient : heureusement que les voitures étaient rares à cette heure-ci. On continua notre déambulation jusqu’à un autre bar : L’Amnésia. L’ambiance était totalement différente de celle du Central, on retrouvait la house-music entêtante mais qu’on finissait par apprécier à force d’en entendre. Il y avait une chose que Franck et moi détestions : c’était la musique. Partout où on allait, on entendait de la house-music, les mêmes chansons dance, le même programme mutualisé et c’était chiant. Le bar était plutôt vieillot mais bien décoré ; la clientèle jeune et entre deux âges, l’ambiance cosy. On pouvait s’assoir sur de larges canapés ou rester au bar sur des tabourets. Tout le monde fumait, ce qui était franchement désagréable, mais c’était comme ça partout.

Je dodelinais gentiment quand un des serveurs habillés en marin nous héla.

-          Qu’est-ce que je vous sers, les garçons ?

On opta pour deux bières supplémentaires. Mais dès la première gorgée, ma vessie me rappela qu’elle existait. Le gentil marin me désigna l’endroit.

-          Ne t’inquiète pas ! Ici les WC ne servent qu’à pisser.

Franck éclata de rire en entendant la précision du barman. Je ne m’attendais pas à être déchiffré si facilement. Les pratiques du Subway n’avaient pas cours à l’Amnésia, mais ça voulait dire que d’autres bars les pratiquaient toujours, semble-t-il.

En retournant au comptoir, je retrouvais Franck en grande conversation avec le barman. Manifestement, il y avait des soirées qu’on nous recommandait chaudement. On lui posa des questions comme des provinciaux fraichement débarqués, en vacances à la capitale.

-          Les Bains-Douches ? Non ! Il faut aller au Queen, sur les Champs. C’est là que ça se passe. De la bonne musique, des beaux mecs, un endroit sublime.

Franck me regarda, l’air presque suppliant.

-          Tu veux y aller ? Moi, je suis KO, j’ai trop bu. Franchement, une autre fois. Je t’assure qu’on ira, mais quand je serai en pleine forme.

Le barman enchaina derrière ma supplique.

-          Sinon, y a le GTD demain après-midi au Palace. C’est toujours bien et c’est plein de beaux mecs, je vous l’assure.

Le Gay Tea Dance. Rien que d’entendre ce nom, me ramena trois ans en arrière au Subway et à Tony, qui avait disparu ainsi que toute sa bande. J’avais toujours eu envie d’y aller, mais je n’avais jamais osé. J’acquiesçai volontiers.

-          Eh ! Mais c’est vrai ça ! s’exclama Franck. J’y suis déjà allé, c’est super.

-          Toi ? Tu y es déjà allé au GTD ?

-          Mais oui ! Tu sais, j’ai un peu vécu avant de te connaitre. On ira demain… Merci pour l’info.

-          A votre service, les garçons.

 

23

 

   On se leva assez tard ce dimanche. Le calme régnait dans tout l’immeuble, on n’avait plus l’habitude du silence. Cette tranquillité réveilla les ardeurs de Franck, ce qui réveilla les miennes également. On n’avait plus à se soucier du bruit qu’on pouvait faire, et ce matin-là, on se lâcha totalement. Ça faisait du bien de se sentir libre partout et tout le temps. D’ailleurs, cette fois-ci, d’un commun accord, on laissa tomber le préservatif. Après tout ça faisait bientôt trois ans qu’on était ensemble et qu’on était un couple exclusif. Donc, il n’y avait plus de risque. Du moins, nous semblait-il.

On n’avait rien à faire de particulier ce jour-là, sauf à se préparer pour le GTD. J’étais à la fois excité et angoissé. Excité parce que c’était totalement nouveau et qu’on continuait d’explorer notre nouveau monde, et angoissé, parce que je n’avais jamais été en boîte de nuit et que je détestais la dance-music. Franck était plus relax parce qu’il connaissait déjà.

-          Comment se fait-il que tu sois déjà allé au GTD ? Toi qui n’aimes pas ce genre de musique, toi qui ne fréquentes que les salles de concert classique.

-          J’y suis allé pour faire comme tout le monde. Mon ex aimait bien danser et on y est allé souvent. En fait, tu m’as épargné cette torture depuis que je te connais.

C’était bien la première fois qu’il mentionnait l’existence de son ex. Bien sûr, je me doutais bien qu’il avait eu des copains et des amants, mais « ex » signifiait qu’ils avaient été ensemble sur une durée plus ou moins longue. Cependant, comme c’était aussi très banal, je ne relevai pas.

-          Tu sais, on n’est pas obligé d’y aller. Loin de moi, l’idée de te forcer… Mais j’aimerais bien connaitre au moins une fois, c’est tout.

-          Bien au contraire, Daniel ! Ça me fait plaisir d’y retourner. Ça fait trois ans que je n’y ai pas mis les pieds. J’aimerais voir comment ça a évolué. Et il faut que tu te fasses une idée par toi-même. Tu verras c’est très intéressant.

-          Ce qui me fait peur, c’est la musique. Déjà dans les bars, ça me gonfle, mais je n’y vais pas pour ça. Alors que là, c’est aussi une des raisons d’y être.

-          J’ai un truc, tu vas voir, c’est simple. Je réagis au rythme et non à la musique. Donc, je me calle sur le rythme et je bouge en fonction, et au bout d’un moment, tu n’entends plus la chanson, mais tu suis le beat, tout en suivant les autres danseurs. Et ce qui est marrant, c’est que tu arrives à passer une très bonne soirée. Ce qui est bien avec la house-music, c’est que tu n’as pas besoin de savoir danser, gigoter suffit. Tu verras, c’est facile comme tout.

J’étais dubitatif, mais après tout pourquoi pas.

-          C’est marrant comme tu trouves des solutions à tout.

-          Déformation professionnelle, sûrement.

Par certains aspects, il me fascinait, c’était évident. Pour d’autres, je me posais encore des questions. Mais connait-on quelqu’un totalement, même si on vit avec ?

On était encore au lit, on discutait tout en se caressant, j’aurais bien refait une séance de sexe. Je commençais à l’entreprendre quand il se dégagea ; il avait faim et il fallait se préparer ensuite pour ce fameux GTD. Le ventre commandait, je n’avais plus qu’à m’incliner.

Franck ne démarrait jamais la journée sans café, voire beaucoup de café. Il mit en route la cafetière que nous avait laissée Isa, et une odeur suave et chaude se répandit dans tout l’appartement. Pendant qu’il s’occupait de mettre la table, je fis cuire des œufs et du bacon. Dehors, il faisait beau, et seul le fait de n’avoir pas de balcon nous manquait. On perdait celui d’Aubervilliers, c’était aussi le prix à payer… Comme l’appartement n’était pas tout à fait vidé des affaires d’Isa et que les nôtres n’y étaient pas encore, on avait vraiment l’impression d’être en vacances à l’hôtel : ce qui augmentait notre plaisir.

On se prépara tranquillement, on arriverait sur les coups de 18h.

A peine étions-nous sortis du métro qu’on commença à croiser des connaissances. On marchait sans se presser sur le boulevard des Italiens quand on vit la queue devant l’entrée du Palace. Une masse de gens s’agglutinait comme à un concert. Un type habillé en vinyle noir de la tête aux pieds distribuait gratuitement des préservatifs et du gel telles les ouvreuses dans les cinémas, pendant que nous faisions la queue. On attendit sagement de passer à la caisse (60fr) puis de laisser notre blouson aux vestiaires (10fr), et malgré la foule qui patientait, on passa très vite. Une fois dans l’antre, je repérai la floppée de beaux mecs, mais le plus impressionnant, c’était le monde sur la piste. Il y avait de tout, des mecs au look militaire aux drag-queens, de la crevette aux bodybuildés En tout cas, tout le monde venait s’y montrer, c’était clair. La boîte était petite, mais parait-il, pouvait contenir un millier de personnes. Franchement, j’avais l’impression qu’ils y étaient déjà dès le démarrage. La déco n’était pas terrible, les peintures usées ; un vieux théâtre décrépit dont les loges aux balcons faisaient office de chill-out.

Je fus agréablement surpris par la musique : le son était fort, mais les chansons correctes et supportables. Franck ne se fit pas prier pour se jeter dans la fosse aux lions ; il m’entraina avec lui en me hurlant dans les oreilles de me concentrer sur le rythme et de me laisser aller.

Il me fallut quinze bonnes minutes pour cesser de réfléchir ; l’apparition des gogos dancers m’y aida largement. Des gars hyper bien foutus, torse nu et en slip moulant, se déhanchant sur des plots au milieu de la foule compacte. Je n’avais jamais vu ça ! Entre les spotlights, la musique et au public, je m’évadai totalement ce soir-là. Je me surpris même à chanter les refrains quand j’arrivais à les capter. Cependant, au bout d’une heure de ce cours de gym intensif, je demandai à Franck de faire une pause au bar.

On était en sueur et content de nous.

Un bar se situait à l’entrée de la piste, un autre à l’étage. Les deux étaient déjà pris d’assaut. Le ticket d’entrée nous donnait droit à une boisson gratuite de notre choix : ce qui était sympa, mais obligeait tous les gens présents à utiliser ce ticket ; ça encombrait les bars pour un long moment. On avait l’impression que ça marchait du tonnerre, qu’il y avait du débit, que les caisses devaient être pleines, mais en fait, sûrement pas tant que ça ! Cependant, il faisait tellement chaud, qu’il était impossible de tenir toute la soirée sans boire et donc de consommer... Puisque c’était offert, on ne se gêna pas pour commander des gin-tonics qu’on avala en un rien de temps. Impossible de le savourer tranquillement tellement on était assoiffé. Du coup, comme on avait bu et excité nos papilles, et qu’on n’avait pas pu vraiment s’étancher, on recommanda. Le tarif n’était pas prohibitif, mais il calma nos ardeurs. Des hordes de gars restaient les mains encombrées de leur verre gratuit, le chérissant jusqu’à la fin. Le message était clair : il fallait avoir l’air de participer comme tout le monde, mais sans pouvoir dépenser. D’ailleurs, plus l’heure tournait et moins il y avait de monde aux comptoirs.

J’avais bien dansé, alors je décidai de rester au bar pendant que Franck repartait pour un tour de piste. Je le regardais bouger comme jamais je ne l’aurais cru capable de le faire. Ce mimétisme me plut ; j’étais content de faire comme tout le monde et d’être inclus, l’espace d’un moment… Puis, un gars habillé d’une salopette blanche et bleue croisa mon regard. J’en fus tellement troublé que ça m’obligea à me poser des questions : le connaissais-je oui ou non ? Il resta planté devant moi, l’air d’attendre ma réponse.

-          Euh ! On se connait, non ?

-          Bah oui ! Tony ! Tu ne te rappelles pas de moi ? On se voyait au Subway ! Toi, tu es Daniel, c’est ça ?

Mais oui, bien sûr ! Sauf qu’il avait plutôt changé : de Tintin fluet à la houppette, il était passé au gros marin moustachu et crâne rasé. Je le regardai de haut en bas pour constater sa transformation. Le jeune gars sympa que j’avais connu et qui avait un peu trop mûri à mon goût. On se fit la bise rituellement quand même, bien sûr.

-          Qu’es-tu devenu ? Tu as changé de look, on dirait.

-          Oui, c’est le moins qu’on puisse dire ! Maintenant, j’aime les mecs bien en chair, poilus et qui n’ont pas peur de vivre leur vie, et qui n’en ont rien à foutre des minets musclés.

-          Vaste programme ! m’exclamai-je

-          Toi, en revanche, tu n’as pas changé. C’est pour ça que je t’ai reconnu tout de suite. J’avais un bon souvenir de toi. T’étais sympa.

-          Merci, c’est gentil… Et où traines-tu depuis que le Subway a fermé ?

-          Je vais au Bar !

-          Au bar ? Quel bar ?

-          Le bar qui s’appelle Le Bar, c’est son nom. C’est juste à côté du Banana Café, vers les Halles. C’est super bien, j’y suis tous les soirs. Y a d’la bonne musique… et une backroom. Fini les chiottes toujours occupées, dit-il en riant grassement.

Je ne connaissais pas : encore un endroit à explorer et si le nom manquait quelque peu d’imagination, il n’était pas difficile à retenir…

-          Et la bande qui trainait tout le temps avec toi, ils y sont aussi ?

-          Non, eux c’est fini ! Certains ont disparu, d’autres sont partis. C’est comme ça, c’est la vie. J’ai d’autres amis maintenant.

Les abords du bar étaient sombres et moins bruyants, et ce n’est qu’au bout de quelques minutes de discussion que je remarquai qu’il avait les yeux vitreux et qu’il parlait sur un ton monocorde, d’une voix indolente. Lui qui avait des petits yeux joyeux et le rire au bord des lèvres, n’était plus que l’ombre du gentil Tony que j’avais connu. Je ne savais pas à quoi attribuer cette nonchalance, et je n’osais pas le lui demander.

-          Et toi alors ? T’as réglé tes problèmes de mecs ? T’en as enfin rencontré ?

-          Ah oui ! Je suis même en couple depuis presque trois ans. Il s’appelle Franck. On est venu ensemble et il est en train de danser.

-          C’est super pour toi. Content que tout aille bien. Ça m’a fait plaisir de discuter… Allez ! je te laisse. On se reverra peut-être au Bar ou ici au GTD. Bisous, ciao !

Je le regardai fendre la foule qui s’écartait pour laisser passer ce bibendum, comme la végétation l’aurait fait pour un éléphant. Il était devenu surtout hagard, presque étrange. De le revoir m’avait désaoulé plus rapidement que je ne l’aurais voulu. Si Tony faisait partie des personnes que j’avais espéré retrouver un jour, j’avais oublié qu’on passe tous par des phases différentes tout au long de notre existence. Enfin, je ne connaissais rien de sa vie, pas plus maintenant qu’avant. Donc, je ne savais pas s’il était plus ou moins heureux que trois ans auparavant, mais sa transformation radicale me laissa pantois…

Franck réapparut à ce moment-là.

-          Alors, ça va ? Moi, je suis KO, je n’en peux plus. Je t’ai vu en grande conversation avec un mec, c’était qui ?

-          Rien ! Ou un fantôme alors.

On avait notre compte tous les deux. Une surdose d’adrénaline qui nous teindrait en éveil, pour ne pas dire en vie, sûrement toute la semaine jusqu’au week-end prochain. On quitta le Palace sur les coups de 21h ; cependant, le GTD était loin de se vider ; certains attendant même minuit que le Privilège ouvre. La boîte située au sous-sol du Palace attirait les clubbers invétérés et faisait les afters du GTD. C’était aussi un lieu de drague réputé. On se promit d’y aller faire un tour un jour, mais pour le moment, il fallait qu’on rentre et qu’on reprenne nos habitudes de travailleurs.

 

24

 

   Mes jambes avancèrent tant bien que mal dans les couloirs du métro, mais ma tête était encore sur la piste. Moi qui n’avais jamais dansé auparavant, j’étais aussi courbaturé qu’un vieux canasson. Franck était tranquille et savourait ce moment. A part qu’il fumait compulsivement sur les quais, tout glissait sur lui, y compris la fatigue. Et, si lui clopait, moi j’étais l’écloppé.

On rentrait la tête dans les étoiles…

On retrouva rapidement le calme de notre appartement. Là aussi, on goûta à la différence : qu’on était bien dans notre rêve. Cependant, dès lundi matin, le rêve se transformerait en réalité, peut-être froide, mais sûrement un peu moins dure.

Avant de nous coucher, j’aurais bien aimé débriefer tout ce qu’on avait fait durant le week-end, mais Franck n’avait plus envie de parler. Je lui fis quand même part d’une réflexion qui me trottait dans la tête et dont je ne comprenais pas le sens. Je savais qu’il ne résisterait pas à me répondre car son cerveau était programmé pour résoudre les problèmes.

-          Le gars avec qui je discutais m’a dit que ses amis « avaient disparu ou étaient partis ». Est-ce que tu comprends ce que ça veut dire ? Je n’arrive pas à en saisir la signification.

-          Ben ! … A première vue, je dirais qu’il y a plusieurs sens, mais dans le milieu gay, les gens qui disparaissent, ce sont des gens qui meurent et ceux qui sont partis sont déjà morts. Et de quoi meure-t-on dans notre milieu en ce moment ?

-          Tu veux dire qu’ils sont morts du Sida ! Bien sûr, c’est possible que ça soit la bonne réponse. C’est triste si c’est vraiment ça. Ils étaient sympas, ces gars.

-          Ce n’est que mon interprétation, mais il y a de grandes chances ; et il est peut-être lui-même malade… En fait, c’était qui ce gars avec qui tu discutais ?

-          Quelqu’un que je voyais au Subway juste avant de te connaitre. Une connaissance, pas un amant : je te rassure. On rigolait bien ! Il a été le premier mec avec qui j’ai sympathisé dans le Marais au tout début que je venais.

-          Je me rappelle vaguement l’avoir vu. Je n’allais pas si souvent que ça au Subway. Ce jour-là, tu as eu de la chance de m’y avoir trouvé.

-          Il parait, oui !

La nuit me parut douce lové tout contre Franck, mais le réveil fut compliqué. J’avais mal aux jambes : un doliprane s’imposa au lieu du café. La course contre la montre pour arriver à l’heure au boulot reprit ses droits. Curieusement, je découvris que je n’avais pas besoin de me lever plus tôt : décidément, tout était pratique et rapide depuis Paris.

