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Didier K. Expérience
2 mai 2023

Les Locataires-fantômes (Histoire Complète)

Locataires

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Crédit photo : « Saucisse Donut » Didier Kalionian © Instagram 2020

Le Blog Didier Kalionian Expérience © 2019 - 2020

Didier Kalionian © 2020

 

  1

 

La vie d’Enzo Galion aurait pu faire l’objet d’un scénario d’une télénovela tellement elle y ressemblait. A peine vingt-deux ans, blond aux yeux bleus intenses, une tête d’ange, d’allure sportif, on lui aurait donné le bon dieu sans confession sur une simple demande. Toutes les femmes de l’agence s’étaient retournées sur son passage. Il les avait toutes gratifiées d’un sourire enjôleur, que les hommes avaient pris pour un flagrant mépris. Bref, Enzo ne laissait personne indifférent. On en avait maintenant la preuve : les anges louaient aussi des appartements et ils s’installaient à Montpellier, cette année.

Enzo était en première année à la fac de pharmacie, celle qui se trouve sur la Voie Domitienne. Sa mère, pharmacienne à Nice, lui avait dégoté un studio proche de la fac pour permettre à son fiston adoré d’aller en cours sans perdre son temps dans les transports. De fait, il était à moins de cinq cents mètres : juste ce qu’il fallait pour ne jamais être en retard.

Les élèves en médecine ou en pharmacie intéressent tout particulièrement les agences immobilières : ils ont de l’argent pour payer le loyer et pour vivre correctement pendant leurs études, qui s’étalent généralement sur au moins trois ans, et ils ont toujours des parents solvables. Donc, ce sont de bons clients. Les trois mois d’été sont aussi les mois où l’afflux massif de nouveaux locataires remplissaient les poches de Matthieu Garnier en primes en tout genre. Les étudiants qui finissent leurs études déménagent en juin et les nouveaux emménagent dès juillet et le défilé dure jusqu’à la fin septembre, après c’est mort ! Matthieu, le jeune commercial ambitieux du Locat Immo France, proche de la fac également, avait vu d’un bon œil l’arrivée de la mère et du fils dans son agence : ça sentait bon le contrat signé vite fait bien fait. Un de plus, songea-t-il.

La mère, sorte de sosie de Christine Ockrent en plus revêche, avait monopolisé la parole pendant tout l’entretien, ne laissant jamais son fils donner son avis : le jeune Enzo restait muet comme une carpe. Dans ce genre de business, les parents qui investissaient pour leur progéniture, étaient souvent inquiets pour tout et n’importe quoi, il fallait donc sans cesse les rassurer avant de voir leurs signatures d’avalisants orner le contrat, mais le locataire finissait toujours par exprimer ce qu’il voulait. Or celui-là ne dirait rien durant l’entrevue, pas un mot, un peu surprenant, et encore devant une mère aussi entreprenante, ce n’était pas rare que les enfants restent plus ou moins silencieux. Ils n’avaient visité qu’un seul studio, un rez de chaussée avec terrasse dans une jolie résidence, qu’ils avaient retenus dans la foulée, prétextant un emménagement le plus tôt possible. Le commercial s’était frotté les mains devant une affaire aussi rondement menée. Le bail était signé, Matthieu toucherait sa com’.

Enzo emménagerait le 1er septembre 2019, soit plus d’un mois avant la rentrée des cours. Sa mère devait avoir l’habitude de louer des appartements car elle avait déjà tous les documents nécessaires. Elle avait fait le chèque de caution et payé le premier mois, ce qui réservait définitivement le studio.

-          Mon fils, dit-elle, viendra chercher les clés le 1er septembre prochain. Merci de les mettre à sa disposition.

-          Pas de problème ! répondit Matthieu. On les lui remettra le jour de l’état des lieux entrant.

Puis elle se leva, décidant unilatéralement de la fin du rendez-vous, et emmenant avec elle son rejeton toujours aussi muet, qui la suivait comme un toutou.

Matthieu les raccompagna jusqu’au perron, il les regarda partir les mains dans les poches, satisfait. Ils quittèrent l’agence Locat Immo France comme ils étaient venus, dans un 4x4 Range Rover flambant neuf. Il eut le temps de bien examiner la plaque, c’était bien immatriculé dans le 06. Les Niçois sont toujours de bons clients, pensa-t-il à ce moment-là, il les aurait bénis s’il avait pu…

Matthieu n’entendit plus parler d’Enzo et de sa mère jusqu’au jour de la remise des clés. La veille, il reçut un texto du jeune homme lui réclamant un rendez-vous. Ils se verraient d’abord à l’agence vers 10h puis ils iraient ensemble faire l’état des lieux.

Le jeune homme s’était présenté le lendemain un peu après 10h, mais Matthieu ne s’était pas alarmé pour si peu : dans le Sud, les rendez-vous sont toujours pris très larges. D’ailleurs, on ne dit jamais « j’ai rendez-vous à 10h ! mais j’ai rendez-vous vers 10h ». Le vers est très important car ça laisse une marge de manœuvre et une excuse pour tout le monde.

Ce jour-là, Enzo était venu avec sa voiture, une Peugeot 104 antédiluvienne, cabossée et sale, aux antipodes de ce que Matthieu pouvait imaginer pour ce garçon, mais les étudiants aiment souvent se démarquer par ce qui leur semble extravagant, c’est bien connu. La vraie surprise fut d’entendre le son de sa voix : une voix grave, posée, bien plus adulte que ne le laissait présager son propriétaire. L’image du jeune gars en survêtement ne cadrait plus avec son timbre d’homme mature. Passé la surprise, ils embarquèrent tous les deux à bord du véhicule. Deuxième surprise, le cendrier était plein à ras bord de cendres et de mégots en tout genre, dégageant une odeur de tabac froid assez désagréable. Matthieu avait souvent fourni des appartements à des étudiants en médecine et ils étaient toujours soucieux de leur hygiène... L’agence n’étant distante que de cinq cents mètres environ, le voyage ne durerait pas longtemps et resterait supportable. A peine Enzo eut-il démarré, qu’il fit craquer la boîte de vitesse et cala plusieurs fois. Matthieu resta stoïque et se contenta de sourire, en s’assurant toutefois que sa ceinture de sécurité était bien enclenchée. Enfin, ils arrivèrent devant la résidence Vicarello, rue Circé, où Enzo put se garer sans problème. Cependant, il s’y reprit plusieurs fois pour faire son créneau, à tel point que Matthieu se demanda s’il avait vraiment son permis. Il se ravisa de demander quoi que ce soit, il n’était pas là pour ça. L’état des lieux entrant est assez stressant pour ne pas s’embarrasser des problèmes des autres.

L’agent immo fit entrer le jeune homme dans le studio, ouvrit les volets pour laisser pénétrer la lumière, puis sortit sa tablette. Enzo se tenait nonchalamment à un bout de la pièce, fixant le commercial d’un air las : il ne cachait même pas qu’il avait hâte de terminer.

-          On en aura pour une petite heure, pas plus, dit Matthieu en souriant.

Enzo acquiesça d’un signe de tête.

Matthieu commença, en commentant chaque démarche liée à son logiciel Rentila dont les cases devaient être remplies ou cochées. Enzo hocha à nouveau la tête, les explications n’avaient pas l’air de l’intéresser.

Puis, sans s’en rendre compte, Matthieu fixa la main gauche d’Enzo, une énorme chevalière dorée était logée à son auriculaire. Enzo s’en aperçut et sans s’en offusquer expliqua, sa voix grave résonna dans la salle vide de meubles :

-          C’était à mon père !

-          Ah ok !

En voilà une sacrée bagouze, se dit Matthieu. Encore une bizarrerie à mettre au compte de son nouveau client. Les étudiants en pharmacie devenaient de plus en plus excentriques, pensa-t-il également.

Matthieu inspecta chaque pièce dans l’ordre que le logiciel exigeait : ils firent le coin cuisine, la salle principale et finirent par la salle de bain. Ils passèrent de pièce en pièce, l’un suivant l’autre. Matthieu nota le compteur d’eau, qui se trouvait à l’extérieur, puis expliqua au jeune homme ce qu’il devait faire pour avoir l’électricité.

Matthieu présenta le résultat final de l’état des lieux à Enzo, qui le parcourut rapidement puis le signa sans émettre de réserve. A la suite de quoi, Matthieu lui remit les clés solennellement. Ça y était, Enzo était chez lui, il ne lui manquait plus que l’électricité et tout serait parfait. Matthieu rangea ses affaires et s’apprêtait à partir quand Enzo l’interpella.

-          Au fait, j’emménage ce week-end, et en fin de soirée je ferai une petite fête. Ça ne craint pas ? Les voisins ne sont pas trop relou ?

-          Vous n’aurez qu’à mettre un mot sur la porte d’entrée de l’immeuble, ils comprendront, j’en suis sûr.

Matthieu ne pouvait rien refuser à son nouveau protégé, surtout que le conseil donné ne lui coûtait rien car à partir du moment où le contrat était signé, plus rien n’avait d’importance.

Ils se serrèrent la main, l’affaire était conclue… Il n’avait même pas songé à demander à Enzo de le raccompagner à l’agence, car rien que l’idée de remonter en voiture avec lui, l’en aurait dissuadé ; il n’était pas loin de toute façon, un peu de marche lui ferait du bien.

La matinée était passée plus vite que prévue, mais Dieu qu’il faisait bon vivre à Montpellier quand les affaires roulaient de cette façon, se dit-il. Il faisait toujours aussi chaud en cette fin d’été, et ce vendredi-là terminait une semaine plutôt sympathique. Sabine, sa femme le tannait depuis un moment pour aller pique-niquer sur la plage le dimanche midi : cette fois-ci, plus rien ne l’empêchait, plus de boulot à finir à la maison, plus d’excuses : il était temps de savourer ses petites victoires et de prendre du bon temps, comme tout le monde.

 

2

 

   L’agence Locat Immo France est particulièrement bien placée sur l’avenue du Père Soulas. Impossible de rater le bâtiment couleur ocre, en creux d’une pente douce, visible de très loin quand on vient du centre-ville, desservi par deux lignes de bus et une ligne de tram. L’endroit est au cœur du quartier des universités, tout juste entre Supagro (université d’agriculture), l’école d’infirmerie, l’école d’optique et lunettiers, et bien sûr la fac de pharmacie. Incontournable pour louer un studio, sans concurrence apparente étant donné la taille de l’édifice…

Le week-end s’était écoulé tranquillement pour Matthieu, qui avait fait ce qu’il s’était promis : glander au soleil sur la plage avec Sabine, décontraction totale à Palavas. Il abordait la semaine à venir avec enthousiasme car le mois de septembre est un bon mois pour trouver, sans avoir besoin de chercher, des locataires. Ceux de septembre sont généralement ceux qui ont reçu leur affectation tardivement, et donc le business s’avère encore plus simple, mais tout aussi juteux puisque ces étudiants se contentent de ce qui reste. Et Matthieu s’y entendait pour faire accepter tout et n’importe quoi aux derniers clients : à condition qu’ils passent le crible avec brio tout de même. Le client doit être solvable quoi qu’il arrive… Fin octobre, tout le parc des studios à louer de l’agence le serait pour l’année et Matthieu pourrait compter ses primes qui viendraient enfin gonfler son salaire.

