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Didier K. Expérience
16 décembre 2022

Le Retour de Virgule - Les Circumpolaires 2. E.22/35

Le Retour de Virgule

Karl s’était servi en café, mais il gardait son mug en main sans y goûter, avec un air pensif qui ne lui arrivait pas souvent d’afficher. Donc, quelque chose n’allait pas. Je connaissais quand même bien mon lascar, sa valda était en train de remonter à la surface, il n’allait pas tarder à la cracher. On se tenait chacun d’un côté de la table bar, comme une frontière à ne pas franchir, moi du côté évier, et lui du côté salon.

Karl me fixait, l’heure semblait grave pour lui : allais-je avoir droit à une scène de ménage avec crise de nerfs, hurlements et claquage de portes ?

-          Alex, je t’ai entendu ce matin prendre ma défense, dit-il froidement. C’est gentil de t’inquiéter pour moi, mais il ne le faut pas. Je suis un homme indépendant et assez grand pour me défendre tout seul. J’aurais préféré que tu me parles avant de sauter sur Hicham.

-          Tu as raison, mais je n’en ai pas eu le temps, ça s’est fait comme ça. Rien n’était prémédité, je te le jure.

-          Heureusement que j’ai tout entendu, sinon je pourrais dire que tu as franchement dépassé les bornes. Hicham est mon pote, et j’ai les potes qui me plaisent ! Tant pis s’il ne correspond pas à tes critères. Moi je ne critique jamais tes potes.

Il avait lâché sa tirade avec une grande nervosité, et le silence qui régnait dans l’appart accentua la tension. Je me raidis comme pour supporter un assaut.

Cependant, comme on n’était pas des chiffonniers ni des racailles, on pouvait encore s’expliquer sans en venir aux mains. Et puis, n’était-il pas un homme indépendant ?

-          Karl ! Je comprends bien. Donne-moi quelques minutes pour t’expliquer ?

-          Je me fous de tes explications. Je veux que tu me dises que tu ne te mêleras plus de ma vie ni de mes affaires, c’est tout.

Eh ben ! Karl me mettait le couteau sous la gorge, là. C’était bien la première fois qu’il y avait un hiatus entre nous en trois ans de vie commune. A ma grande surprise, il sembla se maitriser, sa voix n’était pas montée dans les aigus, il afficha même un sang-froid que je ne lui connaissais pas. C’était donc très sérieux pour lui. Dans ce cas, avoir tort ou raison n’avait plus aucune importance, et il n’y avait plus qu’à lâcher du lest pour apaiser la tension. Ou alors, la prochaine étape serait le crêpage de chignons, et ça, ça ne m’amusait vraiment pas. En règle générale, quand deux garçons s’énervent, ils se tapent dessus. Même si on n’était plus dans le bac à sable, on n’était pas tout à fait dans la norme majoritaire. Karl, qui pouvait passer des heures à se limer les ongles, n’était pas vraiment du genre à faire le coup de poing pour obtenir quelque chose. Moi non plus, du reste, sauf si j’y étais aculé.

Après tout, il était majeur et vacciné. Ça valait peut-être le coup de lâcher l’affaire. Cependant, il était aussi hors de question de formuler des excuses.

-          Promis ! Je te le jure, chef ! dis-je en levant la main droite.

-          Merci Alex.

Mais puisqu’on était dans les confidences :

-          Moi aussi, il faut que je te dise un quetru, chouchou : je suis en train de chercher un appart, donc on va se quitter dans peu de temps.

-          Ah, dac !

Apparemment, j’avais réussi à désarmer sa colère, mais mon annonce ne sembla pas le déstabiliser pour autant. Il encaissa l’information et goûta enfin son café qui était désormais froid. Je lui proposai de le resservir, ce qu’il accepta de bonne grâce, la crise était bien en cours d’apaisement… Je crois qu’il ne s’attendait pas à ce que je reconnaisse aussi vite mes torts, ce qui avait rendu son système de défense caduque. Si Karl était un calculateur, ce n’était franchement pas un stratège, il ne sut plus que faire de son énervement.

Quand même, pendant qu’on se toisait en buvant notre café en silence, je pris conscience que j’avais sûrement merdé sur ce coup. Surtout, je n’avais pas remarqué que Karl était à bout : ses problèmes d’argent récurrents, sa vie dissolue qui ne menait nulle part, ses tatouages intempestifs, l’alcool et les prods, l’avaient mis dans un état de contrariété qu’il n’avait pas été capable de contrôler ce matin-là. Hicham n’avait été que la goutte qui ferait déborder le vase, c’en était une de trop. Malheureusement, Karl sautait toujours à pieds joints dans les ennuis, comme aimanté par tout ce qui brillait, et ne vivant que pour l’instant présent. En 2020 comme en 2019, rien ne changerait de ce côté-là, on pouvait aisément lui faire confiance…

Bon, on n’allait pas rester comme deux poireaux plantés dans leur sillon non plus. J’embrayai :

-          Je pensais qu’il y aurait eu plus de monde que ça, hier soir ? N’avais-tu pas invité tous tes potes ?

Au moment où je posai ma question, je me rendis compte qu’elle devait aussi faire partie de ce qui l’avait agacé. Trop tard, j’avais lancé le pavé.