La journée fut tranquille, je déambulais plus que je ne m’activais : d’une manière générale, je faisais ce qu’on me demandait, sans plus, mais ce jour-là, j’en fis bien moins que d’habitude. L’effet GTD perdurait et j’étais réellement bien dans ma peau. J’étais en descente d’adrénaline, mais je voyais encore tout en positif. Désormais, je savais que ça m’aiderait à tenir toute la semaine et jusqu’au week-end suivant.

Les réels soucis vinrent encore et toujours d’Aubervilliers. J’attendais anxieusement du syndic d’avoir une date pour faire l’état des lieux sortant. Quoi qu’il arrive, on déménagerait le samedi suivant : plus que quelques jours à tenir. Le déménageur avait confirmé, tout était presque prêt. D’ailleurs, tous les soirs, on passait à l’appartement pour faire des cartons, du nettoyage, ramener des vêtements ainsi que diverses petites choses à Paris. Isa faisait de même, mais elle, c’était plutôt en fin d’après-midi, pour ne pas nous gêner. On en profitait pour boire un verre tous ensemble dans un troquet du quartier.

Un petit évènement allait nous sortir de notre léthargie positive pour nous remettre à notre place. Un soir où on rentrait d’Aubervilliers, la gardienne nous apostropha. Son accent slave et sa voix grave me surprenait toujours ; je m’attendais à me faire engueuler tout le temps :

-          Bonsoir messieurs. Il faut que je vous dise quelque chose. Voilà, j’ai des petits problèmes avec vos voisins de palier et j’aimerais bien, si ce n’est pas trop vous demander, que vous leur parliez. Ils vous écouteront, vous !

En voilà une chose étrange. Quel pouvoir pouvions-nous donc avoir ? Et pourquoi nous ? Ça faisait à peine quelques jours qu’on était là… Mme Bregovic continua :

-          Voilà ! Ça fait plusieurs jours qu’ils font du bruit la nuit, les voisins du dessus et du dessous se plaignent. Si vous pouviez leur dire de faire attention, ça serait gentil de votre part.

Franck osa une réplique un peu sèche à mon goût.

-          Je ne vois rien de grave ni d’important. Pourquoi ne pas le leur dire vous-même ? Sauf, s’ils sont dangereux, bien sûr ! Mais dans ce cas, il faut prévenir la police, pas nous !

La gardienne mit sa main sur le bras de Franck. On sentait bien qu’elle était préoccupée.

-          Ils ne sont pas dangereux, non ! Ils sont comme vous. C’est pour ça, je préfère que vous alliez leur parler.

-          Comme nous ? Mais comme quoi, comme nous ? Je ne comprends pas !

-          Ben, comme vous ! Ce sont des garçons, quoi !

Que la lumière soit et la lumière fut ! On eut la même réaction de surprise tous les deux.

-          Ok ! On a compris. On ira les voir, dis-je.

Je connaissais Franck, maintenant. Je savais qu’il n’était pas content du tout. J’avais répondu rapidement, en lui coupant l’herbe sous le pied, afin d’éviter un incident diplomatique majeur avec Mme Bregovic. Il pouvait bien l’envoyer sur les roses, mais après notre installation. On aurait sûrement besoin d’elle, surtout ce samedi. Je me souvenais trop de l’erreur que j’avais commise en m’engueulant avec le syndic. Parfois avoir raison est préjudiciable… Cela ne faisait même pas une semaine qu’on était là, qu’on était déjà catégorisés et marqués. Décidément, même au « paradis » on serait traités à part.

Je me chargerais donc de l’immense tâche de parler avec nos voisins. C’est vrai que notre palier ne comportait pas autant d’appartements que celui d’Aubervilliers. Sur celui-ci, il n’y en avait que trois. Franck s’occuperait de ranger les paquets qu’on avait ramenés pendant ce temps-là…

Je m’approchai de la porte et collai l’oreille pour savoir s’il y avait bien quelqu’un. Je n’entendis aucun bruit particulier, mais je tentai le coup, je frappai. Au bout d’une longue minute, j’entendis le verrou qui se débloquait. Quelqu’un ouvrit la porte. Je retins mon souffle.

Un beau jeune homme d’une trentaine d’années apparut. Il était grand, torse nu, le visage clair et glabre, cheveux très courts que je devinai blonds, en pantalon très serré, rangers aux pieds. Outre cette image plutôt intéressante, l’odeur qui se dégageait derrière lui me frappa : ça sentait l’herbe… Aubervilliers avait été une très bonne école, je savais exactement comment me comporter dans ce cas-là : rester impassible. Et je fis comme si cette odeur n’existait pas. Je m’apprêtais à ouvrir la bouche quand deux autres gars, également torse nu, apparurent : l’un en survêtement, un joint à la main, l’autre en treillis militaire. Tous trois avec les mêmes coupes de cheveux et le même genre, et sûrement le même âge.

L’un d’eux parla à celui qui avait ouvert :

-          Que se passe-t-il ?

-          Je ne sais pas… Qu’est-ce que je peux faire pour vous ?

-          Euh, voilà ! Je suis votre nouveau voisin, moi et mon copain on est en train de s’installer. Je voulais me présenter, je m’appelle Daniel, dis-je en tendant la main.

Celui qui avait ouvert me sourit et me serra la main : il avait compris le message. Mais si on était de la même confrérie, on n’était pas du tout du même genre. Toutefois, ils se détendirent d’un coup, il n’y avait donc pas de raison de stresser. Aucun des trois ne se présenta.

-          Ok, ça roule ! Bienvenue alors… Excuse-moi, mais on est occupé, si tu vois ce que je veux dire, dit-il en clignant de l’œil. On se parlera une prochaine fois. Allez ! Salut !

J’acquiesçai mais je ne voyais pas où il voulait en venir. On était passé du vouvoiement au tutoiement dès qu’il avait compris que j’étais gay : c’était sûrement un bon signe. En tout cas, je jugeais l’entrevue plutôt positivement. C’est vrai que j’avais parlé au voisin sans lui délivrer le message de la gardienne, mais je n’avais jamais dit quand je le ferais. Le courant était passé, on verrait bien pour la suite… Et la suite, n’allait pas se faire attendre très longtemps.

Je retournai à l’appartement pour rendre compte à Franck : celui-ci m’accueillit avec le sourire. Je lui expliquai qu’on n’avait pas vraiment pu discuter, mais qu’ils avaient l’air sympas.

-          Je t’ai entendu. Tu as bien fait de ne rien dire. On n’a pas à se mêler des affaires de la gardienne. Elle ne me dit rien qui vaille celle-là.

-          Tu as sans doute raison. En tant cas, ils se baladent à moitié nus chez eux.

Là, Franck éclata de rire.

-          A mon avis, ils s’apprêtaient à faire un plan cul quand tu as frappé à la porte.

-          Oh ! Tu crois que j’ai interrompu quelque chose ! Merde ! Quel con !

-          Laisse tomber ! Ils ne t’en voudront pas. Ce n’est pas le genre à être gêné de quoi que ce soit… Je comprends mieux pourquoi la gardienne nous a demandé d’intervenir, maintenant. Personne n’arrivera à les raisonner, ça j’en suis sûr.

A peine avions-nous terminé d’en discuter qu’on distingua clairement des râles doublés par de la musique techno. Et évidemment, on entendit quasiment tout. Donc, les autres voisins devaient assister à ce qui ressemblait aux ébats sonores des olympiades du sexe de l’appartement d’à côté. Ce qui voulait dire également, que tout le monde nous entendait aussi. Le problème n’était pas franchement le bruit, mais l’épaisseur des murs qui était trop mince et empêchait une réelle intimité. On sut qu’ils étaient proches de la fin quand on discerna les booms booms du lit qui tapait de plus en plus vite contre le mur. On les entendit jouir tous les trois, l’un derrière l’autre. Puis ce fut au tour des voisins du dessus de réagir en hurlant des insultes.

Le charme parisien s’effondrait. On allait avoir les mêmes problèmes qu’à Aubervilliers ; sauf que nos voisins directs nous amusaient bien plus que ceux de là-bas.

Cette fois-ci, le problème ne nous sembla pas insurmontable. Les voisins du dessus avaient des raisons de se plaindre et nos nouveaux amis pouvaient sûrement faire des efforts. En tout cas, on était sûr que tout rentrerait dans l’ordre d’une façon ou d’une autre. La schizophrénie dévastatrice des habitants de la tour n’aurait pas lieu ici : ce qui nous rassura.

 

25

 

   On avait opté pour un déménagement qui démarrerait très tôt le samedi matin, soit à 6h. Ce qui nous obligea à passer la nuit de vendredi à samedi sur place. Ça nous faisait vraiment bizarre d’y dormir alors qu’on savait que c’était enfin la dernière fois. On essayait de positiver, de trouver des circonstances atténuantes, mais rien n’y faisait, il fallait qu’on parte. On avait résisté aussi longtemps qu’on avait pu trouver des parades, voire des alliés, mais le fait de devoir mettre en place tous ces trucs pour supporter les problèmes était la preuve que nous n’y avions pas notre place et qu’on ne l’aurait jamais. Comme la vie n’attend pas d’être vécue et il fallait qu’on vive la nôtre, et de préférence ailleurs.

Le camion arriva sur zone à l’heure précise, ça tombait bien, on était prêt nous aussi. Impossible de fermer l’œil, voire de se reposer, tant le stress nous tenaillait. Mais Franck et moi formions une équipe efficace, très bien organisée, on savait que ça irait vite ce matin.

Les deux déménageurs se présentèrent tout de suite à la porte : l’un, plus âgé semblait diriger, l’autre le plus jeune obéissait. Ils se ressemblaient un peu, la même corpulence, la même taille, la même silhouette musclée sec : le père et le fils, sûrement. En tout cas, ils apprécièrent que les cartons soient prêts à être enlevés et les meubles mis en planche : idéal pour charger l’ascenseur. Par chance, il n’y avait pas de flaque d’urine.

On avait négocié un bon tarif car les gars ne travaillaient pas officiellement le samedi, c’était du surplus ou plus sûrement du black - mais ça ne nous regardait pas - et d’après ce qu’on leur avait dit au téléphone, ils avaient évalué le travail à une bonne heure. Du coup, Franck et moi décidâmes de leur donner un coup de main pour que ça aille plus vite. On se répartit en deux équipes ; l’une dans l’appartement, l’autre à la réception des colis dans le lobby et au chargement dans le camion. En trente minutes, tout fut chargé. Ce qui nous permit d’embarquer avec eux dans la cabine du camion car puisqu’on les avait aidés, ils avaient fait sauter l’interdiction de prendre les clients avec eux. Après tout, personne ne le saurait et nous ça nous arrangeait. On restait avec eux pour les guider et on n’aurait pas à perdre notre temps dans le RER et le métro.

Quand on arriva à Paris et dans notre rue, notre brave gardienne s’était arrangée pour nous garder des places de parkings devant la porte d’entrée. De cette façon, le camion se gara sans problème. On déchargea ensuite, mais ce fut plus dur qu’au départ car il fallait grimper trois étages sans ascenseur. Là, je dois dire que le professionnalisme des deux gars nous impressionna ; ils couraient littéralement dans les escaliers avec les cartons à la main. Nous deux, on les aidait comme on pouvait, mais ce fut vraiment éprouvant. On n’arrivait tellement pas à tenir leur rythme, qu’ils nous demandèrent de ne plus participer car on les gênait plus qu’autre chose. Comme on ne pouvait pas rester à rien faire, on réceptionna les colis à l’entrée de l’appartement. Là aussi, nous fûmes tellement efficaces qu’à 9h tout était à l’intérieur. On était même en avance sur le timing prévu, si bien qu’on leur proposa de prendre un petit déj avec nous dans un bar du coin… J’étais exténué, mais content d’avoir réussi. Dans le bar, Franck régla la note au plus âgé, soit 1500fr en liquide ; on leur offrit le café aussi.

Une fois installés dans le bar à déguster nos croissants tranquillement, on pouvait mieux s’observer aussi ; il faisait jour et nous étions très proches tous les quatre. Si le plus âgé était pas mal du tout, le plus jeune était carrément mignon, et il s’aperçut tout de suite qu’on le matait. Décidément, on ne pouvait plus s’empêcher d’exprimer notre nature, elle reprenait ses droits facilement et partout, maintenant. Rapidement, on sentit une gêne s’installer, on ne savait plus quoi se dire. La conversation tournait en boucle autour de la qualité de leur travail ; ils avaient hâte de nous quitter, semble-t-il. De toute façon, ils ne pouvaient pas rester bien longtemps, ils devaient ramener le camion et comme il était tôt, la circulation serait encore fluide pour sortir de Paris.

J’avais convié deux de mes amis parisiens à venir nous aider à ranger ; ils arrivèrent sur les coups de 10h, sans se presser. J’avais préféré refuser toute aide pour déménager car, en règle générale, les gens ne viennent pas. On compte sur ses amis pour activer et au final, on se retrouve à gérer les présents et les absents. Donc, ce déménagement nous avait coûté financièrement, mais nous n’avions pas eu à supporter des excuses bidon. On ménageait les susceptibilités de tout le monde, y compris les nôtres. Les amis de Franck ne nous proposèrent aucune aide, comme ça c’était plus simple. Encore une fois, ça devait les arranger de n’être que des intellectuels. Mais Erwan et Marie furent là !

Il fallait remonter les meubles, ranger les livres et les CD, vider tous les cartons, rééquiper la cuisine etc. Franck s’occuperait de notre chambre. Tout le monde avait de quoi faire, mais à 13h, on avait quasiment terminé. Bon, on n’avait pas le mobilier du château de Versailles non plus ; on avait même le strict minimum. A deux dans un deux pièces, on aurait encore de la place pour être à l’aise.

On laissa tout en plan pour aller déjeuner tous les quatre au Mistral, un bar auvergnat de la rue des Pyrénées. Très bonne cuisine et très bien fréquenté ; et là aussi, le mélange ethnique se voyait clairement et finissait de nous rassurer : on ne s’était pas trompés de quartier, et de ce côté-ci du périph’, on vivait une époque formidable.

Mes deux amis parisiens, Erwan et Marie habitaient là depuis quelques années déjà ; j’étais le dernier d’une bande de potes qui s’y installait. Je les aimais beaucoup, ils avaient été les premiers à me comprendre. Mon coming out s’était fait tout naturellement lors d’une banale discussion ; ils m’avaient posé la question, et je m’étais clairement retrouvé avec le choix de mentir ou de dire la vérité. J’étais à la croisée des chemins et il fallait prendre une décision. Pourtant, je n’avais ressenti aucune pression de leur part, je n’étais obligé de rien, mais ce jour-là, j’étais en confiance totale et la réponse fut sans équivoque : ce fut un oui franc et massif !

A chaque fois que je devais révéler mon homosexualité à quelqu’un, je repensais à mes deux amis et ça passait comme une lettre à la poste. Bien sûr, si moi je me sentais bien, mes interlocuteurs ne l’étaient pas toujours après ma réponse, mais ça n’était plus mon problème.

Donc, Erwan et Marie étaient toujours là pour moi, comme Isa l’était pour Franck. Ils s’entendaient tous très bien, d’ailleurs. Des gens venant d’horizons sociaux aussi différents, à l’opposé l’un de l’autre et arrivant à communiquer sans heurts, relevait plus du miracle que de la logique pour moi. Mais, ils étaient la preuve que c’était possible même à Aubervilliers, avec les bonnes personnes, la vie pouvait s’améliorer… Nous deux avions essayé et ça n’avait pas marché : l’expérience devait s’arrêter pour nous. Il fallait à présent saisir la chance que représentait cet appartement pour nous établir dans ce qui me semblait être un sanctuaire.

Il ne restait plus qu’à procéder à l’état des lieux à Aubervilliers pour oublier définitivement qu’on avait vécu dans cette ville de banlieue. Comme Livry-Gargan, je n’aurais plus jamais l’occasion ni de raison d’y retourner.

Erwan et Marie nous quittèrent après le déjeuner, nous laissant finir de ranger. De toute façon, il n’y avait plus grand-chose à faire ; on avait bien avancé tous les quatre. L’après-midi tirait vers sa fin et on était bien. On n’avait plus qu’à enclencher la routine et à nous laisser faire : tous les week-ends se ressembleraient, mais c’est ce qu’on voulait.

Cependant, nos excités de voisins se chargeaient de mettre de l’ambiance. En rentrant tranquillement vers notre immeuble, on tomba nez à nez avec Mme Bregovic :

-          Ah ! Je vous cherchais… Excusez-moi de vous embêter avec ça, mais vos voisins ont foutu un sacré bordel encore. Ils ont le diable, c’est gens-là !

Le langage de la gardienne nous surprit ; elle qui était très réservée devait être très énervée pour parler comme ça. Nous nous doutions un peu de ce qui s’était passé : une partie à trois ou quatre qui avait dû dégénérer, sûrement.

-          On n’en peut plus de les entendre gémir toute la journée. Ils ne s’arrêtent jamais ceux-là, c’est terrible. S’il vous plait, faites quelque chose. Vous êtes très gentils ; ils vous écouteront, vous.

-          D’accord, Mme Bregovic. On ira leur parler dès qu’on sera rentré, c’est promis, dis-je.

C’est tout juste si elle ne nous suppliait pas à genoux d’intercéder… Bien évidemment, on ne lui dit rien de ce qu’on avait déjà tenté. Elle nous quitta aussi vite qu’elle était arrivée, mais fort heureusement, elle ne rentra pas avec nous.

Une fois dans le lobby, on ne pouvait rien ignorer : ça sentait l’herbe, la techno à fond résonnait dans les étages et des râles par intermittence ne faisaient aucun doute sur ce qui se passait ; on se croyait vraiment dans la bande son d’un film porno. Je me dis que les gars abusaient un peu aussi. Mais cette fois-ci, Franck voulut s’en charger.

