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Didier K. Expérience
1 juin 2020

Entretien avec Gaïdz Minassian 2/3 (Paris 2004)

Gaidz Minassian

Entretien avec Gaïdz Minassian. (2)
Publié le : 06-12-2004

 

Propos recueillis par Didier Kalionian

Seconde partie publiée initialement sur le site Yevrobatsi.org

Yevrobatsi : Pour parler plus particulièrement de l’Arménie, la FRA a trois ministres au gouvernement actuellement et pour certaines personnes, le jour où les Dashnaks accéderont au pouvoir en Arménie, il n’y aura plus d’Arménie. Qu’en pensez-vous ?

Gaïdz Minassian : On est en plein cœur de la dashnakophobie ! Et cela m’irrite autant que la dachnakophilie. Il n’y a aucune raison objective de croire à une arrivée au pouvoir de la FRA en Arménie dans les conditions actuelles. Au contraire, je pense que sa position au sein de la coalition s’est fragilisée, alors qu’elle s’est renforcée auprès d’une opposition hétéroclite. Mais comme celle-ci est atomisée, cela revient à fragiliser le parti. La FRA cherche à se détacher du train gouvernemental sans quitter les rails du pouvoir, le tout pour mieux s’autonomiser et proposer une troisième voie en Arménie. En a-t-elle les moyens ? J’en doute, car il faut un bon capitaine à bord du vaisseau pour maintenir le cap de cette alternative. N’est pas Hraïr Maroukhian qui veut ! Aujourd’hui, le secrétaire général de la FRA, Hrand Markarian, n’est pas connu pour sa fibre politique. C’est un militaire franc et honnête, courageux et émotif. Et si je peux me le permettre - en utilisant Max Weber en roue de secours - il s’inscrit davantage dans l’éthique de conviction que dans celle de responsabilité. En cela, il est porteur d’une tradition dachnak selon laquelle la FRA
représenterait dans une perspective totalitaire l’ensemble des
caractéristiques du peuple arménien. Cette démarche inscrite dans l’histoire de la FRA, de Nigol Douman à Hrand Markarian, en passant par Roupen Ter Minassian, Nigol Aghbalian, Garo Sassouni et Khajak Der Krikorian, présente la FRA comme « l’Eglise politique » des Arméniens. Ce courant socialiste
mythique part du principe que la terre est la variable la plus importante et que toutes les autres thématiques sont subordonnées à la libération du territoire. L’Etat devient même un instrument de cette libération territoriale, ce qui me fait dire que ce courant est dangereux, car il défend l’idée d’un Etat révolutionnaire. Ce n’est pas l’Etat de droit qui prime mais l’Etat révolutionnaire, un Etat au service de la révolution, un peu comme dans la rhétorique maoïste. J’en veux aussi pour preuve le discours inaugural de Hrand Markarian, lors du dernier congrès mondial de la FRA en février 2004, au cours duquel il a eu des propos très durs à l’égard
de la Géorgie post-Chevardnadzé. C’était un mauvais calcul politique, trois mois après la révolution de velours à Tbilissi. On était avec ce discours en pleine éthique de conviction… la plus grotesque. Heureusement la déclaration finale du congrès a été plus pondérée tout comme les conclusions du congrès
de la FRA d’Arménie qui s’est tenu en octobre 2005. Au lendemain du congrès mondial, Hrand Markarian a rajouté une couche de maladresse lors de la conférence de presse en déclarant à propos du décalage entre son discours et
la déclaration finale du congrès : « Nous ne sommes pas le parti communiste, le secrétaire général peut être mis en minorité ! » Ce qui n’est pas très fin politiquement, puisque c’est une manière de se discréditer auprès de l’opinion… En octobre 2004, Hrand Markarian a déclaré à Beyrouth lors d’une grande réunion, sorte de plénum de la famille dachnak, avec la Croix de Secours Arménienne (Croix Bleue), le Homenetmen et Hamaskaïne : « N’est-il
pas temps de se concentrer sur l’Arménie turque, l’Arménie occidentale et de s’inspirer de l’action des jeunes Arméniens du Caucase comme à la fin du XIXe siècle ».
Vous imaginez ce que cela signifie, à l’heure du reflux de la
Russie et où la Turquie est candidate à l’UE et que l’Arménie a un intérêt direct dans le devenir de ces relations Bruxelles-Ankara et que son personnel politique doit faire preuve de responsabilité. Pour un dirigeant d’un parti au pouvoir, il y a de quoi se poser des questions, non ? On peut même se demander si ces initiatives répondent à l’atmosphère d’un congrès ou d’une famille dachnak mal dans sa peau actuellement, histoire de rappeler les troupes à l’ordre, ou si elles répondent à des exigences venues d’ailleurs…


