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Didier K. Expérience
10 septembre 2020

Les Locataires-fantômes E.2/30

  

Saucisse Donut

L’agence Locat Immo France est particulièrement bien placée sur l’avenue du Père Soulas. Impossible de rater le bâtiment couleur ocre, en creux d’une pente douce, visible de très loin quand on vient du centre-ville, desservi par deux lignes de bus et une ligne de tram. L’endroit est au cœur du quartier des universités, tout juste entre Supagro (université d’agriculture), l’école d’infirmerie, l’école d’optique et lunettiers, et bien sûr la fac de pharmacie. Incontournable pour louer un studio, sans concurrence apparente étant donné la taille de l’édifice…

Le week-end s’était écoulé tranquillement pour Matthieu, qui avait fait ce qu’il s’était promis : glander au soleil sur la plage avec Sabine, décontraction totale à Palavas. Il abordait la semaine à venir avec enthousiasme car le mois de septembre est un bon mois pour trouver, sans avoir besoin de chercher, des locataires. Ceux de septembre sont généralement ceux qui ont reçu leur affectation tardivement, et donc le business s’avère encore plus simple, mais tout aussi juteux puisque ces étudiants se contentent de ce qui reste. Et Matthieu s’y entendait pour faire accepter tout et n’importe quoi aux derniers clients : à condition qu’ils passent le crible avec brio tout de même. Le client doit être solvable quoi qu’il arrive… Fin octobre, tout le parc des studios à louer de l’agence le serait pour l’année et Matthieu pourrait compter ses primes qui viendraient enfin gonfler son salaire.

Mais si toute peine mérite salaire, arguait-il parfois, tout salaire méritait largement sa peine. Matthieu ne comptait plus les heures passées au bureau, qui dépassait souvent le maximum légal, ni à courir d’un bout à l’autre de la ville pour faire visiter les appartements à des post ados capricieux et difficiles. Bref ! Ça n’en valait plus vraiment la chandelle : le métier était devenu trop exigeant et le laissait sur les rotules en fin de saison. Chaque année, il se posait la question : devait-il continuer ou pas ? Mais il remettait le couvert à chaque fois se promettant que ça serait la dernière, au grand dam de sa femme qui ne supportait plus ses longues absences professionnelles. Pourtant, ça ne faisait pas deux ans qu’il était dans cette agence, qu’il en avait vu déjà de toutes les couleurs. Sans parler de ce bureau exigu d’une dizaine de mètres carrés, un bureau-cabine vitré, que tout le monde surnommait, le bocal.

Ce lundi matin-là, ses rapports étaient prêts, et à part une réunion débriefing à 11h, rien de particulier ne l’attendait. L’agence ouvrait à 09h, il ferait un peu de standard, histoire d’aider ses collègues. Ils étaient fermés tout le week-end, et tous les lundis matin, le standard téléphonique explosait, comme si personne ne pouvait se passer de leurs services pendant ces deux jours, les propriétaires étant les pires. Ils exigeaient toujours des réponses dans les cinq minutes à des questions qui méritaient des recherches circonstanciées, et bien souvent ils appelaient pour savoir si le mail qu’ils avaient envoyé avant, avait été pris en compte. Les filles du standard s’en sortaient toujours mieux que les autres car elles ne faisaient que passer la communication ou au pire, mettaient en attente pendant de longues minutes.

Matthieu prit quand même soin de consulter sa boîte mail avant de prendre une ligne, il n’allait pas être déçu. Outre les messages usuels de propriétaires mécontents, un du Syndic de Copropriété du Vicarello attira son attention tout particulièrement. Celui-ci se plaignait qu’un des locataires avait mis un souk pas possible dans la nuit du samedi au dimanche. Le mail mentionnait le numéro de l’appartement, il saurait très vite de qui il s’agissait, mais il avait déjà un doute. Le jeune Enzo lui avait parlé de cette petite fête qu’il comptait donner pour sa crémaillère, il avait dû forcer sur la musique, sûrement. En tout cas, il se promit de les rappeler, c’est ce qu’il écrivit dans sa réponse.