Mais si toute peine mérite salaire, arguait-il parfois, tout salaire méritait largement sa peine. Matthieu ne comptait plus les heures passées au bureau, qui dépassait souvent le maximum légal, ni à courir d’un bout à l’autre de la ville pour faire visiter les appartements à des post ados capricieux et difficiles. Bref ! Ça n’en valait plus vraiment la chandelle : le métier était devenu trop exigeant et le laissait sur les rotules en fin de saison. Chaque année, il se posait la question : devait-il continuer ou pas ? Mais il remettait le couvert à chaque fois se promettant que ça serait la dernière, au grand dam de sa femme qui ne supportait plus ses longues absences professionnelles. Pourtant, ça ne faisait pas deux ans qu’il était dans cette agence, qu’il en avait vu déjà de toutes les couleurs. Sans parler de ce bureau exigu d’une dizaine de mètres carrés, un bureau-cabine vitré, que tout le monde surnommait, le bocal.

Ce lundi matin-là, ses rapports étaient prêts, et à part une réunion débriefing à 11h, rien de particulier ne l’attendait. L’agence ouvrait à 09h, il ferait un peu de standard, histoire d’aider ses collègues. Ils étaient fermés tout le week-end, et tous les lundis matin, le standard téléphonique explosait, comme si personne ne pouvait se passer de leurs services pendant ces deux jours, les propriétaires étant les pires. Ils exigeaient toujours des réponses dans les cinq minutes à des questions qui méritaient des recherches circonstanciées, et bien souvent ils appelaient pour savoir si le mail qu’ils avaient envoyé avant, avait été pris en compte. Les filles du standard s’en sortaient toujours mieux que les autres car elles ne faisaient que passer la communication ou au pire, mettaient en attente pendant de longues minutes.

Matthieu prit quand même soin de consulter sa boîte mail avant de prendre une ligne, il n’allait pas être déçu. Outre les messages usuels de propriétaires mécontents, un du Syndic de Copropriété du Vicarello attira son attention tout particulièrement. Celui-ci se plaignait qu’un des locataires avait mis un souk pas possible dans la nuit du samedi au dimanche. Le mail mentionnait le numéro de l’appartement, il saurait très vite de qui il s’agissait, mais il avait déjà un doute. Le jeune Enzo lui avait parlé de cette petite fête qu’il comptait donner pour sa crémaillère, il avait dû forcer sur la musique, sûrement. En tout cas, il se promit de les rappeler, c’est ce qu’il écrivit dans sa réponse.

Puis, il s’installa au standard et commença à prendre les appels, et ça tombait bien, le responsable de la copro du Vicarello était en ligne.

-          Oui, bonjour monsieur Ortega, c’est Matthieu de Locat Immo France, j’ai vu votre mail ce matin, j’allais vous rappeler justement. Alors, dites-moi ce qui s’est passé samedi soir ?

-          Vous savez de qui je veux parler ?

-          Oui je sais qui c’est, il m’avait prévenu qu’il ferait une petite fête. Il a dû faire beaucoup de bruit, c’est ça ?

-          Beaucoup de bruit ? Il avait une sono digne d’un concert à l’Aréna, ça resonnait jusqu’au cinquième étage. Des membres du Conseil Syndical sont intervenus, mais comme il n’ouvrait pas la porte, ça s’est terminé avec la police, à 3h du matin.

Matthieu ravalait sa langue et sa respiration. Il fallait faire profil bas. En attendant, un « Ah merde ! » clignotait dans sa tête.

-          Allo ? Vous êtes là, Matthieu ?

-          Je vous écoute, monsieur Ortega, je suis toujours là.

-          Ben, c’est tout ce que j’avais à vous dire. Moi ce matin, je me suis fait pourrir par le président du Conseil Syndical : la semaine commence bien ! … Je vous demande de raisonner votre locataire. On n’a jamais interdit de faire une petite soirée de temps en temps, mais là ça dépasse l’entendement…

-          Sincèrement désolé, monsieur Ortega, je vais faire le nécessaire auprès de notre locataire pour que ça ne se reproduise pas… Je vous présente mes excuses ainsi qu’au CS.

-          Merci ! Je pense que le Conseil Syndical va vous appeler aussi.

Au moment où Matthieu entendit ces mots, il reconnut le numéro du CS du Vicarello qui appelait l’agence, il fit signe aux filles de ne pas prendre la communication, il s’en chargerait. Ça n’avait pas trainé ! En fait, le responsable du syndic avait pris les devants avant que le CS ne rapplique. Matthieu fit transférer l’appel dans son bureau, c’était plus prudent en cas d’esclandre : parfois les sudistes ont le sang chaud, même le lundi matin, et surtout s’ils ont passé un mauvais week-end.

Monsieur Van Buyle, le président du CS avait un nom à consonance belge, mais il était natif du Boulou, à côté de Perpignan, et il avait un fort accent, souvent incompréhensible si on n’était pas assez attentif. L’Occitanie et la Provence, les deux grandes régions du Sud de la France, offraient une diversité ethnique assez surprenante, parfois. On y trouvait toutes les origines mélangées, et là on avait du belge et du catalan ! M. Van Buyle était en retraite active, comme il disait, et de ce fait, trop souvent disponible selon Matthieu qui se sentait parfois harcelé. Son apparente jovialité n’avait d’égal que sa nervosité sous-jacente, et ce matin, Matthieu se doutait que M. Van Buyle ne serait pas enclin à la rigolade.

-          Bonjour, agence Locat Immo France. Que puis-je faire pour vous monsieur Van Buyle ?

-          Bonjour ! Il ne vous a pas appelé l’autre, Ortega ?

-          Si ! Monsieur Ortega m’a appelé ce matin. Je suis au courant.

Matthieu préféra rester vague quant au moment précis où le responsable du syndic l’avait appelé. Il faut parfois savoir ménager toutes les susceptibilités et les intérêts de chacun.

-          C’est quoi le type que vous avez mis dans le studio du rez de chaussée ? C’est quoi ce dingue ? C’était un vrai concert chez lui. Il a fallu faire venir la police pour qu’il arrête, vous le savez ça ?

-          Je le sais aussi.

-          Non seulement, il a foutu un bordel de Dieu, mais il nous a aussi manqué de respect. Il a presque insulté Mme Chico, la pauvre vieille ! Vous avez intérêt à faire respecter le règlement intérieur, je vous le dis, moi ! Ou on s’en rappellera le jour de l’AG, croyez-moi !

Et voilà, le petit coup de pression qui va bien. Ce lundi avait commencé plutôt pas mal, il vrillait méchamment, maintenant.

-          Je vous présente mes excuses, M. Van Buyle. Je vais m’occuper du locataire dès ce matin. Vous pouvez compter sur moi, dit-il en raccrochant.

En règle générale, le Syndic de Copropriété et le Conseil Syndical ne s’entendent pas, car l’un est le client de l’autre. Mais, quand il y a une tierce personne, en l’occurrence une agence immobilière, les deux peuvent s’unir pour dégoiser sur celle-ci… Matthieu faisait les frais de leur union momentanée et ça ne lui plaisait pas vraiment, car dans cette relation commerciale, les deux syndicats étaient bien plus importants pour son patron qu’il ne l’était lui-même au sein de Locat Immo France.

Avant la réunion débriefing à 11h, il avait le temps de contacter le jeune Enzo pour lui mettre les points sur les i.

Matthieu tomba directement sur sa messagerie : il devait être en cours, pensa-t-il. Tant pis, ça lui permettrait de laisser un message un peu énigmatique :

« Bonjour Enzo. Merci de me rappeler dès que possible. J’ai une communication à vous faire ».

Sur les coups de 10h, Enzo rappela :

-          Désolé, j’étais en cours, je viens de voir votre message. Alors, que se passe-t-il ?

-          Vous vous doutez de la raison de mon appel, non ? Vous avez fait une fête qui a un peu débordé.

-          Ouais, Ok ! C’était un peu fort, mais ils sont venus dès 23h me prendre la tête. Je sais qu’on a le droit jusqu’à minuit. Bon, c’est vrai qu’on était tous dans l’ambiance, c’était chaud, voilà.

-          Enzo ! Il n’y a pas de minimum. L’histoire des 22h en semaine et minuit le samedi soir est une légende : ça n’existe pas. Vous étiez en tapage nocturne, donc hors la loi. Vous avez eu une amende ?

-          Non, pas d’amende ! Les flics ont été cools, juste un avertissement verbal… En fait, vous êtes en train de me dire que je n’ai pas le droit de faire du bruit ?

-          Oui, c’est ça !

-          Mais c’est vous qui m’avez autorisé à faire ma fête. Et c’est ce que j’ai dit aux gens qui sont venus chez moi.

Ah ! le petit con, pensa très fort, Matthieu. Voilà pourquoi le CS et le Syndic avaient rappliqué aussi vite. Il se mordit la langue de dépit.

-          Je ne vous ai jamais dit de foutre le bordel ni d’organiser un concert chez vous. En tout cas, c’est la dernière fois. Je vais essayer de calmer ces gens, mais vous de votre côté, vous devez respecter le calme et la tranquillité des autres locataires. C’est promis ?

-          C’est une prison ou une résidence ?

-          Je vous demande de promettre que vous les respecterez. S’il vous plait, c’est pour votre bien. Vous aussi, vous aurez besoin de calme pour réviser ou préparer vos examens.

-          Ok ! C’est comme vous voudrez !

Matthieu raccrocha en ayant la satisfaction du devoir accompli. Cependant, il savait désormais qu’avec Enzo, il fallait qu’il pèse ses mots car ce qu’il lui avait dit pouvait se retourner contre lui.

Un client n’est pas un ami, se répéta-t-il comme un mantra à ne jamais oublier.

 

3

 

   Matthieu n’entendit plus parler du jeune Enzo durant les semaines qui suivirent. Sa mère payait le loyer par virement, ce qui renforçait la confiance, et le propriétaire était content. L’assurance d’avoir déniché un bon locataire avait repris le dessus. Les syndicats s’étaient calmés.

Puis, comme les feuilles mortes tombent en automne inévitablement, Matthieu reçut un mail d’une voisine proche de l’appartement d’Enzo qui se plaignait de sentir des mauvaises odeurs sur le palier le soir venu.

