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Didier K. Expérience
26 novembre 2022

Le Retour de Virgule - Les Circumpolaires 2. E.2/35

 

Le Retour de Virgule

Karl avait quasiment transformé l’appart en salon de coiffure, et de voir ses potes faire le pied de grue n’arrangea pas nos relations : je préférais quand il recevait pour ses plans cul. Même si assez souvent, le dernier de ses clients restait curieusement pour « dormir » dans sa chambre... D’accord, Karl bossait, gagnait de l’argent, m’avait remboursé, mais il était toujours aussi bordélique et insouciant. On habitait un T2, assez spacieux pour l’Ecusson, mais pas vraiment adapté pour accueillir des clients. En plus, les voisins commençaient à jaser. Un jour le proprio nous glissa un mot dans la boite aux lettres, nous demandant de « faire cesser les désagréments dus aux passages incessants de gens inconnus à notre étage ». Bref, on était repérés ! Fort heureusement, Karl ne vendait pas de drogue. On aurait eu droit à une visite de la police très rapidement si les voisins nous avaient soupçonnés d’un quelconque trafic. Et j’aurais définitivement massacré Karl s’il avait fait des magouilles chez nous.

Un soir notre unique voisine de palier, qui nous snobait d’ordinaire, vint frapper à la porte pour savoir ce qui se passait. Bon moi, je m’en foutais qu’elle nous snobe, je savais que pour elle nous n’étions que des martiens échappés d’un zoo. On vivait dans la soi-disant seconde ville gay du pays et notre propre voisine était homophobe. Comme si les opposés s’attiraient vraiment, un comble. Mais Karl aimait bien faire sa commère avec tout le monde, y compris avec les gens censés nous détester. Lui ne voyait que son côté folledingue, une sorte de modèle queer, peut-être. Sauf qu’en réalité l’autre passait son temps à nous épier. Elle aimait nous rappeler que ça sentait bizarre à notre étage et qu’elle l’avait signalé au Syndic. J’avais dû faire rentrer dans la caboche de Karl qu’il fallait faire attention, mais ce j’m’enfoutisme habituel qui dirigeait sa vie, reprenait toujours le dessus.

Karl lui avait dit la vérité : tous les gars qui montaient chez nous ne venaient que pour se faire coiffer pour pas cher. Marie-Micheline Joris, c’est notre voisine, une sorte de sac d’os sans âge, longiligne, surmontée d’un chignon blond, qui souriait seulement quand elle avait les doigts coincés dans une porte, menaça sans ambiguïté de nous dénoncer séance tenante au Syndic, voire à la police. Loin de se démonter, toujours sur le palier, Karl entama les négociations avec elle. Ne dit-on pas que les coiffeurs sont les psys des pauvres ? En moins de cinq minutes, elle avait commencé à lui raconter sa vie. Bien sûr qu’elle aimait aller chez le coiffeur, mais ça coûtait une blinde pour les femmes, et à son âge, et avec sa petite retraite, elle avait dû tirer un trait dessus. Karl avait tapé dans le mille !

Il prit le risque de l’inviter à entrer et à vérifier par elle-même. Elle accepta, alléchée par une curiosité qui la démangeait sûrement profondément. Karl lui fit la visite guidée de la salle de bain, et puisqu’ils s’y trouvaient tous les deux, il lui proposa de la coiffer également, et le piège se referma tranquillement. Elle finit par accepter après plusieurs refus émis du bout des lèvres, refus qui trahissaient plutôt son envie. Bien évidemment, il y avait plus de boulot que pour les garçons : un simple coup de tondeuse n’aurait pas suffi. En règle générale, les femmes n’étaient pas le truc de Karl, et en coiffure non plus, mais là il se surpassa. Rien à dire, elle ressemblait enfin à quelque chose, même notre miroir avait l’air content ! c’est dire si elle avait changé. Karl avait tout coupé, cisaillé l’horrible chignon, et ça avait marché : il avait ressuscité la momie. Comme quoi, même les trucs hautement improbables pouvaient fonctionner, suffisait de laisser faire Karl parfois.

Maintenant qu’elle était dans le circuit, elle nous avait gentiment conseillé plus de discrétion quand on recevait nos amis et nous avait même promis qu’elle garderait le secret. Karl lui avait redonné le sourire à peu de frais, puisque notre serial Kuaffeur ne lui avait pris que dix euros qu’elle avait tenu à payer. Cependant, j’étais certain que ce n’était pas une coupe de cheveux qui changerait sa mentalité du jour au lendemain : Karl avait pu changer ce qu’il y avait sur sa tête, mais ce qu’il y avait à l’intérieur semblait pourri jusqu’au trognon. Lui croyait vraiment que les gens pouvaient se transformer quand on leur montrait qu’on était d’aussi bonnes personnes qu’eux. Aussi naïf que moi, parfois !

