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Didier K. Expérience
11 septembre 2020

Les Locataires-fantômes E.3/30

  

Saucisse Donut

Matthieu n’entendit plus parler du jeune Enzo durant les semaines qui suivirent. Sa mère payait le loyer par virement, ce qui renforçait la confiance, et le propriétaire était content. L’assurance d’avoir déniché un bon locataire avait repris le dessus. Les syndicats s’étaient calmés.

Puis, comme les feuilles mortes tombent en automne inévitablement, Matthieu reçut un mail d’une voisine proche de l’appartement d’Enzo qui se plaignait de sentir des mauvaises odeurs sur le palier le soir venu.

Que se passe-t-il encore ! maugréa -t-il. Il répondit à la voisine qu’il passerait un de ces soirs pour constater ces nuisances olfactives. L’information n’avait pas l’air urgente ni bouleversante : si ça avait été une fuite de gaz, son téléphone aurait été submergé d’appels en quelques minutes. Et puis, de toute façon, on n’utilisait plus le gaz dans cette résidence depuis longtemps… Non, là ! C’était quelqu’un qui se plaignait de sentir quelque chose d’indéfinissable. L’humidité pouvait faire remonter des odeurs de moisissures dans les canalisations, ou alors c’était des effluves de cuisines exotiques insupportables pour les gens d’ici. En fait, il y avait pleins de possibilités, plein de pistes à explorer qu’il ne jugeait pas dramatiques d’après les informations dont il disposait, mais Locat Immo France étant aussi une société de service, il se devait de se déplacer et de régler le problème.

Le lendemain, la même voisine lui envoya un nouveau mail pour lui dire que l’odeur était revenue et qu’il fallait qu’il vienne de suite pour constater. Malheureusement, Matthieu avait des rendez-vous et des obligations qui ne lui permettaient pas de se déplacer ou de quitter l’agence sur un coup de tête. Mais il prenait le message au sérieux puisqu’il lui répondit qu’il passerait en fin d’après-midi, en fin de service.

La dernière fois qu’il s’était rendu dans la résidence du Vicarello, c’était pour rencontrer le jeune Enzo et sa mère, il y avait déjà plus de deux mois, on était encore en été. L’automne n’est pas très frais en général à Montpellier, mais le jour tombe plus vite comme partout. Matthieu jeta un œil distrait à sa montre, qui indiquait 18h, et il faisait carrément nuit.

Il se gara dans la rue entre deux poubelles qui débordaient, ou qui dégueulaient aurait-il pu dire. Les sacs éventrés offraient la possibilité de se servir à l’envie. Mais qui pouvait bien avoir envie de se servir dans les ordures ? La poubelle jaune était aussi pleine que l’autre et contenait autant de déchets. Le Vicarello ne faisait pas exception, c’était comme ça dans toute la ville : les incivilités et le laxisme de la population y étaient presque érigés en mode de vie. En fait, le j’menfoutisme était général, problème d’époque, sûrement. Tout le monde se plaignait, mais personne ne faisait rien, et se comportait comme si les choses allaient s’arranger toutes seules !

Matthieu se le rappelait bien, le jeune Enzo habitait près de l’entrée de l’immeuble, et sa voisine juste en face. Il sonna à la porte de Mme Utrillo Jeannine… Une vieille dame lui ouvrit.

-          Bonsoir ! Vous êtes Mme Utrillo ? Je suis Matthieu de l’agence Locat Immo France

La vieille dame aux cheveux gris tirés en chignon acquiesça mais resta dans l’entrebâillement. Elle était couverte de sa robe de chambre, qui ressemblait de loin à une robe de bure. Il aurait pu l’appeler Sœur Jeannine s’il avait voulu se moquer. Passé la surprise, il en vint au fait directement.

-          Vous m’avez envoyé des mails pour me signaler une mauvaise odeur. Voilà, je suis là. Vous pouvez me montrer ?

Elle se contenta de pointer du doigt la porte, et de se pincer le nez en guise de réponse. Matthieu se demanda si elle était muette ou si elle ne comprenait pas bien le français. Il se retourna pour suivre le doigt des yeux et voir où il s’arrêterait. Pas de doute, c’était le studio de son nouveau locataire.

-          Ok ! Mais que se passe-t-il ? Il faut que je sache si vous voulez que j’intervienne.