Que se passe-t-il encore ! maugréa -t-il. Il répondit à la voisine qu’il passerait un de ces soirs pour constater ces nuisances olfactives. L’information n’avait pas l’air urgente ni bouleversante : si ça avait été une fuite de gaz, son téléphone aurait été submergé d’appels en quelques minutes. Et puis, de toute façon, on n’utilisait plus le gaz dans cette résidence depuis longtemps… Non, là ! C’était quelqu’un qui se plaignait de sentir quelque chose d’indéfinissable. L’humidité pouvait faire remonter des odeurs de moisissures dans les canalisations, ou alors c’était des effluves de cuisines exotiques insupportables pour les gens d’ici. En fait, il y avait pleins de possibilités, plein de pistes à explorer qu’il ne jugeait pas dramatiques d’après les informations dont il disposait, mais Locat Immo France étant aussi une société de service, il se devait de se déplacer et de régler le problème.

Le lendemain, la même voisine lui envoya un nouveau mail pour lui dire que l’odeur était revenue et qu’il fallait qu’il vienne de suite pour constater. Malheureusement, Matthieu avait des rendez-vous et des obligations qui ne lui permettaient pas de se déplacer ou de quitter l’agence sur un coup de tête. Mais il prenait le message au sérieux puisqu’il lui répondit qu’il passerait en fin d’après-midi, en fin de service.

La dernière fois qu’il s’était rendu dans la résidence du Vicarello, c’était pour rencontrer le jeune Enzo et sa mère, il y avait déjà plus de deux mois, on était encore en été. L’automne n’est pas très frais en général à Montpellier, mais le jour tombe plus vite comme partout. Matthieu jeta un œil distrait à sa montre, qui indiquait 18h, et il faisait carrément nuit.

Il se gara dans la rue entre deux poubelles qui débordaient, ou qui dégueulaient aurait-il pu dire. Les sacs éventrés offraient la possibilité de se servir à l’envie. Mais qui pouvait bien avoir envie de se servir dans les ordures ? La poubelle jaune était aussi pleine que l’autre et contenait autant de déchets. Le Vicarello ne faisait pas exception, c’était comme ça dans toute la ville : les incivilités et le laxisme de la population y étaient presque érigés en mode de vie. En fait, le j’menfoutisme était général, problème d’époque, sûrement. Tout le monde se plaignait, mais personne ne faisait rien, et se comportait comme si les choses allaient s’arranger toutes seules !

Matthieu se le rappelait bien, le jeune Enzo habitait près de l’entrée de l’immeuble, et sa voisine juste en face. Il sonna à la porte de Mme Utrillo Jeannine… Une vieille dame lui ouvrit.

-          Bonsoir ! Vous êtes Mme Utrillo ? Je suis Matthieu de l’agence Locat Immo France

La vieille dame aux cheveux gris tirés en chignon acquiesça mais resta dans l’entrebâillement. Elle était couverte de sa robe de chambre, qui ressemblait de loin à une robe de bure. Il aurait pu l’appeler Sœur Jeannine s’il avait voulu se moquer. Passé la surprise, il en vint au fait directement.

-          Vous m’avez envoyé des mails pour me signaler une mauvaise odeur. Voilà, je suis là. Vous pouvez me montrer ?

Elle se contenta de pointer du doigt la porte, et de se pincer le nez en guise de réponse. Matthieu se demanda si elle était muette ou si elle ne comprenait pas bien le français. Il se retourna pour suivre le doigt des yeux et voir où il s’arrêterait. Pas de doute, c’était le studio de son nouveau locataire.

-          Ok ! Mais que se passe-t-il ? Il faut que je sache si vous voulez que j’intervienne.

-          C’est dommage, il vient de sortir. Vous comprendrez très vite quand vous aurez senti.

Bon, Mme Utrillo parlait très bien le français, avec un accent espagnol, mais elle s’exprimait vraiment bien. Donc, pourquoi ne formule-t-elle pas ce qu’elle a à me dire ? pensa -t-il.

-          Revenez demain à 17h. c’est l’heure à laquelle il rentre, et vous comprendrez, j’en suis certaine. Je ne veux pas qu’on dise que c’est moi qui vous l’ai dit. On ne sait pas qui nous écoute. Dans cette résidence, il y a des gens qui ont l’esprit vraiment mal tourné.

Eh bien ! Elle en faisait des mystères. Matthieu se douta quand même un peu de ce qu’elle sous-entendait… Il nota un rendez-vous à 17h pour le lendemain sur son agenda électronique Rocketbook, ce qui lui permettrait de quitter l’agence sans qu’on le prenne pour un tire-au-flanc… On n’était pas fliqué, mais fallait pas non plus éveiller les soupçons.

En attendant, Mme Utrillo avait refermé sa porte, le laissant coi et désœuvré.

Donc, il reviendrait le lendemain pour constater ces fameuses odeurs qui importunaient Mme Utrillo. Il savait qu’elle était propriétaire de son appartement depuis une vingtaine d’années. Elle faisait une apparition lors de l’AG annuelle telle une ombre, ne posait jamais de questions, et s’installait toujours avec un groupe de retraités qui devaient être ses amis. Enfin ça, il le supposait.

D’ailleurs, si sa mémoire était bonne, il se rappelait qu’une de ces amies était Mme Chico, celle qui s’était faite « engueuler » par Enzo le soir de sa crémaillère.

Ça tombait bien, elle était membre du CS, donc il pourrait la cuisiner en toute transparence.

Matthieu fouilla dans son répertoire, il avait bien son numéro de portable. Il composa vite fait un texto expliquant les raisons de son message. Avant de partir, il approcha doucement de la porte du studio d’Enzo et huma les alentours immédiats. Nulles odeurs suspectes ne vinrent lui chatouiller les narines. Etrange !

Il était sur la route quand il entendit un bip. Son portable pro pouvait sonner toute la journée, voire même la nuit s’il ne le coupait pas. Il pouvait travailler 24h/24 s’il le voulait, et sa femme n’était pas d’accord du tout : ce qui générait des conflits inutiles en fin de compte. Passé une certaine heure, les messages pouvaient attendre le lendemain.

Le boulot de Matthieu était plutôt gratifiant et bien payé, mais il était aussi très prenant avec des contraintes horaires lourdes à supporter pour son entourage. Le milieu du bâtiment étant un puissant pourvoyeur d’affaires dans le Sud, et surtout à Montpellier, ville moderne et jeune, à l’architecture florido-californienne très attractive, où l’on a parfois l’impression de vivre dans la banlieue de Miami ou dans une série TV (au choix), il fallait être très réactif pour ne pas laisser filer une juteuse transaction… Matthieu connaissait son portefeuille d’affaires par cœur, il n’avait rien de particulier en attente, excepté cette histoire d’odeur indéfinie dans une des résidences que gérait son agence. Même s’il était en voiture et en route pour la maison, il profita d’un arrêt à un feu rouge pour jeter un œil à son portable. C’était bien Mme Chico qui avait répondu. Il lui faudrait plusieurs arrêts pour pouvoir lire le message en entier.

Matthieu avait réussi à lire le message mais en le fractionnant, ce qui n’était pas des plus facile pour se souvenir des détails. En gros, Mme Utrillo avait raison de se méfier car des types louches rodaient depuis que le jeune Enzo était installé. Des allées et venues de gens ne faisant pas partie de la résidence avaient été repérées dès la nuit tombée. Mais on ne pouvait pas interdire aux locataires de recevoir des amis, même s’ils n’avaient pas l’air catholique. Le dernier terme fit rire Matthieu : ça faisait longtemps qu’il ne l’avait pas entendu celui-là !

En tout cas, ses forts soupçons commençaient à se préciser. C’était un des cas les plus classiques chez les élèves, surtout en médecine ou en pharmacie, ça fumait et ça se défonçait joyeusement… Ces étudiants-là sont souvent sous pression et ont besoin de se lâcher un peu de temps en temps. Il se détendit d’un coup dans le siège de la voiture, il n’y avait rien de grave, pensa-t-il. Il règlerait le problème dès le lendemain soir.

Sauf qu’il y avait une chose qui l’alertait tout de même. C’était la façon dont il avait été averti, et ça le gênait quelque part. Ces gens avaient l’air bien plus inquiets qu’à l’accoutumée dans ce genre d’affaires de voisinage. Pourtant son locataire ne ressemblait pas à une brute ni à un drogué. Quelque chose clochait, mais il ne voyait pas ce que ça pouvait bien être.

Arrivé chez lui, Matthieu répondit à Mme Chico brièvement : « on se verra demain soir vers 17h, devant la résidence ».

Comme promis, une fois rentré à la maison, il coupa son portable pro et l’oublia dans sa veste.

Matthieu habitait un grand et beau trois pièces à Port-Marianne, dans une belle résidence moderne près du bassin Jacques Cœur : le Sunshine Valley. Sa terrasse donnait directement sur le Lez, et plus loin sur le bunker géant bleu nuit qui servait de mairie, et qui lui bouchait un peu le paysage, mais il s’en foutait finalement : il avait fini par trouver ça beau, même si ce cube avait plus sa place sur Mars que dans une ville du Sud de la France.

Lui et sa femme avaient fait une affaire, un appartement neuf mais de seconde main. Ils en étaient devenus les seconds propriétaires en trois ans : l’acheteur initial ayant réalisé une belle plus-value au passage. Port-Marianne était le quartier à la mode, alliant modernisme, exotisme, beaux volumes et belles surfaces, des espaces verts partout, les sacrosaintes pistes cyclables en tous sens, le tramway, et la plage à dix minutes en voiture, un bon cadre de vie quoi. Un seul bémol, les finitions de l’appartement laissaient à désirer, des fissures étaient apparues très vite, cachées par une simple couche de peinture. Matthieu ne s’en était pas aperçu lors de ses multiples visites : lui le professionnel, s’était fait avoir comme un bleu sur le point-là, un comble ! Il en avait voulu au propriétaire mais il avait préféré se taire que de révéler ses propres failles, et avait fini par faire les travaux lui-même : il se rattraperait le jour de la revente. Ces immeubles étaient montés en seulement deux ans et comme les miracles n’existent pas, il fallait bien qu’il y ait un vice caché quelque part.