Plus on approchait du 3ème étage et plus l’ambiance se faisait claire et nette : ça baisait fort… Je restais avec Franck, mais je me mis en retrait derrière lui. Il frappa à la porte, mais rien ne se passa. Du coup, il pressa la sonnette plusieurs fois. Le verrou se débloqua après plusieurs essais infructueux. Franck resta de marbre, impassible. Je fis de même dans un mimétisme plus proche de la statue que de la stratégie…Le gars blond qui m’avait ouvert la fois dernière apparut à la porte, une simple serviette à la taille, manifestement très en sueur. Des effluves de poppers arrivèrent à nos narines.

-          Ouais ?

-          Excuse-nous de te déranger, mais on vous entend jusqu’en bas. Et comment te dire… Y a des gens qui se plaignent. Nous, on s’en fout, mais les murs sont très fins.

Il nous regarda avec des yeux bien ronds, comme si on venait de lui apprendre que Noël tombait un 25 décembre. Après un court moment de réflexion, il embraya, plutôt énervé :

-          Ah, ok ! C’est la gardienne qui vous envoie, hein ? Mais, je n’en ai rien à foutre de la gardienne, ni de tous les vieux cons de cet immeuble. Je paye mon loyer et je fais ce que je veux chez moi. Maintenant, arrêtez de me faire chier. Moi, je ne dis jamais rien quand cette vieille conne fout le boxon avec la musique de son bled de merde quand son mari est bourré…Ça fait un bout de temps qu’on ne l’a pas entendu le vieux : vous m’en direz des nouvelles quand il se mettra à chanter… En attendant, je baise et je les emmerde.

Il nous ferma la porte au nez, nous laissant en plan. Le volume sonore de la musique remonta et les râles suivirent. On avait fait chou blanc, quoi.

Cependant, on avait appris que la gardienne n’était pas blanche comme neige non plus… On fit demi-tour un peu dépité. On avait encore des choses à ranger, et il fallait qu’on se prépare pour sortir dans le Marais.

On n’était pas encore tout à fait installés qu’on était déjà bien intégrés.

 

26

 

   Il fallut attendre presqu’un mois avant de recevoir la lettre du syndic nous confirmant la date pour faire l’état des lieux sortant à Aubervilliers. Je les avais quasiment oubliés ceux-là, tellement nous étions à l’aise chez nous à Paris. Cela dit, payer deux loyers ne nous arrangeait pas, il était temps… Comme je quittais mon boulot plus tôt, c’est moi qui irais au rendez-vous. Cela faisait plusieurs semaines que je n’étais pas revenu dans l’immeuble et d’y retourner, me fit un drôle d’effet : j’avais l’impression d’en être complètement étranger, comme si je n’avais jamais habité là.

Je me pointai à l’heure dite et j’allai directement à la loge chercher le gardien. Première surprise : je fus reçu par une jeune femme en tailleur que je n’avais jamais vue. Elle était bien au courant de ma venue, mais elle ne savait absolument pas ce qu’elle devait faire : ça commençait bien, ou plutôt, ça continuait dans le n’importe quoi.

-          Gérard, le gardien, n’est pas là aujourd’hui ?

-          Il n’est plus là. Il est parti en retraite du jour au lendemain. Il nous a laissés en plan sans attendre son remplaçant ni nous mettre au courant des affaires en cours. Pour tout vous dire, il a disparu dès qu’il a pu partir. Moi, je travaille au syndic de l’immeuble, je ne suis pas la nouvelle gardienne ; son remplaçant est en cours de recrutement.

Brave Gérard. Il les avait plantés bel et bien. Faut dire que travailler dans ces conditions relevait du sacerdoce. Fallait sacrément en vouloir pour s’accrocher à cette place, et l’abandonner de cette façon avait dû lui procurer un immense plaisir. C’était en quelque sorte sa vengeance pour toutes ces années de folie.

La jeune femme prit ses dossiers avec elle et nous nous dirigeâmes vers les ascenseurs. Elle me prévint tout de suite qu’ils risquaient de ne pas être très propres. J’accueillis cette information avec le sourire ; je me doutais bien de ce qu’on pouvait y trouver : une flaque d’urine ou des crachats. Cette fois-ci, ce fut correct, ça sentait mauvais, mais c’était supportable.

Ça me fit drôle de voir l’appartement vide. C’est vrai qu’on était partis très vite avec les déménageurs : quasiment comme des voleurs, sans nous retourner… Je fis le tour du propriétaire pour humer les lieux que j’avais occupés, comme pour retrouver des souvenirs, mais ça ne me fit aucun effet. Cet endroit était définitivement mort pour moi.

Deuxième surprise : la jeune femme ne retrouvait pas l’état des lieux entrant. Elle éplucha tous les dossiers qu’elle avait apportés, mais aucune trace du document initial. Je commençai à m’impatienter et à m’inquiéter sérieusement, elle était de plus en plus confuse et s’énervait après ce pauvre Gérard. En fin de compte, elle sortit une feuille vierge et commença à inspecter la grande salle, mais je voyais bien que ça l’ennuyait plus qu’autre chose, et au bout de cinq minutes, elle me proposa de mettre RAS partout. Après tout, si Gérard avait perdu le document initial, elle ne pouvait pas le recréer. Donc d’un commun accord, tout serait OK : ce qui me satisfaisait bien aussi.

On retourna dans la loge où elle me délivra un reçu et la copie de l’état des lieux sortant finalisé et signé par les deux parties. Cette fois-ci, Aubervilliers était officiellement clôturé…

En rentrant, j’expliquai à Franck la façon dont s’était déroulé la sortie en lui remettant le précieux sésame, car celui-là nous servirait de preuve irréfutable en cas de litige avec le syndic d’Aubervilliers. Cependant, on n’en entendit jamais parler, c’était bien fini pour tout le monde…

On s’apprêtait à prendre un apéro pour savourer cette petite victoire quand on sonna à notre porte. J’ouvris et le voisin blond apparut ; il tenait un tract à la main :

-          Excusez-moi de vous déranger les gars, mais je voulais vous parler de ce tract qui était dans les boîtes aux lettres aujourd’hui.

On n’avait pas eu le temps de relever notre courrier, et nous n’étions pas au courant. On le fit entrer à l’intérieur de l’appartement, on n’avait pas envie de discuter sur le palier au vu et au su de tout le monde.

-          Vous n’avez pas eu le temps de le lire ? Ok, alors je vais vous expliquer. Ces enfoirés de gardiens font une fête d’anniversaire ce samedi soir et ce tract nous avertit gentiment qu’il y aura du bruit. Donc, quand moi je fais soi-disant du bruit, ce n’est pas normal, mais quand elle en fait, c’est autorisé parce que c’est comme ça.

-          Ah ! Tu crois que c’est ce que ça veut dire ? dis-je.

-          Je ne crois pas, j’en suis sûr. Cette vipère a déjà demandé à mon proprio de me virer. Manque de bol, ça ne se fait pas comme ça.

-          Bon OK, mais qu’est-ce qu’on a à voir là-dedans ? demanda Franck.

-          Si vous êtes là, vous allez pouvoir vous rendre compte du bordel qu’elle fout avec sa musique de merde, cette hypocrite de gardienne. Comme ça j’aurai un témoin si mon proprio me cherche des poux.

-          Tu sais, nous on ne veut pas d’histoire et avec personne, répliqua Franck.

-          Mais moi non plus. Je veux juste qu’on me foute la paix.

Puisqu’on l’avait sous la main, Franck lui proposa de boire un verre avec nous : ce qu’il accepta de bonne grâce. Il portait un bomber vert de l’armée qu’il s’empressa de quitter, révélant un polo Fred Perry noir lui moulant le corps. Un jeans bleu serré tenu par une paire de bretelles et supporté par une paire de tennis blanches. Il n’y avait rien à redire, il était vraiment très sexy. On avait déjà pu se rendre compte par deux fois de son physique très avenant, puisqu’on l’avait vu ceint d’une serviette seulement. Il s’appelait Jérôme et il avait une trentaine d’années. On lui posa des questions sur ce qu’il faisait de sa vie. bien évidemment, on croisait souvent des gars comme lui dans les bars, sans oser les aborder toutefois ; or là, on en avait un comme voisin.

-          Je traine rarement dans le Marais, ça me gonfle un peu. Moi, je vais au Keller à Bastille, ou au Transfert. Vous connaissez ?

On n’y était jamais allés, mais on connaissait la réputation de ces deux endroits, plutôt spécialisés dans le sexe hard. Du coup, ça me fascinait d’en savoir plus. Moi qui me targuais de fréquenter l’un des bars chauds de la capitale, le Café Cox, j’avais subitement l’impression de régresser à la maternelle.

-          Je vais aussi au Café Cox de temps en temps, mais plutôt vers minuit, car mes bars n’ouvrent que très tard… Bon, c’est sympa, sans plus. Les mecs ne m’intéressent pas là-bas. Mais j’en vois certains après dans des boites à cul que je fréquente… Et vous, vous allez où ?

J’aurais aimé être plus original, mais nous étions plutôt banals dans notre genre. Franck annonça la couleur tout de suite, donnant la raison pour laquelle nous ne pouvions fréquenter les mêmes endroits.

-          Nous sommes dans une relation exclusive.

-          Ah, ok ! .... Et c’est votre choix à tous les deux ?

On répondit en même temps Franck et moi. Mais j’avais la gorge serrée.

-          Oui, bien sûr !

-          C’est votre droit. Ce ne serait pas possible pour moi. J’aime trop le sexe pour ne me consacrer qu’à un seul mec. La fidélité c’est pour les curés, pas pour nous. Et en plus, je n’y crois pas…

On ne répondit pas à ce qui nous semblait être un piège gros comme une maison. Il ne posa pas d’autres questions sur notre supposée fidélité.

-          Et les deux autres gars qui sont chez toi ? demanda Franck.

-          Juste des amis. Rien d’autre.

Je l’observais avec gourmandise. J’aimais sa façon d’être, de se tenir, de boire, et de parler avec certitude. Son visage rayonnait et ses yeux bleus auraient pu percer n’importe quel blindage. Bref, j’enviais sa liberté. Mais je savais d’expérience que la liberté à un prix et quelle est souvent chère payée. Je me demandais bien quel boulot un gars comme lui pouvait bien faire. Lorsqu’on lui posa la question, on tomba des nues tous les deux.

-          Moi, je suis prof d’Histoire-Géo dans un lycée de banlieue. Je m’occupe plus spécialement des 6èmes et des 5èmes. C’est tranquille et ça me laisse plein de temps libre. Je n’ai aucun cours avant 10h et le samedi, je ne travaille pas. Je suis dans une ZEP (zone d’éducation prioritaire) et je ne suis pas tenu aux résultats.

Franck se risqua à lui poser des questions plus précises, mais sans dévoiler qu’il était lui-même prof et formateur.

-          Tu n’as pas de problèmes là-bas ?

-          Moi ça va, mais les mômes, c’est autre chose : ils vivent dans un marasme affectif et professionnel, c’est quelque chose… J’ai une sorte de contrat moral avec mes élèves : ils me foutent la paix et je les note bien. Comme je ne suis pas tenu aux résultats, je fais un peu ce que je veux. De toute façon, ils n’en ont rien à foutre de l’Histoire-Géo. La plupart du temps, je parle dans le vide.

-          Et ils n’ont rien décelé de ton homosexualité ?

-          J’y vais avec un look un peu moins marqué, moins identifiable, mais je porte mon anneau à l’oreille. De toute façon, ces mômes sont tellement noyés dans leurs problèmes qu’ils ne verraient même pas un éléphant dans un trou de souris. Quant à mes collègues, ils sont aussi aveugles et sourds que les élèves : quelle bande de naïfs ! Sinon, je suis bien payé et c’est cool. Le truc, c’est que je ne reste jamais plus d’une année dans chaque établissement, et toujours en ZEP.

-          Eh bien ! C’est impressionnant, ajouta Franck.

-          Ok, les gars ! Ce n’est pas que je m’ennuie, mais il faut que je vous laisse…Alors, faites gaffe à cette enfoirée de gardienne ! C’est le conseil que je vous donne… Et on se boira la prochaine chez moi, dit-il en reposant sa bière.

-          A bientôt Jérôme, dis-je toujours sous le charme.

Il me répondit par un clin d’œil. Puis se leva, attrapa son bomber et traversa l’appartement tel un fauve d’une rare élégance. Sa démarche nonchalante me séduisait totalement. Quand on fut de nouveau seuls tous les deux, j’osai un débriefing :

-          Alors, qu’en penses-tu ?

-          Franchement ! je pense qu’on peut qualifier ce type de mytho. Il a l’air autant prof que moi je suis dentiste ou hôtesse de l’air. Je pense également qu’il rentre allégrement dans la catégorie des « complétement pourris à l’intérieur ». Personnage dont il faudra se méfier à l’avenir.

Franck affichait un sourire satisfait, presque prétentieux, heureux de sa tirade, ce qui me déplut.

-          C’est vrai qu’il est beau gosse et qu’il impressionne, mais s’il est vraiment prof, alors sa mentalité me dégoute, ajouta-t-il… Moi aussi, j’aurais pu faire prof pour l’argent, mais ce n’est pas ce que j’ai choisi, ni ce qu’ont choisi la majorité des gens qui font ce métier. C’est tout.

-          Je te trouve dur et injuste, presque jaloux. Tu sais très bien que l’habit ne fait pas le moine, même s’il y contribue, je te l’accorde. Mais il a l’air de vivre sa vie sans se cacher et si son boulot est purement alimentaire, je trouve ça génial aussi. Moi, il m’impressionne par son aisance, sa sincérité, et plus que tout, il pue gravement le sexe.

-          Daniel ! S’il est sincère, alors il est vraiment « pourri » car il ne doute de rien. Ce genre de mec sait parfaitement de quoi il est capable, et il se servira toujours de ce qu’il sait pour écraser les autres… Parfois, ta médiocrité m’exaspère. Tu n’as pas les yeux en face des trous, on dirait. Cette propension à toujours aller vers la facilité me surprendra toujours. Quand vas-tu te réveiller ?

Là, je trouvais que Franck dépassait vraiment les bornes, c’était plus que je ne pouvais en supporter cette fois-ci. Habituellement, j’aimais sa clairvoyance, mais là, il m’agaçait. Cependant, je n’avais pas envie de m’engueuler avec lui pour les beaux yeux d’un Jérôme que je n’aurais jamais.

-          Là, je pense que tu exagères vraiment ! Et je ne te permets pas de me juger comme ça ! dis-je nerveusement.

-          Excuse-moi, Daniel ! Les mots ont dépassé ma pensée. Désolé, ce n’est pas ce que je voulais.

Décidément, Jérôme nous avait mis en colère, mais pas pour les mêmes raisons. Il nous divisait, nous remuait, ne nous laissait pas indifférents. J’avais envie de prendre sa défense et qu’importe ce qu’il était vraiment. C’était bien la première fois que nous réagissions différemment depuis la dispute qui avait failli nous séparer… Ce que j’aimais chez Jérôme, c’est qu’il représentait tout ce que je n’étais pas capable d’être. Et même si j’étais satisfait de ma vie actuelle, ce gars était à mes yeux, un puissant exemple de ce qu’un caractère libre pouvait vivre, même si cette liberté ressemblait parfois à de l’égoïsme.

 

27

 

   En attendant de pouvoir vérifier la véracité des états de service de Jérôme dans l’Education Nationale, nous avions arrondi les angles et aplani les surfaces de notre désaccord. Bref ! On oublia gentiment… Le restant de la semaine fut plutôt calme pour tout le monde ; l’immeuble somnolait tranquillement et Jérôme mettait ses frasques en sourdine. D’ailleurs, dans la semaine, on ne le croisait jamais sur le palier, ni dans la rue, ni dans le quartier : un vrai fantôme... Ce samedi soir-là, nous allions pouvoir tester la qualité du service de notre gardienne, Mme Bregovic. Elle, si prompte à faire respecter le règlement intérieur, allait-elle se permettre ce qu’elle reprochait aux autres ?

Lorsqu’on passa devant la loge sur les coups de 20h, le calme habituel régnait dans le lobby. De toute façon, nous sortions sans aucune appréhension faire la tournée des bars et voir nos amis dans le Marais ; on verrait bien en rentrant.

Ce soir-là, on préféra rester dans les bars plutôt que d’aller manger, et on opta pour notre circuit préféré : Café Cox, Quetzal, Central et Amnésia. Environ deux litres de bière par personne plus tard, on était fin saouls… Heureusement que la ligne 11 de métro ne comportait que huit stations car nous ne tenions plus debout. On avait ri, raconté notre vie des dizaines de fois, fait des centaines de bises, renversé des verres, les nôtres et ceux des autres, et dépensé l’argent qu’on gagnait péniblement, mais on était bien, on appréciait cette nouvelle routine…

Nous avons poussé la porte de l’immeuble vers 23h. Devant la loge : une dizaine de personnes dansaient et chantaient à tue-tête, tapant dans leurs mains, sur une musique indéfinissable : un genre de mélodie traditionnelle avec flute stridente, sur un rythme techno à décoller les murs, le tout supporté par un chant en slave repris en chœur par tous les invités. On avait l’impression qu’ils avaient installé la sono de Bercy dans la loge tellement c’était fort. Bon, d’accord, c’était une fête d’anniversaire, mais étions-nous obligés d’y participer tous ? En montant chez nous, on croisa Jérôme qui descendait, guilleret, le cœur léger.

-          Salut les gars ! Bonne soirée et bon anniversaire, surtout !

