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Didier K. Expérience
26 décembre 2022

Le Retour de Virgule - Les Circumpolaires 2. E.32/35

Le Retour de Virgule

Dire qu’on se languissait, était un doux euphémisme. On s’emmerdait ferme, serait plus juste. Chaque soir à 20h, on entendait les voisins applaudir les soignants, mais nous, on n’y participait pas. Ce n’était même pas par flemme, c’est juste qu’on trouvait ça hypocrite, et c’était une des rares choses sur laquelle on était d’accord tous les deux. Et puis, nos fenêtres donnaient sur une cour intérieure, donc l’effet était certes bruyant mais limité en termes de visibilité.

Après la proposition de Karl pour une gaudriole que je n’imaginais même pas dans mes pires cauchemars, j’étais parti me coucher. De toute façon, je n’avais rien d’autre à faire que d’aller dormir. On vivait comme sur une île déserte et j’avais quand même réussi à le repousser : c’est dire si j’étais réfractaire à toute relation avec lui…

Je n’avais jamais autant regardé la télé, ni n’étais resté en position couchée, affalée, assise, sans bouger, depuis peut-être le temps où j’étais encore dans le ventre de ma mère. Voilà, j’avais la vie d’un fœtus ou d’une larve, c’était la bonne comparaison. Seulement, de cette vie-là, je n’en pouvais plus : ma vie fuyait et je n’y pouvais rien. Tout ça à cause d’un minuscule virus que personne n’arrivait à stopper ; et comme on dit, le temps perdu ne se rattrape jamais. Je m’endormais toutes les nuits vers les 2h du matin, épuisé de n’avoir rien fait.

Karl avait zoné dans le salon encore un moment. Je l’avais entendu triturer des trucs, bouger les meubles, sûrement fumé clope sur clope, et bu plusieurs verres pour calmer sa déception. Il est vrai que chaque plan foiré était autant de manque à gagner actuellement, pourrait-on dire. Car si la chasse était ardue, les résultats étaient très minces de toute façon… Enfermé dans ma chambre, je pouvais savourer ce moment de solitude dans ce tout petit espace vital qui laisserait la place à l’espace mental de mes rêves, enfin, je crois. En tout cas, dans ma chambre, Karl n’existait plus.

J’allais fermer l’œil quand je reçus un texto. Le bip résonna dans le silence sourd de la pièce comme si un missile avait touché sa cible. Manifestement, quelqu’un pensait encore à moi dans ce monde figé. Je rallumai, je regardai qui pouvait bien être l’impudent qui m’empêchait de rejoindre un Morphée musclé en mini-slip juché sur un plot :

-          Joël ?

Que me voulait donc mon soi-disant meilleur ami qui ne daignait même plus communiquer avec moi depuis qu’on était confiné.

« Salut Alex ! Pourrais-tu dire à ton imbécile de coloc d’arrêter de me harceler ? Merci ».

Je rassemblai ce qui me restait de neurones disponibles à cette heure-ci. Donc Karl harcelait Joël ? Le contraire m’aurait tout autant étonné, mais je n’avais pas de doute sur la teneur du message. Qu’est-ce que ça voulait dire ? Se pourrait-il que Karl draguât Joël ? Oh, bordel ! La révélation me tomba sur le nez comme un boomerang : c’était le soi-disant message mystique de Lova.

Le puzzle se mettait en place maintenant. Julien était amoureux de Joël, ça devait faire partie de son fameux challenge, et Karl n’avait pas l’air de l’apprécier ou alors, il voulait s’en mêler. Je ne savais pas si c’était parce que Joël avait surpris Karl avec Lucas, que celui-ci voulait se venger ? Effectivement, je compris mieux l’histoire des interférences que Lova avait vues dans ses tarots, ou avait fait semblant de voir. Elle devait également tout savoir de la vie sentimentale de Julien, et elle avait décidé de m’alerter pour que je fasse quelque chose. Oui mais quoi ? Sinon, c’était sympa d’être aussi bien considéré par tout le monde, mais je doutais sincèrement de mon efficacité à résoudre à quoi que ce soit.

En tout cas, si j’avais vu juste, Karl était clairement à côté de la plaque. Si moi j’étais actif à 100%, Joël l’était à 1000%, et en plus je savais qu’il ne pouvait pas blairer mon coloc. Donc, Karl ne prendrait sûrement pas la place de Lucas, qui n’était pas encore vacante d’ailleurs, et il évincerait encore moins Julien, qui était encore le prétendant non officiel, mais qui avait déjà passé l’étape supérieure de la coucherie. Karl, dans tout ça, ne représentait rien. Ou à peine un soupir de désespoir.

Qu’est-ce qui avait bien pu lui passer par la tête pour espérer quelque chose de Joël ? A part foutre le bordel avec ses amants, je ne voyais pas. Ou alors comprenait-il enfin que sa vie n’allait nulle part ?