Mais voilà, ils vivaient quasiment dans la banlieue de Miami ou de Los Angeles, c’était la même architecture qu’aux Etats-Unis, et on s’y croyait vraiment dès que le soleil s’invitait dans le quartier, quand même presque trois cents jours par an à Montpellier. Du coup, le fantasme sudiste à l’accent de Fernandel s’était métamorphosé quelque peu : on avait quitté les maisons aux toits pentus de tuiles rouge et pins parasols, pour des immeubles de verre avec toits terrasses et des palmiers bordant de larges avenues, et on parlait en franglo-américain couramment. Le style s’était même répandu dans toute l’Occitanie : partout le même genre de résidences et le même décor, de Nîmes à Béziers, et de Toulouse à Perpignan. L’Occitanie avait même réussi à devenir la Californie française pour certains magazines. Donc, il n’y avait rien d’étonnant à ce que ça attire une catégorie de gens de toute la France, dont ceux avec un bon pouvoir d’achat, et qui n’étaient pas prêt à s’exiler sur un autre continent. Mais malheureusement aussi, toute une faune désargentée en mal de fantasmes west-coast style. Et pour tous ces gens : une destination à seulement trois heures de train de Paris, ou à deux heures de vol de n’importe quelle capitale européenne. Un rêve devenu réalité.

Quand Matthieu était sur sa terrasse, il aimait bien divaguer en admirant son paysage, qui n’était en fait qu’un décor, puisque tout était planté mais existait, et c’était le plus important finalement. Il contemplait plus aisément sa réussite et celle de ses voisins, en sirotant un apéro, allongé sur son transat, au côté de sa petite femme. C’était un ravissement d’oublier le boulot avec tous ces agréables alentours, pensait-il

 

4

 

   Le lendemain, Matthieu vaquait à ses occupations diverses et variées en attendant patiemment le moment de quitter l’agence pour rejoindre le Vicarello et Mme Chico. C’était par pure forme qu’il s’y rendait, histoire de montrer que son agence faisait quelque chose pour régler les problèmes que ses locataires pouvaient créer. Celui-là, comme les autres, finirait par rentrer dans le rang, il fallait juste un brin de psychologie et un peu de fermeté pour que tout se passe bien. La mère d’Enzo était patronne d’une pharmacie à Nice, c’était un gage de qualité. Il espérait juste que l’esprit de la mère rejaillirait sur celui de son fils.

Comme prévu, Matthieu arriva à la résidence à 17h pile. Mme Chico y était aussi, se tenant sous la lumière de l’entrée, de façon à ce qu’on puisse la repérer de loin, pensa-t-il avec humour… Il se gara un peu plus loin, préférant faire les derniers mètres à pied, comme s’il était venu en marchant.

-          Bonjour Mme Chico, je suis Matthieu de Locat Immo France. Comment allez-vous ?

-          Je vais bien merci. Votre locataire est chez lui. Vous allez pouvoir constater par vous-même.

Pas de temps mort. On entrerait donc dans le vif du sujet tout de suite. Matthieu la précéda dans le hall, mais il savait très bien où Enzo habitait.

Effectivement, il reconnut de suite cette odeur si particulière qui hante toute la ville de Montpellier le soir venu… Quand on vient dans le Sud, on s’attend plus naïvement à sentir l’odeur du thym et du romarin, voire de l’anis, mais là, ça empestait clairement la marijuana. Et ça, de l’entrée jusqu’à la cage d’escalier. Pas de doute sur ce point-là, il avait clairement deviné le truc.

Matthieu frappa à la porte d’Enzo, qui lui ouvrit quasiment tout de suite. Le jeune homme fut surpris de se retrouver nez à nez avec son logeur. Mme Chico préféra rester en retrait, silencieuse, comme si elle était là par hasard.

-          Bonsoir M. Galion. Puis-je entrer ?

Enzo se contenta d’ouvrir grand la porte pour le laisser passer. Matthieu qui connaissait bien cet appartement pour l’avoir fait visiter plusieurs fois, le voyait meublé cette fois-ci. Il jeta un œil furtif et ressentit un certain malaise : ça ne ressemblait pas franchement à une déco d’étudiant en pharmacie. Il y avait bien des livres et des cahiers sur la table au centre de la pièce, mais aussi un cendrier plein à ras bord de mégots, comme dans sa voiture, une toile d’araignée occupait tout un angle de mur, des cadavres de canettes de bière gisaient sur la table, de la vaisselle était empilée dans l’évier, la poubelle débordait, et le lit était défait.  Ça ne semblait pas sale, mais ça ne respirait pas la propreté non plus. Une cigarette roulée mal éteinte fumait encore, délivrant cette odeur si reconnaissable. Des enceintes crachaient des boum-boom de musique techno en sourdine. Drôle d’ambiance ! se dit-il.

-          Que puis-je pour vous ? demanda Enzo.

-          Je viens suite à la petite fête de crémaillère qui a généré des plaintes du Syndic.

-          C’est bon, j’ai compris ! Je ne suis pas le premier à faire des fêtes dans cet immeuble. Ça va quoi ! Faut pas exagérer !

-          Je viens vous voir parce qu’on me l’a demandé. Vous êtes mon locataire et c’est à moi de régler les problèmes… Ensuite, ça ne me gêne pas que vous fumiez un joint de temps en temps, mais sachez que c’est interdit.

-          Ah d’accord ! Ma parole, c’est un vrai commissariat ici !... Je paie mon loyer. Je fais ce que je veux chez moi.

-          Tout à fait ! Sauf ce qui est interdit ! Et fumer de l’herbe l’est toujours, c’est la loi dans ce pays. Si le Syndic s’en plaint, ça peut devenir un motif d’expulsion. Vous comprenez ? *

Matthieu avait débité ses phrases calmement. Mais Enzo les avait encaissés sans sourciller. Matthieu eut la désagréable impression de s’adresser au vent qui passe et que son interlocuteur se foutait complètement de ses conseils. Il se sentit soudainement agacé par cet ado attardé qui se tenait devant lui comme s’il attendait le bus. Cependant, il fallait qu’il reste calme : c’était un client, pas son fils. Les leçons rentraient rarement du premier coup, se persuada-t-il. Et puis, s’il avait proféré des menaces d’expulsion, elles devraient être mises à exécution le cas échéant, et Matthieu comprit tout de suite qu’il aurait à faire à un retors de première classe, qui mettrait en péril sa stabilité au sein de Locat Immo France. Et en matière de droit locatifs, sa marge de manœuvre était très faible, tortueuse et générerait des tonnes d’autres problèmes.

-          Enzo ! Ne jouez pas votre avenir pour un joint. Vos études sont importantes, ne l’oubliez pas.

-          Ok ! J’ai compris… Vous êtes venu pour ça et pas pour les nuisances sonores. Merci du conseil. J’y penserai !

Mme Chico était restée dans l’embrasure de la porte, toujours silencieuse, mais n’en perdant pas une miette.

Matthieu quitta le jeune homme, qui referma derrière lui prestement, ignorant volontairement Mme Chico qui faisait semblant de s’éloigner… Les boom-boom reprirent plus fort mais sans exagération. Un débriefing s’imposait à l’extérieur de la résidence.

-          Vous avez été un peu mou avec lui. Il fallait lui rentrer dedans. Il vous a bien mené en bateau. Vous n’arriverez à rien de cette façon, dit-elle l’air moqueur.

-          Peut-être ! On verra bien. C’est un petit malin mais on l’aura à l’usure. Ça va s’arranger.

-          Mais non ! C’est un petit con ! Et un drogué ! Vous n’avez pas remarqué le bordel qu’il y a chez lui ? C’est flagrant !

Mme Chico avait sûrement raison, mais il ne voulait pas lui montrer son impuissance ni ce qu’il avait compris. Avant tout, il fallait ménager son agence qui percevait les loyers et faisait payer le service, mais aussi le propriétaire, pour qui toutes ces histoires seraient totalement transparentes. Du moins tant que c’était possible.

-          Je vous préviens ! Si on a encore des problèmes avec lui, on avertira son propriétaire, car il est aussi responsable des agissements du locataire. Et vous vous débrouillerez avec lui aussi.

Matthieu se contenta de son sourire de façade fétiche, celui qui lui bloquait les zygomatiques automatiquement, et qu’il sortait dès qu’il en avait besoin. Un vrai sourire de faux-cul aurait pu dire Mme Chico. Mais dans sa tête, il pensait très fortement : ah ! la vieille peau !

Ils se quittèrent gentiment sur ce constat, se promettant de s’appeler s’il y avait quoi que ce soit.

Matthieu remonta en voiture, l’air léger, quoique dubitatif. Ce petit con n’allait tout de même pas devenir une épine dans son pied ? … Son rendez-vous était terminé, il pouvait le valider dans son Rocketbook, son bel agenda électronique. Seulement la soirée ne faisait que commencer, semblait-il, car pendant qu’il roulait, il reçut un message qu’il s’empressa de lire dès qu’il le put : « Des gens louches viennent d’arriver chez votre locataire » signé Mme Chico. Elle n’a vraiment que ça à foutre, celle-là, se dit-il…

Matthieu ne voulait pas répondre pendant qu’il était au volant. Il n’allait tout de même pas avoir un accident à cause d’un gamin qui fumait des joints avant de se coucher.

Arrivé chez lui, il répondit tout de même à Mme Chico : il se fendit d’un laconique « OK vu ! », puis il rangea son portable dans la poche de sa veste, se promettant de l’oublier.

Le lendemain matin, dès son arrivée au bureau, il s’empressa de lire ses mails pour voir s’il y avait d’autres messages de ses clients concernant la résidence du Vicarello. A son grand étonnement, ce fut Waterloo morne plaine… Rien ! Bon, les choses avaient dû enfin se tasser. Le jeune Enzo n’était pas aussi terrible que ça, il avait vu juste, un peu de temps pour s’habituer à son nouvel habitat et tout rentrerait dans l’ordre. Rien ne servait de s’agiter comme ça, surtout pour un joint et un peu de bruit. Et effectivement, Matthieu ne reçut plus rien du Syndic, ni du CS, ni de ses délateurs pendant plusieurs jours. Même son téléphone restait désespérément muet : plus aucun message de Mme Chico ou de Mme Utrillo. La paix régnait sur le monde et ça commençait par son bureau.

En fait, jusqu’au vendredi après-midi, tout semblait sous contrôle : locataires et propriétaires unis dans une même farandole de compréhension et de collaboration, le Syndic et le CS bras dessus bras dessous, partant en week-end ensemble. Bon, pourquoi pas ? C’était une image un peu idyllique, mais ça lui faisait du bien d’être moins sous pression.

Matthieu allait fermer son ordinateur quand il reçut un mail de Mme Utrillo : « Je crois qu’il y a une fuite d’eau chez votre locataire. Ça coule sous la porte. Bon week-end. ».

Il n’avait pas besoin de répondre, Mme Utrillo avait mis un accusé automatique de lecture, qui assurait au récipiendaire, la preuve que son message avait été lu. Elle avait dû faire espionne dans sa jeunesse pour être aussi tatillonne, pensa-t-il.

Puis ce fut le tour de Mme Chico du CS. « On vient de me signaler une fuite d’eau chez votre locataire. Merci d’intervenir au plus vite ».