Puis, il s’installa au standard et commença à prendre les appels, et ça tombait bien, le responsable de la copro du Vicarello était en ligne.

-          Oui, bonjour monsieur Ortega, c’est Matthieu de Locat Immo France, j’ai vu votre mail ce matin, j’allais vous rappeler justement. Alors, dites-moi ce qui s’est passé samedi soir ?

-          Vous savez de qui je veux parler ?

-          Oui je sais qui c’est, il m’avait prévenu qu’il ferait une petite fête. Il a dû faire beaucoup de bruit, c’est ça ?

-          Beaucoup de bruit ? Il avait une sono digne d’un concert à l’Aréna, ça resonnait jusqu’au cinquième étage. Des membres du Conseil Syndical sont intervenus, mais comme il n’ouvrait pas la porte, ça s’est terminé avec la police, à 3h du matin.

Matthieu ravalait sa langue et sa respiration. Il fallait faire profil bas. En attendant, un « Ah merde ! » clignotait dans sa tête.

-          Allo ? Vous êtes là, Matthieu ?

-          Je vous écoute, monsieur Ortega, je suis toujours là.

-          Ben, c’est tout ce que j’avais à vous dire. Moi ce matin, je me suis fait pourrir par le président du Conseil Syndical : la semaine commence bien ! … Je vous demande de raisonner votre locataire. On n’a jamais interdit de faire une petite soirée de temps en temps, mais là ça dépasse l’entendement…

-          Sincèrement désolé, monsieur Ortega, je vais faire le nécessaire auprès de notre locataire pour que ça ne se reproduise pas… Je vous présente mes excuses ainsi qu’au CS.

-          Merci ! Je pense que le Conseil Syndical va vous appeler aussi.

Au moment où Matthieu entendit ces mots, il reconnut le numéro du CS du Vicarello qui appelait l’agence, il fit signe aux filles de ne pas prendre la communication, il s’en chargerait. Ça n’avait pas trainé ! En fait, le responsable du syndic avait pris les devants avant que le CS ne rapplique. Matthieu fit transférer l’appel dans son bureau, c’était plus prudent en cas d’esclandre : parfois les sudistes ont le sang chaud, même le lundi matin, et surtout s’ils ont passé un mauvais week-end.

Monsieur Van Buyle, le président du CS avait un nom à consonance belge, mais il était natif du Boulou, à côté de Perpignan, et il avait un fort accent, souvent incompréhensible si on n’était pas assez attentif. L’Occitanie et la Provence, les deux grandes régions du Sud de la France, offraient une diversité ethnique assez surprenante, parfois. On y trouvait toutes les origines mélangées, et là on avait du belge et du catalan ! M. Van Buyle était en retraite active, comme il disait, et de ce fait, trop souvent disponible selon Matthieu qui se sentait parfois harcelé. Son apparente jovialité n’avait d’égal que sa nervosité sous-jacente, et ce matin, Matthieu se doutait que M. Van Buyle ne serait pas enclin à la rigolade.

-          Bonjour, agence Locat Immo France. Que puis-je faire pour vous monsieur Van Buyle ?

-          Bonjour ! Il ne vous a pas appelé l’autre, Ortega ?

-          Si ! Monsieur Ortega m’a appelé ce matin. Je suis au courant.

Matthieu préféra rester vague quant au moment précis où le responsable du syndic l’avait appelé. Il faut parfois savoir ménager toutes les susceptibilités et les intérêts de chacun.

-          C’est quoi le type que vous avez mis dans le studio du rez de chaussée ? C’est quoi ce dingue ? C’était un vrai concert chez lui. Il a fallu faire venir la police pour qu’il arrête, vous le savez ça ?