Yev : Il semblerait que sur ces trois postes ministériels, ils réussissent plutôt bien !

G.M. : Et alors, qui s’en plaindra si le bilan est plutôt positif ? Faut-il leur souhaiter l’échec parce qu’ils sont dachnaks ? C’est du redressement de l’Arménie dont il s’agit, pas d’une compétition avec un vainqueur et un vaincu. Il faut cependant se mettre d’accord sur « réussir », car l’état des statistiques est tellement indécis qu’il vaut mieux ne pas s’aventurer sur le terrain de la comparaison. En fait, et au-delà de leur qualité de ministres, les seules indications fiables dont nous disposons, ce sont les programmes du FMI et de la Banque Mondiale totalement destinés aujourd’hui à la lutte contre la pauvreté. On n’en est plus aux réformes structurelles des années 1990-2000, on en est à lutter contre la pauvreté et en faveur de la protection sociale. La pauvreté a peut-être commencé à baisser en Arménie mais elle est loin d’avoir été jugulée. Les trois pays de la région vivent grâce aux leviers des organismes mondiaux et sont tous sous perfusion du FMI et de la Banque mondiale, leur endettement s’évalue en milliard de dollars chacun. Ils vivent de crédits en crédits et s’ils réussissent leurs réformes, ils sont récompensés par le biais de nouvelles lignes de fonds. En 1994 et 1995, la priorité, c’était le temps des réformes structurelles et la mise en place d’une économie de marché. Aujourd’hui, c’est la consolidation de la transition économique, l’accélération des réformes et la lutte contre la pauvreté.

Yev : La FRA a construit sa réputation sur son intransigeance concernant la reconnaissance du Génocide par la Turquie, sur la récupération de l’Arménie Occidentale, et sur les réparations. Ensuite, la FRA a une agressivité naturelle envers la Turquie et l’Azerbaïdjan qui font que tout dialogue est impossible. Ce genre de discours n’est-il pas dangereux pour l’Arménie et les Arméniens en général ?

G.M. : Si je m’en tiens à ce que je sais de l’époque et d’aujourd’hui, je peux vous dire que la FRA n’est pas un parti anti-turc ! Il y a des Dashnaks anti-turcs, mais la FRA n’est pas un parti anti-turc, tout comme il y a des Dashnaks va-t-en guerre, mais la FRA n’est pas un parti va-t-en guerre. Tout dépend de la couleur politique du ou des dirigeants qui se trouvent à la tête du parti au moment où les enjeux se dressent. Je vous renvoie à mes premières réponses.

En même temps, s’il n’y avait pas eu cette fermeté sur le Karabakh, que serait devenue la question du Karabakh ? Il y a eu des combattants dashnaks et non dashnaks, on le sait, et il n’est pas question de monopoliser cette guerre, d’en faire l’apanage d’un parti, mais il faut reconnaître que la FRA n’a pas changé son discours sur le Karabakh.

Sur l’intransigeance à propos du génocide arménien, je n’en vois pas. Il y a un fait qui n’est pas reconnu par un Etat négationniste, voilà tout. Et puis, qui suis-je pour dire « position intransigeante » ? Je n’ai pas vécu le génocide, je ne suis pas le témoin de ce drame, je n’en suis qu’un descendant, qui aujourd’hui s’est affranchi de la logique du traumatisme grâce justement aux études, aux lectures et aux travaux de recherche. Je ne ressens pas le poids de l’histoire sur mes épaules, mais le poids des responsabilités depuis mon doctorat de science politique en 1999 s’est alourdi.