Quelle synchronisation ! On pourrait presque jurer que c’était fait exprès ! Elles jouaient une sorte de duo infernal, ou un ping-pong pour être sûr d’arriver à leurs fins. Les humains ne cessaient d’étonner Matthieu, dans leur folie réelle ou supposée. Cependant, c’était du relationnel digne des combats de bac à sable et ce genre-là est parfois désarmant.

Bon, ça tombait mal, mais le professionnalisme de Matthieu réagit au quart de tour en renvoyant la balle à Mme Chico, lui demandant tout simplement de couper l’arrivée d’eau qui se trouvait sur le palier. Tout le monde a une conscience, surtout quand on fait partie du CS, se dit-il. Matthieu savait qu’elle ne pourrait pas refuser de le faire, elle ne pouvait pas laisser couler l’eau indéfiniment, même par vengeance. En attendant d’avoir la confirmation, il envoya un message au jeune Enzo, l’avertissant de ses nouveaux problèmes, et qu’il fallait qu’il trouve un plombier en urgence.

Quelques minutes plus tard Mme Chico confirma qu’elle avait coupé l’arrivée d’eau, mais ce service couterait sûrement quelque chose à Matthieu. Il entrevoyait déjà le prix à payer : il allait devoir se coltiner le propriétaire, et celui-là n’était pas facile à manipuler ni à endormir.

Matthieu prit le temps de réfléchir à la situation, et décida de laisser passer le week-end ; de cette façon, il verrait bien si le propriétaire viendrait aux nouvelles ou pas. Ça lui permettrait aussi d’imaginer une réplique : tout ce qui était en son pouvoir avait été fait et son agence était hors d’atteinte. Car il le savait, ce genre de fuite cause de sacrés dégâts et des problèmes à tiroirs aussi aspirants que des sables mouvants. Et pour se sortir indemne de ce genre d’histoires, il faut être irréprochable.

 

5

 

   Les week-ends s’écoulaient tranquillement depuis qu’il laissait son portable pro éteint durant toute la durée de son absence. Matthieu ne l’allumait qu’une fois arrivé à l’agence, sinon l’engin se mettait alors à crépiter et à sonner pendant une bonne quinzaine de minutes parfois, et il valait mieux être au bureau que chez soi ou dans la voiture pour en prendre connaissance. Il était tracé professionnellement du lundi au vendredi, et le téléphone pouvait devenir une source de stress intense. Ensuite, il fallait faire le tri entre les appels ratés, les mails, les textos, et les alertes sur les bonnes affaires potentielles.

Parmi tous les messages qu’il avait reçus, aucun ne provenait de son locataire. Voilà qui était étrange, mais tellement symptomatique. Et même si Enzo était niçois, il s’était vite adapté aux coutumes locales : partys, pétards, et j’menfoutisme. Matthieu devait espérer que son locataire resterait en place pendant les trois ans que duraient ses études, mais là, il eut un sérieux doute. Encore un qui était en train de se faire avoir par le côté cool et fêtard de la ville, songea-t-il.

Il n’y avait pas non plus d’appels ni de messages du propriétaire, mais ça c’était plus une question d’heures, car il se doutait qu’il serait assez vite mis au courant : soit par Mme Chico, soit par Mme Utrillo, soit par un autre voisin. Ce genre de chose ne trainait pas longtemps d’ordinaire.

Même s’il était encore tôt dans la matinée, Matthieu décida d’appeler Mme Chico, histoire de lui montrer qu’il prenait bien en compte ses messages.

-          Bonjour Mme Chico, je ne vous réveille pas, au moins ?

Matthieu maniait l’ironie pour la chatouiller un peu, histoire de bien démarrer la conversation en sa faveur. Et puis l’hypocrisie est si proche de l’humour qu’elle n’y verrait que du feu, se dit-il.

-          Mais non ! Je fais mon tour avec mon chien dans la résidence, pour voir si tout va bien.

-          Brave bête !... Justement, je viens aux nouvelles concernant la fuite. Où en est-on ?

-          On en est nulle part. j’ai coupé l’arrivée d’eau, c’est tout.

-          Faudra que j’en parle avec le locataire. Ça va devenir urgent !

-          Vous ne risquez pas de le voir, il est parti je ne sais où il y a plusieurs jours, sa voiture n’est plus là non plus… Au fait, le propriétaire est venu faire un tour et je lui ai expliqué ce qui se passait avec ce locataire. Lui aussi a essayé de le joindre, mais sans succès. Je pense qu’il va vous contacter sous peu.

Sans blague ! Il fallait rester calme et surtout ne pas montrer qu’elle l’énervait. Cette histoire allait lui retomber dessus en cascade, pressentait-il. D’ailleurs, il avait comme un mauvais feeling, une sensation étrange de déjà vu…

-          Ah ok ! Bien évidemment, je me tiens à sa disposition s’il veut qu’on en parle.

-          Dans ce cas, vous devriez l’appeler, ça ira plus vite et ça montrera que vous ne prenez pas tout par-dessus la jambe, dit-elle sérieusement.

Ah ! la teigne ! Là, elle lui mit les nerfs. La vieille Chico savait qu’elle avait une prise sur lui et elle en profitait… Bon, ce n’était qu’une fuite, pas un tsunami, non plus : le propriétaire comprendrait, se dit-il. En attendant de régler ce petit litige avec lui, il fallait parler avec le jeune Enzo.

-          Très bien ! On se tient au courant ! N’hésitez pas à me joindre, vous ne me dérangez jamais, Mme Chico.

-          J’y compte bien, ne vous inquiétez pas…

A peine terminé, Matthieu rechercha le numéro de son locataire dans son répertoire et appela presque de rage, mais c’était occupé. Il réessaya dix minutes plus tard : toujours occupé. Bon, soit il passait sa vie pendue au téléphone, soit il avait oublié de raccrocher.

Ça ne faisait même pas une heure qu’il était au bureau que le standard lui annonça que son rendez-vous était arrivé. Matthieu lorgna son agenda et ne vit aucun rendez-vous pour la matinée. Hormis « son petit souci », il démarrait la semaine calmement.

Matthieu se déplaça de son bureau jusqu’à l’entrée pour accueillir son soi-disant rendez-vous. Il eut la révélation dès qu’il vit son futur interlocuteur : M. Georges Robert, propriétaire de l’appartement du jeune Enzo. Bien sûr, les nouvelles n’avaient pas tardé à circuler. Surtout qu’avec la mère Chico et Sœur Jeannine, celles-ci avaient pris l’autoroute de l’information pour avertir l’un des plus grands casse-couilles de Montpellier. Enfin, c’était l’avis de Matthieu !

M. Georges Robert était un retraité actif, comme il y en avait beaucoup dans cette ville. En fait, il complétait une bonne retraite par des revenus locatifs. Mais Georges Robert se considérait comme un investisseur, une sorte de Warren Buffet en miniature qui rayonnait entre la Grande Motte et Montpellier. Au lieu de se prélasser aux terrasses des cafés à siroter du rosé du matin au soir, ou à parfaire son bronzage sur la plage, il préférait s’occuper d’immobilier. Le problème : il n’y connaissait pas grand-chose et passait son temps en approximations et à donner des leçons à tout le monde à l’agence. Mais ça, c’était gérable ! Le vrai problème était qu’il avait un caractère irascible et s’emportait parfois dans un tourbillon de colère quand les choses n’allaient pas dans son sens… En voyant M. Robert, Matthieu sut que l’orage était sur le point d’éclater. En tout cas, ça sentait fortement la pluie et les remugles du dégât des eaux du studio remontaient jusque dans son bureau maintenant.

Il s’habillait toujours en version décontractée, son tailleur préféré devait s’appeler Decathlon, mais sa salle de sport était sûrement « A la Bonne Cantine ». Ce jour-là aussi, il faisait largement abstraction du changement de saison, car il faisait même toujours beau pour lui, semblait-il. Il ne quittait jamais ses lunettes de soleil. Sa bonhommie faisait plaisir à voir, son embonpoint aussi.

-          Bonjour M. Robert ! Qu’est-ce qui vous amène par chez nous ?

-          Ben, ça serait plutôt à vous de me le dire. Qu’est-ce qui se passe avec le locataire ?

Pas la peine de tergiverser, il était au courant. Matthieu se dit qu’il faudrait qu’il pense à remercier ses deux tours de gardes au Vicarello, un de ces jours.

-          On a un petit souci avec le locataire. Il a une fuite et il est absent en ce moment. Donc on ne peut pas intervenir chez lui.

-          Mais je m’en fous, moi ! J’ai les clés, et c’est peut-être chez lui, mais ça reste mon appartement, mon bien. On ne va pas attendre que tout pourrisse pour réparer. Je n’ai pas que ça à faire et je ne suis pas milliardaire.

Matthieu ne pouvait plus rien faire pour retenir la déflagration. Il allait se faire incendier pour pas un rond.

-          Il nous faut son accord pour pouvoir pénétrer chez lui, et… il est injoignable pour le moment.

-          Et donc, vous ne ferez rien ?

-          On n’a pas le droit !

-          Rien à foutre ! Le droit c’est moi ! D’ailleurs, que vous le vouliez ou non, j’y vais maintenant. Je n’ai pas investi pour supporter des incapables. C’est mon argent, pas le vôtre.

M. Robert avait lâché la dernière phrase avec tout le mépris qu’il possédait en stock, supporté par une voix de stentor. Cependant, il était resté plutôt sobre dans ses reproches, ce qui freina Matthieu pour une quelconque réplique adéquate, mais qu’il regretterait sitôt dite (car le client est roi, parait-il) … Le propriétaire avait tourné les talons d’un seul bloc, comme si plus rien ne pouvait arrêter un char d’assaut. Matthieu n’essaya même pas de l’en empêcher : avec ce genre de personne, c’était peine perdue, de toute façon.

Maintenant, c’était sûr que la vie à l’agence ne serait plus une petite promenade de santé pendant un moment. En espérant qu’il ne paierait pas les pots cassés non plus.

Pendant que M. Robert était en route pour visiter de force le studio, Matthieu essaya de rappeler le jeune Enzo, mais c’était toujours occupé. Cette fois-ci, il ne pouvait plus en rester-là, il appela directement sa mère, mais il ne put que laisser un message sur son répondeur.

 

6

 

   Mme Galion ne rappela pas tout de suite, mais Matthieu fut soulagé de voir son numéro s’afficher. Enfin, il allait pouvoir exprimer ses problèmes à quelqu’un qui avait l’air plutôt rationnel. En général, les pharmaciens étaient de bon conseil.

-          Je n’ai pas écouté votre message, je n’ai pas le temps. Alors dites-moi ce que vous voulez.

-          Eh bien ! Je cherche à joindre votre fils, il y a une fuite d’eau chez lui et il ne répond pas au téléphone, il est injoignable. De plus, il semblerait qu’il ne soit pas chez lui actuellement. Donc, je me suis dit qu’il était peut-être chez vous, à Nice ?

