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Didier K. Expérience
1 juin 2020

Entretien avec Gaïdz Minassian 1/3 - (Paris 2004)

Gaidz Minassian

Propos recueillis par Didier Kalionian.


Première partie publiée initialement sur le site Yevrobatsi.org

Yevrobatsi : Pourquoi avoir choisi la FRA comme sujet ?

Gaïdz Minassian : Plusieurs raisons m’ont amené à conduire cette recherche pendant six ans. La première est qu’il n’existait rien en France en science politique sur la question arménienne et sur l’Arménie en général. C’était un désert universitaire. Il existe aux Etats-Unis et au Liban, deux travaux de type universitaire sur la question arménienne, l’un est trop militant, l’autre trop centré sur la vie parlementaire libanaise. Ensuite, je voulais sortir le débat politique de la tension stérile entre dachnakophilie et dachnakophobie qui repose depuis des décennies plus sur une transmission des idées que sur la raison en elle-même. Enfin, le mouvement révolutionnaire, indissociable de la question arménienne, est fortement imprégné d’empreintes de la FRA ; dès lors, priver les opinions publiques de l’histoire mouvementée de ce parti qui a aujourd’hui 114-115 ans serait les couper de leur propre histoire. Cela aurait été regrettable. L’histoire du mouvement révolutionnaire, telle qu’elle est racontée ou décrite jusqu’à maintenant, masque la réalité à des fins idéologiques et tend à sur légitimer ou délégitimer la FRA dans l’histoire.

Yev : Quand on lit votre livre, « Guerre et Terrorisme Arménien », on découvre que le mouvement terroriste arménien naît en même temps que la FRA. La FRA invente pratiquement le terrorisme arménien ?

G.M. : Non, vous avez dû mal lire ou je me suis mal exprimé ! Les premiers groupes révolutionnaires ont pratiqué des actes « terroristes » - ce terme « terrorisme » avait d’ailleurs une autre signification à l’époque - bien avant la FRA. Celle-ci n’a pas inventé le terrorisme, mais elle a utilisé cette méthode d’action comme un moyen moderne d’expression. La prise de la Banque Ottomane, par exemple, en 1896, peut être considérée comme la première prise d’otages du monde contemporain. Puis, on a eu les règlements de compte, les assassinats de gouverneurs russes dans le Caucase, et même la tentative d’assassinat du sultan Abdul Hamid II, en 1905, etc.

La FRA a tout connu de sa naissance à nos jours : la fin de trois empires, la révolution, la république, les deux guerres mondiales, la montée du fascisme et du nazisme, la guerre froide, la guerre du Liban, la chute de l’URSS, bref tout. Les autres partis aussi mais avec moins d’acuité et d’investissements que la FRA. Vous imaginez l’histoire de ce mouvement qui, tout en gardant son unité, change de façon cyclique tous les 15-20 ans, pour se refaçonner une identité partisane tout en gardant les attributs d’un parti qui ne change pas. Or rien n’est immuable. Par exemple, dans les années soixante dix, on a un parti d’inspiration moyen orientale de type baasiste fait d’une synthèse de nationalisme et de socialisme. Puis dans les années quatre-vingt dix, ce parti se heurte à la réalité post soviétique, son communautarisme est incompatible avec le régime post-soviétique en place qui rejette justement tout cloisonnement.

Graduellement, on assiste à l’émergence d’un nouveau parti dès la fin des années 1990, qui s’institutionnalise - au départ contre son gré - dans un État souverain, en renonçant finalement à toute forme de clandestinité, héritage des guerres du Liban et du Karabakh, etc., tout en gardant une volonté de maintenir une certaine tradition de lutte de libération, toujours avec opacité et discrétion.

