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Didier K. Expérience
24 juillet 2021

Bouche-à-nœuds E.13/35

  

Bouche-à-noeuds

Il ne nous fallut pas longtemps pour comprendre le jeu de la patrouille de police. Trente minutes après son premier passage, la voiture refaisait son apparition, nous obligeant à nous cacher de nouveau. Même cinéma : elle roulait silencieusement et tranquillement, puis fit demi-tour au rond-point du Père Soulas et repassa dans l’autre sens ; ce qui empêchait les clients de s’arrêter et nous forçait à nous mettre à couvert sans cesse. Toutes les trente minutes, nous eûmes droit à ce petit manège. Je devais en convenir : on était trop bien protégés. Ce n’était plus des poulets, mais de vraies mères poules, ma parole ! Au bout de plusieurs passages, le nombre de véhicules avait sensiblement diminué et on se retrouvait à jouer au chat et à la souris avec la police au lieu de faire notre boulot.

Malheureusement, les clients étant verbalisables depuis quelques années*, ces derniers prenaient rarement le risque de se faire choper, l’amende étant très salée… Du coup, l’avenue de Toulouse redevenait attractive. D’ailleurs Bob Marley avait dit un truc là-dessus : « Il y a des Babylone plus acceptables que d’autres ». Ouais, enfin, un truc dans le genre, en plus mystique rasta peut-être !

En attendant, les talbins ne tombèrent pas. Une des plus mauvaises nuits de ma carrière. A 3h, quasiment aucun client : la nuit était pliée, me dis-je. J’avais envie de rentrer, mais rentrer bredouille ne m’enchantait pas beaucoup. Alors, j’allumai mon Tinder, on ne sait jamais, ça sauvait parfois. Je fis un rapide tour d’horizon de l’appli : ce n’était pas la foule à cette heure-ci. Cependant, je reçus une notification au bout de deux minutes de visite. Ben voilà ! Un sentimental insomniaque, sûrement. J’engageai sans tarder la conversation, mais il disparut dès que je lui annonçai le tarif : le pauvre chou effarouché ! Mais, c’était un bon début. Peut-être allais-je vraiment finir par faire du drive !

J’en repérai un au profil bizarre, sans photo de présentation, mais la géolocalisation indiquait qu’il ne se trouvait qu’à deux cents mètres de moi. J’essayai de le situer sur l’avenue, mais deux cents mètres c’est vague, il pouvait être n’importe où dans ce rayon. Il m’intéressait quand même bien celui-là, je lui envoyai une invitation. Bingo ! L’hameçon avait accroché.

-          Bouche-à-nœuds ! Comme c’est mignon comme pseudo, m’écrivit-il.

Bon, c’était soit un poète, soit un pervers ironique. Personnellement, je préférais un pervers, ça payait mieux.

-          Bah au moins, t’as compris ce que j’aime. Si tu aimes qu’on s’occupe de ton engin, bien sûr !

-          Ah oui ! J’adorerais !

-          Alors, on y va ? On se voit ? Je suis à deux cents mètres. Je peux être chez toi en cinq minutes. Allez, on va s’amuser !

Mais il allait se décider oui ou merde ! Quel empoté ! Je fulminais en lisant ses réponses sur mon tel, assise comme une pauvrette dans l’abribus. Tout en faisant attention à ne pas me faire surprendre par la police.

-          Je ne sais pas. Il est tard.

-          Mais non, c’est la bonne heure et puis il n’y a pas d’heure pour se faire du bien. Au fait, je te préviens, je prends une commission. J’ai des frais, si tu vois ce que je veux dire.

Il y eut un blanc de quelques longues secondes, symptomatique du gars qui réfléchit, mais qui ne dirait pas « non » tout de suite. J’attendais fiévreusement qu’il réponde.

-          Ah d’accord. Je sais où tu es alors… Combien ?

-          Je te le dirai dans le creux de l’oreille. Tu verras, ça vaut le coup. La nuit se termine, j’ai envie de m’éclater avec un mec. Si tu vois ce que je veux dire.

Bon, sa perspicacité me rassurait sur l’état du bonhomme : il avait l’air d’avoir compris, quoiqu’un peu lent.

Même si le délit de racolage actif ou passif* n’existait plus, je ne voulais pas trop me dévoiler : seulement là, on était au point de croisement dans la conversation, c’était oui ou non. Je me doutais bien qu’il était en train de réfléchir, de tergiverser, de se tâter, voire de compter ses sous, ce qui était quand même bon signe, quelque part. Seul problème, je n’avais pas sa photo, alors que je lui avais envoyé la mienne pour l’appâter. Il ne se dévoilait pas, mais il semblait ferré, restait plus qu’à obtenir son adresse pour une intervention en douceur.