-          Pourquoi serait-il chez moi ? Je ne sais pas du tout où il est. Vous savez mon fils est majeur et vacciné, il est assez grand pour savoir ce qu’il fait. Il est peut-être en vacances, non ? Ce n’est pas les vacances scolaires en ce moment ?

Matthieu fut quelque peu désarçonné par les réponses de Mme Galion. Il ne s’attendait pas à ce qu’elle soit aussi évasive. En tout cas, ça ne l’aidait pas à résoudre le problème qui grossissait à vue d’œil désormais.

-          Ben, non ! Ce n’est pas maintenant.

-          Alors, je ne sais pas, je ne peux pas vous aider. Désolée ! Essayez de contacter la fac, il devrait y être, non ?

Là, c’était elle qui posait les questions maintenant. On rentrait dans un dialogue de fous, il valait mieux abréger, ça ne servait rien de poursuivre. La mère était une fausse piste et avait l’air aussi à l’ouest que le fils.

Cependant, elle lui avait donné une idée. Ça tombait bien, l’agence n’était distante que d’un kilomètre environ de la fac de pharmacie. Il n’était pas obligé de s’en mêler, mais vu que le propriétaire s’était mis en tête de s’occuper du problème, il fallait limiter la casse potentielle. Et puis, ça lui donnerait une excuse pour sortir de son bureau. Il bloqua un créneau horaire dans son agenda électronique et se mit en route aussitôt.

L’agence Locat Immo France était située avenue du Père Soulas, et la fac de pharma rue Charles Flahaut, au croisement de la Voie Domitienne, en face du CROUS. Matthieu ne mit pas plus de dix minutes à pied pour rejoindre le bâtiment principal.

Il pénétra dans le hall où des gens circulaient en tous sens : il se sentit perdu, désorienté. Cependant, sa dégaine, avec son costume et sa cravate, et son âge n’en faisaient clairement pas un élève. Il attira l’attention d’un des surveillants, qui vint à sa rencontre. L’homme en uniforme était aussi repérable que lui. Matthieu se laissa aborder volontiers.

-          Bonjour ! Vous cherchez quelque chose ? demanda l’homme, méfiant.

-          Bonjour ! Je travaille au Locat Immo France du Père Soulas, je loue un appartement à un des élèves de cet établissement et je n’arrive pas à le joindre. Donc, j’aimerais lui parler de vive voix, si c’est possible.

-          Ok ! Vous m’attendez là ? Je vais voir si je trouve quelqu’un au secrétariat qui pourra vous répondre.

Matthieu lui fit signe de la tête qu’il acceptait de l’attendre dans le hall. Il en profita pour lui remettre un message avec le nom et prénom de son locataire.

Dix bonnes minutes plus tard, le surveillant revint suivi par une femme d’âge moyen. Ses pas resonnèrent jusqu’à lui, faisant se retourner tous ceux qui se trouvaient là.

-          Bonjour monsieur ! Que voulez-vous à cet étudiant ?

-          Bonjour madame ! Il y a un dégât des eaux chez lui. J’aimerais le voir et lui parler, c’est tout !

-          Eh bien ! Nous aussi.

-          Comment ça ?

-          Ce monsieur, Enzo Galion, n’est plus revenu en cours depuis le 1er novembre. Donc, ça fait plus d’un mois qu’il est absent. Nous avons prévenu sa famille pour savoir ce qui se passait, mais ça n’a pas l’air de les traumatiser. Aucune réponse pour le moment.

Voilà qui était étrange ! Matthieu se tourna vers le surveillant comme pour lui demander conseil du regard, mais celui-ci faisait semblant de ne pas écouter, tout en se tenant à quelques mètres de la secrétaire.

-          Pourtant, je l’ai vu la semaine dernière, juste avant la fuite d’eau.

-          Vous avez eu plus de chance que nous.

-          Donc, il n’est pas là. Vous me le confirmez ?

-          Normalement, je ne devrais pas parler des étudiants à une personne extérieure à l’établissement, mais lui, je vous confirme qu’il n’est pas là. En tout cas, aujourd’hui, c’est certain.

-          Ok ! Je ne vous en demanderai pas plus. Merci beaucoup. Au revoir.

Matthieu serra la main de la secrétaire ainsi que celle du surveillant, puis quitta la fac de pharma l’air dubitatif. Cette situation était inédite : ce jeune homme ne pouvait pas avoir disparu, tout de même, songea-t-il.

Il récapitula mentalement ce qu’il venait d’apprendre. La mère ne savait pas où son propre fils se trouvait, mais ne semblait pas s’alarmer plus que ça, et la fac ne l’avait pas vu depuis plus d’un mois, alors que lui l’avait vu il y avait encore une semaine de ça… Voilà qui n’allait pas plaire au propriétaire, pensa-t-il.

Justement ! M. Robert devait avoir fini sa visite, et si l’état de l’appartement ne lui plaisait pas, il serait sûrement de retour à l’agence pour en parler.

La distance entre la fac et Locat Immo France était plutôt courte, mais Matthieu hâta le pas en espérant rentrer avant M. Robert. Lorsqu’il pénétra dans l’agence, il sut que ses craintes étaient fondées, puisqu’il entendit des hurlements provenant d’un bureau proche du standard.

Pas de doute, il reconnaissait la voix de ténor tonitruante du propriétaire qui invectivait Lydie, sa secrétaire, qui ne se laissait pas faire, du reste. Matthieu s’interposa entre eux. L’énervement est toujours contreproductif et souvent regrettable après coup. Surtout quand vous en êtes le récepteur.

-          Je vous demande de vous calmer ou je vous mets dehors. Il est hors de question de traiter de la sorte mes collègues. Alors, dites-moi ce qui se passe plutôt !

-          Ce qui se passe ? Vous voulez vraiment savoir ce qui se passe ? C’est simple : le studio est ravagé.

-          Comment ça, ravagé !

-          Le sol est trempé. Toutes ses affaires sont trempées et sont en train de moisir. Les meubles sont en train de pourrir. On dirait que ça fait des semaines que l’appartement n’est pas habité. Et puis, la saleté ! Les poubelles débordent dans la cuisine, l’évier est rempli de vaisselle sale, et puis ça pue la mort, là-dedans. Les mégots écrasés par terre, les cadavres de bouteilles abandonnés un peu partout, jusque dans la salle de bain où on retrouve des mégots et des bouteilles vides. Il y a même de la boue dans la douche. Comment se fait-il qu’on puisse trouver de la boue dans la douche ? hein ? Je vous le demande, c’est normal, ça ? … Ah, oui ! Le réfrigérateur est mort aussi. Je ne vous parle pas du plancher qui est en train de se décoller. Enfin, c’est un champ de bataille dans ce studio. Je n’ai jamais vu ça de toute ma vie et ça fait longtemps que je loue des appartements… Mais qui est ce type que vous avez mis dans mon studio, bordel ?

M. Robert s’exprimait maintenant avec la voix d’un homme brisé, martyrisé par le sort, comme si un bombardement avait détruit sa maison et toute l’œuvre de sa vie. Il allait être obligé de réinvestir pour tout réparer.

Matthieu et sa secrétaire écoutaient sans oser interrompre M. Robert dont la colère était entrée en phase descendante. Cependant, un animal blessé étant toujours dangereux, il fallait rester prudent. Matthieu tenta une approche amicale.

-          Il y a sûrement une raison à tout cela. Il faut qu’on réfléchisse ensemble. Je comprends votre problème, dit-il chaleureusement.

-          Mais, je n’en ai rien à foutre de vos réflexions à la con. Je veux qu’on vire ce type et qu’on me rembourse les dégâts. Je vous préviens, je ne vous lâcherai pas.

Matthieu et sa secrétaire virent qu’ils avaient bien réveillé l’ogre. Ils restèrent silencieux, cette fois-ci. Du moins, tant qu’ils le purent.

A l’extérieur du bureau, dans les couloirs, les occupants de l’agence commençaient à se regrouper pour voir ce qui se passait. Les décibels survoltés qui sortaient de la gorge déployée de M. Robert traversaient les cloisons aisément.

-          Ça va être compliqué. Nous n’y sommes pour rien, c’est aux assurances de faire le nécessaire. On va parler au locataire dès qu’il sera revenu, je vous le promets.

-          Si je le vois, je lui démonte sa tête à ce connard. Je n’ai pas investi dans l’immobilier pour qu’une bande d’incapable me ruine. Locat Immo France, c’est fini et ça sera de votre faute… D’ailleurs, je veux voir votre directeur tout de suite. Je veux vous retirer la gestion de tous mes appartements. Vous êtes un gros nul, je ne veux plus de vous…assena-t-il en le pointant du doigt.

-          Personne ne m’a jamais parlé comme ça ! répondit Matthieu, excédé par autant de mauvaise foi.

-          Il faut un début à tout… Hors de ma vue, minable !

A peine avait-il terminé sa diatribe qu’il sortit du bureau, emportant sa fureur avec lui, libérant le stress contenu dans l’espace confiné, comme un ballon qui venait d’éclater.

Mais, M. Robert fut freiné dans son élan par un jeune quadra, look de cadre dynamique en bras de chemise, qui se présenta avec assurance et fermeté, lui bloquant le passage.

-          Bonjour monsieur. Je suis le directeur de l’agence, dit-il en lui serrant la main de force. Venez avec moi, je vous prie. On va se mettre au calme dans mon bureau. J’ai entendu que vous vouliez me voir, je vais vous recevoir de suite.

Le directeur fit un clin d’œil discret à Matthieu, lui montrant qu’il avait la situation en main. Le propriétaire irascible se laissa mener par ce jeune homme. Le directeur en profita pour demander aux filles du standard de lui apporter deux cafés.

En les voyant partir tous les deux, Matthieu souffla de dépit : il se sentait totalement inutile. Il en avait connu des propriétaires difficiles, mais des comme celui-là, jamais. Il retourna dans son bureau, s’assit, tapota nonchalamment sur son clavier, lut un ou deux mails, mais le cœur n’y était plus : il était humilié… Lydie lui apporta un café qu’elle déposa devant lui, lui dit deux ou trois mots de réconfort, puis referma la porte, le laissant seul, dégouté, presqu’au bout de sa vie, comme on dit aujourd’hui.

 

7

 

   Matthieu connaissait son chef et ses capacités pour aplanir les angles : le business avant tout. Il n’aurait pas les détails, mais il se doutait qu’il perdrait sûrement la gestion des appartements de M. Robert, et peut-être que ça valait mieux, car les deux hommes étaient désormais à couteaux tirés. Les relations commerciales sont tout de même des relations et on ne fait jamais de bonnes affaires sans cordialité. Lui était vexé et le propriétaire était énervé, et tout ça à cause de ce petit con d’Enzo.