-          C’est dommage, il vient de sortir. Vous comprendrez très vite quand vous aurez senti.

Bon, Mme Utrillo parlait très bien le français, avec un accent espagnol, mais elle s’exprimait vraiment bien. Donc, pourquoi ne formule-t-elle pas ce qu’elle a à me dire ? pensa -t-il.

-          Revenez demain à 17h. c’est l’heure à laquelle il rentre, et vous comprendrez, j’en suis certaine. Je ne veux pas qu’on dise que c’est moi qui vous l’ai dit. On ne sait pas qui nous écoute. Dans cette résidence, il y a des gens qui ont l’esprit vraiment mal tourné.

Eh bien ! Elle en faisait des mystères. Matthieu se douta quand même un peu de ce qu’elle sous-entendait… Il nota un rendez-vous à 17h pour le lendemain sur son agenda électronique Rocketbook, ce qui lui permettrait de quitter l’agence sans qu’on le prenne pour un tire-au-flanc… On n’était pas fliqué, mais fallait pas non plus éveiller les soupçons.

En attendant, Mme Utrillo avait refermé sa porte, le laissant coi et désœuvré.

Donc, il reviendrait le lendemain pour constater ces fameuses odeurs qui importunaient Mme Utrillo. Il savait qu’elle était propriétaire de son appartement depuis une vingtaine d’années. Elle faisait une apparition lors de l’AG annuelle telle une ombre, ne posait jamais de questions, et s’installait toujours avec un groupe de retraités qui devaient être ses amis. Enfin ça, il le supposait.

D’ailleurs, si sa mémoire était bonne, il se rappelait qu’une de ces amies était Mme Chico, celle qui s’était faite « engueuler » par Enzo le soir de sa crémaillère.

Ça tombait bien, elle était membre du CS, donc il pourrait la cuisiner en toute transparence.

Matthieu fouilla dans son répertoire, il avait bien son numéro de portable. Il composa vite fait un texto expliquant les raisons de son message. Avant de partir, il approcha doucement de la porte du studio d’Enzo et huma les alentours immédiats. Nulles odeurs suspectes ne vinrent lui chatouiller les narines. Etrange !

Il était sur la route quand il entendit un bip. Son portable pro pouvait sonner toute la journée, voire même la nuit s’il ne le coupait pas. Il pouvait travailler 24h/24 s’il le voulait, et sa femme n’était pas d’accord du tout : ce qui générait des conflits inutiles en fin de compte. Passé une certaine heure, les messages pouvaient attendre le lendemain.

Le boulot de Matthieu était plutôt gratifiant et bien payé, mais il était aussi très prenant avec des contraintes horaires lourdes à supporter pour son entourage. Le milieu du bâtiment étant un puissant pourvoyeur d’affaires dans le Sud, et surtout à Montpellier, ville moderne et jeune, à l’architecture florido-californienne très attractive, où l’on a parfois l’impression de vivre dans la banlieue de Miami ou dans une série TV (au choix), il fallait être très réactif pour ne pas laisser filer une juteuse transaction… Matthieu connaissait son portefeuille d’affaires par cœur, il n’avait rien de particulier en attente, excepté cette histoire d’odeur indéfinie dans une des résidences que gérait son agence. Même s’il était en voiture et en route pour la maison, il profita d’un arrêt à un feu rouge pour jeter un œil à son portable. C’était bien Mme Chico qui avait répondu. Il lui faudrait plusieurs arrêts pour pouvoir lire le message en entier.

Matthieu avait réussi à lire le message mais en le fractionnant, ce qui n’était pas des plus facile pour se souvenir des détails. En gros, Mme Utrillo avait raison de se méfier car des types louches rodaient depuis que le jeune Enzo était installé. Des allées et venues de gens ne faisant pas partie de la résidence avaient été repérées dès la nuit tombée. Mais on ne pouvait pas interdire aux locataires de recevoir des amis, même s’ils n’avaient pas l’air catholique. Le dernier terme fit rire Matthieu : ça faisait longtemps qu’il ne l’avait pas entendu celui-là !

En tout cas, ses forts soupçons commençaient à se préciser. C’était un des cas les plus classiques chez les élèves, surtout en médecine ou en pharmacie, ça fumait et ça se défonçait joyeusement… Ces étudiants-là sont souvent sous pression et ont besoin de se lâcher un peu de temps en temps. Il se détendit d’un coup dans le siège de la voiture, il n’y avait rien de grave, pensa-t-il. Il règlerait le problème dès le lendemain soir.

