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Didier K. Expérience
20 décembre 2022

Le Retour de Virgule - Les Circumpolaires 2. E.26/35

Le Retour de Virgule

Le passé est toujours simple, le présent compliqué et l’avenir incertain, parait-il. Mais là on touchait le fond. Des rumeurs de confinement, c’est-à-dire qu’on resterait enfermé chez soi comme en Chine, circulaient sur les chaines de télé, amplifiées n’importe comment par les réseaux sociaux. Ce qui étonnait tout le monde, c’est qu’on ne connaissait personne qui avait été contaminé, ni malade et encore moins mort. Alors, où étaient-ils tous ? Le Covid Center de l’hôpital Lapeyronie se remplissait à vue d’œil. Mais qui étaient donc ces gens ?

Karl avait été le premier à réaliser qu’il allait se passer quelque chose d’anormal dans sa vie. En règle générale, il ne regardait quasiment jamais les infos télé, il passait sa vie sur Facebook, et croyait tous ceux qui argumentaient dans son sens. Grindr, Facebook, Instagram, Snapchat, WhatsApp, sans oublier le radio-chiotte du Cubix et du 36, Karl avait de quoi faire pour réfléchir de travers. C’est vrai que sa vie ressemblait à s’y méprendre à celles des séries pour ado qu’il regardait avidement sur Netflix, les rires en moins, mais le pathétique en plus. Et comme la fiction dépasse rarement la réalité, il y avait de quoi flipper.

-          Mais alors, comment fera-t-on pour travailler, manger et vivre ? En Chine, ils ont l’habitude de faire n’importe quoi, même de bouffer des pangolins. Alors, rester à la maison, ce n’est pas vraiment grave pour eux. Mais nous ? Nous, on a des vies, quoi !

Comme je n’en savais pas plus que lui, je n’avais pas pu répondre, mais il formulait quand même de vraies interrogations. D’ailleurs, je m’inquiétais un peu pour moi car je venais tout juste d’être embauché. J’aurais vraiment la haine si je devais être viré à cause d’un pangolin accouplé bizarrement avec une chauve-souris, en partie mangé et digéré par un Chinois de Wuhan (ville qu’on ne connaissait ni d’Eve ni d’Adam), lequel aurait laissé les restes pourrir n’importe où, ceux-ci ayant fini par contaminer toute la planète. Même si tous les goûts étaient dans la nature, fallait quand même aimer la nature ! Ah, on vivait vraiment une drôle d’époque !

La dernière info datait du 15 mars et la rumeur se matérialisait de plus en plus. Roberto Rongione était réapparu au club, stressé comme si la fin du monde s’abattait sur lui personnellement. Malheureusement, c’était moi qui recevais les clients au comptoir ce jour-là.

-          Tu te rends compte Alex ! Ces imbéciles du gouvernement veulent qu’on se barricade chez nous pendant quinze jours. Comme si ça allait changer quelque chose ! Du coup, je suis obligé de décaler la date de réouverture des Parasols. J’ai fait des pieds et des mains pour convaincre le préfet de me donner une autorisation spéciale, mais rien à faire, il reste sourd ce sagoin. C’est un borné psychorigide de la pire espèce, et en plus, il est moche ce type.

Notre préfet était bel et bien borné, mais c’était pour la bonne cause, et ça me réjouissait intérieurement. Je me disais même : « Cause toujours pépère, cette fois-ci tu l’as dans le cul ! ».

-          Il ne se rend pas compte des frais que ça va m’occasionner : j’ai payé les fournisseurs, les DJs et les gogo-dancers, moi. Toutes les invitations à refaire, le personnel à rembaucher. C’est grave. S’il le faut, j’appellerai le ministre. J’en suis capable, hein ? Quand on me cherche, on me trouve !

Moi je hochais la tête, histoire de lui montrer que je compatissais, mais en vérité, je m’en foutais royalement. Je jubilais même de ses mésaventures préfectorales.

-          Et toi ? Qu’est-ce que tu vas devenir ?

-          Quoi moi ?

-          Bah si les Parasols sont fermés, tu ne crois tout de même pas que ton Gym-Up restera ouvert, non ?