La journée avait été pleine de surprises, voire chaotique, mais elle était encore loin d’être finie. Lui aussi avait les doubles des clés, il avait envie d’aller faire un tour à la résidence du Vicarello, et visiter le studio.

Il quitta l’agence tranquillement, le calme était revenu, le téléphone sonnait au standard, les commerciaux couraient pour faire leurs photocopies, ses collègues étaient redevenus indifférents, mais lui adressaient un sourire de circonstance quand il les croisait. Une altercation avec un client n’était pas la fin du monde, même si c’était désagréable : il fallait aller de l’avant, comme d’habitude.

Il arriva sur les coups de 17h et se gara sur le parking de la résidence. Les volets du studio étaient toujours baissés, Enzo Galion n’était toujours pas revenu, semblait-il… Il déverrouilla la porte et entra : une forte odeur de pourri lui sauta au nez, comme si un œuf finissait de se désagréger. Il porta sa main au visage, de peur d’être contaminé par d’éventuels microbes. Il ouvrit l’électricité, et à la lumière, constata l’ampleur des dégâts. Il se dit qu’il fallait faire quelque chose tout de suite : il ouvrit les volets et les fenêtres en grand pour aérer. L’air frais assècherait un peu et limiterait un peu la catastrophe.

Les propriétaires exagéraient les conséquences quand il fallait débourser pour eux et minimisaient quand c’était à eux de payer, mais là, la vérité crue s’étalait jusqu’à ses pieds. La fuite d’eau, si elle avait été jugulée à temps, ne se serait jamais transformée en un tel désastre.

Matthieu fit un rapide tour dans les 20 m² du studio, et effectivement, tout était dans un état de délabrement avancé. Cependant, il remarqua que ça ne datait pas de la fuite, mais que c’était bien antérieur. Donc, le jeune Enzo avait laissé à l’abandon son domicile depuis qu’il y habitait : il avait à faire à un crasseux, comme aurait pu dire Mme Chico. D’ailleurs, au moment où elle apparaissait dans ses pensées, on frappa à la porte. Qui cela pouvait-il être ?

Sans qu’il ne prononce un seul mot, la porte s’ouvrit : une vieille dame était là, penaude mais curieuse.

-          Bonsoir Mme Chico ! Je vous en prie, entrez. Plus on est de fous, plus on rit !

Mme Chico passa la porte lentement comme si elle avançait dans l’antre de je ne sais quel démon. Elle regardait bien où elle posait ses pieds.

-          M. Galion n’est toujours pas réapparu ?

-          Eh, non ! Je ne sais absolument pas où il est. J’ai appelé sa mère, mais elle n’en sait pas plus.

-          M. Robert était là cet après-midi, je l’ai vu. Je le connais bien, vous savez ! On s’est parlé, mais je n’ai pas parlé de vous, je vous l’assure.

-          Oh mais je l’ai vu aussi ! Il m’a passé un savon carabiné. Je ne lui en veux pas. Si j’avais eu un appartement dans cet état, je crois que j’aurais fait un malheur pour me calmer.

Matthieu demanda à Mme Chico de refermer la porte, car aucun des deux n’avaient le droit d’être ici, puisqu’ils n’en avaient pas reçu l’autorisation par le locataire. Cependant, ils se neutralisaient l’un et l’autre. Mme Chico, en tant que membre du CS et Matthieu, en tant que bailleur, n’avaient pas le droit d’être là, malgré le dégât des eaux… Matthieu restait perplexe quant à la suite à donner : le propriétaire bouillait d’impatience et le locataire était absent. On était dans un dilemme absolu.

-          Le studio est ravagé, mais il était déjà dans un sale état avant la fuite. Comment peut-on être aussi négligé ? Surtout pour un étudiant en pharmacie, dit-il désemparé.

-          Vous voulez mon avis ? Ce garçon n’est pas plus étudiant que vous ou moi. En tout cas, s’il l’a été, il ne l’est plus.

-          C’est-à-dire ! Je ne comprends pas.

-          Un après-midi, je l’ai vu à la poste du quartier, et il y travaillait. Je sais que des élèves font des heures au tri en plus de leurs études pour s’en sortir, mais lui il y était tous les après-midis, tous les jours. Donc, c’est son boulot.

Eh bien ! En voilà une révélation. Matthieu écoutait avec discernement.

-          Les gens louches qu’on vous a signalés dernièrement, portaient des uniformes de travail de la poste. C’était donc ses collègues… Un étudiant en pharmacie a des amis comme lui, c’est-à-dire des étudiants. Alors que lui n’aurait que des amis ne travaillant qu’à la poste ? Ben, non ! Ce sont ses collègues, c’est tout.

-          C’est curieux ça ? Pourquoi aurait-il menti pour avoir cet appartement ? S’il peut payer le loyer, il n’y a aucun problème. Là, je ne comprends pas la stratégie.

-          Ce type n’est pas net, je vous le dis, moi… Sans parler des fiestas tous les week-ends, du bordel permanent, des va-et vient de filles et de gens louches. Ce môme est un dingo. Un de plus !

Matthieu préféra taire ce qu’il avait appris à la fac de pharmacie. Mme Chico était sympa comme ça, mais elle était aussi membre du CS et connaissait tout le monde dans la résidence, voire au Syndic. Cette histoire commençait à sentir mauvais, très mauvais, mais pour le moment, elle ne devait pas dépasser le stade du locataire indélicat.

Il invita Mme Chico à sortir de l’appartement : ils en avaient assez vu. En partant, il décida de laisser les fenêtres ouvertes pour que l’air fasse son travail salvateur, mais baissa les volets à moitié.

-          Bon ! Si quelqu’un vous demande, vous pouvez dire que je suis passé. J’en prends la responsabilité. On ne peut pas laisser ça comme ça.

Ils se serrèrent la main comme de vieux complices et se quittèrent. Matthieu espérait qu’il n’avait pas été trop présomptueux en officialisant sa visite. On verrait bien, se dit-il.

Avant d’embarquer en voiture, il jeta un œil à son portable et il avait des messages. Beaucoup de messages. Notamment, plusieurs de son chef, lui demandant de venir le voir dès que possible. Décidément, la journée avait dû mal à se terminer, et elle venait même de se rallonger.

L’agence commençait à se vider quand Matthieu arriva. Il ne prit même pas la peine de passer par son bureau, il se dirigea directement vers celui du directeur.

-          Viens, entre Matthieu ! Faut qu’on parle cinq minutes. Assieds-toi, je t’en prie.

Matthieu se sentait un peu comme l’agneau dans la cage au lion : sans défense, comptant les dernières précieuses secondes qui lui restait à vivre.

-          Bon, j’ai parlé longuement avec M. Robert, il fallait le calmer, j’ai fait le job !... D’abord, où en est-on avec ce locataire ?

-          Nulle part ! Il est injoignable pour le moment. Personne ne sait où il est, même pas sa mère, qui est son aval.

Le directeur, qui ne prénommait Karim, était le mec le plus speed que Matthieu connaissait. Toujours à remuer ciel et terre par tous les temps et à n’importe quelle heure, qui ne vivait que pour son travail et les avantages que ça lui procurait : il roulait en Porsche 911 bleu crème décapotable et sa femme ressemblait plus ou moins aux mannequins vedettes des séries américaines, une blonde cheveux longs fillasses, toujours bronzée, jeune, longiligne, impeccable sur ses hauts-talons. Karim montrait en toute circonstance qu’il était un battant, le faisait savoir et ce soir-là, le fit clairement sentir à Matthieu. C’était un ancien Parisien, immigré au soleil du Sud, comme tant d’autres, ravi de partager sa façon de travailler : disciple de Yaka, Focon et Ifo, ses dieux préférés, qu’il invoquait à tout bout de champ.

-          Tu me montes un dossier pour les assurances…Lâcha-t-il sèchement.

-          Mais, on n’est pas concerné, minauda Matthieu… C’est l’assurance du locataire qui devra s’en charger.

-          Je m’en fous, tu fais ce que je te dis. Tu montes ce dossier et on verra après ce qu’on en fera. Georges Robert ne veut plus nous laisser la gestion de ses appartements, alors tu te démerdes comme tu veux, mais il n’est pas question qu’on les perde.

-          Mais, on ne les perdra pas, tu le sais bien, ça ne se fait pas comme ça…

Karim se raidit.

-          Je veux qu’on lui montre qu’on fait quelque chose pour lui, même si ça ne sert à rien, fais-le quand même !

Matthieu avait envie de fixer le plafond et de lâcher un soupir de désespoir. Ce n’était pas le moment de faire l’effronté de salon. Il se contenta d’un rictus bien coincé.

-          Il va falloir aller constater l’état du studio assez rapidement, ordonna Karim.

-          C’est fait ! J’y suis allé ce soir. C’est un désastre absolu et M. Robert n’a pas menti ni minimisé l’ampleur des dégâts.

-          Je croyais que tu n’avais pas pu joindre le locataire. Tu as eu son autorisation ?

-          J’ai fait comme M. Robert, je me le suis autorisé tout seul.

-          Ok ! Ça c’est entre nous. Personne ne t’a vu ?

-          Si ! Mme Chico du CS.

-          Ah, merde ! Cette vieille chouette a dû déjà alerter tout le quartier… Merde !

-          Je lui ai demandé de se taire : on est complice sur ce coup-là.

Karim interrompit quelques secondes son speech pour jauger la situation. Après tout, il n’y avait pas trop de risques, M. Robert était passé avant, c’est ce qui comptait, pensa-t-il.

-          Je suppose que je ne suis plus son interlocuteur, demanda Matthieu. Qui me remplace sur la gestion des appartements de M. Robert ?

-          J’ai fait le job, je t’ai dit. Tu gardes ton portefeuille, mais tu t’occupes de lui, tu me le chouchoutes, tu me le caresses à fond dans le sens du poil celui-là… Surtout, empêche-le de rencontrer le locataire, j’ai peur que ça se termine en bain de sang, cette histoire… C’est okay pour toi ?

Matthieu acquiesça mollement.

-          Alors, au boulot ! Je veux le dossier sur mon bureau pour demain matin. Let’s go !

Karim frappa dans ses mains, comme pour lancer le départ de sa nouvelle stratégie gagnante, et faire déguerpir Matthieu, qui se leva d’un bond, le sortant de sa torpeur.