Lui sortait et ne passerait pas la nuit dans l’immeuble, c’était sûr, mais nous oui. Son ironie nous fit rire, mais lui savait le calvaire qu’on allait endurer, bien plus difficile à supporter que ses râles de plaisir qui ne duraient pas si longtemps, et qui étaient bien plus agréables finalement.

La sauterie de la gardienne s’éternisa jusqu’à environ 2h du matin, jusqu’à ce que la police intervienne et fasse cesser le tapage. Donc, quelqu’un les avait appelés et on soupçonna toute de suite notre ami Jérôme. Œil pour œil et dent pour dent, sûrement ; pour certains, la vengeance se rend coup pour coup et dans la foulée… Le silence tomba sur nous d’un seul coup comme une bénédiction et nous permit de nous endormir, enfin.

Nous ne rencontrions pas les mêmes problèmes qu’à Aubervilliers, mais il y en avait aussi ; la différence, c’est que nous n’étions pas au centre de ces problèmes. Nous n’étions concernés en rien, nous subissions plus ou moins, c’était tout.

Nous nous sommes levés très tard ce dimanche-là. L’alcool nous avait bien cassés, tous les deux avec le mal au crâne du siècle, et d’une langue pâteuse prête à coller des timbres. Cependant, nous étions plus que motivés pour finir le week-end au GTD du Palace : on n’aurait raté ça pour rien au monde.

La loge était fermée le dimanche, il semblait y régner un calme olympien. D’ailleurs, le dimanche, tout l’immeuble semblait dormir toute la journée ; même les mouches volaient en silence.

Quand on rentra du GTD, rien n’avait changé, tout était comme figé.

C’est le lundi soir que les choses se mirent en mouvement, si on peut dire. Un vieux monsieur très élégant en costume cravate vint sonner à notre porte ; Franck n’étant pas là, c’est moi qui le reçu, mais on resta sur le palier.

-          Bonsoir monsieur. Je suis le président du syndic de l’immeuble, je viens recueillir des informations concernant les problèmes de bruit de ce week-end. J’ai reçu une dizaine d’appels ce matin et je suis obligé de mener mon enquête pour me rendre compte. Avez-vous entendu quelque chose ?

Décidément, la vie en communauté s’avérait plus compliquée que je ne l’aurais pensé. Ici aussi, le syndic s’immisçait dans la vie des habitants. Ici aussi, les jalousies occupaient certaines personnes. Cette réminiscence me déplut fortement.

-          Euh ! Vous voulez parler de la fête d’anniversaire de la gardienne ? Oui, c’était un peu bruyant, mais ça allait.

-          Donc, vous me confirmez que Mme Bregovic a bien fait du tapage samedi soir ?

-          Dire que c’était du tapage est sûrement excessif, mais c’était animé, quoi !

-          D’accord ! je vous remercie.

Notre entretien ne dépassa pas les quelques minutes, il alla ensuite faire les autres appartements, y compris celui de Jérôme, qui ne répondit pas, du reste… Isa nous expliqua le soir-même qu’en fait, la gardienne passait son temps à dénoncer tout et n’importe quoi pour faire oublier ses propres dérives. L’anniversaire du samedi précédent n’en était pas un, seulement un prétexte pour faire la fête. Elle trouvait toujours une bonne raison pour faire ce qu’elle voulait, au grand dam du syndic. Sauf que les copropriétaires avaient bien plus de pouvoir que les locataires de la tour, et eux avaient plus d’une fois demandés son renvoi. Lors de la dernière assemblée générale, Isa avait voté pour son licenciement. La gardienne y avait échappé de justesse. Mais cette fois ci, le syndic était décidé à agir car sinon, son propre mandat allait sauter. Ce monsieur récoltait des témoignages à charge, qui devraient peser lourd dans la balance le jour de la prochaine assemblée.

Une fois mis au courant de cette histoire, je fis tout mon possible pour l’évacuer de mon esprit. J’étais bien content de ne pas avoir de pouvoir, non que le sort de la gardienne m’indifférait, mais parce que je ne souhaitais à aucun prix revivre les problèmes passés. Une chose me conforta également : j’étais quasiment certain que ce n’était pas Jérôme qui avait appelé la police. Lui se foutait plus que tout de ce genre de tracasseries, du moment qu’il menait sa petite vie. Cette histoire aurait pu me donner raison contre Franck concernant notre différend quant à ce qu’on pensait de Jérôme. Cependant, je décidai de ne pas m’en servir, je ne voulais pas ranimer une zone de conflit inutile entre nous.

A part ces petites histoires, il ne se passait rien d’important dans cet immeuble ; on vivait dans un havre de paix incroyable. Il faut dire qu’il n’y avait que trois appartements par étage, et qu’il n’y avait que cinq étages. On n’avait vu aucun enfant ni aucun chien, donc seuls des adultes vivaient là ; une bonne partie travaillait, mais il y avait beaucoup de retraités. Notre étage cumulait le fait d’être le plus gay et le plus jeune. Le troisième appartement était occupé par un jeune couple hétéro qu’on ne voyait quasiment jamais. Si Jérôme ne s’était pas signalé par sa frénésie sexuelle, on ne l’aurait jamais rencontré non plus, car à part le moment où on savait qu’il baisait, on ne le voyait pas et ses colocataires ou amis étaient tout autant invisibles.

Comme nous n’étions pas parasités par notre quotidien, nous pouvions nous consacrer à ce qu’on aimait le plus : trainer dans le Marais. Les beaux jours arrivants, on y allait même en semaine le soir. Bien entendu, nous n’y restions que le temps d’y boire un verre, mais nous y retrouvions tous nos amis aussi, les uns entrainant les autres…

La météo changeait bizarrement dans notre couple. Il faisait chaud, l’orage grondait. Nous passions toujours de bons moments, mais Franck devenait de plus en plus agacé par tout ce que nous partagions. Plus on approchait de la date de la gaypride parisienne, qui avait lieu traditionnellement fin juin, et plus il était stressé. Je précise cette date car elle fut le déclencheur d’une engueulade avec un des clients du Café Cox, Franck refusant de prendre un tract pour une soirée d’après marche. Il n’y avait pourtant rien d’extraordinaire sur ce tract, mais il le jeta violemment par terre, provoquant la colère du gars qui le distribuait.

Je connaissais assez bien Franck maintenant, pour savoir que ses énervements étaient toujours fondés. Mais là, je ne compris pas du tout. Surpris, je lui demandai de se calmer et de m’expliquer ; mais il m’envoya balader et quitta le bar rageusement.

Je pensais qu’il avait juste une saute d’humeur passagère et qu’il reviendrait de suite, mais non, je le vis qui descendait la rue des Archives en direction du métro : donc, il partait vraiment. Du coup, je quittai également le bar pour le rattraper. Je l’appelai mais rien n’y fit, il redoubla même de vitesse. Je courus après lui comme un petit chien, dépité par son attitude incompréhensible.

Je le retrouvai dans le métro, la tête baissée, les yeux dans le vague, abattu. J’essayai de parler mais son mutisme força le mien. Peut-être valait-il mieux se taire pour le moment, nous règlerions ça à la maison ?

Je suis d’un caractère calme et conciliant, mais anxieux aussi, et ne pas savoir me ronge rapidement. Son comportement risquait de provoquer des énervements qui ne feraient qu’empirer.

A la maison, il me demanda de le laisser tranquille un moment ; il fallait qu’il se calme. Il me confirma que je n’étais responsable en rien de ce changement d’humeur, ce qui me rassura. Cependant, dès qu’il serait calmé, il tenait à me parler. Je compris tout de suite la nuance entre me parler et m’expliquer. Cela annonçait sûrement une mauvaise nouvelle, en tout cas quelque chose qui me concernait, sinon il n’aurait qu’à me dire ce qui avait vraiment provoqué cette colère. Franck n’était pas du genre à parler à la légère ; pour lui, les mots avaient un sens, un poids et une valeur ; donc, il allait m’annoncer quelque chose, et vu sa réaction au Café Cox, j’imaginais quelque chose de négatif. Mais quoi ? Mystère !

Nous avons passé le restant de la soirée chacun dans son coin, il préféra même dormir dans le salon, juste pour cette nuit, me précisa-t-il.

Je ne l’avais jamais vu dans cet état et j’espérais que tout rentrerait dans l’ordre dès le lendemain. Une bonne journée de boulot nous ferait oublier cette désagréable soirée… Habituellement, on se réveillait quasiment en même temps, sauf ce jeudi matin-là ; à mon réveil, Franck était déjà dans la douche. Je pouvais comprendre les sautes d’humeur, mais il y a un moment où il faut s’imposer, pour ne pas se laisser avaler par les humeurs de l’autre…

Le café coulait dans la machine, donc, Franck n’avait pas encore pris son petit déjeuner : on le prendrait ensemble. Tant pis, je serais en retard, mais ça en valait sûrement la peine.

Effectivement, nous avons bu le café tous les deux. Je remarquai qu’il avait retrouvé le sourire, sans pour autant m’en dire plus que les petites phrases d’usage que peuvent échanger un groom-service et un client d’hôtel.

-          Ne m’attends pas pour dîner ce soir, Daniel. Je vais rentrer tard. J’ai des épreuves à corriger au boulot.

-          Franck ! On habite encore ensemble ou tu comptes t’installer chez des collègues, pendant que tu y es ?

-          Ne le prends pas mal ! Je te dirai tout vendredi soir… Allez ! A ce soir ! Je t’aime ! dit-il en m’embrassant sur la bouche.

Ce petit échange me remit en selle. Si c’était une manigance pour que je cesse de m’inquiéter, ça marchait formidablement bien. Franck me connaissait mieux que moi-même et savait comment me diriger, pour ne pas dire me manipuler. Je n’aimais pas ce dernier terme, car je le jugeais négatif, mais il nous permettait de vivre ensemble sans trop de heurt. Je faisais moi-même attention à tout ce que je disais pour ne pas nourrir l’hydre. Car la mauvaise humeur aussi, est un animal à plusieurs, qui se régénère et qui s’auto-alimente. Une vie de couple, ce n’est jamais facile, il faut du doigté pour ne pas tout cramer.

 

28

 

   Si la journée du jeudi se passa plutôt bien, celle du vendredi fut stressante à souhait. Je n’avais pu m’empêcher d’essayer de comprendre la soudaine colère de Franck. J’ai dû marmonner dans ma barbe au boulot, dans les transports, à la boulangerie, bref ! sûrement partout… J’échafaudai des dizaines de possibilités qui tombaient toutes à l’eau parce que je ne savais rien. Je me doutais qu’il ne fallait pas nourrir l’hydre, sous peine d’être dévoré à son tour. Je me raccrochais à la seule chose qu’il m’avait dite, et qui valait son pesant d’or : ça n’avait rien à voir avec moi.

Contrairement aux autres jours de la semaine, Franck quittait plus tard le vendredi soir, et je savais qu’il ne serait pas à la maison avant 19h30. J’avais pris mon temps pour me préparer, escomptant qu’on sortirait après la séance d’explication. Il y avait une certaine solennité dans ce rendez-vous, mais je savais que Franck avait besoin d’organiser les choses, de préparer son texte et ses effets, rien ne serait laissé au hasard. Si ce professionnalisme m’impressionnait, il m’inquiétait quand j’en étais la cible.

Franck arriva quasiment à l’heure pile, il avait juste enlevé sa cravate et déboutonné le haut de sa chemise. Il avait l’air crevé et il avait sûrement besoin de souffler. Je lui proposai de se mettre à l’aise, de prendre une douche, de boire un coup, avant de discuter. Mais à ma grande surprise, il refusa.

Tout sourires, il m’invita à m’assoir dans le salon. J’avais l’impression que j’allais entendre les raisons de mon licenciement par mon patron. Cette désagréable sensation de passer un entretien préalable, venait de la façon de faire de Franck. Je la connaissais, elle était plutôt efficace.

Il s’assura que je sois confortablement installé, avant de lui-même s’assoir en face de moi. Toutes ces précautions lui servaient d’ordinaire à déstabiliser son interlocuteur. Il m’avait appris l’astuce, donc je la reconnaissais et ça m’énervait un peu ; il fallait commencer.

-          Daniel ! J’ai plusieurs choses à te dire. Ce n’est pas facile, mais comme tu as toujours été honnête avec moi, je me dois de l’être avec toi.

-          Oh ! Putain ! Tu as rencontré quelqu’un ?

C’était parti tout seul. C’était sur le bout de ma langue depuis le début. Il fallait que je sache.

-          Daniel ! Ne m’interromps pas, s’il te plait, sinon, je n’y arriverai pas. Mais pour répondre à ta question, non ! Je n’ai rencontré personne.

Je soufflai, c’était déjà ça. Cependant, il fallait que j’arrive à me taire, maintenant.

-          Donc, si je me suis emporté l’autre jour, c’est à cause de la date sur le tract. Je ne t’en ai jamais parlé, mais j’ai rencontré mon ex lors d’une gaypride. Jusqu’à présent ça m’était sorti de la tête parce que nous deux n’y participions pas. Or désormais, je ne vois pas comment nous ferons pour ne pas y aller, n’est-ce pas ?

-          Ok ! Mais je ne vois pas ce qu’il y a d’énervant pour le moment.

-          Je vais y venir. Je vais tout te dire d’un seul bloc.

Il reprit sa respiration. Le dénouement allait arriver sous peu.

-          Il se trouve, mais c’est un hasard, que j’ai revu Ludovic, mon ex, il y a quelque temps. On s’est croisé un matin dans le métro, et figure-toi qu’il ne travaille pas loin de mon boulot. A l’époque, on s’était quitté sans heurt, on ne s’en veut toujours pas…

Bon, OK ! Rien de grave pour le moment, pensai-je.

-          On s’est vu une fois, deux fois et la troisième fois on a couché ensemble pendant l’heure du déjeuner.

Là, je me prenais le coup sur la tête, mais j’encaissais sans rien dire. Je restai bouche bée.

-          La suite est moins drôle… Dans le feu de l’action, même si ça fait quand même un certain qu’on ne s’est vus, on se fait confiance, tu vois !

-          Qu’est-ce que je dois voir ?

-          On n’a pas utilisé de préservatif. Ni lui ni moi.

-          Ah, OK !

J’encaissais toujours, sonné par sa révélation, mais j’attendais la suite impatiemment.

-          Cette semaine, Ludovic, mon ex, m’appelle pour me dire qu’il a fait un test et qu’il est… séropositif, dit-il en ravalant sa salive.

-          Quoi !

Je n’avais pas mis plus d’un millième de seconde pour comprendre, je bondis de mon siège, prêt à hurler et à en découdre. Franck s’était levé aussi, mais me demanda sans hausser le ton, de me rassoir. Malgré l’énervement qui montait, j’obtempérai avec ce qui me restait de calme.

-          Je sais que j’ai fait une connerie. C’est ce que ce tract m’a mis sous le nez l’autre jour, au Café Cox. Je peux t’assurer que c’est la première fois que ça m’arrive… Bon, j’ai pris les devants, j’ai fait un test de dépistage cette semaine, jeudi soir pour être précis, c’est pour ça que je suis rentré tard.

-          Et ?

-          Et je n’aurai les résultats que dans trois semaines. Mais je te demande d’en faire un également. Entre temps, nous aussi on a baisé, et sans capote en plus… Je suis désolé, et je te demande pardon.

J’étais hors de moi. J’avais envie de hurler et de pleurer en même temps. Mais rien ne sortait nulle part. J’étais tétanisé par la nouvelle, je n’en revenais pas.

-          Tu peux me le demander ! Franchement tu peux, mais je ne suis pas sûr de te l’accorder, ce pardon.

Si j’avais été violent, je crois que je l’aurais frappé tellement j’étais en colère. Mais je me sentais mal, je suais abondamment, j’ai même cru que j’allai tourner de l’œil.

-          Comment as-tu pu me faire ça ? Tu sais ce que ça veut dire d’être séropositif ? C’est une quasi condamnation à mort. Putain ! J’avais bien besoin de ça. On n’est pas dans la merde, là !

-          Je le sais, Daniel ! T’aurais préféré que je fasse semblant ? Non, hein ! C’est pour ça que je te dis tout. J’ai agi comme un irresponsable, c’était un coup de folie, c’est vrai je le reconnais, mais je sais aussi faire face à mes responsabilités quand je dois les prendre. La vie n’est pas un jeu. Là, si on perd, on perd tout…

J’avais tout imaginé sauf ça…

En 1996, devenir porteur du VIH t’envoyait au cimetière avec une quasi-certitude, mais pas avant d’être passé par des phases de maladie plus ou moins terribles, plus ou moins longues. Riches ou pauvres, connus ou inconnus, le virus œuvrait sur tous sans distinction, et impitoyablement. Tout d’un coup, mon nouveau monde arc-en-ciel virait au noir le plus sombre.

« Ceux qui disparaissaient et ceux qui étaient partis ». La fameuse phrase de Tony que Franck avait si bien interprétée... On finissait toujours par apprendre d’une façon ou d’une autre ce qu’ils étaient devenus, et c’était toujours la même chose : mort du SIDA. On n’en parlait pas, on le murmurait plutôt. Peut-être de peur que la rumeur soit-elle aussi contaminante, qui sait ?

Mon cerveau tournait au ralentit, j’avais la sensation qu’il allait s’éteindre sous peu. J’étais comme une machine sans carburant. Pourtant, il fallait redémarrer au plus vite, mais comment ?

-          Où as-tu fait ton test ?

-          Pour plus de discrétion, je suis allé à l’hôpital Avicenne, à Bobigny. Ce n’est pas très loin d’ici. Anonymat garanti, sans rendez-vous et les résultats sous trois semaines.

-          Ok ! J’irai lundi matin.

Je commençais à reprendre mes esprits, le coup était rude mais j’encaissais. J’évaluais la situation comme je pouvais et elle n’était pas bonne du tout ; les mots « c’est fini entre nous » étaient en train de se former dans ma tête, mais je ne pouvais pas les prononcer : ce n’était franchement pas le moment pour se séparer. Ce n’était clairement pas une décision à prendre sur le coup de l’énervement.

Il y avait un vrai risque que je devienne une victime collatérale, mais c’était Franck le plus à plaindre car lui avait été en contact direct. Et puis, il m’avait trompé avec son ex, pas avec mon futur successeur. C’était une faute, mais qui demandait une réflexion plus approfondie et pour le moment, même si je soupçonnais le verdict que j’y apporterais, je n’étais pas encore capable de le formuler.

Franck me regardait, dépité, catastrophé.

-          Ça va ? me demanda-t-il.

-          Ça ira ! Pour l’instant, ça ne peut qu’aller bien… Et ce Ludovic ? Comment va-t-il ?

-          Pout tout te dire : pas très bien.

Bon, on ne pouvait pas rester à se contempler comme des chiens de faïence indéfiniment, il fallait faire quelque chose pour se dépêtrer du marasme qui s’écoulait sur nous comme de la glue. Je remontai à la surface et je repris l’initiative.

-          Je te propose qu’on sorte boire un verre comme d’habitude.

-          Tu es sûr ?

-          Oui, c’est ce qui faut faire. Prends une douche, change-toi et on y va. Si on reste ici, on va finir par se taper dessus.

Franck avait envie de pleurer, mais je voyais bien qu’il se contenait autant qu’il pouvait. Je n’étais pas autant ému. Le contre-coup me faisait résister et m’interdisait de me laisser aller. Je m’approchais de lui, et on s’embrassa longuement.

-          Merci ! C’est inespéré. Merci d’avoir si bien réagi.

-          Que pouvais-je faire d’autre ?

-          Merci quand même !

-          Les trois prochaines semaines vont être compliquées à vivre. Les résultats des tests seront déterminants. Tu le sais, ça changera tout. Donc, pour le moment, on est en statu quo.

Malgré ce que je lui disais, il continuait à m’embrasser, et je recevais ses baisers avec plaisir. Mais mon cerveau avait repris le pouvoir sur mon cœur, comme un coup d’état réactionnaire qui voulait tout remettre en ordre dans la maison.

Franck savait faire face à ses responsabilités, et il avait raison, c’est ce qu’il fallait faire. Moi-aussi, je devrais faire face aux miennes.

 

29

 

   Ce week-end ne fut pas aussi enjoué que les autres. On était sortis dans le Marais le vendredi soir, après l’annonce de Franck, mais c’était plus pour conjurer le sort qu’autre chose. On s’était contentés d’un seul bar ce soir-là : le Café Cox. On avait fait des efforts pour être aussi souriants que d’ordinaire, mais on n’y arriva pas. On voyait la vérité crue, sans fard, et tout devenait insupportable, pas seulement la musique mais aussi les gens. Pourtant, je persistais à croire que c’était là qu’il nous fallait être. Noyés parmi les nôtres.

Quand on est en mouvement, on reste en vie, et il fallait qu’on se bouge et qu’on arrête de réfléchir. Jusqu’à présent, je suivais Franck sans barguigner car son avis était souvent juste, mais maintenant, c’était à moi de lui montrer la voie.

On avait besoin de divertissement et le meilleur endroit pour se divertir fut d’aller au cinéma. On se força à voir ce qu’il y avait à l’affiche, même les films qu’on n’aurait jamais vus sinon. Être dans le noir pendant deux heures, à suivre une histoire parfois sans intérêt nous allait bien, nous ennuyait mais nous reposait surtout. Nous nous retrouvions l’espace d’un moment, hors du temps et hors de ce monde. Inatteignables. Dématérialisés.

Le samedi et le dimanche, nous avons donc zappé le Marais, les bars, le GTD, et nos amis. Cette épreuve resserrait nos liens, c’était visible. Nous nous embrassions à tout bout de champ, n’importe où et pour n’importe quoi, c’était marrant. Je crois que nous avions peur de ce qu’on allait peut-être devoir faire. En attendant de prendre une décision, nous nous repliions sur nous-mêmes, dans notre cocon.

On se leva à l’heure habituelle le lundi matin. Franck m’avait dit que le service des dépistages n’ouvrait pas avant 9h, mais il valait mieux qu’on y soit en avance. « On » ? Oui, Franck tenait à m’accompagner, car ce service était selon lui, pas facile à trouver dans les dédales de ce gigantesque hôpital de banlieue.

Avant de partir, je prévins par téléphone mon chef de service que j’aurais du retard ce matin. Franck fit de même, et de cette façon, on se sentit plus libre de nos mouvements, débarrassés d’un premier poids.

Nous sommes arrivés vers 8h30 à Avicenne. Nous avons suivi le parcours fléché jusqu’à la salle d’attente du centre, quelques personnes patientaient déjà. A ce jour, je n’avais jamais fait de test, ni jamais mis les pieds dans un centre de dépistage ; j’étais un peu angoissé. Comme Franck avait déjà fait le sien, il pouvait m’expliquer les procédures. En premier lieu, j’allais passer au secrétariat pour m’enregistrer dès l’ouverture. J’irais seul, sans lui.

Effectivement, à 9h pile, le secrétariat ouvrit ses portes, et les premières personnes s’y engouffrèrent. Je les suivis mollement. Comme c’était la première fois, il fallait que j’ouvre un dossier ; je savais que Franck avait préféré l’anonymat, mais je décidai de donner mon nom, de cette façon, je recevrais les résultats par courrier.

A peine ai-je été enregistré, qu’un médecin vint me chercher, mon dossier à la main, et me demanda de m’installer dans le fauteuil pour faire ma prise de sang. Il me posa des questions sur ma sexualité.

-          Je suis gay et je vis en couple.

-          Vous avez des relations non protégées dans votre couple ?

-          Oui !

-          Avez-vous des relations sexuelles en dehors de votre couple ?

-          Jusqu’à présent, non ! Mais ça pourrait changer.

-          Et votre ami ? A-t-il des relations autres qu’avec vous ?

-          Voilà, c’est la raison pour laquelle je fais ce test.

-          Ok, je vois.

Je m’en tins à ce questionnaire, je n’avais pas envie d’en dire plus, pour le moment en tout cas.

Une infirmière vint avec une seringue emballée en sachet sous vide, me posa un garrot :

-          Serrez le poing, s’il vous plait !

Elle me piqua et remplit la seringue, puis me posa un pansement et ce fut tout.

-          Voilà, c’est fait. Vous recevrez les résultats sous trois semaines, des fois moins.

Cela avait duré cinq minutes, j’étais satisfait de cette rapidité… Je retrouvai Franck qui m’attendait, toujours aussi anxieux. Curieusement, la façon dont s’était déroulé le test me rassura, je me sentais mieux, il n’y avait plus qu’à patienter. Je fus surpris et charmé par la courtoisie et l’amabilité du personnel. Tout comme Franck, j’avais trois semaines de sursis, maintenant.

On pouvait aller travailler. Franck me prévint qu’il passerait ce soir voir Ludovic pour prendre de ses nouvelles. J’acquiesçai sans dire un mot. De toute façon, je ne pouvais pas l’en empêcher ni lui faire une crise de jalousie. Ce serait déplacé et un peu tard.

Et puis, on rentrait dans une zone de turbulence désormais. Le statu quo mettait tout à plat jusqu’à ce qu’on sache ce qu’on allait faire de ces cinq ou six prochaines années, si c’était un minimum ou le maximum du temps qui nous restait à vivre.

J’arrivai au boulot avec une heure de retard seulement. Je proposai de la retrapper le jour même. Je n’avais plus besoin de sortir tôt car il n’y avait plus aucune urgence concernant notre couple. De plus, Franck rentrerait tard, donc, je pouvais aussi faire autre chose sans l’avertir.

Soudain, je vivais avec un détachement zen que n’auraient pas renié les bouddhistes. En fait, j’étais sous le choc du test ; ça m’affectait bien plus que je ne le pensais. Je masquais ma peur sous une fausse quiétude et je ne voulais pas que ça puisse transparaitre. Toute la journée, je fis ce qu’on me demandait sans rechigner.

Le soir à la maison, je voulus préparer un semblant de repas, mais je n’avais pas faim, j’attendais que Franck soit là… Il arriva vers 20h30 avec une tête de chien battu comme ce n’était pas possible. Il était triste, ça se voyait. Son ex, Ludovic, n’allait pas bien, et donc, potentiellement nous non plus. On ne dîna pas ce soir-là.

Ensuite, les jours de la semaine s’enquillèrent rapidement. Franck travaillait beaucoup, puis il passait voir Ludovic, un soir sur deux, puis on dînait tous les deux. On avait retrouvé l’appétit ; il le fallait, du reste. On ne pouvait pas continuer à se condamner, ni à s’infliger des restrictions avant d’avoir les résultats du test. On devenait paranos. Dès que l’un éternuait, on se posait tout un tas de questions.

On s’embrassait toujours autant, mais c’était moins fort ; on s’était un peu lassés de ce genre de câlins. En revanche, il me fut impossible de reprendre une activité sexuelle normale. On ne baisait plus parce que je ne pouvais pas, j’étais bloqué. Mais je ne savais pas si c’était dû au test ou à la tromperie. Franck décréta qu’une période d’abstinence nous ferait du bien. De cette façon, mon blocage passerait inaperçu car ça faisait partie du statu quo. Il avait toujours cette façon de tirer parti de toute situation, fût-elle même mauvaise.

Ludovic nous inquiétait plus que notre propre santé. Je ne le connaissais pas encore, mais je ne refusais plus de le rencontrer. Après tout, nous faisions partie de la même famille désormais, nous étions liés par un destin commun.

Franck passait toujours un soir sur deux pour le voir, mais sa santé se dégrada de plus en plus et rapidement. Nous étions au bout de la seconde semaine d’attente des résultats quand Ludovic fut admis à l’hôpital. Cette nouvelle nous procura une secousse dont l’onde de choc se répercuta dans tous les domaines. Nos amis s’inquiétaient de ne plus nous voir et nous harcelaient de questions quand ils arrivaient à nous avoir. Ce n’était rien de dire qu’on avait peur. Ludovic avait été diagnostiqué positif seulement un mois avant que nous nous décidions à nous faire dépister. Et voilà qu’il devait être hospitalisé, maintenant ! Franck était dans tous ses états : sous une apparente tranquillité, il bouillait.

Nous nous étions recroquevillés sur nous-même, nous faisions un blocus, ne voyions plus personne, ne répondions plus au téléphone non plus. Le téléphone fixe porta bien son nom, il ne bougeait plus de sa place. Sauf qu’un soir, je décrochai, imaginant que mes parents voulaient aussi de nos nouvelles. C’était un de mes amis ; ce fut un interrogatoire en règle et je lâchai le morceau, un peu contrarié.

-          Franck et moi avons fait un test de dépistage du SIDA. Voilà, c’est tout, rien de grave. On attend les résultats, dis-je en riant.

J’essayais de relativiser, mais je savais que ce genre de nouvelle pouvait être interprétée de n’importe quelle façon. Dont la pire.

-          Mais, vous pensez que vous avez choppé un truc ?

-          Non, mais il faut bien connaitre un jour ou l’autre son statut sérologique, pas vrai ?

-          Ouais, peut-être ! Mais moi je suis avec Nadia, on a aucune raison de faire ce test. D’ailleurs, je n’ai pas besoin de le faire, je vais bien. Nadia va bien, donc tout est cool… Vous avez merdé, c’est ça ?

-          Non ! Pas du tout….

-          Ah merde, les mecs ! Faites gaffe, bordel ! C’est mortel ce truc !

-          Je te dis que tout va bien. Alors, pas la peine de psychoter.

-          Ok, je te crois… Allez ! On vous embrasse. Surtout pas de bêtises, hein ? Vous nous tenez au courant. Ça m’a fait plaisir de te parler, mais ça serait mieux de te voir, tu ne crois pas ? Allez ! Ciao !

J’avais envie de tuer ce mec. Je savais qu’il ne pourrait pas tenir sa langue, tout comme moi je n’avais pas réussi à tenir la mienne. Des fois, je me fouetterais jusqu’au sang pour m’obliger à la fermer… En plus, c’était un de mes amis. Franck me le reprocherait plus tard, j’en étais certain.

Et ce qui devait arriver, arriva ! D’autres nous appelèrent pour avoir des nouvelles. Tout le monde compatissait alors qu’il ne se passait encore rien. Tant qu’on ne savait pas, tout allait bien.

Du coup, devant cette avalanche téléphonique et sympathique, Franck décida de mettre au courant ses amis, dont Isa. Il utilisa le même mode cool pour l’annoncer, comme s’il avait été faire des courses à la FNAC et qu’il en avait profité pour faire un test en passant. Ni lui ni moi ne révélions l’origine des raisons du test, bien sûr. Isa ne fut pas plus surprise que ça, car avant de se mettre en ménage, elle et son fiancé en avaient fait un. Elle connaissait Ludovic, mais elle ne relia pas sa maladie et nos deux dépistages.

Notre quarantaine volontaire se révéla totalement contreproductive ; et Franck en avait marre de cette mascarade et ne tenait plus en place. Il voulait savoir et nous étions proches du dénouement : ça ne servait plus à rien d’attendre comme ça… Un midi, il m’appela au boulot pour me dire qu’il passerait à Avicenne avant de rentrer, pour voir si ses résultats ne seraient pas arrivés. Lui devait y passer de toute façon car il avait choisi l’anonymat, alors que moi non, mais ça m’obligeait à attendre le courrier puisque j’avais opté pour cette solution.

Il se présenta au secrétariat de l’hôpital avec la peur au ventre, les abdos contractés par la contrariété comme jamais. Il remit à la secrétaire son numéro d’appel.

-          Un instant, je vous prie.

Puis elle se tourna pour consulter une boite aux lettres d’où elle tira une enveloppe.

-          Vous avez de la chance, vos résultats sont arrivés ce matin. Je vais prévenir le médecin qui vous les remettra avec les explications.

-          Des explications ? Pourquoi ?

-          Je ne sais pas, monsieur. Je suis secrétaire, pas médecin.

Quelques minutes plus tard, qui furent sûrement les plus longues de sa vie. Franck fut reçu par le médecin qui, en premier lieu, l’invita à s’assoir.

 

30

 

   Le bureau du médecin était éclairé par des néons au plafond d’une forte intensité ; on y voyait comme en plein jour : c’était gênant. Franck avait espéré un peu plus d’intimité pour la réception de ses résultats. Il était assis au bord du siège, c’était plutôt inconfortable, mais il ne pouvait décemment pas encore se détendre. Le médecin qui le recevait ce soir-là, n’était pas celui de la prise de sang. Franck se risqua à interrompre la lecture du praticien.

-          Ce n’est pas le médecin que j’ai vu la première fois qui devrait me recevoir ?

-          Nous sommes plusieurs. Ne vous inquiétez pas, nous savons tous parfaitement interpréter et expliquer ce qu’on nous envoie.

L’homme était plutôt décontracté, assez souriant. Franck reconnut son dossier qu’il finissait de lire ; l’enveloppe toujours fermée y était jointe… Franck suivait des yeux ceux du médecin qui balayaient les lignes de gauche à droite rapidement.

-          Bon ! Tout me semble normal. Maintenant, voyons les résultats.

Le médecin décacheta l’enveloppe et en sortit une lettre d’une seule page qu’il parcourut d’une seule traite, recto verso.

-          Bon ! Tout va bien. Vous êtes négatif… Tenez, je vous laisse vérifier. Gardez bien vos résultats.

Franck lut et relut la lettre, ses yeux restaient fixés sur la case : VIH -. S’il avait pu, il aurait embrassé l’homme en blouse blanche. Son stress, accumulé depuis des semaines, disparut d’un coup. Il avait l’impression de redémarrer dans la vie, que la sève revenait, qu’il débordait d’énergie. Il ne savait que dire, mais il remerciait. Les autres mots ne sortaient pas de sa bouche, seulement « merci » qu’il répétait sans cesse : ce qui finit par faire rire le médecin.

-          Je vois que vous êtes rassuré. Faites attention à vous et protégez-vous, surtout ! Je vous souhaite une bonne soirée.

-          Encore merci, docteur !

Franck prit ses affaires et la précieuse lettre qu’il rangea précautionneusement dans son portefeuille.

Il quitta l’hôpital Avicenne le cœur léger, le cerveau au beau-fixe. Il avait une excellente nouvelle à partager avec le monde entier, mais surtout avec moi. Il y avait bien une cabine téléphonique sur le parking, mais Franck jugea plus approprié de me l’annoncer de vive voix… Donc, bien qu’il eût couché avec Ludovic, il n’avait pas été contaminé… Pauvre Ludovic qui lui n’avait pas eu de chance, si tant est qu’on puisse parler de chance ou de malchance : comme si c’était une loterie mortelle mise en place par l’adversité.

J’attendais le retour de Franck avec une certaine anxiété. J’étais posté devant le téléphone, au cas où il m’appellerait. J’étais prêt à tout entendre, le bon comme le mauvais.

Aux environs de 20h, j’entendis la clé tourner dans la serrure. Franck arrivait enfin !

Il avait toujours ce visage impassible, sans émotion, qu’il montrait en toute circonstance, sauf quand ça n’allait vraiment pas et que je le savais. Moi, j’étais pétrifié, j’attendais, je n’osais pas parler… Il m’embrassa vigoureusement sur la bouche – un long baiser sonore – ce qui me surprit, puis il me tendit une lettre et me somma de la lire sur le champ. Pendant que je la lisais, il me fixa intensément, mais en affichant un sourire narquois que je ne savais interpréter. Je sentais le poids de son regard inquisiteur. Je parcourus la lettre jusqu’au bout, jusqu’à la case finale : VIH -.