C’est vrai, mais pour le moment, on n’avait reçu aucune consigne. Donc, tout allait bien.

-          La direction ne nous a toujours rien dit. Et puis, si ça se fait, ça ne sera que pour deux semaines, ça sera vite passé… Si ça se fait, bien entendu.

-          Deux semaines ? J’espère que tu dis vrai. En tout cas, je suis réellement inquiet. Ruben et moi avons beaucoup investi dans ma maison d’hôtes. Si ça devait partir en sucette, je crois que je ne m’en remettrais pas.

-          Allez, monsieur Rongione ! Arrêtez de vous ronger les sangs. Des tapis de courses se sont libérés, ça vous fera du bien de vous défouler un peu.

Et à moi aussi ! Parce que l’entendre gémir même cinq minutes, me saoulait gravement.

-          Tu es gentil, mon petit Alex ! Mais je me sens tout dévarié* aujourd’hui. Je crois que je vais rentrer.

Tu m’étonnes qu’il se sentait mal ! Il avait une calculette dans le cerveau et le portefeuille à la place du cœur. Et évidemment, la connexion entre les deux allait être interrompue un petit moment sans qu’il y puisse grand-chose… Néanmoins, s’il quittait mon comptoir, il pourrait bien gémir où il voulait, du moment qu’il restait loin de mes oreilles.

Cependant, à peine Roberto Rongione nous avait-il quitté que je recevais un mail de la direction, libellé « Urgent ». Aurais-je parlé trop vite tout à l’heure ?

« Suite à l’annonce du gouvernement concernant la lutte contre le Covid-19, tous les établissements Gym-Up de France (de métropole et d’outremer), seront fermés à compter du 16 mars à 22h, et ce pour une durée de deux semaines. Merci d’en informer sans délai tous les collaborateurs et la clientèle. La direction. ».

Je l’ai lu et relu plusieurs fois pour en être sûr : merde ! Roberto avait eu raison ! Mais si j’avais reçu ce message, alors les autres aussi. Evidemment, et non par mimétisme, Laura, Joël, et Isabelle, silencieux et graves, se pointèrent au comptoir comme si c’était subitement devenu le point de ralliement avant de partir au front, suivis par le directeur du club avec le mail à la main et un lot d’affichettes. On n’avait tous l’air constipé devant notre boss… Les clients qui entraient ou sortaient, ralentissaient pour se mêler à notre attroupement.

-          Merci d’avertir tous ceux qui travaillent avec nous et qui sont dans le bâtiment actuellement, ordonna le boss. Ensuite, on va afficher ces panneaux annonçant la fermeture sur toutes les portes.

Il nous distribua à tous ces fameuses affichettes qui officialisaient les décisions du gouvernement.

-          D’après ce que je sais, tout le monde continuera à être payé normalement. On ne travaillera pas mais on sera payé ! Okay ? Allez, hop, action, réaction !

Comme des petits soldats, on s’affaira tous en même temps et en silence.

Dès qu’on avait posé une affiche, les clients se pressaient pour la lire et la commenter. L’un d’eux m’apostropha :

-          C’est écrit que vous allez fermer ! Donc, vous serez fermés complètement ? Je veux dire, rien ne sera ouvert, même pas un peu dans la journée ? Fermé-fermé ?

Je savais qu’il me faudrait être indulgent avant de lâcher ma réponse car une partie de notre public ne travaillait vraiment que leur apparence et rien d’autre. Et si certains auraient pu être de parfaits poissons rouges, ils étaient aussi des clients qu’il fallait ménager avant tout. C’était à se demander comment ils faisaient pour comprendre et intégrer leur programme personnalisé.

-          Comme c’est indiqué en toutes lettres sur l’affiche, nous serons fermés. Fer-més ! On se reverra dans quinze jours.

Je pointais chaque mot, un par un comme si j’étais au tableau avec un élève.

-          Comme personne ne pourra circuler dehors, personne ne pourra venir, c’est mathématique. C’est bon, c’est okay pour vous ?