Sur le chemin du retour à la maison, en direction de Port-Marianne, un proverbe créole qu’il affectionnait, lui revint en mémoire, surtout qu’il avait réussi à le faire mentir : « Le cafard n’a jamais raison face à la poule » … Ouais, il ne s’en était pas trop mal sorti, cette fois-ci. Cependant, on avait rarement raison deux fois, se dit-il…

 

8

 

   Une bonne semaine s’écoula sans que l’affaire Enzo Galion n’avance d’un pouce. L’étudiant n’avait toujours pas donné signe de vie, le propriétaire s’était semble-t-il calmé depuis que Matthieu lui avait proposé sa médiation concernant les assurances, et l’appartement continuait de pourrir tranquillement. Jusque-là, on peut dire que tout roulait bien puisqu’il ne se passait rien. Cependant, il faut toujours se méfier de l’eau qui dort, surtout quand elle passe par une fuite et que personne ne s’en occupe.

La paix de l’âme et de l’esprit est nécessaire pour réaliser de bonnes affaires, et justement, Matthieu voulait vite oublier ces petits aléas de la vie professionnelle pour continuer à faire les siennes, d’affaires. Sauf que les problèmes, qui volent toujours en escadrille, n’allaient pas tarder à le survoler.

Cela faisait bien dix jours que la fuite avait été déclaré et que le locataire était aux abonnés absents quand il reçut un SMS de la voisine du jeune homme, Mme Utrillo.

« Bjr, votre locataire est rentré »

Sœur Jeannine fait une apparition, pensa-t-il. Alléluia ! Il en aura mis du temps, celui-là, ajouta-t-il.

Sans même prendre le temps de répondre, Matthieu se mit en route pour le Vicarello sur le champ. Enfin, il allait pouvoir régler cette affaire qui oscillait au-dessus de sa tête comme une épée de Damoclès.

Il y avait moins d’un kilomètre de l’agence à la résidence, mais il conduisit aussi vite qu’il put pour être certain de ne pas le rater : ce genre d’oiseau s’envolait vite, malheureusement. Il se gara au plus près également… A peine avait-il débarqué, qu’il vit Mme Utrillo venir à sa rencontre quasiment en courant. Il était clair qu’elle s’amusait de cette situation, elle se sentait utile à la collectivité, elle avait envie de rendre service, mais cette fausse complicité le gêna plus qu’autre chose, et surtout le mode délation lui déplaisait fortement. On n’était pas en temps de guerre pendant l’Occupation, et cette histoire qui devenait franchement farfelue, allait enfin se terminer.

-          Je vois que vous avez eu mon message. Votre locataire est chez lui. Je ne sais pas ce qu’il fabrique, mais il n’est pas seul. Je voulais vous prévenir…

-          Merci Mme Utrillo, je m’en occupe. Ne vous inquiétez pas.

Matthieu se présenta seul à la porte de son locataire, laissant Sœur Jeannine s’éloigner. Il approcha l’oreille et entendit de la musique, pas de doute, Enzo Galion était enfin là. Il sonna plusieurs fois pour être sûr d’être entendu. Effectivement, la porte s’ouvrit au bout de la troisième sonnerie, le jeune homme apparut tel le messie enfin revenu sur Terre.

-          Bonjour M. Galion. Vous allez bien ? Faut qu’on se voie, c’est urgent !

Matthieu fut aussi accueilli par une forte odeur familière, une seconde personne fumait un pétard dans la pièce centrale et faisait des volutes de fumée pour se faire remarquer.

-          C’est que… je rentre de vacances et j’ai des choses à faire.

-          Tant mieux et moi aussi. Je ne viens pas pour une visite de courtoisie, je vous rassure. Je voudrais vous parler de votre dégât des eaux. Je n’en ai pas pour longtemps… Au fait, il n’y avait pas de téléphone sur votre lieu de vacances ?

-          Euh… pas vraiment, non !

La réponse d’Enzo fit s’esclaffer le gars qui était dans la pièce. Indubitablement, ils se complétaient ces deux-là.

Enzo s’écarta de la porte pour le laisser entrer. Matthieu remarqua tout de suite que la seconde personne présente portait une veste de la Poste, donc cette histoire de travail permanent semblait réelle. Le gars n’était pas de la première jeunesse non plus, ça ne pouvait être qu’un de ses collègues comme le supposait Mme Chico du CS. Manifestement, ils étaient tranquillement en train de fumer un joint en buvant une bière, sur un coin de table. La saleté et l’odeur de moisi, pourtant repoussantes, n’avaient pas l’air de les gêner plus que ça. Il faut dire que ça se mélangeait merveilleusement bien avec l’odeur de marijuana : comme une sorte de mix sucré salé.

-          J’ai bien vu que j’avais eu une fuite d’eau, je ne suis pas aveugle. Je vais dégager tout ce qui est foutu. C’est grave le bordel maintenant. Je vais tout nettoyer…

-          Parlons peu, mais parlons bien ! Va falloir contacter votre assurance dans les plus brefs délais. Comme votre mère est votre aval, c’est votre assurance qui devra prendre en charge les dégâts. Je vous préviens que le propriétaire est au courant et qu’il voudra sûrement vous voir. Je vous conseille vivement de faire les choses. Rassurez-le !

-          Okay, c’est bon, j’ai compris… En attendant, quelqu’un est venu chez moi sans mon autorisation et ça c’est interdit : violation de domicile, vous connaissez ? Je suppose que c’est le propriétaire ou même vous, qui avez laissé les volets ouverts, n’est-ce pas ? Donc, je n’ai de leçons à recevoir de personne. Je préviendrai ma mère, elle s’occupera de tout, ne vous inquiétez pas pour ça.

Matthieu manqua de suffoquer devant l’arrogance de son locataire car même s’il ne confirmait pas ces accusations, Enzo l’avait mis en défaut. Décidément, ce jeune homme était au courant de beaucoup de choses. D’ordinaire, les étudiants ne savaient rien d’autre que ce qui les concernait directement. Les lois, les règlements, les us et coutumes leur passaient au-dessus de la tête, mais pas lui.

-          Le parquet est mort de chez mort. Le propriétaire devra faire des travaux. Comment s’organisera-t-on ?

-          Le propriétaire ne fera les travaux que lorsque votre assurance aura débloqué les fonds et ça prendra sûrement des semaines avant que ça se fasse. Donc, plus vite vous ferez votre déclaration, plus vite ça se fera.

-          Et donc, je devrais vivre dans cette merde jusque-là ?

-          Ça fait deux semaines qu’on essaie de vous joindre. Donc, vous avez perdu deux semaines… Laissez ouvert, aérez le plus possible, rangez et jetez tout ce qui est foutu, mais faites-le dès aujourd’hui.

-          Okay, on est là pour ça ! Si j’ai besoin de vous, je vous ferai signe !

Matthieu, qui n’avait aucune raison particulière d’apprécier ou de détester ses clients, ressentit un profond malaise. Avec un gars comme lui, rien ne pouvait se faire naturellement, la lutte allait être âpre pour obtenir qu’il se bouge. Matthieu commença à entrevoir que cette fuite d’eau était le révélateur d’un autre problème sûrement plus vaste, mais lequel ? Quoi qu’il en soit la mère de toutes les batailles n’allait pas tarder à avoir lieu : la confrontation était inévitable.

-          Au fait, vous savez ce qui a provoqué cette fuite ?

-          Oui, c’est le robinet de la cuisine qui a lâché. C’est bien un problème de propriétaire, ça non ?

-          Peut-être ! C’est l’assurance qui le déterminera, répondit-il évasif… En attendant, je vous envoie un plombier pour le réparer. Un conseil, rangez un peu avant son arrivée.

Enzo répondit par une moue qui semblait dire « cause toujours, je m’en fous ». Matthieu serra les poings instinctivement, mais il ne fallait pas s’énerver : le conflit qui ne manquerait pas d’éclater aurait lieu entre le propriétaire et le locataire, l’agence devait rester à l’écart.

En sortant de chez le soi-disant étudiant, il vit que la porte de Mme Utrillo était entrouverte. Donc, elle n’en avait pas perdu une miette, elle pourrait même répéter à l’envie ce qu’elle avait entendu… Ça faisait longtemps qu’il n’y avait plus de concierges ni de gardiens dans les résidences, mais certains possédaient dans leurs gènes ce qui faisait la seconde spécialité de ces gens, après le ménage bien sûr : le renseignement. Fallait croire que l’espionnite avait toujours la cote. Décidément, son métier commençait à vraiment lui peser.

A peine était-il passé devant sa porte, qu’elle l’ouvrit et lui fit signe d’entrer. Matthieu obtempéra, la curiosité étant plus fort que l’abnégation, parfois.

-          Excusez-moi ! J’ai un peu entendu ce que vous vous êtes dit avec le locataire. Je peux vous dire qu’il a menti : il n’était pas en vacances.

-          Ah bon ?

-          C’est la police qui est venue le chercher un matin. Il est parti avec eux et il avait les menottes… Ces hommes n’étaient pas en uniforme, mais ils avaient un brassard « police », j’en suis sûre, je l’ai bien vu… Ce type est peut-être dangereux, vous ne croyez pas ?

Eh ben ! Matthieu pensait qu’on avait touché le fond, mais non, on continuait de creuser pour descendre plus bas encore. En fait, Mme Utrillo était en train de lui dire que des gens de la BAC étaient intervenus, et eux, ne se déplaçaient jamais pour rien. Donc, Enzo Galion avait sûrement été en garde-à-vue à un moment donné. Cependant, d’après ce qu’il savait, la GAV ne pouvait pas excéder trente-six heures, et lui avait été absent deux bonnes semaines. Donc, Enzo avait bien atterri quelque part, mais Matthieu n’avait pas franchement envie d’en savoir plus sur son lieu exact de villégiature.

-          D’autres personnes les ont-ils vus ?

-          Je ne sais pas. C’était aux alentours de 6h du matin. Il n’y a pas foule à cette heure-là… Vous voulez que je me renseigne ?

-          Non, surtout pas ! Merci beaucoup de votre aide Mme Utrillo, mais je pense qu’il ne faut pas se mêler de ce genre d’affaire. On ne sait jamais ce qui pourrait nous retomber dessus… Et moins on en sait, mieux c’est !

Matthieu prit congés de la vieille dame et se hâta de quitter la résidence… Il n’en était pas encore sûr, mais il semblait qu’il avait introduit un loup dans la bergerie, malgré lui. En tout cas, il ne pouvait pas garder ces informations pour lui, il devait impérativement les partager avec son brillant patron, le sémillant Karim, qui lui saurait quoi faire, à coup sûr.

Dans sa voiture, Matthieu prit le temps d’envoyer un message à sa secrétaire, lui demandant de dépêcher un plombier dans les plus brefs délais chez le jeune Enzo, et de prévenir Karim qu’il voulait le voir dans la matinée. Ses propres rendez-vous passeraient au second plan tant qu’il n’aurait pas eu cet entretien.

Il démarra enfin après avoir jeté un dernier coup d’œil à la fenêtre de son locataire : ça n’avait pas l’air de s’exciter beaucoup… Quoi qu’il pût arriver maintenant, