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Didier K. Expérience
10 décembre 2022

Le Retour de Virgule - Les Circumpolaires 2. E.16/35

Le Retour de Virgule

La semaine de Noël est normalement dédiée à la paix et à l’amour, mais c’est aussi la semaine où on enregistre le plus de suicide dans le monde. Le bonheur forcé rendrait-il dépressif ? Et puis, la majorité vivait dans la précarité, car même à Montpellier ou à Disneyland, l’argent ne tombait pas du ciel et on n’en trouvait rarement au pied du sapin. Moi-même je n’étais pas encore sorti de la zone rouge, je ne commencerais à respirer qu’en janvier prochain avec mon CDI en poche et mon nouveau salaire. Une nouvelle vie commencerait sûrement, mais en attendant, il fallait se farcir les deux dernières semaines de l’année qui étaient toujours schizophréniques. Cependant, pour une fois, j’étais plutôt serein, le fait de rester seul chez moi à Montpellier ne me gênait pas plus que ça. Ça faisait longtemps que j’avais rompu avec ma famille car à mon âge, entretenir des relations hypocrites avec ces gens, même pour vingt-quatre heures, était au-dessus de mes forces : on se détestait cordialement, et le « cordialement » suffisait pour se comprendre sans avoir besoin de se parler, ni de se voir, et puis j’étais loin d’eux et je m’en foutais de toute façon.

Cette pseudo fête de Noël m’indisposait plus qu’autre chose : cette socialisation superficielle frisait quand même le masochisme. Toute cette orgie de nourriture à ingurgiter, alors que je me privais toute l’année pour garder la ligne et faire des économies : franchement, il n’y avait pas que les oies qu’on gavait. Cependant, je prenais mon mal en patience, cette hystérie collective ne durerait qu’une soirée. Dans ces moments-là, j’aurais même pu devenir végan comme… comme Lucas. Bon, il occupait encore un peu mes pensées.

Comme je n’avais pas d’enfant, j’avais été désigné d’office pour faire la fermeture du club à 19h le 24 décembre. Bon, comme je n’avais rien de prévu, j’avais accepté de bonne grâce la corvée, et puis ça me libérait automatiquement la soirée du 31. Pas toujours les mêmes qui se font baiser !

Dans mon entourage immédiat, c’était le grand désert : Joël était parti chez ses parents me laissant avec Isabelle, son binôme, Laura étant aussi en vacances ; Lucas ne venait plus qu’épisodiquement à la salle, m’évitant ou me saluant du bout des lèvres quand il daignait paraitre, mais ça m’amusait assez de le voir bouder ; Julien et sa mère étaient partis je ne sais où ; Karl m’avait laissé l’appart’ pour la semaine, et ça, en revanche, c’était royal au bar !

Il n’y avait bien que Roberto qui était devenu subitement assidu ces derniers temps : sûrement quelques kilos en trop à perdre avant les deux réveillons, pour pouvoir s’y empiffrer jusqu’à la garde. Cependant, lui ne m’intéressait plus du tout, ni son clébard qui suivait son maître comme une ombre, je les fuyais gentiment, j’avais même demandé à Isabelle de s’en occuper s’il avait des questions. Comme elle ne connaissait pas l’historique, elle s’en acquittait fort aimablement : à charge de revanche pour les clients qui la saoulaient, et il y en avait.

Rien que de voir sa face de carême maquillé comme un Van Gogh volé, ça me faisait monter la bile en fond de gorge : c’était comme une réaction chimique incontrôlable, mais qui se calmait aussi vite une fois qu’il avait quitté mon champ de vision. Roberto Rongione était redevenu un simple client du club, un parmi d’autres, c’est ce qu’il fallait que je me dise pour l’oublier, mais si ma tête était d’accord, mes nerfs désobéissaient encore.

Si j’avais l’appart pour moi seul, je partageais toujours l’étage avec Marie-Micheline, et là, c’était solitude contre solitude, bloc contre bloc. L’un à côté de l’autre, séparés par un mur de briques et de haine. Quelque part, ça me faisait pitié, mais je n’avais pas l’âme charitable de sœur Emmanuelle ni la naïveté de Karl. Du moment qu’elle me foutait la paix, elle pouvait bien me détester, ça ne me gênait pas.

Hélas, Lucas avait réactivé ma libido qui semblait gronder dans mon ventre comme un monstre. Car oui, la libido peut se transformer en un T-Rex indomptable dont l’appétit n’a d’égal que sa férocité, et qui dirigeait notre vie plus qu’on ne pourrait la diriger, j’en avais fait les frais cet été malgré moi. L’idée de reconnecter mon Grindr me démangeait, surtout à la maison. Le boulot et l’entrainement m’occupaient bien, mais dès que j’avais trop de temps libre, je tournais en rond comme un lion en cage. Bref, ça y était, j’avais envie de sexe et je devais combler cette envie toute affaire cessante ! Le mâle alpha était de nouveau en moi.