-          Top ! J’ai bien compris. J’suis pas bête, quand même !

Je levais mon pouce pour lui signifier que c’était cool, mais certains prenaient l’air vénère. Finalement, ces deux semaines de vacances forcées allaient me faire du bien… Joël vint me rejoindre pour répondre aux questions des clients. Puis comme par magie, nos téléphones crépitèrent en même temps. On recevait des messages en rafales : le Coxx, le Cubix Bar, le Sauna 36, le PZ Club, la Villa Rouge, l’Antirouille et tous nos endroits de plaisirs habituels, nous inondaient de notifications pour nous inviter à venir chez eux fêter leur fermeture, car tous organisaient des soirées qui resteraient soi-disant dans les annales. Pour une fois, on avait l’embarras du choix, comme si on refaisait le Nouvel An, trois mois plus tard. Décidément, même dans l’adversité, nos chers établissements ne perdaient pas le Nord.

Pour tous les employés du club, le lendemain serait une grosse journée pour laisser l’endroit le plus net possible. Hasard du planning, je finissais à 14h, donc c’est Joël qui s’y collerait et jusqu’à 22h. Cependant, je savais que je le retrouverais quelque part après le service. Pas question de ne pas célébrer ce qui s’apparenterait à une fermeture mondiale momentanée, ou à une hystérie généralisée. Comme d’habitude Joël ne semblait pas être gêné le moins du monde, comme s’il n’était pas concerné par tous ces changements, il affichait son sourire 100% Colgate, toujours sûr de lui. Faut dire que tout lui souriait tout le temps, cette chance insolente que je n’arrivais pas à apprivoiser. Pourtant, si tous les oiseaux ne finissent pas en cage, celui-là allait devoir y rester comme tout le monde. Comme moi, Joël n’était pas fait pour être attaché ni enfermé. Et entre ses amants, son mec et ses amis, dont il allait se séparer pendant ces deux semaines, la vie changerait radicalement pour lui aussi.

On n’y était pas encore que des soucis qui n’existaient pas la veille se révélaient comme autant d’obstacles, il fallait réapprendre à s’organiser comme si on était en temps de guerre ou presque… Surtout, j’en voyais un maousse costaud de problème : j’allais me retrouver en tête à tête avec Karl vingt-quatre heures sur vingt-quatre ! D’ordinaire, le lascar était soit survolté, soit apathique, au bout d’un moment, l’une ou l’autre situation finissait par me gonfler. Autant devoir gérer une vie de couple avec Karl était sûrement le pire cauchemar que je pouvais envisager, mais j’étais certain que l’expérience mériterait d’être vécue, rien que pour pouvoir m’en vanter, pour le raconter à mes petits-enfants hypothétiques. En attendant de vivre comme dans un sitcom pour prépubères attardés, fallait aussi que j’aille au ravitaillement. Il faudrait faire une queue infernale et patienter une bonne heure avant de pouvoir rentrer dans un magasin. Entre les distances réglementaires à suivre, le nombre limité de personnes dans le magasin, et les rayons dévalisés, surtout la farine et les pâtes, ça s’annonçait baroque, ce confinement.

Quand je rentrai des courses après le boulot, un vrai parcours du combattant pire qu’une séance de sport au club, je m’aperçus que Karl avait fait les siennes : les placards regorgeaient d’amuse-gueule, de paquets de chips et de cacahuètes, de packs de bières et de bouteilles de Pastis, il y avait de quoi tenir l’apéro pendant toute la durée du siège. Ça promettait pendant ces deux semaines. Je ne savais pas encore la raison, mais une dizaine de paquets de rouleaux de PQ étaient entassés dans les toilettes. Y avait-il un risque de pénurie mondiale ? Chaque feuille aurait-elle pris la valeur d’un billet de banque ? Ou bien Karl avait-il la courante ? Ce virus n’attaquait pas seulement les poumons, mais les neurones aussi aurait-on dit.

*Terme purement occitanien = chambouler, contrarier.

 

Didier Kalionian - DK Expérience (c) 2022

Credit photo : "L'Homme au Chien Nu" - Denis Kister (c) 2022

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