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Didier K. Expérience
2 mai 2023

Paristanbul (Fragments d'un voyage en Turquie 2007) (Histoire Compète)

Paristanbul

"Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayant cause, est illicite et constitue une contrefaçon, aux termes des articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle ».

 

Texte original publié sur le site Yevrobatsi.org en juin 2007.

Crédit photo : Didier Kalionian © 2007 - 2022

Le Blog Didier Kalionian Expérience © 2020 - 2022

Didier Kalionian © 2020

 

 

1

  Après mon voyage en Arménie en 2004, je ne pouvais pas, ne pas me rendre en Turquie, le vrai pays de mes ancêtres. De fait, il me fallait tester la face cachée de la lune. Il me fallait me rendre là où mes grands-parents avaient vécu, c’est-à-dire, à Bursa, Sariyer et Istanbul. En somme, là où ma famille avait laissé des traces. Je partirais en mai 2007.

Cette lune qu’on aperçoit sur le drapeau turc qui s’affiche tous les kilomètres pour être certain qu’on est bien en Turquie, et pas ailleurs… C’est la première chose que je vis en arrivant à l’aéroport Atatürk, ce drapeau rouge omniprésent, comme une tache de naissance sur la ville et les paysages.

Il est bien plus facile d’aller en Turquie qu’en Arménie ; je n’avais vraiment aucune excuse valable pour éviter ce pays. Le visa n’étant pas nécessaire, on peut opter pour le passeport ou la carte d’identité, les tarifs des billets d’avion sont attractifs, les heures de vol supportables, un choix illimité en compagnies aériennes… je précise qu’a part mon billet d’avion et la réservation dans une auberge de jeunesse à Istanbul, tout le reste fut improvisé.

Le passage à la douane fut un grand moment de terreur fantasmée. Que n’avais-je pas entendu sur les terribles douaniers turcs et sur les tracasseries administratives dont je serais victime à cause de mon nom arménien. Plus ça avait l’air extravagant, plus ça semblait possible.

Je me doutais bien qu’un voyage en Turquie susciterait des critiques de la part de ma famille et de mes amis, donc, seule mes parents furent mis au courant ; ce qui leur permit de tenter de me dissuader de l’entreprendre : sans succès. Une poignée d’amis furent également mis dans la confidence : certains essayèrent de me faire entendre raison, d’autres m’y encouragèrent franchement. 

Une fois débarqué de l’avion, je me dirigeais doucement vers les postes de contrôle des visas et des passeports. J’étais dans la queue et j’attendais patiemment mon tour pour pouvoir enfin vérifier tous les désagréments qu’on m’avait promis.

Sans appréhender quoi que ce soit, mon cœur s’emballait à mesure que j’approchais de la douane. Il m’était devenu impossible de me maitriser. Mon cœur battait aussi fort que le tampon qui s’abattait sur les pages des passeports. Lorsque vint mon tour d’approcher de la cabine du douanier, de tendre mes documents, j’ai cru que j’allais avoir une attaque cardiaque. Le douanier scanna le code barre de la première page, me dévisagea cinq secondes, tamponna, et ce fut tout.

Je me sentis affreusement ridicule.

Je repris mon passeport sous le regard de mon ami, que mon embarra avait bien amusé… J’étais entré en Turquie bien plus vite que je n’étais sorti de France. Encore abasourdi par la rapidité de la procédure, je récupérais mon sac à dos avant de prendre la direction de la sortie.

Il y avait du monde qui attendait leurs bagages, un policier nous fit signe de nous activer et nous pressa pour sortir de l’aéroport.

Enfin, j’y étais ! près de 85 ans après le départ de mon grand père d’Istanbul, un Kalionian foulait de nouveau le sol de ce pays. Ce pays qui fut son pays.

Cette fois-ci, ce n’était plus le confort de la rue parisienne lors des manifestations de commémoration du 24 avril, mais la rue stambouliote qu’il fallait affronter… On m’avait prédit des insultes, qu’on me mépriserait, que je finirais ma vie en prison, qu’avec mon faciès, je serais vite repéré et condamné, arbitrairement, bien sûr !

Toujours le syndrome « Midnight Express », qui reste le fantasme numéro un de ceux qui n’aiment ni les turcs ni la Turquie.