A part faire des visios ou des WhatsApp avec ses amis toute la journée, Karl ne voyait plus personne en réel, ils habitaient tous trop loin dans Montpellier. Sa cour avait disparu, dispersée aux quatre coins de la ville et confinée elle aussi. Lui qui se nommait sans rire « influenceuse du web », donnant son avis sur tout, n’existait plus qu’en virtuel, comme un cartoon serait presque plus juste : le Covid l’avait réellement dématérialisé, comme beaucoup d’autres d’ailleurs. Ça marchait très bien avec ses amis complotistes, mais ce n’était plus suffisant. Bon, être avec Benji ou le voir sur écran revenait à peu près à la même chose. J’avais toujours eu l’impression de voir un hologramme tellement ce garçon dégageait du vide. Si Benji était son bras droit, Christopher le kiffeur était sa boule gauche : il était plus marrant que l’autre, mais c’était aussi une vraie racaille et un vrai businesseur*, qu’il soit gay n’y changeait rien. On aurait dit une sorte de Lorenzo sans le cerveau. Un vrai gang de teubés, ces trois-là !

Ça, c’était le premier cercle de Karl. Les autres qui gravitaient autour deux pour une raison ou une autre, étaient encore plus insipides et inodores, des plantes vertes ou des méduses auraient pu à la rigueur se rapprocher de leur état normal. D’ordinaire, ils se retrouvaient tous au 36 ou en boite ou en soirée, où ils dansaient, baisaient, buvaient et se droguaient tous ensemble, et tout d’un coup, ils ne se côtoyaient plus, comme si leur espace-temps s’était suspendu brutalement. Karl était manifestement en état de manque de superficialité. Il n’était absolument pas fait pour vivre une autre réalité. Je crois que ce confinement fut un choc pour beaucoup de gens, finalement. Comme un atterrissage forcé en pleine nature. Retour au sol.

Autre chose : s’il se faisait une fixette complotiste avec le Covid, qui ne gênait personne, parce personne n’était sûr de rien, il n’était pas question qu’il s’attaque à Julien pour s’amuser. Son statut de queer non binaire et non genré, ne l’empêchait pas d’être simplement et bêtement jaloux. En tout cas, c’était comme ça que je le ressentais. Lova avait eu raison, j’étais bien la seule personne qui pourrait raisonner notre stupide « influenceuse du web ».

Karl n’avait aucune chance d’avoir Joël, mais son jeu pouvait forcer Julien à se dévoiler officiellement, mettant Joël en porte-à-faux avec Lucas. Or déjà qu’il ne lui en fallait pas beaucoup pour s’engueuler avec son mec, une simple goutte d’eau pouvait faire déborder le vase à tout moment. Joël savait que Karl avait couché avec Lucas, mais c’était désormais permis dans leur couple. Seulement, les deux avaient respecté la condition de ne pas entretenir de relations amoureuses ensuite, donc il n’y avait pas de casus belli. Malheureusement, dans cette histoire à l’eau de rose, qui était en train de tourner en eau de boudin, seul Julien était vraiment tombé amoureux de Joël. Et je ne le savais que trop.

Mais pour l’heure, je m’en tiendrais au message de Joël, j’irais parler à Karl.

J’avais fini par enfin me coucher, et couper mon téléphone cette fois-ci…

Désormais le matin, je ne me levais plus avec les poules, mais plutôt vers midi. Mon programme de sport avait volé en éclats et j’étais clairement en train de fater**. Curieusement, je m’en foutais. De toute façon, je n’avais personne à qui plaire actuellement. Ce n’était pas les prédictions de Lova qui changeraient quelque chose. Pour le moment, c’était soit ceinture, soit adopter un lapin.

Donc, j’avais essayé de conserver un rythme de vie équilibré et même tenté de l’imposer à Karl, mais j’avais fini par adopter le sien. Le seul point positif, c’est qu’on se levait tous les deux en même temps, je pourrais lui toucher un mot ou deux.

Karl se pointa en slip pour prendre un café avec moi, mais toujours en mode zombie et la tête dans le cul, mal luné. Faut dire qu’il avait dû boire pour oublier cette mauvaise nuit : comme toutes les nuits en ce moment d’ailleurs. Le réveil était rude, son haleine aurait pu tuer un poney sur le coup. A table, le face à face était fatal pour moi.

Je me vengeai sur les croissants, les tartines beurrées et un truc que Karl m’avait fait découvrir et que je trouvais maléfique tellement c’était bon : les donuts nappés d’une sauce sucrée. Dès que j’en mangeais un, j’en voulais un deuxième et ainsi de suite. J’étais envouté, mon bourrelet aussi. Fini les protéines et les repas diététiques.