Yev : En fait, l’un des gros problèmes de la FRA, c’est un nationalisme exacerbé mais non revendiqué sous couvert d’être maintenant le Parti Socialiste Arménien…

G.M. : … Mais ce n’est pas nouveau ! C’est même constitutif du mouvement révolutionnaire. En réalité, la FRA est un mouvement qui se trouve en perpétuelle construction, comme une sorte de mécanique sans fin, à travers l’idée d’une fédération qui renferme plus une sorte de patrimonialisation du pouvoir qu’une véritable institutionnalisation. Les liens à l’intérieur obéissent à des réflexes claniques, népotiques et clientélistes avec le seigneur et ses vassaux comme à l’époque médiévale. A cette grille sociologique se superpose une grille idéologique. À l’intérieur on y trouve des socialistes, des antisocialistes, des socialistes révolutionnaires, des socialistes réformistes, des socialistes nationaux, des socialistes mythiques. Puis une grille méthodologique, puisqu’il y a des progressistes et des conservateurs, des radicaux et des modérés, des révolutionnaires et des réformistes, etc. A chacun de décortiquer le contenu du message formulé et de savoir quelle est la tendance de son auteur. Ce qui est très intéressant d’ailleurs.

Ainsi, s’aperçoit-on en réalité que la Fédération Révolutionnaire Arménienne peut signifier, Parti de la Restauration Nationale pour les uns, Mouvement de la Transformation Sociale pour les autres. Prenez par exemple, le terme « fédération », que signifie-t-il ? Rassemblement des idées ou technique d’aménagement du territoire ? Ensuite, « révolutionnaire » ? S’agit-il de faire revivre quelque chose qui n’existe plus ou d'agir en faveur de la transformation sociale ? Enfin, « arménienne » ? Est-ce l’identité ou la terre arménienne ? Rien n’est tranché et la FRA vit avec cette particularité ou difformité par souci d’unité. Dès lors, une succession de tendances compose la FRA. En France, on peut rencontrer des sociaux-démocrates, des socialistes révolutionnaires, des socialistes mythiques mais aussi des libéraux et des nationalistes. Au Liban, on aura des traditionalistes, des nationalistes, des libéraux et des socialistes mythiques. Aux Etats-Unis, on aura des libéraux, des nationalistes et des traditionalistes. En Arménie, on aura des populistes, des sociaux-démocrates, des socialistes révolutionnaires, des socialistes mythiques. La ligne officielle est le résultat d’un arbitrage permanent obtenu en fonction des courants qui se trouvent à la tête du parti à tel moment.

Yev : Jusqu’à l’indépendance de l’Arménie, la FRA ne représentait quasiment rien…

G.M. : … Mais ce n’est pas vrai ! Si on cantonne l’analyse à l’échelle arménienne, la FRA constitue l’organisation la moins faible de la diaspora. Elle se trouve au cœur des réalités au Proche-Orient dans la guerre du Liban qui a duré quinze ans. Il ne faut pas le sous-estimer. Pendant la guerre civile libanaise, la FRA a tenu une position appelée « neutralité positive », sauf qu’elle a oublié de préciser que la neutralité positive est un concept arabe émanant des leaders des arabes, des années cinquante/soixante, le Libanais Fouad Chehab au Liban ou Nasser en Egypte et même Hafez el Assad en Syrie dans les années 1960. La FRA se voulait neutre, mais en fait elle menait une politique pro-arabe et ce n’était pas plus mal d’ailleurs. La preuve, les Maronites se sont entredéchirés pendant des années de guerre et continuent de l’être depuis les accords de Taëf. Mais on ne peut pas dire que la FRA n’a pas assumé ses responsabilités. Elle les a parfois si bien assumées qu’elle faisait régner un climat de terreur, selon ses adversaires, dans les quartiers arméniens. Même les Libanais non-arméniens ont reconnu le rôle de régulateur que les Arméniens, et essentiellement la FRA, avaient joué pendant la guerre civile. En Europe, dans les années 80, pendant la résurgence de la Question Arménienne, en France sous la gauche, la FRA a servi d’intermédiaire entre les gouvernements socialistes et les Français d’origine arménienne, sans savoir ce que la FRA incarnait en dehors d’une sensibilité de gauche. Aux USA, la formation du lobby arménien représentait deux tendances, l’ANCA, proche des Démocrates et l’Armenian Assembly of America, proche des Républicains. Même si la société américaine encourage la formation de lobby comme forces d’appui des institutions. Donc dire que la FRA n’avait pas de prise sur la réalité est faux ; dire que c’est la seule à avoir une emprise sur la réalité est faux également.

Yev : La FRA est-elle née de ce mouvement violent ?