-          Tant pis, tant mieux, s’ils ne sont pas venus, mais t’inquiète, je m’en souviendrai, ça c’est sûr. Trop bon, trop con comme on dit… En tout cas, moi je me suis mis une bonne caisse et j’ai bien rigolé avec ceux qui étaient là.

-          Et, j’ai bien vu que tu en as aussi profité pour faire connaissance avec Lucas.

Il sourit enfin.

-          Oui, il est chaud et il me plait grave.

-          Fais attention…

-          Alex ! Ne recommence pas, me coupa-t-il, levant les bras au ciel.

-          … à son mec ! Fais attention à son mec ! Joël est jaloux comme une teigne. Il peut même se montrer violent quand on marche sur ses plates-bandes.

-          Ah, dac ! Je m’en suis douté. Lucas n’a pas voulu me donner son tel devant Joël. Mais, il m’a dit que tu pourrais me le fournir… Il me le faut, Alex !

Bah voilà ! Tout ça pour ça ! J’avais le choix entre une réconciliation express ou une guerre des tranchées jusqu’à la fin des temps. Bon, j’avais merdé et j’avais le dos au mur comme on dit. Une petite réflexion s’imposait pour régler ce qui ressemblait à un cas de conscience, mais Karl trépignait d’impatience maintenant. Non seulement je n’avais pas le temps, mais en plus j’allais devenir complice du prochain cocufiage de Joël. Décidément, Karl pouvait lui aussi se montrer manipulateur en sautant sur la moindre occasion pour satisfaire son ego. Et dire que j’avais voulu le protéger d’un profiteur ! Là, c’était lui qui profitait de la situation pour m’extorquer le numéro de tel de Lucas. Un comble !

-          Allez, ma biche ! Donne-le-moi.

Cependant, notre réconciliation méritait-elle un tel prix ? Pas sûr ! Bon, on n’allait pas se faire la gueule éternellement, et puis des cas de conscience, j’en avais sûrement d’autres sous la jambe, alors un de plus, ça ne se verrait pas. C’était une bonne monnaie d’échange pour effacer mon ardoise, et s’il tombait sur Joël, tant pis pour lui, je l’aurais prévenu. Alors, soyons tout aussi pragmatique que Karl : je lui montrai les coordonnées de Lucas sur mon tel, qu’il s’empressa d’intégrer dans le sien.

On aurait dit un jeune cabri qui ne tenait plus dans son enclos, ou plutôt un poisson rouge qui tournait à vive allure dans son bocal. Finalement, l’image du poisson rouge lui allait mieux : après avoir reçu sa récompense, Karl avait tout oublié de son énervement, de ma prévention, d’Hicham, etc. Seul ce numéro avait désormais de l’importance à ses yeux et il imaginait sûrement déjà le message qu’il composerait d’ici à ce soir ou même demain, car Lucas et Joël étaient ensemble actuellement. Donc, pas le moment de les déranger.

Quant à l’annonce de mon prochain départ, ça l’avait autant affecté que si je lui avais dit que le frigo était vide. Bon, on n’était pas mariés mais quand même.

Cependant, cette énième crise confirmait qu’il était temps qu’on se sépare. Même si on n’était pas ensemble, on vivait trop comme un couple, ou plutôt comme un drôle de couple, devrais-je dire. L’exiguïté de l’appartement n’arrangeait rien non plus. C’était sûrement sympa pour des amoureux, mais pas pour des colocs ; heureusement qu’on n’était pas tout le temps présents sinon on se serait vite marché dessus. Bien sûr, je vivais dans l’Ecusson, c’était sympa d’être dans le centre historique, mais ça se payait cher, malheureusement.

En plus, il y avait vraiment trop de disparités entre nous : si on n’avait qu’une dizaine d’années d’écart, elles paraissaient des siècles étant donné les différences de façons de vivre. Parfois, j’avais l’impression de cohabiter avec mon petit frère, et je me suis souvent battu avec mon frère, alors que Karl je ne l’aurais jamais touché. Donc problème… Vivre là, et l’ignorer et faire semblant n’a jamais été mon truc, et à tous les niveaux. Là, j’en avais marre de toujours faire attention à ce que je disais et faisais, et surtout marre de toujours devoir ramasser les morceaux quand Karl défaillait… Et puis si la colocation était une bonne expérience et un bon moyen d’habiter quelque part, rien ne valait un bon chez soi, ce jour-là plus que d’habitude, j’en fus convaincu.

D’ailleurs, Karl était retourné se coucher, me laissant tout le bordel à ranger comme si c’était normal. Bien sûr, rien ne pressait, c’était férié pour tous les deux, mais le lendemain, on bossait aussi tous les deux. Il fallait que quelqu’un le fasse, mais l’autre s’était déjà pieuté avec son tel et des fantasmes plein la tête. Donc, si je comprenais bien, je ne pouvais pas donner mon avis sur Hicham mais je pouvais quand même aller remplir la poubelle.

 

Didier Kalionian - DK Expérience (c) 2022

Credit photo : "L'Homme au Chien Nu" - Denis Kister (c) 2022

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