-          Tu es séronégatif !

-          Exact ! Donc, tu comprends ce que ça veut dire ?

Là, j’eus un blanc, je ne comprenais pas tout d’un coup. C’était déjà trop de bonheur de savoir que Franck n’était pas contaminé.

-          Si moi, je suis négatif, eh bien, toi aussi.

-          Mais, c’est vrai, ça !

-          Si j’étais sensé te contaminer et que je suis négatif, tu ne peux pas l’être.

-          J’en serais certain quand j’aurai, moi aussi, mes résultats.

-          Réfléchis, c’est évident ! Ce n’est pas possible autrement.

Je savais qu’il avait raison, mais je voulais en avoir la preuve formelle. Cependant, cette nouvelle décongestionna enfin notre quotidien. C’était le meilleur vendredi soir qu’on avait eu depuis trois semaines… Bon, il était encore trop tôt pour célébrer ce qu’on prenait quand même pour une victoire, et on préféra rester à la maison ce soir-là. De plus, Franck voulait absolument annoncer la bonne nouvelle à Ludovic, car lui aussi s’inquiétait, il se sentait responsable de nos vicissitudes. Les visites étaient autorisées à l’hôpital Bichat le samedi matin, et je proposai à Franck de l’accompagner, ce qui me permettrait de faire enfin la connaissance de son ex…

L’entrevue fut rapide, Ludovic somnolant plus ou moins. Je n’osai pas le déranger, mais de le voir ôta tout le ressentiment que j’avais pu avoir contre lui. Il payait déjà cher, ce n’était pas la peine d’en rajouter. Franck lui annonça la nouvelle qui sembla lui plaire. Je me sentis mal dans cet endroit et je n’eus qu’une envie, celle d’en partir.

Ludovic n’était pas dans un sale état, il était juste mal, mais c’était bien dû au VIH, malheureusement… Dans les mois qui suivirent, il passa souvent par des phases atroces et faillit mourir plusieurs fois, mais il devait résister et il résista. D’abord sous AZT, qui le stabilisa bien, puis sous trithérapie, qui lui permettrait de vivre normalement. Il resterait présent dans mon entourage tout le temps où je fus en couple avec Franck.

En sortant de l’hôpital, je sus que j’avais pris une décision : le statu quo était terminé. Il était temps qu’on mette à plat certaines choses, qu’on redéfinisse les règles du couple… On marchait dans la rue quand les mots me vinrent à l’esprit et remplirent mon futur cahier des charges, au fur et à mesure qu’on se déplaçait en direction de la Porte de St Ouen. D’ailleurs, à part l’endroit où se situait le bâtiment, ce coin était glauque, sale, et j’avais hâte de repasser le périph’.

Franck avait fait une connerie et nous avait fait courir un risque insensé en recouchant avec son ex, Ludovic. Mais ce risque avait existé parce qu’il avait eu peur de me le dire. Bien entendu, Franck n’avait pas imaginé une seconde que son geste pouvait engendrer un problème pire que prévu et qui dépasserait le cadre de la simple coucherie. Ce que j’avais admis dès le début, c’est que Franck ne l’avait pas fait avec n’importe qui, mais avec son ancien petit copain. Ils avaient vraisemblablement remis le couvert en souvenir du bon vieux temps. Je ne voulais pas me sentir trahi, mais j’étais sacrément embarrassé par la nouvelle. Donc, pour que ce genre d’embarras disparaisse, il fallait qu’on s’autorise des escapades sexuelles hors du couple de temps en temps, avec des conditions bien précises : préservatif obligatoire, que ça ne devienne pas une compétition, et ne pas tomber amoureux. Bon, si enfiler un préservatif n’était trop difficile à exiger, ne pas tomber amoureux était peu réaliste. Mais cette autorisation serait une soupape de sécurité pour que notre couple ne se transforme pas en cocotte-minute et n’explose à la moindre frustration. Je savais que je prenais un risque en faisant cette proposition, mais étant donné celui qui nous avait pendu au nez, ce n’était plus grand-chose.

Je dois dire que la discussion qu’on avait eu avec notre voisin Jérôme n’était pas tombée dans l’oreille d’un sourd. J’avais capté le message en refusant l’évidence qu’il avait raison, mais ça m’avait bien aidé pour élaborer mon plan d’attaque de ce jour… Il y avait un autre risque qu’il fallait que je prenne en compte malheureusement : c’était que Franck refuse cette solution. Et là, j’avais beau chercher, je n’aurais pas d’autres alternatives que de rompre. Au moins cette fois-ci, c’est moi qui avais le beau rôle, car j’avais failli être une victime collatérale. Donc c’était à moi que revenait le droit de fixer les règles.

-          Ça va Daniel ? Tu es blanc comme un linge. Tu ne te sens pas bien ?

-          Je ne suis pas au mieux de ma forme, ça c’est sûr.

-          C’est à cause de la visite de ce matin ? Moi aussi, je suis remué, crois-moi !

-          Non, ce n’est pas à cause de Ludovic, mais à cause de toi. Il faut que je te parle.

Comme je ne me sentais pas vraiment dans mon assiette, on entra dans un café proche du métro St Ouen pour faire une pause et amorcer cette discussion. J’avais besoin d’un remontant, mais pas d’alcool ! Je devais à tout prix rester maître de mes émotions, alors un double café suffirait. De toute façon, ce que j’avais à dire ne durerait pas longtemps et Franck aurait sûrement besoin d’un temps de réflexion avant de me donner sa réponse. Depuis qu’on était ensemble, on discutait beaucoup, aucun sujet n’était tabou, on mettait toujours cartes sur table.

L’endroit n’était pas vraiment reluisant, et sentait le vieux mégot et la javel, La salle intérieure était assez grande, aérée, c’était suffisant pour parler tranquillement. Toutes les tables étaient tournées en direction d’un téléviseur mural qui diffusait le PMU en continu. On choisit la table la plus éloignée de l’écran et du comptoir. Si j’avais préparé mon laïus, je n’avais pas envisagé qu’il m’aurait fallu aussi un lieu adéquat et le bon moment pour le dire. J’avais bien compris les leçons de Franck, mais je ne les mettais pas toujours correctement en application. Seulement, j’avais senti qu’il fallait parler maintenant, qu’il ne fallait plus attendre, qu’il n’y aurait pas forcément de bon moment et que ça allait sortir comme ça. Cependant, l’effet de surprise serait total, et ça c’était plutôt bien.

J’attendis que nos cafés soient servis pour parler. Franck s’enquérait toujours de ma santé, car c’est vrai que j’étais pâle. Pourtant, la détermination que je sentais en moi, m’étonnait.

-          Alors, t’avais pas quelque chose à me dire ?

-          Si ! J’y viens. En fait, j’ai une proposition à te faire.

Les minutes qui suivirent furent un peu étranges. Je parlais comme un livre ouvert, débitant mes phrases le plus simplement du monde, sans aucune gêne : tout venait facilement. Je devais rougir car je ressentis une certaine chaleur au niveau des pommettes ; mes mains virevoltaient quand je m’exprimais, sous le regard étonné de Franck qui m’écoutait avec attention. D’ailleurs, il ne m’interrompit pas une seule fois. Il enregistrait impassiblement ce que je lui disais, tel le robot qu’il avait appris à devenir quand les circonstances l’exigeaient. Rien ne transpirait de ce qu’il pensait. Ni sourires ni grimaces, ni plissement des yeux, ne vinrent émailler son visage. Il consignait, analysait, et retranscrirait avec la réponse imparable en temps voulu. Mais il se mettait dans cet état d’écoute uniquement quand les événements en valaient la peine. Là, j’avais fait mouche, le moment était grave, et de sa réponse, allait découler notre avenir.

Parfois, cette déformation professionnelle m’exaspérait, mais aujourd’hui, elle me servirait, car je savais que la meilleure résolution serait au bout de sa réflexion.

-          Ok ! J’ai bien compris. On ne peut pas faire plus clair. J’ai merdé, je le reconnais…

-          Tu n’es pas obligé de donner ta réponse maintenant. Tu peux réfléchir, mais on n’a pas toute la vie non plus.

-          En gros, c’est un ultimatum ?

-          Tu le prends comme tu veux. Toi, tu ne m’as pas laissé le choix quand tu as revu Ludovic, alors qu’avec moi, tu l’as.

Franck était coincé, le dos au mur. Je savais qu’il n’aimait pas être en difficulté, et que la solution n’était pas de l’écraser mais de le garder. Je me sentais fort, mais une victoire à la Pyrrhus ne servirait à rien dans ce cas-là.

 

31

 

   Franck avala son café d’un trait et me proposa de quitter le bar pour parler tout en marchant vers la bouche du métro. Je le reconnaissais bien là : il changeait de territoire pour m’attirer sur le sien, là où il serait en mesure d’étaler sa force. J’acceptai de bonne grâce, parce que je voyais bien la manœuvre, et comme il ne s’agissait pas de l’écraser, je le laissais resituer le débat, au propre comme au figuré, d’ailleurs.

Franck admit sans mal qu’il avait vraiment merdé et qu’il avait eu très peur aussi. Toute cette histoire l’avait profondément bousculé. Il termina sa plaidoirie par un « Je t’aime, je tiens à toi et je ne veux pas qu’on se quitte ».

-          Ce qui veut dire en clair ?

-          En clair ? Bah, je suis d’accord. J’accepte bien sûr. Je me prosterne à tes pieds, je suis vaincu et convaincu. C’est une excellente réaction, je suis fier qu’on ait réussi à accoucher d’un tel consensus.

Il fanfaronnait bien sûr. Mais au fond de lui-même, je me doutais que ce n’était pas le même enthousiasme. Il avait commis une faute qui ne pardonne pas généralement. Le genre qui coulait un navire insubmersible, détruisait la meilleure des armées, ou qui séparait le plus beau des couples. Ma réaction était équitable, elle pardonnait et nous permettait de redémarrer notre relation sur de nouvelles bases. On s’en sortait bien, finalement.

J’étais fier d’avoir fait mon premier test, chose que je n’avais jamais envisagé depuis que j’avais fait mon coming-out en 1992. En presque quatre ans d’activité sexuelle, je pouvais aisément recenser les risques que j’avais pris sans m’en rendre compte, me basant simplement sur la bonne foi ou le plus souvent, sur la bonne tête de mes partenaires. Rien qu’avec Ibrahim, nous ne nous étions pas privés de faire tout et n’importe quoi : et maintenant, je pouvais dire que c’était vraiment bon, puisque c’était validé par le test… Aujourd’hui, tout ça c’était terminé. Désormais, nous avions cette lucarne qui nous éclairait dans un coin de notre tête, et qui nous permettrait d’améliorer notre sexualité sans faire d’erreur. C’était permis, sans abus toutefois.

Et justement, puisque j’étais satisfait d’avoir sauvé les meubles, il fallait que je mette en pratique notre nouvelle convention. Je n’en voulais plus à Franck de m’avoir trompé, pourtant, il m’était redevable, et je voulais me venger.

Ce mot de « vengeance » était trop fort, je l’admets. Et puis c’était très puéril. Mais comme j’étais victorieux, je voulais me récompenser. Désormais, les mots de « trahison », « tromperie », ne faisaient plus partie de notre vocabulaire amoureux : ces deux boulets pouvaient finir au fond de la mer.

Depuis qu’on allait au Café Cox, on avait rencontré plein de gens, dont un à qui je plaisais beaucoup et qui n’avait pas hésité à me glisser dans la main, en toute discrétion, son numéro de téléphone. Je n’avais jamais appelé et je n’en avais jamais parlé à Franck, bien sûr. Ça faisait partie de mes secrets, enfouis avec les billets dans mon portefeuille.

Cette nouvelle liberté me donna des ailes, mais ce ne fut pas si simple de passer d’un état à l’autre. J’avais été exclusif depuis trois ans, l’exclusivité faisait partie de mes exigences pour vivre en couple, et tout d’un coup, je pouvais batifoler comme je voulais… J’avais gardé le précieux papier et je lisais souvent ce numéro qui me faisait rêver. Je n’ai jamais souhaité quitter Franck, mais Federico - c’était son prénom - était une promesse de sexe intense, d’amusement sans lendemain, qui n’irait pas plus loin que les rebords du lit… Ce qui était drôle, c’est qu’on se voyait souvent dans les bars, sans jamais rien mentionner ; cependant, il était toujours dispo, je n’avais qu’à lui faire signe dès que je serais prêt. Et cette fois-ci, je sentais bien que je me rapprochais de la ligne de départ.

Federico était d’origine espagnol et faisait des études à Paris ; il parlait un français quasi impeccable d’un point de vue grammatical, mais il avait un joli accent qui me séduisait et me faisait rire. Notamment lorsqu’il prononçait des mots comme fuite, qui devenait : « fouite », le son « u » étant imprononçable pour lui. Il était un peu plus jeune que moi, sportif, plus petit, cheveux courts, brun, peau mate, un visage éclairé par de grands yeux noirs, toujours mal rasé, mais ça lui donnait un côté racaille qui me plaisait encore plus. Une seule faute de goût pour moi, il portait des chemises à carreaux colorées.

Il s’écoula un bon mois après les résultats du test avant que j’envisage la possibilité de rencontré Federico. En effet, Franck partait voir ses parents en province pendant une semaine. Ce qui voulait dire qu’il partait pendant les congés scolaires, et donc Federico serait libre durant la même période, puisque, si Franck était prof, Federico était étudiant. C’était un pur hasard, mais ça tombait rudement bien.

J’avais hésité à prévenir Franck de ce que je voulais faire, mais comme je n’étais pas sûr que Federico accepte, j’avais préféré garder ça pour moi. J’avais encore du mal à dévoiler mes intentions. Je savais que Franck n’aurait pas hésité une seconde à me mettre à l’épreuve, rien que pour me prouver que « mes conditions » étaient respectées, mais j’étais moins démonstratif que lui. Je verrais bien, une fois passée la première fois, la façon dont je devrais réagir.

Franck partit un samedi matin. Je l’avais accompagné jusqu’au métro Place des Fêtes. Dès que la rame fut partie, je fonçai chercher la première cabine téléphonique sur la place. J’étais fébrile mais bien décidé. Je mis suffisamment de pièces pour être à l’aise pour parler, pris le papier bien en main, je composai le numéro en espérant que Federico décrocherait.

-          Si ?

-          Salut Federico, c’est Daniel. Comment vas-tu ?

-          Ola Daniel. Je vais très bien. Comment se fait-il que tu m’appelles ? C’est bien la première fois, non ?  Ou alors, tu t’es décidé ?

Décidément, mon envie de le voir devait transpirer dans le combiné.

-          Comment as-tu deviné ?

-          C’est vrai ? C’est sérieux ?

-          Oui, c’est sérieux !

Bon, on n’était pas très loquaces, mais le message était passé.

-          Et tu veux aujourd’hui ?

-          Ah oui ! J’aimerais bien.

-          C’est con, mais ça ne va pas être possible chez moi, parce que mon colocataire est là ce week-end.

Je grimaçai en silence, parce que je ne voulais pas le ramener chez moi. Je préférais un terrain neutre pour la première fois, et même si je m’en foutais, ça me gênait encore un peu. Il embraya sans que j’eusse besoin de proposer une solution alternative.

-          Si tu veux, on peut se voir dans un sex club ? C’est pratique aussi.

-          Ah oui ! Lequel ?

-          Tu connais le Banque Club ? C’est métro Miromesnil. Il y a un après-midi naturiste aujourd’hui.

-          Je ne connais pas, mais je trouverai.

-          Alors, on se retrouve là-bas pour 14h.

J’étais encore abasourdi par ce que je venais de faire. Il avait accepté sans sourciller, comme il me l’avait promis.

Je rentrai chez moi me changer et me préparer, puis direction le 8ème arrondissement.

Je ne savais pas qu’il y avait un sex club gay si proche des Champs-Elysées, si loin du Marais et des autres établissements. Je trouvai facilement, ce n’était pas très loin de la station de métro. L’endroit ne payait pas de mine et était d’une discrétion absolue ; impossible de savoir ce qui pouvait bien se cacher derrière une entrée aussi banale.

Je payai l’entrée dès mon arrivée. Le gars à la réception me demanda de me déshabiller complètement et de mettre mes affaires dans un sac poubelle, qu’il mettrait en sécurité contre un bracelet numéroté. D’après le nombre de sacs que je voyais, il y avait déjà beaucoup de monde. Il y avait également un bar et un buffet dressé, tout près de la salle vidéo où étaient projetés des films pornos.

Il fallait descendre un escalier pour accéder au sex club lui-même. C’est-à-dire, là où il se passait des choses. Il y faisait très sombre, mais on distinguait quand même ceux qui y étaient. Je cherchais du regard Federico, mais pour le moment, je ne voyais que des gens nus qui circulaient un verre à la main : les choses sérieuses n’avaient pas encore commencé, semblait-il.

Le sex club était un long labyrinthe parsemé de recoins sombres, de backrooms, de cabines pour s’isoler, et tout au fond, d’une douche. J’avais fait tout le tour et je m’apprêtais à rebrousser chemin quand Federico me tomba dessus, aussi nu que moi… Je le trouvais déjà beau habillé, il me plaisait terriblement, mais de le voir nu me paralysa… Il me prit par la main et m’entraina dans une cabine. Tout d’un coup, je me sentis projeté des années en arrière, à l’époque du Tilt où j’avais rencontré Ibrahim. Je retrouvai mes repères, mes gestes, une certaine facilité à découvrir l’autre, et une envie de sexe effréné.

On s’embrassait comme des fous, on commençait à s’amuser sérieusement quand je le prévins que je voulais absolument qu’on soit safe. Il me montra les tubes, l’un rempli de préservatifs, l’autre de dosettes individuelles de gel ; il n’y avait qu’à se servir. De toute façon, il n’était pas question de faire sans pour lui aussi.

La cabine était moins exigüe que les chiottes du Subway, mais ce n’était pas le grand confort non plus. C’était la première fois que je passais à l’acte depuis que j’étais avec Franck, et même si je mettais en pratique nos conditions, j’avais quelques scrupules. Pourtant, Federico était une de nos connaissances communes. Donc, je n’avais pas vraiment l’impression de tromper qui que ce soit. Et puis, avec Federico, c’était juste du sexe, ça n’aurait aucune conséquence. Je savais que même si je m’attachais à lui, l’inverse ne serait pas vrai. Federico était un consommateur compulsif, voire effréné, de sexe ; il collectionnait les conquêtes, tenait un compteur, notait les prénoms et les affublait d’une ou plusieurs étoiles selon les mérites de chacun. Cette pratique ne me plaisait pas du tout, mais elle était courante dans le milieu. Le sexe était sa seconde activité principale après ses études, ou bien sa première, je n’en étais pas sûr, mais dans tous les cas, c’était un élève appliqué… Incontestablement, il représentait le candidat idéal pour ma petite revanche.

Cela dit, il était vraiment doué, il était bien équipé et savait se servir de son engin, tout en étant à l’écoute de mes désirs ; il me désinhiba complètement. On enfila un préservatif à tour de rôle, je pris un bon pied et mes scrupules s’envolèrent. On jouirait ensemble, l’un sur l’autre, aucun risque de contamination : j’étais rassuré de ce point de vue-là.

Seule ombre au tableau, ça ne dura qu’une grosse demi-heure. J’espérais passer un peu plus de temps avec lui, ce fut un peu court pour moi ; en fait, j’avais envie de lui rouler des pelles pendant des heures ensuite, mais ce n’était pas son trip du tout.

-          Ben, voilà, c’est fait !

-          Ouais, Federico ! C’était cool.

-          T’en a mis du temps à te décider. Et c’était bon, hein ?

Je ne savais qu’ajouter ensuite, j’étais un peu bloqué, ravi mais bloqué. J’acquiesçai tout de même.

-          On va prendre une douche ? On étouffe ici, dit-il.

Je le suivi dans le dédale du labyrinthe jusqu’au lieu où étaient les douches. Ce ne fut pas l’endroit le plus luxueux que j’ai pu voir dans ma vie, mais ça allait. On se lava mutuellement et sommairement ; ce dernier jeu me plut, j’aurais bien recommencé avec lui en cabine, mais il m’arrêta gentiment.

-          J’ai besoin d’une pause, et puis, il y a plein d’autres beaux mecs ici. T’as pas envie de t’amuser avec eux ? Moi, je ne vais pas me gêner.

Federico avait pensé à apporter une serviette, moi pas ; on se la partagea, ce qu’il n’aurait pas fait avec un autre partenaire, me dit-il.

Moi, j’étais aux anges, alors que notre séance de sexe n’avait été qu’une formalité pour lui ; il avait accroché mon nom sur son agenda, il m’avait eu, ça lui suffisait.

Nous étions à peine sortis des douches qu’il reluquait les gars qui passaient et repassaient devant lui tels des paons à la parade. Il était sexy dans son genre, il plaisait et il le savait. Je n’étais déjà plus dans ses pensées ; il était passé à autre chose.

Du coup, je me sentis un peu comme un éléphant dans un magasin de porcelaine, j’étais gêné. Il fallait embrayer.

-          Je crois que je vais y aller. Toi, tu restes ?

-          Ok ! Oui, je vais rester encore un peu… Au fait, mon coloc sera en cours ce mardi, donc si tu veux, on pourra remettre ça chez moi. On sera tranquilles et on aura tout l’après-midi pour nous… Appelle-moi vers 10h, la sonnerie me réveillera. Quand je n'ai pas cours, je peux dormir 24h non-stop.  Alors, ça te dit ?

-          Ah, oui !

J’acquiesçai par un sourire à m’en décrocher les mâchoires ; trop content d’en remettre une couche. J’avais juste oublié une chose : je travaillais ce jour-là. Si Franck et Federico étaient dans le milieu scolaire, moi je n’y étais pas. Donc, dès lundi, je poserais mon premier jour de congé pour assouvir mes pulsions.

 

32

 

   J’avais quitté le Banque Club un peu vite, mais seul Federico m’intéressait, et lui voulait profiter du lieu et des gens qui s’y trouvaient. Comme on se revoyait le mardi suivant, ça me suffisait.

Je planais. J’avais l’impression d’être revenu aux fondamentaux de ma vie. Bon, quand je suis dans un état euphorique, j’ai tendance à exagérer un peu, mais je marchais au moins à dix centimètres au-dessus du sol. Federico avait plus que rempli son contrat, j’avais franchi une barrière mentale, abattu un mur, sans qu’aucune culpabilité ne vienne gâcher le bénéfice de cette journée. Je me sentais vraiment bien.

En rentrant chez moi, toujours sur mon petit nuage, je croisai la gardienne, qui visiblement m’attendait, et qui m’arrêta pour me parler. Jérôme avait encore fait des siennes et elle ne savait plus comment faire pour qu’il se calme. Cependant cette fois-ci, c’était plus grave, semblait-il.

-          Votre voisine de palier s’est plainte des bruits de bagarre et des cris, elle a eu peur. Il faudrait que vous alliez voir monsieur Daniel. Ça serait gentil de votre part. Je suis montée pour me rendre compte ; il y a des affaires étalées par terre sur le palier ; il n’a pas voulu m’ouvrir.

-          Pourquoi n’appelez-vous pas la police ? dis-je un peu faux-cul.

Je savais que la gardienne était en délicatesse avec la police, qu’elle était coincée et que ses « ennemis » dans l’immeuble ne manqueraient pas de le lui rappeler le jour de l’AG parce que c’était aussi de son ressort de régler les problèmes de voisinage. Rien qu’à l’évocation du mot « police », elle grimaça plaintivement. La Cruella des Balkans redevenait une vieille bonne femme un peu pitoyable, parfois. Mais c’était une maligne car elle finissait toujours par trouver une solution, et en l’occurrence, la solution du jour, c’était moi !

-          Ok ! J’irai le voir. Je vous tiendrai au courant.

Elle posa sa main sur mon bras, dans un geste de protection que je jugeai franchement ridicule, et surtout hypocrite.

-          Soyez prudent ! On ne sait jamais.

Je grimpai les trois étages comme d’habitude, sans me presser et sans stress particulier. J’étais trop bien pour me gâcher la journée avec ce genre de problèmes. Mais en arrivant à l’étage, je vis l’étendue des dégâts. Des vêtements étaient éparpillés sur le sol ; des morceaux de verre provenant vraisemblablement d’une bouteille, jonchaient le sol. Bref ! des traces de luttes indéniables. Je remarquai que la porte d’entrée de chez Jérôme n’était pas fermée. Je sonnais. Je n’attendis pas d’avoir la permission pour pénétrer à l’intérieur de son appartement. La disposition des pièces était quasi similaire à celle du nôtre. Le silence qui y régnait était troublant. J’avançai lentement dans le couloir qui menait à la salle principale et à la chambre. Je jetai un coup d’œil furtif à la décoration, c’était plutôt sommaire et surprenant. Je m’attendais à trouver une bibliothèque, un bureau ; enfin quelque chose qui me rappellerait le métier de prof de Jérôme : rien de tout ça, et c’était bizarre… Ça sentait le joint et d’autres substances que je ne connaissais pas ; le ménage semblait avoir été fait, c’était plutôt propre. En arrivant dans la salle, je vis les trois occupants assis, torses nus, calmes, en train de fumer un joint. Je notai qu’un pot rempli à ras bord de mégots trônait au centre d’une table basse. Le silence dans la pièce était lourd, très lourd…

-          Ouais, Daniel ! Que puis-je faire pour toi ?

-          Ben, je venais voir si tout allait bien. C’est un peu le bordel sur le palier… Ça va ?

-          Ouais, ça va ! Tu rentres chez les gens sans y être invité, toi ?

-          J’ai sonné, mais…

-          Ok ! Laisse tomber ! On s’est un peu énervés. On va ranger et nettoyer. Ne t’inquiète pas, dit-il d’une voix neutre.

Je vis qu’un des gars avait la joue tuméfiée. Donc, il s’était pris un coup. Ma fascination pour Jérôme commença à tomber en lambeaux à cet instant-là. Je me remémorai la discussion que j’avais eue avec Franck à son propos : « complètement pourri de l’intérieur ». Cette phrase sembla résonner justement maintenant.

Je restai sur mes gardes, j’avais une drôle d’appréhension, comme si ce que je voyais était une mise en scène.

-          Je peux vous laisser, alors !

-          Ouais, tu peux. Tout va bien.

Jérôme se leva et me raccompagna jusqu’au palier, où il commença à ramasser tout ce qui trainait. Je le sentis nerveux, bien moins cool que la fois où il était venu boire un verre chez nous. La tension était palpable partout où Jérôme se trouvait. Je me risquai quand même à proposer mon aide.

-          Si je peux faire quelque chose pour toi. N’hésite pas. Je suis à côté.

-          Ok ! J’y penserais si j’ai besoin.

Je le regardai ramasser ses affaires. Il était torse-nu, en mini short de sport rouge, pieds nus. Il était toujours aussi beau, mais sa beauté ne m’impressionnait plus. De plus, cet incident m’avait fait redescendre de mon nuage plus tôt que prévu : ce qui accentua mon ressentiment envers lui.

Ma séance de sexe, doublée du stress de la visite chez Jérôme me donna une faim de loup. Je fis un petit-déj tardif : café au lait et sandwich jambon-fromage ; j’étais bien calé pour le moment. Je m’aperçus aussi que je ne sentais pas vraiment la rose. La douche que j’avais prise au Banque Club n’avait pas été suffisante pour effacer ces effluves, mélange d’odeurs corporelles, de latex, et du lieu, qui imprégnaient certaines parties de mon corps. Je reconnus le parfum de Federico sur mes mains, j’hésitai à garder ce genre de souvenir, mais mon savon décida de son sort définitivement. Et puis, le fétichisme n’a jamais été mon truc.

Enfin, je me hâtai d’aller dans le Marais, boire le pot du samedi et retrouver quelques amis. En sortant de chez moi, je jetai un coup d’œil rapide à la porte de mon bruyant voisin ; tout était calme et le palier nettoyé… Je dévalai les escaliers jusqu’au lobby, où j’espérais passer tranquillement, mais la gardienne me tomba dessus comme le rhume en hiver : inévitablement. Cependant je n’avais pas envie de lui parler ni de m’attarder. Je passais en coup de vent en lui faisant signe de la main : « tout va bien ! ».

Au Café Cox, je cherchai du regard Federico parmi la foule des clients, dès fois qu’il y serait aussi, mais je ne le vis pas : j’essayai de n’avoir aucune raison d’être déçu, mais je l’étais un peu quand même. Mais Federico était un pote avec qui j’avais eu des relations sexuelles, rien d’autre. Je retrouvai d’autres personnes avec qui passer la soirée ; c’était bien la première fois que je sortais sans Franck en trois ans de vie commune. Franck me manqua ce soir-là, c’était indéniable.

Du coup, mon escapade avec Federico me sembla subitement moins intéressante ; comme si les tenants n'avaient pas d'aboutissants... Le Café Cox paraissait différent sans Franck. D'ailleurs, tout le monde me demanda où il était passé ; comme si on ne pouvait pas se séparer de temps en temps. Ça me rassura et me conforta sur ce que je faisais avec Federico : rien de grave, tout était même normal.

Je ne séjournai que dans un seul bar, puis je décidai de rentrer.

La loge de la gardienne était bien fermée à cette heure-ci. Pas de musique, pas de dîner d’anniversaire, pas de bruit, le silence total. Tout l'immeuble semblait avoir déclaré forfait, et spécialement ce samedi soir-là. On était vraiment loin de l'ambiance dans la tour d’Aubervilliers. Mon palier était tout aussi silencieux, je n'en espérais pas moins. Avant de me coucher, je consultai le répondeur : Franck avait appelé quand j'étais dans le Marais, j'étais content, je le rappellerais le lendemain.

Avant de m'endormir, je me remémorai la journée que j'avais passée et je n'étais pas mécontent du résultat. Une seule chose m’interrogea : devais-je parler de mon aventure à Franck ? Quelque chose me disait qu'il fallait garder ce périple secret. En tout cas, pour le moment. Lui et Federico se connaissaient, ça c'était sûr, en revanche, je n'avais jamais remarqué si ce dernier était intéressé par mon copain. Alors, Federico ne se gênait pas pour essayer de me tripoter, surtout en public. Franck n'avait jamais manifesté la moindre jalousie, mais c'était peut-être bien dissimulé. Je prendrais ma décision après la seconde séance de mardi. Voilà, je pouvais m'endormir tranquille…

Je dormais profondément quand des bruits me réveillèrent : comme si on déménageait des meubles la nuit.... Ou comme si on se battait.

Je me levai pour voir d'où pouvaient bien venir ces bruits. Pas de doute, c'était sur le palier... j'entrouvris la porte doucement, et je vis que Jérôme et son colocataire essayaient de mettre dehors celui qui avait la joue tuméfiée. Sauf que l'autre résistait. Ils essayaient de le faire sans bruit, comme s’ils ne voulaient pas alerter les autres locataires de ce qui se passait ! C’était plutôt raté comme stratégie. Ils réussirent à le flanquer par terre, à éjecter son sac dans les escaliers et à balancer ses affaires qui se dispersèrent un peu partout. J'observai discrètement la scène sans intervenir, caché dans l'embrasure de la porte.

-          Casse-toi, enculé !

-          Putain, les mecs ! Merde quoi !

-          Casse-toi, on te dit !

-          Bande de bâtards. Vous êtes vraiment de belles enflures.

Je ne connaissais pas les raisons de ce pugilat, et dans l’absolu, je ne voulais pas le savoir, mais Jérôme avait vraiment une vie glauque. Je me raccrochais à ce qu’avait dit Franck à son sujet. Je ne voulais pas le condamner, mais une chose était certaine, on ne deviendrait jamais amis. Si je devais le comparer avec Federico, celui-ci avait une vie saine : c’était un dingue de sexe, mais c’était avant tout pour partager le plaisir. Je n’avais jamais baisé avec Jérôme, mais ce que je vis ne me donna vraiment pas envie. Je fus guéri de mon fantasme en très peu de temps.

Ils réussirent à faire partir le troisième, que je vis ramasser ses affaires et quitter l’étage, l’air dépité et haineux… Je retournai au lit, perplexe. Il était 3h du matin, je ne savais pas où il pouvait bien atterrir à cette heure-ci.

J’eus du mal à retrouver le sommeil. Mon cerveau s’était remis en route, il me faudrait du temps pour le calmer. Je repensais à ce beau Federico que je reverrais mardi prochain dans de meilleures conditions. Je baillai à m’en décrocher les mâchoires, c’était bon signe. Mes rêves seraient sûrement peuplés de beaux bruns...

 

33

 

   Je me levai tardivement ce dimanche. De toute façon, cette journée était rythmée par le GTD au Palace. Je me préparai doucement, tranquillement : pantalon serré, débardeur moulant, rasé de frais, coiffé impeccablement et parfumé. Comme je n’avais rien d’autre à faire, j’irais dès 17h, à l’ouverture. Je savais qu’il n’y avait jamais grand monde à cette heure-là, mais peut-être trouverais-je quelqu’un pour discuter !

Le palier était étrangement calme, mais je ne voulus pas m’attarder : je fermai ma porte à double tour, et je dévalai les escaliers aussi vite que je pus.

Sur place je revis Tony, en tenue de marin d’eau douce bedonnant. Il avait l’air hagard, comme shooté. Je supposai qu’il avait dû prendre quelque chose pour planer et que ça faisait déjà effet. Cependant, il arriva à articuler plus ou moins bien ; il avait toujours des choses à dire.

Après les formalités d’usages, Tony ouvrit le robinet à news.

-          T’es au courant de la rumeur ?

-          Quelle rumeur ?

-          Ben, le Palace va fermer ! Tout le monde le sait…

L’information bouscula tout ce que je pouvais avoir en tête à ce moment-là. C’était comme un tremblement de terre. J’avais mis trois ans à me décider à venir au GTD, et voilà que le Palace risquait de fermer.

-          Comment le sais-tu, toi ? dis-je très étonné.

-          Je le sais d’un des barmans. L’information est fiable.

-          Donc, plus de GTD ?

-          Il paraitrait que le patron du GTD serait en négociation avec la Locomotive à Pigalle. C’est une bonne boîte, ça sera super là-bas aussi. Mais ça sera plus loin du Marais.

Eh oui ! A cette époque, le Marais était non seulement notre centre de Paris, mais également, le centre de la France pour nous. Tous les trajets en métro ou taxi étaient calculés en fonction de la distance avec le quartier gay du 4ème arrondissement. On vivait tous plus ou moins près… La Loco était loin de tout, mais ça restait dans Paris, donc, c’était faisable de se délocaliser là-bas. Enfin, j’espérais surtout que ça ne se ferait pas et qu’on resterait au Palace qui était un endroit rêvé à tous points de vue.

L’information était invérifiable de toute façon, même si Tony la tenait pour fiable, on ne pouvait que l’enregistrer et attendre… Malgré le peu de lumière, je me rendis compte que les pupilles de Tony étaient dilatées ; il suait abondamment, il me faisait pitié par moment. Il me quitta sans un mot de plus, pour d’autres amis qu’il avait vus.

