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Didier K. Expérience
2 septembre 2021

Les Circumpolaires E.2/34

Circumpolair

D’Antigone jusqu’au Polygone, il n’y avait vraiment pas long, et la boutique n’ouvrant pas avant 10h, j’avais le temps, mais j’arrivais toujours en retard quand je sortais du sport, pas plus motivé qu’une limace. Bon, fallait bien gagner sa vie, comme on dit. Les factures n’allaient pas se régler toute seules, le loyer non plus. Alors, je faisais l’effort nécessaire mais sans forcer mon talent. Ma patronne me le reprochait assez souvent, elle avait la menace facile, toujours la même d’ailleurs : mon CDD ne serait jamais transformé en CDI si je ne mettais pas le turbo. Mais comme j’attirais les clients comme des aimants, elle ne me saoulait pas trop. De temps en temps, elle me rappelait que je lui devais des heures et qu’il fallait qu’on s’organise pour que je les lui rende : elle n’oubliait jamais rien, moi si.

Ce n’était pas le bagne non plus, mais je m’ennuyais ferme.

A la maison, c’était à peu près le même schéma. Sauf que je vivais en coloc avec un gars, avec lequel je partageais un T2 dans l’Ecusson, plus exactement dans le Carré d’Or. Si le Triangle d’Or marque le centre des trois frontières entre le Laos, la Thaïlande et la Birmanie, le Carré d’Or se trouve entre la rue St Jean et l’église St Roch, soit en plein centre de l’Ecusson, soit la plus grosse concentration de gays au mètre carré à Montpellier. Idéal pour draguer, chiant pour passer inaperçu. Quartier médiéval, exclusivement piéton, un entrefilet de ruelles, un vrai labyrinthe. Mais c’était une appellation d’origine non contrôlée, que certains habitants utilisaient pour se situer sans le dire. D’ailleurs, si moi je ramenais rarement mes conquêtes chez nous, mon coloc ne se gênait pas. On n’avait absolument rien en commun, sauf d’être homos tous les deux, mais même ça, ça nous divisait plutôt qu’autre chose. On payait le loyer et les charges, pour le reste on se débrouillait pour ne pas se gêner. Karl, puisque c’est son prénom, était un dragueur compulsif (sa seconde activité principale après le boulot… Enfin, quand il avait du travail), adepte invétéré des applis, et parfois des plans chems*. Ce qui ne me dérangeait pas outre mesure, sauf quand, à l’appart, il était trop défoncé et qu’il ne savait plus ce qu’il faisait. Mais, c’était son affaire, je ne m’en mêlais jamais.

Si moi j’approchais de la quarantaine en assez bon état, lui démarrait la trentaine avec une jeunesse insolente et débridée, qui me gonflait par moment : il brûlait la chandelle par tous les bouts. C’était aussi, dans son genre, une princesse, que je qualifiais parfois de tête à claques. En anglais, on utiliserait le terme precious, mais pour une fois, c’était plus expressif en français. Si moi j’aimais les mecs plutôt masculins, lui aimait le style crevettes musclées, mignons, glabres mais légèrement barbus, et toujours jeunes. Des clones de lui-même, en fait. Et avec comme bien souvent chez les princesses têtes-à-claques, le même niveau intellectuel, bas de plafond. Bref ! On cohabitait surtout par nécessité… Si j’avais pu avoir mon appart’ à moi, ça serait carrément le pied, mais les moyens manquaient. Et à quarante ans, vivre en coloc était parfois compliqué.

La vie gay à Montpellier était assez sympa, mais encore loin de l’offre que la capitale proposait. Néanmoins la seconde ville d’Occitanie était quand même bien dotée. Une boîte de nuit d’envergure nationale, la Villa Rouge, des soirées locales toutes les semaines, sa Gaypride annuelle, des bars, des saunas, des lieux de drague pléthoriques, des plages sauvages, un décor de rêve pour les touristes et pour ses habitants. Bref ! Il y avait largement de quoi faire pour bien vivre ici… Je n’étais pas natif du coin, j’avais emménagé trois ans auparavant en venant de la région parisienne, attiré par la qualité de vie, le soleil toute l’année, les rencontres faciles et les apéros sur la plage. Seulement depuis mon arrivée, le fantasme avait du mal à se matérialiser. Plus le temps passait, et moins je voyais la lumière au bout du tunnel. J’étais toujours en phase de décollage, d’où la colocation, par exemple. J’avais des rêves d’aigle mais je ne me sentais à peine plus qu’un poulet pour le moment.

Karl menait une vie qu’on pourrait qualifier de dissolue, moi je dirais plutôt en faillite dès le début du mois. Heureusement que ses parents payaient sa part de loyer directement au proprio, sinon on aurait eu un problème chaque fois. Le mec dépensait sans compter, ne faisant jamais ses comptes, une sorte de champion du monde du fumage de CB, qu’il utilisait avec une insouciance que j’enviais parfois, mais pas longtemps car il se mettait dans des merdes pas possibles.

Moi, mes dépenses étaient calculées au millimètre : un budget sport qui incluait les fringues et la salle, un autre pour l’essence et l’assurance de ma voiture, que je n’utilisais qu’en week-end, un pour la bouffe et les sorties, et un pour le loyer. Mais si la liberté dépendait de ce qu’il y avait dans nos poches, les miennes étaient toujours vides en fin de mois. Malheureusement, les accidents étant imprévisibles par nature, je suppliais ma bonne étoile, si elle existait vraiment, de m’épargner le plus longtemps possible. Karl portait des bracelets, des bagues, des bijoux masculins, sensés le protéger du mauvais œil et des mauvaises langues, mais ça n’empêchait pas son compte en banque d’être débité, bien évidemment. Des conneries de princesses, quoi !