Eh non ! Le doux agneau franco arménien n’est pas tombé dans la marre aux méchants crocodiles turcs.

Il n’y a absolument rien à craindre des gens sur place. J’ai donné mon nom dans les hôtels où je suis descendu sans voir une seule fois mon interlocuteur sourcilier, à moins d’être assez malin pour jouer la comédie. Les Turcs n’auraient donc plus l’habitude de nos noms. Quant au faciès, je fais plus « turc » que la plupart des gens que j’ai croisés. Je n’ai jamais vu autant de types différents dans un même endroit. Comme New York ou Paris, il n’y a pas plus de type turc qu’il n’y a désormais de type français.

Les peuples évoluent naturellement et nous sommes dans une période de métissage absolu. Ils ont quasiment réussi leur intégration tellement leur volonté de devenir européen a pris le dessus. J’avais déjà fait ce constat lors de voyages à Berlin et à Munich, villes où vivent une forte communauté turque. Certes, il y a toujours les traditionalistes, portant la barbe pour les hommes et le voile pour les femmes, mais si l’assimilation n’est pas une obligation, l’intégration fonctionne bien.

En 2007, les différences entre un Européen de Brest à Moscou et de Narvik à Istanbul se sont complétement estompées, et c’est tant mieux.

 

2

Istanbul

   A la sortie de l’aéroport, nous avons pris un taxi jaune en direction de Sultanahmet. Le chauffeur nous fixa un prix (moins de 15€ pour deux) et s’y tiendra malgré la densité de la circulation.

Ce qui m’a le plus surpris, c’est la courtoisie générale des gens. Les touristes dans leur ville sont très bien reçus, et par tout le monde. Les gens sont ravis d’engager la conversation, de vous toucher, de vous serrer la main, de vous rendre service juste l’espace de quelques minutes. Bien évidemment, je ne parle pas des sites touristiques où la méfiance est de rigueur comme sur n’importe quel site dans le monde. Aucun taxi n’a essayé de m’arnaquer, aucune note de restaurant à recompter, aucun risque de se faire agresser. Sécurité maximum.

N’ayant pas mis les pieds en boite de nuit, je ne pourrai pas en parler, cependant, des avertissements sont affichés à l’entrée des hôtels à l’attention des voyageurs « males » sur les risques de se faire entièrement dépouiller par les amis des « hot Turkish girls » rencontrées à l’intérieur. Des pièges à touristes, quoi !

Istanbul était déjà pour moi, une ville fascinante bien avant ma venue. Elle l’est devenue davantage, maintenant. Cette destination n’était pas anodine : c’est la ville d’où venait mon grand-père, qui l’avait quitté en 1922, les mains dans les poches, sans argent, sans rien. Le quartier de Sultanahmet ne fut pas un hasard non plus : c’est là où vécu ma famille pendant la Première guerre mondiale et les heures tragiques du génocide, auquel ils échappèrent comme par miracle. Je dis « par miracle », car je ne sais pas ce qui leur a permis de rester en vie… C’est aussi l’endroit où se situe le patriarcat arménien de la ville. En somme, j’avais mille raisons d’être là.

Cependant, je n’avais ni adresse, ni connaissance qui put m’indiquer le lieu exact où ils avaient habité. Je ne savais rien mais ce n’était pas très grave. Etre à Istanbul était déjà beaucoup. Cette ville qu’on appelle « Bolis » dans ma famille, abréviation de Constantinopolis (ou Constantinople) en arménien.

C’est la seule ville au monde qui soit à cheval sur deux continents, comme un trait d’union entre deux mondes, je me suis senti tout de suite chez moi… Du quartier de Sultanahmet, qui a gardé un certain charme constantinopolitain, avec ses vieilles maisons ottomanes en bois, aux collines abruptes de Beyoglu sur la rive asiatique avec ses bars branchés et son architecture anglo-saxonne, ou Chichli avec ses boutiques chics et ses immeubles haussmanniens. On se croirait presque à Paris tant le dépaysement n’est pas toujours sensible… Comme j’aime Paris, Istanbul m’a plu par son cosmopolitisme, sa grandeur, son histoire, sa mixité, ses odeurs… Sorti des quartiers touristiques et des quartiers animés comme Beyoglu et Taksim qui forment le centre, séparés par le Bosphore et la Corne d’Or, on est vite confronté à la pauvreté. Ici, il n’est pas rare de voir des jeunes adolescents travailler ou des enfants faire la manche. Le long de la ligne de tramway s’étendent des kilomètres d’immeubles misérables jusqu’au Parc des Expositions flambant neuf.