G.M. : Oui et non à la fois. Oui, car la FRA est la progéniture d’un contexte de violence dont la particularité est que la Cause arménienne, le Haïtadisme, en tant que système inachevé favorise l’éclosion de comportements violents pouvant conduire à prendre les armes. Non, car la FRA est née du rassemblement de différents groupes qui n’ont pas réussi à se fondre réellement dans un espace unifié, les groupes ne sont pas reconnus comme institutionnels ; ce sont plus les leaders qui sont porteurs d’un discours qu’autre chose, ce qui fait qu’à la fin sur une déclaration d’un congrès ou d’un organe exécutif, on a plus une sorte de synthèse qu’un réel programme. La langue dachnak est une langue complexe et il faut plus qu’un décodeur pour décrypter le sens, la signification et l’impact de tel ou tel message.

Ce qu’on appelle le terrorisme arménien du XIXe siècle est bien antérieur à la FRA. Il faut remonter aux origines de la violence politique en Russie, celle du terrorisme populiste russe et aux formes de violence des Carbonari en Italie. Le mouvement révolutionnaire arménien a donné une nouvelle impulsion à l’action directe, un impact dans le monde arménien par la violence de ses opérations.

Il y a eu beaucoup d’actes de vendetta - on liquidait des petits fonctionnaires turcs, des « mouchards » arméniens - « Drochag », organe central de la FRA édité à Genève, rendait compte de ces actes dans ses colonnes. La direction du parti allait même jusqu’à imprimer dans le journal des communiqués demandant à ses activistes de bien se renseigner sur la personne à abattre avant de la « liquider ».

Malheureusement, il y a eu des bavures, notamment à Erzeroum en 1891, où Khatchadour Kerekstian, un leader révolutionnaire local qui avait passé quatre à cinq ans dans les prisons ottomanes, a été abattu par le dachnak Aram Aramian dit « Tatool ». La FRA a condamné cet acte dans une déclaration distribuée par tract, mais n’a pas sanctionné son auteur. Celui-ci sera arrêté, incarcéré en même temps que Hraïr Tejoghk en 1896. Ce dernier est remis en liberté et meurt en 1904 alors que son camarade, Aram alias « Tatool », a été pendu le 9 août 1899.

« Tatool » était partisan d’une technique qui a été rejetée par la suite par la FRA. Il disait qu’il ne fallait pas faire payer au peuple les actes terroristes et que le terroriste devait rester sur les lieux de l’attentat pour mieux en assumer les responsabilités et exalter le martyr au sein du peuple arménien. La FRA n’a pas rejeté l’acte terroriste, mais la technique extrême. Pourtant, on verra plus tard en 1983 qu’à Lisbonne, les membres du commando y sont allés pour se sacrifier et que la FRA commémore tous les ans leur martyr… sans discernement.

Si la FRA a rejeté cette technique de l’extrême, c’est parce qu’il était difficile de trouver des candidats au sacrifice dans les villes. Je ne parle pas des fedaïs dans les montagnes ; ça c’est de la guérilla. Je parle des opérations terroristes à grande échelle. Par exemple, au moment des préparatifs de la prise de la Banque Ottomane, 91 personnes étaient prévues pour l’opération qui aurait pu tourner à l’attentat-suicide, en cas de refus de négociations comme le communiqué de la FRA qui revendique l’opération, le précise. A l’arrivée, le jour-J, le 14 (26, selon l'ancien calendrier) août 1896, ils sont finalement une vingtaine à se présenter au rendez-vous. La plupart ne parlant pas l’arménien, sauf les chefs, Papken Suni, Armen Garo et Hratch. Ce qui est étonnant, c’est qu’Armen Garo, qui prend la tête du commando après la mort de Papken Suni, donne ses ordres en arménien. Mais personne ne l’écoute parce que la majorité du commando ne parlait que le turc !

Yev : Et pour la compétition avec l’ASALA ?