Donc, un soir à l’appart, décontracté, affalé comme un pacha sur le sofa du salon, j’allumai cette maudite appli : première impression depuis plusieurs semaines, c’était toujours les mêmes têtes qui apparaissaient. Je fis défiler les profils un par un, mais personne ne m’intéressait, c’était bien ma veine. Au bout de dix minutes, j’en avais déjà marre… Je la laissai connectée, pendant que j’allais en cuisine me faire couler un café. Je sais, je buvais trop de café, mais ça ne m’avait jamais empêché de dormir, et même avec mes insomnies, je continuais d’en boire, et puis c’était ça ou reprendre l’alcool. Déjà que j’avais plus ou moins repris la clope, enfin ça je gérais, j’arrêterai quand je voudrais ! Karl, qui était gaulé comme un manche à balai, prenait des substances régulièrement, et moi qui ressemblais de plus en plus à un grizzly, je me shootais quotidiennement à la caféine. Donc, le plus ouf des deux n’était pas celui qu’on croyait, mais moi j’assumais ma nouvelle zen attitude…

Pendant que je dégustais mon Jacques Vabre, j’entendis la sonnerie si reconnaissable du Grindr, j’avais ferré un poisson : enfin, voilà une nouvelle qui me réjouissait, j’étais toujours attractif finalement. Je sautai illico sur mon téléphone pour savoir qui j’avais attrapé. Je n’allais pas être déçu : putain, non ! Lucas.

-          Ça va, Alex ?

-          Oui, ça va ! Enfin, non ! Laisse tomber Lucas. On discutera à la salle, c’est mieux. J’y serai tous les après-midis jusqu’à la fermeture jeudi soir avant le réveillon de Noël. Bonne soirée.

-          Je ne sais pas si je pourrai venir cette semaine. On verra bien. A plus !

J’avais coupé court à la conversation. Je voulais éviter de l’éconduire méchamment, Lucas ne le méritait pas, et puis ça n’aurait fait qu’accentuer sa déception. Heureusement, il avait quitté rapidement. Du coup, je n’utiliserais plus cette appli pour ce soir, c’était mort. Pourtant, j’avais envie de sexe et j’avais sûrement encore envie de Lucas. Il venait sans le vouloir, de me confirmer que j’étais bien le gars dont Joël soupçonnait l’existence. Cette situation ressemblait à une bombe à retardement qui devrait être désamorcée rapidement, ou alors ça nous péterait à la gueule avec toutes les répercutions imaginables. Sauf qu’avec des mecs aussi compliqués que Lucas et Joël, espérer que ça se termine bien, c’était quasi « Mission Impossible » …

Lucas s’enflammait trop vite, se passionnait trop fort pour tout et pour rien, comme le sont la plupart des jeunes d’ailleurs : c’est à sa générosité qu’on reconnait la jeunesse, surtout quand les sentiments sont en jeu, plus rien n’existe. Sa précoce maturité n’était en fait qu’une remarquable illusion ou un brassage d’air. Il restait son physique, toujours aussi attirant, même pour moi, mais ça je pourrais m’en détacher sans problème. Enfin, je l’espérais… En revanche, Lucas n’était pas n’importe qui pour moi, je ne pouvais plus le jeter comme on jetait ses plans cul après usage. Il faisait presque partie de la famille, maintenant.

Avec la visibilité, la communauté LGBT s’était étrangement fragmentée, quasiment en autant de chapelles qu’il y avait d’individus. Si dans les discours, l’union était toujours là, dans la réalité, c’était chacun pour soi. On vivait dans une sorte de course au plaisir impitoyable, on se faisait du bien en traitant mal les autres, drôle de paradoxe. Et le pire, c’est que je n’y échappais pas, comme aspiré par cette façon de faire qu’on répétait tout en s’en plaignant. Et ce n’était pas valable qu’à Montpellier, dans le reste de la France aussi, et je parierais que dans le reste le monde, c’était pareil… Remarquez, cette soi-disant communauté n’était pas à une contradiction près…

Dans le milieu du sexe gay, la règle était pourtant simple : soit tu devenais un ami, soit tu dégageais. Et comme on le sait tous, l’amitié ne se décrète pas et ne se donne qu’avec du temps. Donc…

Donc, Lucas devrait être remis à sa place en douceur et avec du doigté, sinon ce serait Joël et moi qui nous en mordrions les doigts. Je me retrouvais à faire partie d’une triangulaire qui n’avait rien à voir avec un plan cul à trois car on n’était pas les uns sur les autres, mais bien les uns contre les autres, et c’était beaucoup moins drôle.

Sauf que pour pouvoir parler avec Lucas, encore fallait-il qu’il vienne à la salle s’entrainer… Avec les départs en congés d’une bonne partie du personnel pour Noël, j’étais commis d’office pour combler tous les postes vacants, je n’avais plus une minute à moi, impossible de pavoiser au comptoir avec les clients. Lucas était peut-être venu dans la semaine, cependant je n’eus pas le temps de m’en apercevoir. En revanche, j’avais légèrement regardé son Grindr, mais sans l’espionner plus que ça, hein (même si Joël m’avait demandé de le faire). C’était toujours déconnecté depuis notre dernière conversation, et sa géolocalisation bloquée. Pas grave, il pouvait bouder autant qu’il voudrait, dans un sens, ça me faisait des vacances à moi aussi.