La vraie différence, ce sont les mosquées. Que ce soit la Mosquée Bleue, la Mosquée Neuve, la Mosquée de Soliman, ou la petite mosquée de quartier ; difficile de ne pas les remarquer. Cela s’entend aussi du lever au coucher du soleil, cinq fois par jour. Si vous n’êtes pas sensible au chant du muezzin, l’appel à la prière peut être un vrai supplice, surtout la nuit. De toute façon, personne ne s’attend à voir la ville couverte d’églises. Vivre entre la Mosquée Bleue et Sainte Sophie, a quelque chose de magique, d’inoubliable.

On se déplace facilement à pied, c’est un bonheur de marcher dans les rues bondées, le long des murs de Topkapi jusqu’à la gare ferroviaire de Sirkeci, entre places et marchés, terrasses de cafés et mosquées… Le tramway et une seule ligne de métro, assez modernes, permettent de voyager sans problème et facilement, dans le plus grand confort, de la rive européenne vers la rive asiatique. Des ferries relient les différentes parties de la ville aux douze millions d’habitants, jusqu’aux rives de la mer noire.

De la rive européenne d’Eminönu aux deux rives asiatiques de Karaköy et de Kadiköy, on a l’impression d’avoir trois Lisbonne devant soi. C’est impressionnant le jour, c’est fantastique la nuit.

Ce qui frappe d’emblée, c’est la puissance économique que la ville étale à vos pieds. Un aéroport aussi moderne que ceux d’Europe occidentale, des transports en commun fiables et récents – mis à part le train un peu vieillot – tout fonctionne très bien et pour un prix raisonnable. Une circulation dense, un port encombré de navires de luxe, de bateaux de plaisance et de ferries. De nombreuses galeries marchandes, des moles, des restaurants Mc Donald’s, des bars branchés, des restaurant de kebabs… des tours de verre. Sans oublier, le formidable attrait touristique, qui est une rente quasi inépuisable… Malheureusement, ce n’est qu’une vue superficielle des choses. Les changements à réaliser sont tellement importants que je ne vois pas comment ce pays pourrait tenir les critères d’adhésion à l’UE… Et pourtant, ils l’espèrent depuis 1963.

 

3

Sariyer

   Ça se prononce : sa-ri-yère. C’est la petite ville portuaire située au Nord d’Istanbul où a vécu ma famille paternelle jusqu’en 1967.

Après la Première guerre mondiale, ma famille vint s’installer à Sariyer, loin du désordre d’Istanbul, sur les bords du Bosphore : et surtout, loin de la débâcle de l’Empire ottoman. Ils avaient acquis un petit hôtel qui leur permettait de vivre décemment... Mon grand-père préféra quitter le pays en 1922, après le désastre de Smyrne où l’armée grecque avait été écrasé par celle d’Atatürk, scellant définitivement le destin de la communauté grecque. Il profita de l’exode massif des grecs, qui fuyait en urgence la ville, en s’embarquant sur un navire français, qui rapatriait les réfugiés jusqu’à Marseille. Mais ça, c’est une autre histoire.

Mon grand-père n’a pas vraiment connu la vie de sa famille à Sariyer. Il ne la découvrit qu’en 1959, lors de son retour en Turquie. Voyage, qu’il fit avec son troisième fils, c’est-à-dire, mon père, qui était alors âgé de 13 ans.

Nous embarquâmes sur un ferry au départ d’Eminönu, sur le port d’Istanbul, pour un trajet d’une trentaine de minutes. Un bateau omnibus qui s’arrêtait tout le long du Bosphore, jusqu’à la mer noire… On remarqua tout de suite le paysage. Des montagnes verdoyantes plongeants dans l’eau, comme si on naviguait sur le lac Léman. Les pentes des montagnes étaient couvertes de forêts de pins, d’un vert qui contrastait avec le rouge du drapeau turc, toujours omniprésent. On avait plus l’impression d’être en Suisse qu’en Asie.