La soirée fut en tout point identique aux autres : excellente. Là aussi, Franck me manqua, il n’était pas là pour danser avec moi et déconner. Même si ce n’était pas si gênant de danser seul, ce fut différent…

Le véritable challenge de la semaine serait de poser un jour de congé ce lundi pour le lendemain. Je savais que ça serait dur car personne n’aime être mis au pied du mur, surtout un chef de service.

Dès mon arrivé au boulot, j’attendis que mon supérieur soit dans son bureau pour lui sauter dessus. Comme je ne voulais pas qu’il ait la sensation d’être assailli au saut du lit, j’avais ma demande en main et un café pour lui dans l’autre. Il me regarda comme si je venais de débarquer sur la planète Terre, je devais avoir l’air louche. Je déposai ma feuille et le café en le saluant. Il jeta un œil à la feuille et aux dates surtout. Je regardai ses yeux qui parcouraient les lignes, tels des robots habitués à déceler la moindre erreur. J’avais préparé un laïus au cas où il refuserait, mais il signa et enregistra dans son agenda informatique que je serais absent le lendemain, sans plus de cérémonie.

-          Le café n’était pas nécessaire, mais j’apprécie. Maintenant, au boulot, me dit-il sèchement.

J’empochai ma demande signée avec la légèreté d’une danseuse étoile. Je passerais le meilleur lundi de ma vie, content d’avoir obtenu quelque chose sans combattre… Une journée tranquille.

L’anxiété devait poindre le bout de son nez dès le retour chez moi. J’étais prêt et tout roulait comme sur des roulettes, mais est-ce que Federico l’était aussi ? Lui vivait comme si la vie était un jeu simple et facile, sans conséquences, alors que pour moi tout n’était que luttes et combats à gagner ou à perdre. J’avais envie de l’appeler mais je me retins. On verrait bien demain matin.

Je passai une nuit agitée, mais je réussis à m’endormir quand même. Dès mon réveil, je me ruai sur le téléphone pour appeler Federico.

Je composai fébrilement et maladroitement le numéro sur le cadran à touches. Je laissai sonner : enfin, ça décrocha.

-          Hum ! Si ! Hola que tal ?

-          Hola Federico, c’est Daniel ! Ça va, t’es réveillé ?

-          Salut Daniel ! Mais quelle heure est-il ?

-          8h30.

-          Mais t’es malade ? C’est trop tôt ! dit-il d’une voix comateuse.

-          Et puis, j’ai envie de te voir. Tu n’as pas oublié, j’espère.

Je retins mon souffle.

-          Ben, non ! Je t’attends. J’habite à Montparnasse, dans la tour. C’est facile à trouver, hein ? Je suis au cinquième étages. A tout de suite.

A peine avais-je raccroché que je me jetai dans la douche. J’avalai un café sur le pouce ; je pris mes affaires et me voilà parti pour l’autre bout de Paris.

J’arrivai sur les coups de 10h à Montparnasse. Je ne savais pas qu’on pouvait vivre dans cette tour, j’ai toujours cru qu’il n’y avait que des bureaux. Trouver l’entrée ne fut pas une mince affaire, mais j’y arrivai. Je vérifiai si je trouvais sa boîte aux lettres, et ce fut le cas, c’était bien à ses noms et prénoms. Je pris un des ascenseurs pour le cinquième. Je trouvai sa porte facilement, je sonnai. Federico m’ouvrit, il portait juste un slip blanc hyper moulant, il me fit signe d’entrer. Mon Dieu qu’il était beau dans cette tenue !

Il m’embrassa vigoureusement dès mon entrée, il sentait le tabac et le chaud. Je supposai donc qu’il n’avait pas encore pris de douche.

-          Tu veux un café ? Moi, j’en ai besoin d’un, maintenant.

Je le regardai se mouvoir tel un félin dans son appartement, les gestes lents, mais pesés, nonchalant, comme si sa majesté s’exprimait dans tout ce qu’il faisait. Je l’observais clairement avec les yeux de l’amour, mais s’il m’excitait, je n’étais pas amoureux de lui. J’enviais seulement son style de vie et sa personnalité, totalement à l’opposé des miens.

Il me tendit un mug de café, il s’alluma une clope, on s’installa dans le salon qui était transformé en chambre. Il partageait l’appartement avec quelqu’un d’autre, et nous étions dans son antre, là. Je devrais dire sa tanière, vu le bordel qui y régnait. Puis les chose allèrent très vite.

Si je ne rechigne pas à un câlin le matin, je ne suis pas tout le temps prêt pour du sexe, mais Federico était prêt pour n’importe quand, et dans n’importe quelle situation… Je le voyais en plein jour, et il était bien mieux que dans la pénombre du sex club. Je voyais tous les détails de son corps, il me plaisait complétement. Un beau brun au torse large et poilu.

Je me déshabillai aussi rapidement que je pus : c’est-à-dire, très vite quand même. Il quitta son slip, il bandait déjà très fort. Rien à dire, ce gars était une vraie nature. J’avais emporté mes préservatifs, mais il avait les siens : à sa taille, me dit-il. Après des préliminaires plus que succins, il voulut me prendre. J’acceptai mais j’espérais aussi la réciprocité. Il était bien plus vigoureux que samedi après-midi dernier au Banque Club. Rien à voir avec la douceur de Franck. Cependant, ses va-et-vient trop rapides, précipitèrent son excitation, il jouit au bout de quinze minutes dans un râle titanesque.

-          Putain que c’est bon de jouir le matin ! C’est trop bon de baiser, bordel !

Moi, je n’avais pas eu le temps de jouir, donc j’étais prêt pour la seconde charge et je voulais le prendre également. Mais pour l’heure, j’avais chaud. On pataugeait dans notre sueur. Federico récupéra son préservatif plein, fit un nœud pour ne pas répandre le liquide gluant et le jeta dans la poubelle. Il aéra la pièce également.

Il me proposa de prendre une douche avec lui.

-          Ne t’inquiète pas, on recommencera plus tard, mais pas tout de suite. J’ai trop chaud et j’ai besoin d’une pause, d’un café et d’une clope.

On se lava mutuellement, comme deux potes qu’on était désormais devenus. Il était même prévenant, délicat maintenant. Sur l’armoire de la salle de bain trônait un flacon de parfum que toute le monde voulait avoir (surtout les gays) : Le Mâle de Jean-Paul Gaultier. Ça venait de sortir et ça coûtait horriblement cher, dans les 500fr. Je mis enfin un nom sur le parfum que Federico utilisait ; j’en aurai aussi.

A peine sorti de la douche, il s’alluma une clope, se servit un café, me désignant mon mug et m’enjoignant de me servir.

-          Tu sais, le café c’est bon pour l’érection. J’aime avoir une queue bien dure. Bon, moi ça marche toujours, j’ai de la chance, mais on ne sait jamais, hein ? Faut trouver des petits trucs pour que ça tienne debout.

-          Ouais, t’as raison, dis-je. Surtout que c’est moi qui vais te baiser cette fois-ci, ajoutai-je l’air conquérant.

Il rit.

-           J’aime bien aussi. Je ne pratique pas souvent, mais j’aime bien ! C’est pour les « Occasions spéciales », pour les amis, quoi ! Tu feras doucement au début, je suis fragile de ce côté-là.

Je ris.

-          Ne t’inquiète pas. Je ne suis pas un acteur porno, je prends mon temps et je fais attention. On fait comme ça avec Franck aussi.

En vérité, je n’en menais pas large, parce que Federico m’impressionnait. Avec Franck tout se passait à merveille, on se connaissait bien, maintenant. Lui, c’était encore un inconnu dont j’explorais le corps, les goûts et les sens, et c’était vraiment comme un autre continent pour moi.

Puis, il m’embrassa fiévreusement. La pause était, semble-t-il, terminée. Il était prêt à remettre ça. Cette fois-ci, il prit les choses en mains : il me démarra par une longue fellation et quand je fus bien dur, m’enfila un préservatif, qu’il lubrifia avec autant de gel qu’il put en mettre. Il se mit à quatre pattes, se cambra un maximum en m’offrant sa croupe. J’étais ébahi par ce cul bien rond et ferme, et par cette vision vraiment très érotique. Je le pris doucement comme il me l’avait demandé, je le pénétrai d’un coup, sans forcer. C’était tellement irréel pour moi que j’avais l’impression de tourner dans un film porno…

Vraiment, Federico était une exception dans le lot de mes connaissances, parce que c’était un mec rêvé, de ceux qui m’échappaient toujours. Et là c’était moi qui le baisais, et chez lui en plus.

 

34

 

   Notre seconde séance se déroula comme je l’avais espéré : terrible ! Une bonne heure de sexe, où on a joui en même temps, lui sous lui et moi sur son dos, comme dans les films. On roula ensemble sur le lit, exténués. On était prêts pour une seconde douche. On riait de notre exploit, parce que si j’étais content de moi, lui l’était également. On avait pris notre pied, c’était indéniable.

Il s’alluma une autre clope, et refit couler un café.

-          Je te propose qu’on reprenne une douche, puis on va aller manger dans un boui-boui chinois dans le quartier. J’ai trop faim, maintenant, pas toi ?

Je ne savais que dire, j’étais tellement content de notre « prestation », que j’acquiesçais à tout ce qu’il disait. Je nageais en plein bonheur, tout me semblait facile et fluide, comme un nouveau monde à portée de main que je caressais du bout des doigts. Je vivais un rêve, je ne rêvais plus ma vie, je la vivais vraiment enfin. Cette sensation me transportait dans une autre dimension. Federico était un pote et un amant formidable, et j’avais Franck qui était tout ça et plus encore. J’avais de la chance, en définitive !

On alla déjeuner dans un petit restau asiatique du côté de Pernety, donc, pas très loin de Montparnasse. Ce qui ne gâtait rien, ce quartier ressemblait un peu au mien : Place des Fêtes. Je trouvais que cette ressemblance des deux quartiers nous rapprochait encore.

-          C’était vraiment cool tout à l’heure. J’aimerais bien recommencer cet après-midi.

-          Tu es trop gourmand. Profite de ce que tu as eu aujourd’hui. J’ai joui deux fois, il faut que je recharge, je ne suis pas une mitraillette.

-          Ah OK ! Alors, on se refait ça dans la semaine, alors ?

Il rit, mais se contenta de remuer son bo-bun sans me répondre. Il but une gorgée de Tsingtao, soupira, me fixa bizarrement, puis lâcha :

-          Daniel ! Ça ne va pas être possible, parce que vendredi je termine mes études, et samedi, adios la France ! Je rentre à Madrid définitivement. Il faut que je me prépare à partir.

-          Tu veux dire qu’on ne se reverra plus ?

-          On se reverra quand je viendrai en vacances à Paris. Mais ça ne sera pas pour tout de suite. Tu es devenu mon dernier amant parisien et français. Ce n’est pas beau ça ? dit-il en riant.

J’étais déçu qu’il s’en aille, j’aurais bien continué encore un peu avec lui. C’était un amant formidable et un ami vraiment cool, une sorte de guide spirituel dans son genre, qui m’inspirait. J’avais fait sa connaissance dans des bars, et voilà maintenant qu’il se révélait étonnamment intéressant. Je le pensais frivole, alors qu’il était plutôt philosophe et suivait ses propres règles murement réfléchies. Avoir un ami et un amant de cette sorte est si rare que j’avais des scrupules à le laisser partir.

-          Tu sais, un amant de perdu, dix de retrouvés, comme vous dites en France… C’est la vie, Daniel ! On s’est bien amusés et on va se quitter heureux de s’être connus.

-          Tout est toujours aussi simple pour toi ! J’aimerais bien prendre la vie du même côté.

-          C’est dur pour tout le monde, mais je n’ai pas envie de me prendre la tête pour tout. On a la vie devant nous et des milliers de personnes à rencontrer… Tu as Franck qui t’aime et que tu aimes, alors tu vois, ta vie est belle. Profites-en !

-          Tu as raison…

Décidément, pensai-je, Federico était à des milliers d’années lumières de Jérôme, qui ne pensait qu’a lui et dont le monde ne tournait qu’autour de sa petite personne. L’un partageait le plaisir alors que l’autre ne faisait que nourrir son nombril.

On se quitta à l’issue du déjeuner, il fallait qu’il commence à faire ses cartons. Cependant, il avait ouvert dans ma tête, une fenêtre de tir qui ne serait pas près de se refermer.

Federico resterait comme un ovni dans ma vie. Je ne le reverrais plus et n’en entendrais plus jamais parler, à part une carte postale la première année. Je ne chercherais pas à avoir de ses nouvelles non plus ; on s’était mutuellement oubliés, mais le message avait été clair : le monde entier nous attendait.

Je rentrai chez moi avec la satisfaction du devoir accompli. Le voyage de retour dans le métro se fit comme Aladin sur son tapis volant. Je me sentais léger, aérien, sûr de moi…

Je consultai machinalement le répondeur du téléphone : Franck avait laissé un message. Je le rappelai dans la foulée, j’avais hâte d’entendre sa voix… Je n’avais toujours pas décidé de ce que je ferais de mon escapade : devais-je en parler ou la cacher à Franck ? D’après nos accords, j’en avais tout à fait le droit et surtout c’était ma petite vengeance. Je n’arrivais toujours pas à statuer. On verrait plus tard.

Franck s’ennuyait chez ses parents et il était impatient de rentrer à Paris ; il avait même imaginé écourter son séjour. Qu’il fût là plus tôt ou non ne changeait rien pour moi, je travaillais. Cependant, il serait de retour pour le vendredi après-midi.

La fin de la journée s’écoula lentement, au gré de mes rêveries sur ce que je venais de vivre. Je réalisai subitement que j’avais vraiment une bonne situation et que ma vie roulait réellement bien, finalement. Je faisais tout ce que je désirais et j’avais déjà obtenu beaucoup : un mec, un appartement et à Paris en plus, un travail satisfaisant, un amant occasionnel, des vacances avec mon mec, un coming-out réussi, et des tests de dépistages négatifs. Le pied, quoi !

J’allais passer les trois prochains jours sur un petit nuage rose. La couleur était importante car elle avait symbolisé l’homosexualité pendant longtemps. Mais trop féminin, elle avait été remplacée par celles de l’arc-en-ciel. Mais moi j’aimais bien le rose, c’était doux et apaisant, et si c’était féminin, eh bien tant mieux !

Ce que j’avais vécu avec Ibrahim était définitivement enterré, l’intermède à Aubervilliers également.

Mon Dieu que la vie semblait bonne tout d’un coup. Restait une question en suspens : mon aventure avec Federico. Plus j’y pensais et plus je commençais à entrevoir la solution. J’étais certain que je saurais quoi faire quand Franck serait devant moi.

Je repris le boulot le lendemain avec du baume au cœur, j’avais le sentiment de rayonner et d’irradier de la joie tout autour de moi. Mes pensées oscillaient entre Federico en partance et Franck qui arrivait ; rien d’autre ne me touchait. J’avais envie d’être avec l’un et j’avais hâte de revoir l’autre. Putain ! J’aurais bien gardé les deux. Mais je me doutais que ce n’était pas possible. J’ai vécu une sorte de parenthèse enchantée pendant quelques jours, jusqu’au retour de Franck.

Quand je le vis passer la porte, mon cœur battit la chamade comme au premier jour. On s’embrassa encore et encore, j’aurais bien fait l’amour dans le couloir de la cuisine tellement j’étais content de le revoir. On aurait dit deux jeunes chiots qui jappaient.

On avait des tonnes de choses à se raconter, surtout moi. Cette séparation d’une semaine avait été salutaire à plus d’un titre : ce fut un excellent moyen de s’éprouver. Et on s’était manqués l’un et l’autre. On riait de nos péripéties, moi avec Jérôme et la gardienne, lui avec sa famille. Plus on discutait et plus il me vint comme une évidence qu’il ne fallait pas ternir ses retrouvailles par une histoire de sexe avec Federico, qui était un ami commun, du reste. Je sentais que c’était le moment approprié, mais qu’il n’y aurait sans doute jamais d’autre occasion. Alors, j’enterrai définitivement cette histoire dans les limbes de mon cerveau, sous des tonnes de souvenirs.

Franck était là, et j’étais bien avec lui. Heureux, c’est tout ce qui comptait.

*

Je suis né à l’âge de vingt-cinq ans et cette naissance fut plutôt chaotique ; tout ce qui s’était passé avant n’avait été qu’une vulgaire répétition, finalement.

Ne dit-on pas en philosophie que du chaos nait l’ordre ? Donc, tout était parti d’une nébuleuse gazeuse pour se matérialiser ensuite. La création du monde à l’échelle du mien. J’avais appris à ramper avant de pouvoir marcher, j’avais vécu des déceptions, la peur, j’apprendrais de mes échecs, et sur ces ruines, se construirait mon avenir. Bien sûr, la chance, le hasard et l’époque s’y prêtaient. Comme pour certains, dès que l’homosexualité se libéralisa, je m’étais engouffré dans la brèche très rapidement et je m’étais affiché. Je n’avais pas perdu de temps, je vivais au présent, j’étais là au bon moment et au bon endroit. J’avais fait les bonnes rencontres également ; Franck avait boosté ma vie, c’était indéniable, il m’avait mis sur les rails, tant personnels que professionnels d’ailleurs. Il m’avait aidé à faire les bons choix et à me concentrer sur l’essentiel. Et le plus important, je n’étais qu’au début de ma vie. Le futur ne pourrait être que brillant, et ça j’en étais sûr…

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Didier K. Expérience
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