-          Je le sais aussi.

-          Non seulement, il a foutu un bordel de Dieu, mais il nous a aussi manqué de respect. Il a presque insulté Mme Chico, la pauvre vieille ! Vous avez intérêt à faire respecter le règlement intérieur, je vous le dis, moi ! Ou on s’en rappellera le jour de l’AG, croyez-moi !

Et voilà, le petit coup de pression qui va bien. Ce lundi avait commencé plutôt pas mal, il vrillait méchamment, maintenant.

-          Je vous présente mes excuses, M. Van Buyle. Je vais m’occuper du locataire dès ce matin. Vous pouvez compter sur moi, dit-il en raccrochant.

En règle générale, le Syndic de Copropriété et le Conseil Syndical ne s’entendent pas, car l’un est le client de l’autre. Mais, quand il y a une tierce personne, en l’occurrence une agence immobilière, les deux peuvent s’unir pour dégoiser sur celle-ci… Matthieu faisait les frais de leur union momentanée et ça ne lui plaisait pas vraiment, car dans cette relation commerciale, les deux syndicats étaient bien plus importants pour son patron qu’il ne l’était lui-même au sein de Locat Immo France.

Avant la réunion débriefing à 11h, il avait le temps de contacter le jeune Enzo pour lui mettre les points sur les i.

Matthieu tomba directement sur sa messagerie : il devait être en cours, pensa-t-il. Tant pis, ça lui permettrait de laisser un message un peu énigmatique :

« Bonjour Enzo. Merci de me rappeler dès que possible. J’ai une communication à vous faire ».

Sur les coups de 10h, Enzo rappela :

-          Désolé, j’étais en cours, je viens de voir votre message. Alors, que se passe-t-il ?

-          Vous vous doutez de la raison de mon appel, non ? Vous avez fait une fête qui a un peu débordé.

-          Ouais, Ok ! C’était un peu fort, mais ils sont venus dès 23h me prendre la tête. Je sais qu’on a le droit jusqu’à minuit. Bon, c’est vrai qu’on était tous dans l’ambiance, c’était chaud, voilà.

-          Enzo ! Il n’y a pas de minimum. L’histoire des 22h en semaine et minuit le samedi soir est une légende : ça n’existe pas. Vous étiez en tapage nocturne, donc hors la loi. Vous avez eu une amende ?

-          Non, pas d’amende ! Les flics ont été cools, juste un avertissement verbal… En fait, vous êtes en train de me dire que je n’ai pas le droit de faire du bruit ?

-          Oui, c’est ça !

-          Mais c’est vous qui m’avez autorisé à faire ma fête. Et c’est ce que j’ai dit aux gens qui sont venus chez moi.

Ah ! le petit con, pensa très fort, Matthieu. Voilà pourquoi le CS et le Syndic avaient rappliqué aussi vite. Il se mordit la langue de dépit.

-          Je ne vous ai jamais dit de foutre le bordel ni d’organiser un concert chez vous. En tout cas, c’est la dernière fois. Je vais essayer de calmer ces gens, mais vous de votre côté, vous devez respecter le calme et la tranquillité des autres locataires. C’est promis ?

-          C’est une prison ou une résidence ?

-          Je vous demande de promettre que vous les respecterez. S’il vous plait, c’est pour votre bien. Vous aussi, vous aurez besoin de calme pour réviser ou préparer vos examens.

-          Ok ! C’est comme vous voudrez !

Matthieu raccrocha en ayant la satisfaction du devoir accompli. Cependant, il savait désormais qu’avec Enzo, il fallait qu’il pèse ses mots car ce qu’il lui avait dit pouvait se retourner contre lui.

Un client n’est pas un ami, se répéta-t-il comme un mantra à ne jamais oublier.

 

Didier Kalionian - le Blog Imaginaire (c) 2020

Credit photo : "Saucisse Donut", Didier Kalionian - Instagram (c) 2020

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