Je n’avais aucune adresse de l’endroit où ils avaient habité ; je ne recherchais rien de particulier, je voulais seulement connaitre et marcher dans ces rues… Je me suis promené dans la ville, qui autrefois, pouvait être un endroit de villégiature ; une ville à flanc de coteau, où les maisons en bois de style ottoman sur trois étages, sont de toutes les couleurs… C’est un gros village noyé dans la verdure, où les rues montent et descendent en tous sens, enserrant sa petite mosquée, une maison de beureks, ou le poste de police, le tout courant jusqu’au port et les embarcadères… Vous ne trouverez pas d’alcool, ni dans les cafés ni dans les restaurants. Vous ne trouverez pas d’églises ni de cimetières chrétiens. Il ne reste rien de ce passé. En revanche, vous croiserez des barbus et des femmes voilées, un peu partout…. La ville s’est endormie, mais a réussi à rester un petit port de pêche typique du Bosphore.

C’est une étape pour le ferry, un lieu agréable où vivre quand on travaille à Istanbul.

Je n’étais pas déçu, je m’attendais à ce que le passé arménien et grec de la ville n’y soit plus visible, mais je ne me doutais pas d’une telle éradication. Une demie journée suffira pour m’en rendre compte.

Ma famille quitta Sariyer en 1967.

Dans la seconde partie du XX -ème siècle, les juifs et les chrétiens ont été mis à l’index par les divers gouvernements turcs comme bouc-émissaires, responsables de tous les problèmes de la Turquie. Mais, cette fois-ci, ils ne pouvaient ni les massacrer, ni les expulser, le meilleur moyen, fut de les pressurer d’impôts. C’est ainsi la raison qui a fait partir ma famille, alors qu’ils avaient réussi à survivre au génocide, puis à résister économiquement grâce à leur petit hôtel, tout en restant dans le pays. Ce ne sont, ni les deux guerres mondiales, ni les massacres, ni le racisme qui sont responsables de l’éviction des rescapés du génocide arménien, ou des restes de la communauté grecque millénaire, mais la pression économique et les impôts.

L’argent ne fait pas le bonheur mais il y contribue.

Les plus vieux partirent s’installer à Athènes en Grèce, et les autres à Sainte Catherine au Canada.

En attendant de reprendre le ferry, on s’accorda une petite pause dans un des troquets sur le port pour boire un çay ; un de plus dans la journée. Ce fut très agréable.

Je n’oublierai jamais cet endroit.

 

4

Bursa

C’est là que mon grand-père et ma grand-mère sont nés ; c’est aussi la ville de ma famille maternelle : les Hourdadjian, dont seulement, trois membres ont survécu, installés ensuite à Paris.

92 ans après le déclenchement du génocide, un descendant des Hourdadjian existait de nouveau dans ces rues. La quasi-totalité des 120 000 arméniens qui vivaient dans cette ville ont été assassiné en août 1915 sur ordre du gouvernement ottoman.

La ville de Bursa se trouve à 245 km d’Istanbul, vers l’Ouest du pays. Il nous fallut prendre un aéroglisseur à la gare maritime de Yenikapi à Istanbul, jusqu’à Yalova, de l’autre côté de la mer de Marmara, soit une heure de trajet. Puis un car jusqu’à la gare routière de Bursa, soit une autre heure de trajet. Puis un bus pour le centre-ville, soit quarante minutes : une organisation simple et efficace, d’une facilité déconcertante. La Turquie est loin d’être un pays sous-développé.

J’avais gardé en tête des images d’une ville de carte postale jaunie par le temps, de l’ancienne Brousse, que j’avais trouvé dans un livre. Les décennies ont passés et Bursa est devenue une grosse ville industrielle d’un million d’habitants, dont on ne peut pas vraiment apprécier la beauté au premier coup d’œil.