La question de la reconnaissance du génocide des Arméniens est d’autant plus à défendre avec intransigeance que ce sont les récents génocides qui lui donnent toute sa pertinence. La proximité du génocide du Rwanda et celui du Darfour au Soudan obligent finalement nos consciences universelles à immortaliser la réalité du génocide des Arméniens. A cela s’ajoute les effets de la mondialisation économique qui comprime les mentalités dans une seule direction, celle du profit, de la rentabilité et qui castrent les peuples de leur mémoire. En cherchant à obtenir la reconnaissance du génocide, le lien entre passé, présent et avenir est indéfectible face au rouleau compresseur de la mondialisation. Ne pas le faire implique l’amnésie et la perte de repères. Or, la mémoire en la dépoussiérant de tout pathos - ce qui n’est pas le cas maintenant - doit retrouver son véritable sens, sa véritable place dans le débat politique arménien. Rétablir la mémoire des Arméniens est un devoir pour Ankara, mais permettez-moi de dire aussi que c’est un devoir pour les Arméniens, car ces derniers doivent assumer les feuilletons de leur mémoire (avant, pendant et après le génocide), une mémoire à trous ou dont les trous ont été comblés par le fantasme de la grandeur ou l’illusion de la puissance, base du principe de la transmission de génération en génération dont tout le monde souffre. En somme, il est nécessaire de rétablir une mémoire telle qu’elle A ETE et pas telle que des Arméniens voudraient qu’elle soit imaginée ou transmise !

La question clef pour les vingt prochaines années, selon moi, c’est le dénouement du dialogue arméno-turc. Que se passe-t-il si la Turquie reconnaît le génocide ? Je ne pense pas que les Arméniens soient prêts aujourd’hui à intégrer cette perspective. L’Arménie et les Arméniens ne sont pas prêts à absorber la puissance d’une telle reconnaissance sur les plans moral, politique et stratégique.

Sur le plan moral, si la Turquie reconnaît formellement le génocide comme les Norvégiens ont reconnu le massacre des Lapons ou les Australiens, la répression contre les Aborigènes, sans engager la moindre réparation ou la moindre excuse, alors les Arméniens n’auront pas gain de cause mais un goût d’inachevé, un nouveau bras de fer s’en suivrait entre des Arméniens arc boutés sur un principe moral et des Arméniens plus modérés soutenus par une communauté internationale qui se contentera d’une déclaration de principe d’Ankara.

Sur le plan politique, si les Arméniens placent la reconnaissance du génocide par la Turquie dans une perspective de récupération territoriale (discours de guerre) alors Ankara ne reconnaîtra jamais sa responsabilité dans la catastrophe de 1915 et continuera à pratiquer son négationnisme. C’est là que se situe la réelle pierre d’achoppement ! En revanche, si les Arméniens montrent la voie, celle de la paix, en insistant sur le caractère universel de la reconnaissance du génocide dans cette zone des Balkans au Caucase, soit les anciennes marches de l’Empire ottoman, alors peut-être que les peuples qui composent cet espace sensible sauront trouver la vraie voie de l’entente cordiale avec la Turquie, désormais réconciliée avec elle-même. La voie de la paix passe aussi par la reconnaissance de l’intégrité territoriale de la Turquie. Ainsi, verrons-nous peut-être à ce moment là, une communauté internationale exercer davantage de pression sur Ankara pour obtenir la reconnaissance du génocide de 1915.

Sur le plan stratégique, tant que la frontière arméno-turque n’est pas décrispée par le travail sur le passé (reconnaissance du génocide), sur le présent (levée du blocus) et l’avenir (neutralité d’Ankara dans le Caucase du Sud, notamment la question du Karabakh), alors la région du Sud Caucase restera en l'état à mi chemin entre attirance envers la Russie et attirance envers les Etats-Unis. Si la frontière se décrispe, alors c’est toute la région qui bascule dans le giron américain. Et ça, Washington comme Moscou le savent parfaitement. Dès lors, Washington a tout intérêt à voir cette frontière se détendre, d’où le financement américain (Département d’Etat) de la commission de réconciliation arméno-turque. Or, Moscou n’a aucun intérêt à désamorcer le problème épineux de la frontière arméno-turque, car elle n’aurait plus de « bastion » dans la région et plus de raison d’être dans la question du Karabakh. A vrai dire, être en relation étroite avec les Etats-Unis conforterait Erevan, car il est plus facile de négocier avec une démocratie. Etre en relation étroite avec la Russie n’est pas sans désavantage non plus, car la stabilité et la sécurité passent par là. A une nuance près et qui est de taille, aujourd’hui, c’est la Russie qui court derrière l’Arménie pour lui venir en aide dans la région à cause de la guerre de Tchétchénie, puisque Erevan constitue le dernier bastion stratégique dans la région et la première porte « russe » sur le Proche-Orient. Mais il faut faire preuve de patience et de tact, c’est toute la qualité de la stratégie de complémentarité d’Erevan.

En fait, et sans faire de vilain jeu de mots, il y aurait une « feuille de route » à suivre : les Reconnaissances du génocide contre le Statu quo territorial de la Turquie. Reconnaissances morale, matérielles, et financière, avec le droit de se rendre en Arménie turque librement en échange d’un statu quo territorial de la Turquie. D’ailleurs, la FRA, pour ne citer qu’elle, par la voix de son secrétaire général de l’époque, Hratch Dasnabedian, avait même déclaré le 8 décembre 1994, qu’elle était prête à renoncer aux revendications sur l’Arménie turque. Ce discours était à l’époque passé inaperçu car, trois jours après, le gouvernement arménien arrêtait Hrand Markarian dans le cadre de l’assassinat du maire d’Erevan, Hampartsoum Galoustian. Et dix-neuf jours après, le 28 décembre 1994, le président Ter Petrossian signait le décret de suspension de la FRA en Arménie pour atteinte à la sûreté de l’Etat après le démantèlement d’un réseau de trafic de drogue entre Erevan, Moscou et Beyrouth. L’affaire « Dro » commençait.

Pendant longtemps le président Levon Ter Petrossian a été montré du doigt par la FRA pour sa politique sans conditions à l’égard de la Turquie. Aujourd’hui, alors que Erevan considère que la reconnaissance du génocide de 1915 figure sur son agenda diplomatique, les autorités arméniennes ne posent pas de préalable à la normalisation des relations bilatérales. La FRA posent a priori deux conditions : la reconnaissance du génocide et la neutralité d’Ankara dans la question du Karabakh. Au regard de l’histoire, il serait bon de rappeler à ses dirigeants que la fermeté n’a pas toujours été de mise au sein de la FRA. A l’époque du Sultan Abdul Hamid II, juste après la prise de la Banque ottomane en 1896, le gouvernement ottoman avait envoyé, à Genève deux émissaires d’origine arménienne - les fils et neveu d’Artine Pacha Dadian, un haut fonctionnaire ottoman - négocier avec les dachnaks l’arrêt des attentats anti-turcs contre un déblocage de la question des réformes dans les six vilayets arméniens de l’Empire. La FRA n’avait pas exigé le préalable de l’arrêt des massacres avant d’entrer en dialogue avec le représentant du gouvernement ottoman. La direction dachnak avait conditionné l’arrêt des violences anti-turques à la fin des massacres dans les provinces arméniennes. Qui le sait pour en parler ?

Ensuite, dans la période constitutionnelle de 1908 à 1914, la FRA est restée l’alliée du parti Jeune-turc, Comité Union et Progrès (CUP) jusqu’en 1912. La FRA a même signé un second accord avec le CUP, en août 1909, quelques jours avant le Ve congrès des dachnaks à Varna en Bulgarie et quelques mois après la tentative de coup d’Etat contre-révolutionnaire et les massacres d’Adana du printemps 1909. Qui le sait pour en parler ?