J’ai dit « nous », parce que j’habitais là aussi, que j’avais mon mot à dire, et que je comptais bien y rester : je n’avais pas le choix d’aller ailleurs. Donc, tout ce qui se passait chez nous me regardait aussi. Cette fois-ci, les bornes avaient été largement franchies. Je rappelai à Karl que transformer un lieu d’habitation en un lieu de travail pouvait nous valoir une expulsion. Le proprio ne ferait rien pour empêcher le Syndic d’agir. Les syndics étaient très stricts dans l’Ecusson et faisaient respecter l’environnement classé du quartier médiéval à coup de plaintes ou de procès. Alors si les copropriétaires subissaient malgré leur pouvoir, les locataires ne pouvaient rien, même pas en rêve. Les locations étant très recherchées dans le centre-ville, ils n’auraient aucun mal à nous remplacer. Seulement, comment le faire comprendre à quelqu’un qui croit que tout lui est dû ? D’habitude, sa naïveté me désarmait, mais ce jour-là, il m’énerva réellement. J’étais content pour lui qu’il ait pu sympathiser avec la Marie-Micheline, mais c’était la dernière fois qu’il bosserait chez nous…

Karl n’était pas à la rue, il travaillait et avait un salaire qui rentrait tous les mois, sans compter que ses parents payaient sa part de loyer.

Donc, la fête du slip, c’était fini.

Le lendemain soir quand je rentrai, plusieurs jeunes gars stationnaient chez nous : mon sang me chauffa les tempes, et mes poings se contractèrent… Je leur demandai poliment mais fermement de déguerpir, le salon était fermé pour une durée indéterminée. Une fois tous dehors, j’allai voir Karl dans la salle de bain pour lui annoncer la bonne nouvelle, qu’il prit fort mal.

-          Putain, Alex ! T’exagère, là ! s’énerva-t-il. Tu outrepasses tes droits ! On n’est pas mariés. Je ne suis même pas ton mec et je fais ce que je veux.

Il avait levé les bras au ciel, me montra du doigt, on aurait dit la Castafiore à l’Assemblée nationale.

-          Et non, p’tit gars ! Tu ne fais pas ce que tu veux, dis-je calmement. Et tu as raison sur un point, je ne suis pas ton mec. Mais je reste ton coloc. On a reçu un gentil avertissement du proprio avant que le Syndic ne se charge de notre cas. Donc, tu iras travailler au black où tu voudras mais plus ici. Surtout que maintenant tout le monde est au courant dans l’immeuble. Ne crois pas que la Marie-Micheline se taira.

-          J’ai besoin de thunes et je ne fais rien de mal. J’en ai marre que tout le monde se mêle de mes affaires. Je ne suis plus un gamin, bordel !

Je soupirai.

-          Je ne t’empêcherai pas de travailler, mais tu le feras ailleurs, chez quelqu’un d’autre, c’est tout.

-          Tu aurais pu laisser ceux qui étaient là, cria-t-il. C’est abusé ! Les boules, quoi ! … Je ne sais pas ce que tu as en ce moment, mais j’en ai marre que tu passes tes nerfs sur moi. Ce n’est plus possible…

Karl commençait à s’énerver vraiment. Sa voix était montée dans les aigus. Il ne maitrisait plus son timbre, preuve qu’il n’allait pas tarder à nous faire une crise. Comme un caprice de princesse, quoi.

Karl shoota dans le sofa qui n’en demandait pas tant, puis s’en retourna dans la salle de bain, dépité. Moi, j’attendais qu’il termine son dernier client avant de passer à la phase deux, soit calmer le jeu. J’avais réussi mon effet, je pouvais redescendre d’un cran.

Effectivement, le dernier gars ne tarda pas à nous quitter, légèrement apeuré en croisant mon regard énervé. Faut dire que j’en imposais : silencieux, les mains sur les hanches, en survêtement moulant, débardeur et pecs seyants, on aurait dit un taureau à la parade.