Moi je ne croyais qu’en mes capacités, mais j’admets qu’un peu de chance ne m’aurait pas fait de mal non plus. Cependant, je préférais savoir où je mettais les pieds car le destin s’apparenterait plutôt à de la science-fiction ici-bas.

Si Karl était une représentation vivante de la superficialité en règle générale, il était aussi typique de Montpellier. Si s’y faire des connaissances était d’une facilité déconcertante, s’y faire de vrais amis s’apparentait à un quasi parcours du combattant, surtout avec les Montpellierains de souche dont la méfiance presque maladive était légendaire.

Ainsi, Joël était mon seul véritable « ami » dans cette ville : je veux dire que j’avais confiance en lui. Joël n’était pas non plus natif de la ville, comme Karl d’ailleurs, et comme près de la moitié des habitants de Montpellier. Si c’était bien un ami, ce ne fut jamais un amant pour autant : non qu’on n’en ait pas eu envie, mais nous étions tous les deux actifs, donc pas compatibles sexuellement. Dans un sens, ça nous arrangeait car il n’y avait pas d’enjeux entre nous, sauf qu’on avait les mêmes goûts. D’ailleurs, on faisait attention de ne pas convoiter les mêmes personnes en même temps pour ne pas exciter la rivalité entre nous. On se respectait, et le respect est une qualité importante entre amis. Si on avait sympathisé dès mon arrivée dans le club. Mon assiduité à venir m’entrainer lui avait plu aussi, ça le changeait des branleurs qui ne venaient que pour exhiber leurs dernières tenues, et plus souvent au téléphone que sur les machines. J’étais même un bon client, presqu’une rente et une publicité vivante. La salle de sport était bien la seule chose que j’avais réussi à garder en trois ans de présence dans la ville, pas comme les boulots ni les mecs. Les amants ne défilaient pas encore comme les trains, mais l’amour restait un mystère pour moi. J’avais bien vécu avec un mec à Paris pendant quelques temps, mais ça s’était terminé en eau de boudin : trop de jalousie. Et puis, j’aimais ma liberté plus que tout. Mais à quarante ans, j’avoue que je n’aurais pas dit non à un candidat sérieux s’il se présentait, il était peut-être temps de poser mes valises quelque part.

Joël, qui habitait Montpellier depuis plus longtemps que moi, connaissait aussi plus de monde : pas tous recommandables d’ailleurs. Mais il me branchait des fois sur des plans « tombés du camion » organisés par des amis à lui que je ne voulais absolument pas connaitre : des fringues de sport pas chers, des protéines à prix imbattables, des clopes, etc… Même si je n’étais pas un magouilleur, la précarité vous entrainait inévitablement vers ce genre de business, mais je n’abusai pas, seulement quand j’avais besoin et quand j’avais de l’argent évidemment. Du fait de sa position dans un club de sport, il brassait pas mal de gens intéressants, hommes et femmes, dont des propriétaires de boites de nuit, saunas, coiffeurs, restaurateurs etc…, et il me faisait parfois profiter des invitations et réductions qu’il recevait, mais discrétion obligatoire. C’était toujours de l’argent que je ne dépensais pas. En échange, il m’arrivait de le remplacer au comptoir du club quand il avait une « urgence » quelque part. Un service que je rendais gracieusement durant quelques heures et pendant mon temps libre. Le patron du Gym-Up Antigone connaissait ma patronne et du coup, ça lui suffisait pour me faire confiance, même si ce n’était pas vraiment légal.

Joël n’était pas un margoulin mais un malin, le genre de type qui s’en sortirait toujours quoi qu’il arrive. Il avait le sourire à portée de bouche, une plastique avenante et le bon mot qui plaisait, tout le monde le trouvait sympathique. Moi, j’étais plutôt un pragmatique, parfois taciturne et sérieux comme un pape, il me fallait toujours du temps pour réagir, alors que lui était dans l’action en permanence, sur le qui-vive, quoi. Je ne connaissais pas sa biographie ni les raisons de ce volontarisme, mais j’avoue qu’il m’aidait bien à garder la tête hors de l’eau quand ça n’allait pas bien dans ma vie. Physiquement solide et mentalement très fort, c’était le mec qu’il me fallait. Mais voilà, on était du même bord, et aucun des deux n’auraient voulu se sacrifier. Il n’y avait pas à dire, on tenait à notre fierté. Même si notre fierté se trouvait bizarrement logée entre les fesses, qui était quand même notre zone érogène préférée, enfin surtout celle des autres.

Bon, tout ça n’était pas le plus important, mais le décor était planté. Je préférais cent fois ma vie ici que celle que j’avais eu en région parisienne, même si j’avais du mal à joindre les deux bouts parfois. Mais comme a dit Aznavour : « la misère est moins pénible au soleil », fallait juste trouver sa place, ce qui pour le moment, s’avérait compliqué.

*Chemsex, abréviation de chemical sex en anglais. Se réfère de nos jours à des pratiques sexuelles sous l’influence de drogues.

 

Didier Kalionian - Le Blog Imaginaire (c) 2021

Copyright photo Vincent Desvaux "Circumpolaire" instagram VDESVAUX (c) 2021

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