G.M. : Il y en a toujours eu mais là cela dépasse le cadre du terrorisme arménien. La compétition terroriste se retrouve dans tous les mouvements de libération. L’ORIM et le Haut-Comité Macédonien dans le cas de la Macédoine ; le Fatah, le FPLP, le FDLP, le groupe d’Abou Nidal pour le cas palestinien, etc. Ce sont des rivalités de groupe, que l’on peut assimiler à de l’émulation terroriste, de l’émulation par la violence d’une certaine façon. C’est de la compétition intérieure, celui qui va frapper le plus fort, le plus loin, celui dont l’opération va avoir le plus d’impact sur les médias, la communauté internationale et les opinions publiques, notamment arméniennes. Opération simultanée Paris-Vienne en 1975, Opération Van de l’ASALA en 1981, opération Khrimian Haïrig de l’ASALA en 1982 en Turquie, attentat d’Orly de l’ASALA, puis l’opération-suicide de l’ARA à Lisbonne, sans oublier l’opération à Belgrade en 1983. Il n’y a rien d’étonnant à cette compétition intra-arménienne. On est dans la même matrice terroriste qui puise sa force au Liban, quoique le terrorisme de l’ASALA soit d’inspiration palestino-marxiste, celui du CJGA (Dachnak) est d’inspiration nationale, que le premier ne s’appuie pas sur un bras politique alors que le second complète l’action du CDCA par d’autres moyens.

Yev : Mais est-ce qu’un groupe terroriste peut se transformer en parti politique et être crédible ?

G.M. : La FRA, en tant que telle, n’est pas un groupe terroriste, même si les « Commandos des Justiciers du Génocide Arménien » (CJGA) en étaient le bras armé. En réalité, la FRA a pratiqué la violence politique - forme particulière de terrorisme, selon Isabelle Sommier (1) - par le biais des assassinats politiques. Structurellement, cela pourrait ressembler au cas irlandais avec le Sinn Fein et l’IRA, respectivement bras politique et bras militaire du mouvement de libération irlandais. En fait, en 2004, je ne comprends pas pourquoi la FRA n’évoque pas moins discrètement cette époque, surtout que c’est un secret de Polichinelle ! Les Etats ou services qui pourraient exploiter cette ramification le savent déjà et s’ils voulaient l’utiliser aux dépens de la FRA, il y a longtemps qu’ils l’auraient fait. Ce ne sont pas les exemples qui manquent, même les plus récents. Vous savez, le Sinn Fein est un parti institutionnalisé, reconnu dans le monde, dialoguant avec des partis dits de gouvernement et qui a travaillé avec les Britanniques et même les administrations américaines successives, Reagan, Bush père, Clinton, Bush fils, etc. Et pourtant, tout le monde sait que l’IRA est le bras armé du Sinn Fein…

Aujourd’hui, la FRA n’a plus à utiliser son bras armé pour la bonne raison que c’est lui qui a pris le pouvoir au sein de l’appareil dachnak depuis 1998-1999 dans le but de stopper le processus d’émiettement du parti amorcé par la politique de Levon Ter Petrossian. En outre, la FRA n’a plus à utiliser la violence politique parce que l’Arménie est indépendante et qu’elle dispose de ses propres moyens de défense, armée, police et services de renseignements. L’Arménie est un État de droit et la FRA, un parti institutionnalisé qui joue le jeu démocratique comme les autres partis. Seul l’Etat est le détenteur du monopole de la violence légitime !

Ensuite, la FRA, en tant que telle, n’est pas à proprement parler un parti politique. En Arménie et au Liban, c’est un parti politique institutionnalisé dont l’expression résulte d’élections. Elle œuvre dans le cadre d’un espace autonome politique et concourt à l’exercice du suffrage universel. Aux Etats-Unis, la FRA à travers le CDCA (ou ANC) est un groupe de pression en voie de professionnalisation qui s’inscrit dans le système américain semi-communautariste du Spoil system. En France, ce n’est ni un parti, ni un groupe de pression, c’est une association qui tend à insérer le champ politique, mais en reste finalement à la marge. Par importation du label « politique » ou par appropriation de l’épithète « institutionnel », les dachnaks de France se reconnaissent dans un « parti », mais ce n’est pas, sautant comme un cabri, en déclarant « on est un parti, on est un parti », qu’on en est un forcément… surtout en France.

1) Isabelle Sommier, Le terrorisme, Paris, Flammarion, coll. Dominos, 2000, pp. 103-107.

Cet entretien  a été relu et validé par Gaidz Minassian en 2004.

Didier Kalionian - le Blog Imaginaire (c) 2004 - 2020

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