-          Ça va, petit poney ? Bien dormi ?

-          Hum ? … Ah, ok ! J’irai à la douche, t’inquiète… T’aurais pas une clope ? J’en ai plus.

-          Eh non ! Ça fait trois fois que j’essaie d’arrêter définitivement, j’en achète plus, mais si le confinement continue, je crois que je vais être bon pour une quatrième fois !

Pendant qu’il tenait son mug d’une main en aspirant son café, il se grattait le pubis avec l’autre. J’en profitai pour tenter une approche, histoire de tâter le terrain, voir si mon interlocuteur était prêt à être saisi à froid au saut du lit.

-          Dis-moi, j’ai reçu un message de Joël ce matin. Il parait que t’en pincerais pour lui ?

-          Ah ouais ? C’est lui qui te l’a dit ? demanda-t-il tout souriant.

J’acquiesçai d’un signe de tête.

-          Il est trop chaud, ce keum ! Il me le faut.

-          Non, mon gars. Aux dernières nouvelles, lui et Lucas devraient se marier. Donc, laisse tomber.

-          Ça m’étonnerait beaucoup. Je communique quasiment tous les jours avec Lucas, et c’est chaud chez eux en ce moment. Y a du mouvement, mais sont plutôt coincés du cul !

Voilà la nouvelle que je n’attendais pas.

-          Lucas me dit qu’ils s’engueulent tout le temps. C’est la foire chez eux. J’te jure, c’est 14-18, la seconde guerre mondiale, quoi. Enfin, tu comprends… Moi je suis repreneur. Prem’s sur l’occase !

-          Hum ! Ouais ! C’est ça !

-          Mais je croyais que tu ne devais plus te mêler de mes affaires ? Hein, tu ne vas pas recommencer ?

Ah ! Karl était en train de monter sur ses grands chevaux. Ça nous promettait des envolées lyriques de première classe dignes de la Callas.

-          Non, du tout. C’est Joël qui m’a demandé de te dire de lâcher l’affaire, il n’est pas intéressé.

-          On verra ça ! L’autre jour, Lova a dit de m’accrocher, que c’était dit dans les tarots. J’y crois à ces trucs-là, moi.

-          C’était du bullshit, c’était pour rigoler, elle me l’a dit après. Ne sois pas si naïf, bordel !

-          En plus, Julien lui court après. Alors, lui il n’a vraiment aucune chance. En plus, il m’énerve avec son air de ne pas y toucher. Pour qui se prend-il ? … Pourquoi lui et pas moi ?

Je ne voulais rien dire de ce que je savais. Mais Karl était en train de m’énerver, ce fut plus fort que moi.

-          Lâche l’affaire ! C’est tout. Ne sois pas plus borné que tu n’es !

-          Je ferai ce que je veux. Je n’ai pas besoin de ton avis pour vivre ma vie.

-          Tu sais que Joël pourrait se montrer agressif, voire violent avec toi ?

-          Bien sûr que je le sais ! Il a déjà frappé Lucas. Tu veux que je te montre la photo que Lucas m’a envoyée ?

Là, c’était moi qui étais scotché. Bluffait-il ?

-          Tiens ! Puisque tu ne me crois pas, comme d’habitude, regarde !

C’était bien Lucas, avec un œil au beurre noir, et ça ne semblait pas être du maquillage. J’étais sidéré.

-          Raison de plus. Lâche l’affaire, dis-je nerveusement.

-          Mais je ne veux pas me marier avec Joël, juste baiser une fois ou deux, voire plus si affinités. Et puis moi, je ne suis pas aussi chiant que Lucas, j’suis très sympa. Tout le monde le dit.

-          Karl, il ne peut pas te voir en peinture. Il fallait que je te le dise aussi. Capito ?

Maintenant, c’était au tour de Karl d’être estomaqué. Je dois dire que ce petit déjeuner avait battu tous les records de sidération, mais chacun pour une raison différente. Finalement, on n’avait pas le temps de s’ennuyer dans notre sitcom. En gros, on était passé de « Dynastie » à « Dallas ». Que de rebondissements !

Cependant, malgré ces révélations, Karl nageait dans une inconscience totale. Concernant Lucas, il fallait que je tire cette histoire au clair, il y avait peut-être urgence à le faire, d’ailleurs. C’est Julien qui m’inquiétait maintenant. Pourquoi tout le monde tombait-il amoureux de gens impossibles à vivre ?

*Autre mot pour dealer.

**Anglicisme et expression populaire : du mot fat = gros, qui devient le verbe fater en français mais qu’on traduira par « prendre du poids ».

 

Didier Kalionian - DK Expérience (c) 2022

Credit photo : "L'Homme au Chien Nu" - Denis Kister (c) 2022

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Didier K. Expérience
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