Son urbanisation galopante et anarchique a fait grimper les maisons et les immeubles jusque sur les flans du Mont Uludag, dont le sommet culmine à 2443 mètres. En fait, Bursa ressemble à Grenoble et ses environs, avec son téléférique, ses forets de sapins, ses vaches et ses casernes… Depuis les vieilles murailles byzantines, on peut voir la ville qui court très loin devant, jusque dans la plaine : des habitations à perte de vue… Une gigantesque zone industrielle spécialisée dans la production de matériels automobiles (pare-chocs, sièges etc.), FIAT et sa filiale turque TOFAS (pronounced tofach), mais aussi, Renault, Peugeot, des usines de textile, sans oublier, Carrefour, Ikea etc. mais surtout, Bursa est la spécialiste mondiale de la serviette-éponge.

Ces entreprises sont les garants de la vitalité économique de la ville. On travaille à Bursa, on ne s’y amuse pas beaucoup.

La ville s’articule le long d’une longue avenue Atatürk, qui se termine par une place où est érigée une statue équestre d’Atatürk, également. On ne peut pas se tromper… La vieille ville est là, avec ses marchés, son ancienne mosquée aux vingt coupoles, ses caravansérails où l’on vendait les cocons de soie. Avant d’être la capitale mondiale de la serviette éponge, cette ville fut un grand centre de production de la soie et de soieries.

Bursa fut la première capitale de l’Empire ottoman.

Malheureusement, ce fut le même constat que pour Sariyer, mais en pire. La ville fut construite par les Byzantins, et si elle fut un grand centre du christianisme, il n’en reste plus rien… Etant donné que les seuls endroits où j’aurai pu trouver des informations - les églises - avaient toutes été détruites et que le quartier arménien de Bursa n’existait plus ; il ne me restait plus qu’à visiter le cimetière ottoman, où il devait rester des tombes d’avant la Première guerre mondiale. Là aussi, je pris le temps de regarder ces tombes, mais aucune d’elles n’étaient chrétiennes, ni arméniennes, ni grecques, rien ne subsistait d’avant 1915. Je n’avais plus aucune chance de trouver des traces de mes ancêtres dans cette ville.

Je n’étais pas venu pour constater la disparition d’une civilisation, mais pour m’imprégner de cette ville, à jamais. C’est tout ce qui me restait à faire, de toute façon.

Tout comme Sariyer, Bursa était tenu par l’AKP, ce parti islamo-conservateur, soi-disant modéré, depuis 2004. La couleur politique à pour conséquence immédiate, qu’il est difficile d’y trouver de l’alcool. Mais à part ça, aucun problème à signaler… Il faut beaucoup chercher avant de pouvoir boire un raki ou une Efes Pilsen, la célèbre bière turque. N’importe où que vous soyez en Turquie, vous ne trouverez pas d’alcool dans les bars situés près d’une mosquée. Cela dit, les bars où on servait de l’alcool, étaient très discret. Celui où on s’était arrêté n’avait ni terrasse, ni devanture ouverte sur la rue : en France, il aurait été catalogué comme club. A l’intérieur, le public s’y sentait comme en résistance à la politique de la ville. On y passa une excellente soirée, à discuter avec les gens, à boire, et même, à danser avec eux.

Parmi les belles visites que l’on fit, il faut mentionner celle des anciens entrepôts de cocons de soie, reconvertit en maisons de thé : un vrai palais. Et celle de la mosquée aux vingt coupoles, appelée aussi, la Mosquée verte : une vraie splendeur. On assista à la prière de l’après-midi : ce fut magique.

Mon ami et moi, avions trouvé un hôtel du côté de la vieille ville, dans un bâtiment typique du style ottoman : un konak, soit une grande maison en bois à trois étages. Le notre était assez vieillot, défraichi, une douche par étage, pas d’eau chaude, pas cher du tout, mais propre et bien tenu : le « Lâl Otel » était son nom. Nous étions les seuls occupants dans tout le bâtiment.

Il m’intéressait d’être ici pour la simple raison, que ce devait être exactement ce genre de maison que les Hourdadjian avaient habité jusqu’en 1915.

La seule façon de s’approprier une ville, c’est de la parcourir à pied. Nous l’avons traversée de long en large pendant trois jours, ne nous arrêtant que pour manger dans des pide & borek salonu, ou pour prendre le thé dans les nombreuses cayhané, (maisons de thé) … J’ai parcouru ces rues jusqu’à en être saoulé. Là aussi, les gens furent d’une gentillesse extrême, n’hésitant pas à nous parler, à nous arrêter dans la rue pour savoir d’où nous venions, à nous guider.