Un autre fait intéressant : en été 1918, la République arménienne est à peine née et la première guerre mondiale n’est toujours pas finie, les Jeunes-Turcs (les bourreaux du peuple arménien) sont toujours au pouvoir à Constantinople. Erevan envoie une délégation dans la capitale ottomane pendant quatre mois, de juin à septembre 1918. La délégation comprend entre autres, Alexandre Khadissian, le ministre des affaires étrangères et futur premier ministre. La délégation est en contact permanent avec… Talaat Pacha, Djemal Pacha, Enver Pacha, Djemal Azmi, c’est-à-dire les hauts responsable du génocide du peuple arménien qui n’est d’ailleurs toujours pas fini. C’est écrit dans les mémoires d’Alexandre Khadissian et publié aux éditions… de la FRA Dashnakstoutioun à Athènes en 1990 ! L’auteur se pose des questions du style : Je suis face aux bourreaux de mon peuple, comment puis-je le supporter ? Il le fait parce qu’il est porté par la Raison d’État, parce qu’il n’a pas le choix et parce qu’il sait que l’Arménie partage une frontière longue de 300 kilomètres avec la Turquie, qu’il y a la guerre, que la Russie est elle-même en pleine guerre civile et qu’il faut un débouché à l’Arménie. Comme l’a dit Simon Vratsian, un haut dirigeant dachnak et dernier premier ministre de la République indépendante en 1920, sûrement l’un des dirigeants les plus clairvoyants et démocrates de son époque : « Ceux qui ne prennent pas en considération la Turquie sont politiquement des imbéciles ! »

Aujourd’hui, il faudrait rappeler aux dirigeants dachnaks que le gouvernement arménien de l’époque n’avait pas trahi parce qu’Alexandre Khatissian avait négocié la paix avec les bourreaux de son peuple. Pourtant, tout le monde ne partageait pas son point de vue. Ainsi en 1921, Levon Shanth, vice-président du Parlement en 1920 et chef d’une délégation arménienne qui se rend auprès des Bolcheviks à Moscou pour négocier le maintien d’une République d’Arménie dans le cadre d’une Russie bolchévique, apprend qu’une délégation kémaliste se trouve dans la ville. Levon Shanth refuse de la rencontrer. Je ne sais pas si cela aurait changé quelque chose pour les Arméniens, on ne peut pas refaire l’histoire, mais le fait d’apprendre qu’une occasion de la sorte s’était présentée suffit à se poser la question.

Puis il y a eu le mouvement Prométhée, le rassemblement de tous les peuples de l’Union soviétique auparavant indépendants dans un mouvement anti-soviétique. Ce mouvement comprenait des anciens bourreaux du peuple arménien au Caucase et des dirigeants de la FRA, comme Roupen Ter Minassian, un personnage qui n’avait pas hésité en 1914 à préconiser la création de bataillons arméniens pro-turc en cas de guerre russo-turque. Cela peut surprendre, mais c’est écrit dans les mémoires de Simon Vratsian. A cette époque, la FRA n’avait pas conditionné leur présence à la reconnaissance des crimes commis par ces Turcs du Caucase contre les populations arméniennes. Je pourrais évoquer d’autres exemples dans les années 1930 et pendant la guerre froide, les exemples sont légions, la place manque.

Il existe pour la FRA un espace dans lequel elle pourrait entrer en contact avec les Turcs. C’est l’Internationale Socialiste dont elle est membre comme les Socialistes turcs. Mais en-a-t-elle envie ? Y a-t-elle seulement pensé ? En fait, la question du dialogue avec la Turquie soulève plusieurs questions, dont celle de la confiance mutuelle. La dimension psychologique du rapport arméno-turc est fondamentale. Et tout processus de dialogue bilatéral appelle une longue thérapie de part et d’autre : du côté arménien, peut-on faire confiance à l’héritier du bourreau qui continue de nier le crime de ses aînés ? Du côté turc, peut-on avoir confiance en celui qui veut me démembrer ?

Yev : L’idéologie de la FRA n’est-elle pas plus valable en diaspora qu’en Arménie ?

G.M. : Non, l’idéologie de la FRA est transnationale, et ce, dès le départ. La FRA était en Egypte, au Liban, en Russie, aux Etats-Unis, en France et dans les Balkans bien avant le génocide. La FRA et le mouvement révolutionnaire sont antérieurs à l’État arménien qui s’est structuré seulement sur les frontières ex-russes. La vocation de la FRA était de créer une unité de valeurs arménienne libre et indépendante ou du moins une entité s’y rapprochant. J’ai volontairement refusé d’utiliser le terme d’« Etat ». La FRA parle d’une Arménie sans préciser s’il s’agit d’un Etat ou d’une entité liée, fédéralement à la Russie. La FRA n’a jamais répondu à cette question : étatisation ou fédération ? Etat libéral ou Etat communautaire ? Confédération arménienne (Arménie turque et Arménie russe) ou fédération transcaucasienne (Azerbaïdjan, Arménie, Géorgie) ?