Sauf qu’il y avait une chose qui l’alertait tout de même. C’était la façon dont il avait été averti, et ça le gênait quelque part. Ces gens avaient l’air bien plus inquiets qu’à l’accoutumée dans ce genre d’affaires de voisinage. Pourtant son locataire ne ressemblait pas à une brute ni à un drogué. Quelque chose clochait, mais il ne voyait pas ce que ça pouvait bien être.

Arrivé chez lui, Matthieu répondit à Mme Chico brièvement : « on se verra demain soir vers 17h, devant la résidence ».

Comme promis, une fois rentré à la maison, il coupa son portable pro et l’oublia dans sa veste.

Matthieu habitait un grand et beau trois pièces à Port-Marianne, dans une belle résidence moderne près du bassin Jacques Cœur : le Sunshine Valley. Sa terrasse donnait directement sur le Lez, et plus loin sur le bunker géant bleu nuit qui servait de mairie, et qui lui bouchait un peu le paysage, mais il s’en foutait finalement : il avait fini par trouver ça beau, même si ce cube avait plus sa place sur Mars que dans une ville du Sud de la France.

Lui et sa femme avaient fait une affaire, un appartement neuf mais de seconde main. Ils en étaient devenus les seconds propriétaires en trois ans : l’acheteur initial ayant réalisé une belle plus-value au passage. Port-Marianne était le quartier à la mode, alliant modernisme, exotisme, beaux volumes et belles surfaces, des espaces verts partout, les sacrosaintes pistes cyclables en tous sens, le tramway, et la plage à dix minutes en voiture, un bon cadre de vie quoi. Un seul bémol, les finitions de l’appartement laissaient à désirer, des fissures étaient apparues très vite, cachées par une simple couche de peinture. Matthieu ne s’en était pas aperçu lors de ses multiples visites : lui le professionnel, s’était fait avoir comme un bleu sur le point-là, un comble ! Il en avait voulu au propriétaire mais il avait préféré se taire que de révéler ses propres failles, et avait fini par faire les travaux lui-même : il se rattraperait le jour de la revente. Ces immeubles étaient montés en seulement deux ans et comme les miracles n’existent pas, il fallait bien qu’il y ait un vice caché quelque part.

Mais voilà, ils vivaient quasiment dans la banlieue de Miami ou de Los Angeles, c’était la même architecture qu’aux Etats-Unis, et on s’y croyait vraiment dès que le soleil s’invitait dans le quartier, quand même presque trois cents jours par an à Montpellier. Du coup, le fantasme sudiste à l’accent de Fernandel s’était métamorphosé quelque peu : on avait quitté les maisons aux toits pentus de tuiles rouge et pins parasols, pour des immeubles de verre avec toits terrasses et des palmiers bordant de larges avenues, et on parlait en franglo-américain couramment. Le style s’était même répandu dans toute l’Occitanie : partout le même genre de résidences et le même décor, de Nîmes à Béziers, et de Toulouse à Perpignan. L’Occitanie avait même réussi à devenir la Californie française pour certains magazines. Donc, il n’y avait rien d’étonnant à ce que ça attire une catégorie de gens de toute la France, dont ceux avec un bon pouvoir d’achat, et qui n’étaient pas prêt à s’exiler sur un autre continent. Mais malheureusement aussi, toute une faune désargentée en mal de fantasmes west-coast style. Et pour tous ces gens : une destination à seulement trois heures de train de Paris, ou à deux heures de vol de n’importe quelle capitale européenne. Un rêve devenu réalité.

Quand Matthieu était sur sa terrasse, il aimait bien divaguer en admirant son paysage, qui n’était en fait qu’un décor, puisque tout était planté mais existait, et c’était le plus important finalement. Il contemplait plus aisément sa réussite et celle de ses voisins, en sirotant un apéro, allongé sur son transat, au côté de sa petite femme. C’était un ravissement d’oublier le boulot avec tous ces agréables alentours, pensait-il.

 

Didier Kalionian - le Blog Imaginaire (c) 2020

Credit photo : "Saucisse Donut", Didier Kalionian - Instagram (c) 2020

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