J’ai adoré cette ville et ses habitants, même si elle n’a plus rien à voir avec celle qui a vu naitre mes grands-parents, j’étais content de la connaitre. L’expérience fut concluante même si je sais que je n’y reviendrai jamais.

 

5

La communauté arménienne de Turquie

   En retournant à Istanbul après l’escapade à Bursa, j’ai rencontré des membres de la communauté arménienne de Turquie. Eh oui ! Il en reste environ 60 000, principalement concentrés à Istanbul et sa région. Ils étaient plus de 2 millions avant 1915.

J’ai rencontré ces gens grâce à une militante turque des Droits de l’Homme : Ayse Gunaysu, une femme formidable.

Grace à Ayse, j’ai pu rencontrer la directrice de la mythique école Getronagan, qui me fit visiter le bâtiment, les classes, rencontrer des élèves, et avec qui j’ai pu discuter de la vie qu’ils menaient aujourd’hui… Le passé à un poids indéniable, mais c’est le passé. Aujourd’hui, cette minuscule communauté vit bien et se sent parfaitement bien intégrée dans le paysage turc. D’ailleurs, ils sont tous de nationalité turque. Une seule obligation, tout de même : ils ne peuvent pas s’exprimer librement.

Si les arméniens de Turquie ne peuvent pas s’exprimer librement, ils ont quand même, un journal qui le fait à leur place : Agos. L’organe de presse qui fut dirigé par Hrant Dink, jusqu’à son assassinat, devant les locaux du journal, dans le quartier d’Osmanbey, en janvier 2007, par un jeune nationaliste turc de 17 ans ; soit quelques mois avant ma venue.

Là aussi, j’ai pu discuter avec des gens formidables, qui avaient conservé une foi inébranlable dans l’espoir qu’ils avaient à vouloir faire avancer la démocratie dans ce pays. Depuis la mort de Hrant Dink, des centaines de Turcs s’étaient spontanément abonnés, confirmant que le présent était bien différent du passé… Comble du hasard, lors de ma visite, je tombai nez a nez avec l’acteur et réalisateur Serge Avédikian, qui était de passage à Istanbul. On fit de belles photos tous ensemble à Agos.

Grace au patron de Arash Publishing House, un éditeur de livres et de revues arméniennes, j’ai pu rencontrer un autre poids lourd de la communauté, un médecin de l’hôpital ultra moderne de Surp Pirgiç à Bakirkoy. Il me fit la visite guidée des bâtiments : il me montra toutes les installations ainsi que la tombe du bienfaiteur : Kalouste Gulbenkian.

En guise d’au revoir, il m’invita à la fête de l’hôpital qui avait lieu quelques jours plus tard… Un barbecue géant était organisé dans les jardins de l’hôpital ; toute la communauté y était invitée : tout y était gratuit. Avant de pénétrer dans les jardins, il fallut passer à la fouille et par des portiques de sécurité, organisées par la police turque : c’est à la fois pratique pour protéger et contrôler ce qui s’y passe. Je remarquais aussi, que des ballons de couleur rouge, bleu et blanc étaient disposés un peu partout comme décoration, symbolisant le drapeau arménien ; sauf que le drapeau arménien n’est pas de ces couleurs-là. On m’expliqua qu’il était interdit de le brandir en Turquie, donc, ils feintaient un peu … Le patriarche des Arméniens de Turquie, Mesrob II, était là aussi. On ne m’autorisa pas à le prendre en photo : je n’ai jamais su la raison du refus.

S’il ne reste plus d’églises arméniennes en Turquie, il y en a encore en activité à Istanbul. Moi qui ne suis pas croyant, je fis quand même les visites de ces lieux avec plaisir. Ces églises ont la particularité d’être ceint de murs de protection : les dégradations volontaires sont fréquentes. Autre petite humiliation : les étals des poissonniers se tiennent le long des murs des églises : une odeur pestilentielle de poisson pourri traine dans l’air en permanence. Ici, un fumet nauséabond remplace l’encens.