Karl m’avait accusé de passer mes nerfs sur lui, il n’avait peut-être pas tout à fait tort. Mais un peu de dignité tout de même : ce que j’avais vécu était rude mais je n’en mourrais pas. En tout cas, mes affaires ne gênaient personne alors que les siennes pouvaient nous causer de sérieux ennuis. Maintenant qu’il avait capté le message, les choses changeraient, il n’avait plus le choix.

Je remis le sofa en place et m’assis dessus, trônant et déterminé à attendre que monsieur fasse son apparition.

Je l’entendis rincer l’évier, ranger ses ustensiles de coiffure, passer un coup de balai, puis ramener la chaise dans la cuisine, tout en faisant comme si je n’étais pas là. Il passa et repassa devant moi, remettant sa mèche rebelle qui ne tenait plus en place, elle non plus, tirant sur sa clope. Quand il boudait, je devenais invisible.

-          Allez, viens t’assoir ! dis-je calmement. On va fumer le calumet de la paix.

Karl s’arrêta net :

-          T’as un joint ?

-          Moi non, mais toi tu dois sûrement en avoir un, non ?

Il soupira, fit demi-tour, s’engouffra dans sa chambre, remua des trucs, puis revint avec un long stick. Il s’assied en tailleur à côté de moi sur le sofa, l’alluma, tira une latte, exhala la fumée loin devant lui. Il me passa le joint, je tirai dessus fermement faisant rougir le bout, toussai, ça faisait un bail que je n’avais pas fumé.

Puis il enclencha :

-          Alex ! Qu’est-ce qui t’a pris ? J’suis vénère ! Tu sais, je ne fais pas ça pour m’amuser, j’ai besoin de cet argent. Tu m’as mis le seum, grave !

-          Je te connais, Karl ! dis-je posément. Plus c’est radical et mieux tu comprends. Maintenant, tu as compris qu’il fallait que tu arrêtes. Tu ne m’as pas laissé le choix.

-          Ah ouais ? Et ton pote Lorenzo, il m’a laissé le choix, lui ? Je lui avais commandé des prods qu’il ne m’a jamais livrés. Une commande groupée pour toute la bande qu’on avait payée. Grâce à moi, Lorenzo a empoché le fric et puis plus rien, il a disparu. Sauf que les autres me réclament la thune que je n’ai pas.

Je l’écoutais bouche bée, je ne connaissais pas cette histoire. Décidément, il avait fallu un clash entre nous pour qu’il crache enfin le morceau. Voilà la vraie raison de son acharnement à vouloir autant travailler : rembourser ses potes. J’étais scotché.

-          Pourquoi ne me l’as-tu pas dit plus tôt ?

-          Tu sais où il est, Lorenzo ?

-          Euh… non !

-          Alors, ça sert à quoi que je t’en parle ? dit-il sérieusement.

Cette fois-ci, c’était moi qui étais dépité, mais je ne pouvais pas lui dire que j’avais laissé la doublure de Roberto à Sitges, ni lui dire que j’avais passé tout un week-end avec lui et ses amis à partouzer. Je méritais mieux comme confident.

-          Lorenzo aurait laissé des ardoises un peu partout. Moi ce n’est presque rien : trois cents euros.  Mais pour d’autres, c’est bien plus. Demande au patron du Cubix ou à la patronne du Chapitre pour voir : ils t’expliqueront, eux… Ah, il était sympa ton pote, il avait un beau sourire ! Alors, tu vois, trois cents euros par-ci, trois cents euros par-là, ce n’est pas la fin du monde, je finirai par rembourser mes dettes, mais faut que je bosse, c’est mon seul moyen.

Je crois que ma conscience me titillait sur ce coup-là. En tout cas, Karl ne remarqua rien de mon changement d’humeur… Je m’apprêtais à lui donner une leçon et c’était lui qui m’en décochait une en pleine tête. Le problème, c’est que je lui cachais une partie de la vérité et un jour ou l’autre, cette vérité me reviendrait en boomerang et me mettrait minable… Je compris également pourquoi tout le monde se taisait à l’évocation du nom de Lorenzo maintenant, ce n’était pas seulement par antipathie, mais parce qu’il ne fallait pas qu’on puisse croire qu’on possédait des éléments de réponse : Lorenzo avait disparu, point. S’il devait de l’argent à Karl ou au patron du Cubix, ce n’était pas très grave, mais s’il en devait aussi à ceux qui lui fournissaient les prods, alors là c’était une autre chanson, et ça craignait gravement.

 

Didier Kalionian - DK Expérience (c) 2022

Credit photo : "L'Homme au Chien Nu" - Denis Kister (c) 2022

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