Une raison supplémentaire qui me poussait à ne pas m’accrocher à ce gars : la différence d’âge était flagrante, presque vingt ans d’écart. Si on avait bien une quinzaine d’années d’écart avec Ferguson, physiquement, je finissais par le rattraper quand même. Alors que là, j’aurais un peu l’impression d’être avec mon fils. En plus, je n’avais pas du tout l’âme d’un daddy, mais alors pas du tout. Bien sûr, il était sympa quand il était bien luné, mignon, et chaud comme les braises, mais c’était aussi un sacré preneur de tête. Et surtout le mec de Joël, et ça c’était imparable.

Les jours de réveillons, c’est toujours marrant, on a l’impression qu’une folie douce s’est emparée des gens. Gym-Up avait ouvert normalement à 6h du matin, et il y avait eu la foule jusque vers midi, comme jamais d’ordinaire en semaine, comme si c’était la fin du monde et qu’il fallait faire du sport encore une dernière fois. Cette année, Noël tombait un vendredi, donc un long week-end se profilait, tout le monde ferait le pont, sauf moi bien sûr.

J’avais démarré à 10h ce 24 décembre et je serais de service jusqu’à la fermeture exceptionnelle à 19h. Dès la fin de la pause déjeuner, les salles de fitness et de muscu se vidèrent quasiment en même temps, me laissant tout l’après-midi pour les ranger tranquillement. Isabelle piaffait d’impatience de partir, mais c’était elle la titulaire, moi je ne le serais qu’à partir du 1er janvier, donc je ne pouvais prendre aucunes décisions ni initiatives. Cependant, vers 16h, il n’y avait quasiment plus personne, on s’ennuyait ferme. Isabelle envoya un mail à la direction expliquant qu’il y avait très peu de clients et qu’on pourrait peut-être fermer. La réponse fut rapide et cinglante : refus catégorique. Gym-Up avait fait de la pub partout pour assurer une continuité de service malgré les fêtes. Cependant, libre à chaque club d’alléger en personnel si c’était possible.

Isabelle me fit la danse du ventre pour savoir si je ne pouvais pas assurer la fermeture tout seul. Une charmeuse de serpents n’aurait pas fait mieux.

-          Dis, Big boy ! Ça te gênerait de rester jusqu’à 19h sans moi ? S’il te plait.

-          Vas-y ! Décampe puisque tu en as envie. Donne-moi les clés, je ferai la fermeture. Ne t’inquiète pas.

-          Merci, t’es un chou ! A charge de revanche, Big boy !

Bon, bah, les baisés, comptez-vous !

Dès qu’Isabelle fut partie, je fis un tour dans les salles pour comptabiliser ceux qui restaient : moins d’une dizaine. Du coup, je restai coincé au comptoir, les yeux rivés sur l’horloge murale. Pourtant, moi je n’avais rien à faire après, mais rester seul dans le club me déprimait un peu, j’aurais préféré aller déprimer chez moi.

A 18h, je pressais gentiment les retardataires d’aller aux douches ou de plier bagages car le Père Noël n’allait pas tarder à passer. Il s’agissait de ne pas le rater ! Là, j’avais vraiment envie de partir, je ne tenais plus en place.

Je fis un dernier tour dans les salles, c’était bon, toutes désertées maintenant. J’éteignis derrière moi à chaque fois. Un passage aux vestiaires s’imposait également pour ramasser les objets oubliés et éteindre les lumières.

A peine étais-je arrivé que j’entendis une douche encore en action dans les vestiaires des hommes. Donc, il restait encore du monde. Pas question de prendre son temps, ce n’était plus le moment de se laver, il fallait que je parte moi aussi. Je haussai le ton.

-          S’il vous plait ! On ferme. Il faut vous habiller maintenant.

Pas de réponse, mais l’eau s’arrêta de couler. Donc, il m’avait entendu. Je restai dans les vestiaires, attendant que le gars fasse son apparition pour le speeder un peu. J’entendis le clapotis de ses pieds mouillés sur le sol, il arrivait.

Un jeune homme nu m’apparut dans toute sa splendeur tel un nouveau Jésus. D’ailleurs, c’était bien le jour, non ? La révélation, quoi !

-          Lucas !

De le voir, m’immobilisa presque. Mon dieu, qu’il était beau comme ça. Je cédai :

-          Viens !

Lucas s’approcha de moi délicatement puis on s’enlaça. D’ailleurs, y avait-il autre chose à faire ?

 

Didier Kalionian - DK Expérience (c) 2022

Credit photo : "L'Homme au Chien Nu" - Denis Kister (c) 2022

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Didier K. Expérience
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