J’attendais prostrée sur mon tel comme si le monde ne tournait plus qu’autour de sa réponse qui ne venait pas. Même les voitures ne passaient plus sur l’avenue, comme suspendues elles-aussi. J’avais même l’impression que les filles me regardaient et attendaient avec moi. Mon Dieu que c’était long pour décrocher un candidat !

Enfin, je reçus une notification.

-          Désolé ! Les teupus ne m’intéressent pas. Je ne paye pas pour baiser, moi ! Ciao, pauvre mocheté !

Et voilà ! Il était passé du romantique à la vulgarité. Comme si payer devait déclencher les hostilités. Pourtant, ça ne le gênait sûrement pas de payer ses clopes ou ses impôts, à cet hypocrite. Je voulus lui faire une réponse adéquate mais il ne m’en laissa pas le temps : bloquée. Quelle merde cette appli !

Quelle soirée ! Le fiasco sur toute la ligne. Personne ne s’était arrêté et le réseau ne marchait pas non plus… Je restais assise sur le banc de l’abribus, comme abandonnée, quand vers 4h du matin, la voiture de la police-municipale repassa à vive allure, sirène hurlante en direction du jardin du Peyrou. Puis, on vit les Roms débouler avec leurs affaires à la main quasiment à leur suite, en baragouinant toutes en même temps. Elles rejoignirent Gina et Coquillette qui sortaient de leur cachette. Je traversai la rue pour savoir ce qui se passait.

Elles piaillaient comme des oisillons devant leur mère. Gina eut du mal à canaliser leurs explications. Mais en les observant, je vis qu’il en manquait une. Du coup, je joignis les deux bouts de l’information : la voiture de police qui filait à toute vitesse, les filles qui rappliquaient en courant : une des Roms s’était fait chopper.

-          Oh là ! Calmez-vous, calmez-vous ! Qu’est-ce qui se passe ? dis-je.

-          Perla s’est fait attraper par la police, me répondit Coquillette.

-          Elle ne s’était pas cachée ? C’est pourtant facile au rond-point.

-          Ben, elles n’étaient pas là-bas. Elles sont du côté d’une école, me répondit-elle gênée.

Ces grues ne s’étaient pas du tout installées là où je leur avais dit : et pour cause, elles avaient rencontré les filles rebeus, qui les avaient virées séance tenante. Eh oui ! Je m’en doutais, c’était bien pour ça que je les avais envoyées là-bas, d’ailleurs. Mais il n’y avait pas eu de confrontation. Les Roms avaient fait demi-tour et étaient remontées jusqu’à l’abribus du collège Camille Claudel où elles s’étaient agglutinées toutes les six. Braillardes et indisciplinées, après plusieurs passages de la voiture de police, elles s’étaient fait repérer, et une s’était fait coincer lors d’un contrôle. Bon, il en restait encore cinq, me dis-je, pas très satisfaite de l’efficacité de notre police.

-          Ce n’est vraiment pas de chance, dis-je un peu faux-derche. C’est vrai que c’est plus dangereux ici que sur l’avenue de Toulouse. Dommage, c’est triste pour Perla.

-          Oh ! Ne t’inquiète pas pour Perla, répondit Coquillette. Après sa gardav’**, elle reviendra demain soir. On a l’habitude.

-          Mais elle ne risque pas d’être renvoyée dans son pays ?

-          Pas du tout, cocotte ! La Roumanie, c’est dans l’Union européenne, comme la France. On ne risque rien, nous. C’est elle qui craint, montrant Gina du doigt… Ne t’inquiète pas, elles seront toutes là demain. Il nous en faut plus pour partir d’ici. Je te le dis, moi.

Gina grimaça de dépit car elle seule risquait une expulsion du territoire, l’Albanie étant encore loin de rentrer dans l’UE, mais suffisamment proche pour une expulsion rapide.

Zorita ou Sara, je ne sais plus, m’apostropha :

-          Ouais, ben moi j’étais terrorifiée. C’est vraiment des sales keufs, je te le dis, moi. Trop le seum.

Moi j’avais envie de leur montrer mes crocs tellement la bêtise de ces filles me terrorifiait également, je reconnaissais que ce n’était pas tout à fait de leur faute : elles étaient maintenues dans une misère intellectuelle par leurs hommes, maris ou frères, qui étaient souvent violents avec elles. Si le manque d’éducation était flagrant parmi nous toutes, là on atteignait le cul de basse-fosse de la Cour des Miracles.

Cependant la résignation commençait à me gagner. Comment allais-je faire pour m’en débarrasser ? Il n’y avait pas assez de clients pour nous toutes, et Jenny n’était absente que momentanément. Dès son retour, on serait une de plus sur la voie qui se rétrécissait de plus en plus pour nous.

*Loi du 13 avril 2016.

** Garde-à-vue

 

Didier Kalionian - Le Blog Imaginaire (c) 2021

Copyright photo Didier Kalionian "Abribus" instagram (c) 2021

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