Humiliations suprêmes : il existe une avenue à Ankara du nom de Mehmet Talaat Pacha, l’organisateur du génocide arménien. C’est comme s’il existait une avenue Adolf Hitler à Berlin. Il a également un mausolée à Istanbul qu’on peut visiter. Je déclinais l’invitation : c’était au-dessus de mes forces. En revanche, j’ai visité le mausolée du sultan Abdülhamid II, l’autre génocideur des Arméniens. Cette visite fut courte et purement symbolique : l’endroit étant d’une banalité absolue.

En tout cas, être Arménien en Turquie aujourd’hui, est un acte de foi et de résistance très fort, qui va au-delà de la reconnaissance du génocide. Cette communauté existe, et malgré quelques vexations, elle résiste plutôt bien à la pression. Ça m’a rendu extrêmement fier d’en faire partie.

 

6

Finalement

   Drôle de voyage en somme. J’étais venu avec des certitudes et j’en suis revenu avec d’autres, catégoriquement différentes.

J’ai rencontré des gens formidables qui ont pris soin de m’écouter et de m’aider dans ma quête ; qu’ils soient Arméniens, Turcs, ou Kurdes, ces gens ont fait tomber les murs qui nous séparaient. J’aime ces hommes et ces femmes, dont le courage est mis à rude épreuve tous les jours. Les tracasseries sont permanentes, et pourtant, ils sont toujours là.

La Turquie est républicaine, nationaliste, populiste, étatiste, laïque et réformatrice depuis 1937, ce sont les six principes de Mustapha Kemal Atatürk. Ces principes furent copiés sur ceux de la France, la Grande Bretagne, l’Allemagne et les Etats-Unis. Bien évidemment, le grand modèle de la Turquie actuelle, c’est l’Union européenne… Avant de faire ce voyage, j’étais violemment contre l’entrée de la Turquie dans l’UE, mais depuis, c’est le contraire, car en rejetant ce pays, on rejette aussi les millions de citoyens turcs, kurdes, alevis, grecs, et arméniens, qui veulent vivre dans un véritable espace démocratique. Ce pays a fait un effort extraordinaire pour nous ressembler, mais il reste irrémédiablement à la porte. C’est l’incompréhension qui règne sur place, mais ils ne se découragent pas, ils continuent d’espérer et de supporter l’hypocrisie des dirigeants européens.

Si je suis d’origine arménienne, j’ai aussi des origines grecques : ça m’aura permis de rééquilibrer toutes mes appartenances. Il y a des membres de ces deux ethnies dans ma famille, et sans raison, je négligeais l’une au profit d’une autre, alors que je suis autant arménien, grec, mais aussi, normand et parisien. Je ne ferme pas la porte à d’autres identités que je ne soupçonne pas encore d’avoir, ou qui viendront s’ajouter plus tard.

Ce voyage fut plus que salutaire pour moi parce qu’il m’a permis de m’identifier. J’étais certain de me définir comme Arménien de nationalité française, alors qu’en réalité, je ne me définissais que par rapport au génocide : c’était une erreur.

C’est aussi grâce ou à cause du génocide, que mon père est né en France, et que j’y suis né aussi, d’une mère française de souche. Le hasard n’est ni heureux, ni malheureux ; le destin ne se commande pas : il s’accomplit, c’est comme ça… Cet évènement brutal aura interrompu un processus de vie dans un endroit pour en créer un autre ailleurs, principalement, au Liban, en Grèce, en France, au Canada, aux USA, et en Argentine, avec des fortunes diverses.

Le génocide est un lien unique, qui nous relie partout où l’on se trouve sur la planète, si on en ressent le besoin.

Je suis bien Français d’origine arménienne, mais mes racines arméniennes ne pourront que s’amoindrir, maintenant. Ces deux voyages, en Arménie et en Turquie, m’auront permis de comprendre que : l’Arménie n’est pas mon pays, la Grèce est celui où vit une partie de ma famille, la Turquie est celui de mes ancêtres, la France est celui où je vis et où je me sens chez moi.

Aujourd’hui, je dis à tous ceux qui sont d’origine arménienne, qu’il ne faut pas avoir peur de la Turquie et des Turcs, qu’il faut y aller pour faire son deuil du génocide. Faire le deuil ne voulant absolument pas dire, pardonner ou oublier… Désormais, je me sens libéré de tout ça.

Didier Kalionian © 2007-2020

Crédit photo Didier kalionian © 2007 - 2020

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