La FRA tire sa force de son implantation internationale dans un monde de plus en plus globalisé. Elle jouit d’une forte implantation dans 30 Etats, mais techniquement et politiquement, sa structure et ses méthodes, son discours et ses messages sont usés et aucune perspective de changement en profondeur n’existe en dehors de quelques slogans et autres ravalements de façade. En octobre 2004, à Beyrouth, lors d’une convention comprenant le HMEM, Hamaskaïne et le HOM, Hrand Markarian a appelé ses trois affiliations à s’ouvrir pour accueillir des jeunes arméniens de la diaspora. Mais c’est un appel sans changement de l’intérieur, sans mutation de la structure, du message et des pratiques internes. S’ouvrir sans changer et sans reconnaître ses erreurs propres à chaque grand peuple, à chaque individu responsable et mature, en termes de séduction cela ne devrait pas attirer les foules. C’est bien de reconnaître que le système dachnak ne fonctionne pas, comme c’est sous-entendu dans son discours, mais c’est décourageant de ne pas entamer avant cet examen de conscience nécessaire. Mais la FRA en est incapable, sinon elle implose.

Politiquement, dans une perspective d’une prise de pouvoir éventuelle de la FRA en Arménie, il faudrait pour cela que les rapports Kotcharian-FRA changent du tout au tout. Depuis 1997-1998, la FRA est sous tutelle du président et dans une certaine mesure, Robert Kotcharian s’appuie sur elle parce qu'elle lui permet de ne pas rencontrer de mouvement d’opinion contre lui en diaspora. D’un côté, le tissu associatif de la FRA et le légalisme des Arméniens de la diaspora envers le Président quel qu’il soit ; de l’autre, la pauvreté de l’opposition en Arménie et la situation de paix régionale fragile, empêchent l’éclosion d’un mouvement d’opposition diasporique. A l’époque de Levon Ter-Petrossian, qui ne l’oublions pas, a commis des actes anti-démocratiques – Robert Kotcharian aussi d’ailleurs – la FRA avait tenu à manifester son hostilité envers le régime. Depuis Kotcharian, comme la FRA jouit, par exemple en France, des principaux leviers de communication, le débat n’existe pas et exprimer son mécontentement envers le régime devient difficile ! En même temps, celui qui a envie d’organiser une manifestation contre le régime pour dénoncer par exemple la répression du 13 avril est libre de le faire. Comble d’ironie, le seul parti de la coalition à avoir condamné la répression, c’est la FRA, ni le Parti républicain et ni le Parti « Etat de droit » (Orinats Yergir) ne l'ont fait.

Pour des raisons évidentes d’autonomisation de son discours, surtout depuis sa déculottée électorale aux dernières législatives qu’elle a vécue comme un vrai camouflet, la FRA cherche à obtenir une autonomie de décision par rapport au régime. Aujourd’hui, elle a en partie réussi à se débarrasser de la tutelle de Kotcharian ; de nos jours, c’est plutôt Kotcharian qui aurait besoin d’elle. Si demain la nouvelle loi électorale comprenant plus de proportionnel était adoptée, si demain il y avait une dissolution du parlement puis de nouvelles élections législatives, au scrutin majoritaire, je ne suis pourtant pas certain que la FRA tirerait mieux son épingle du jeu. Par le scrutin proportionnel intégral, la FRA joue en principe la carte de la démocratie la plus représentative mais pas celle de la stabilité. En fait, elle sait que les partis arméniens sont faibles et qu’elle est l’une des formations les mieux implantées dans le pays mais pas forcément l’une des plus démocratiques. En réalité, la FRA cherche à jouer ce rôle de pivot au sein du Parlement et à dominer la vie parlementaire tout en ayant une faible tradition institutionnelle et pas de leaders charismatiques.


Cet entretien  a été relu et validé par Gaidz Minassian en 2004.
Didier Kalionian - le Blog Imaginaire (c) 2004 - 2020

 

 

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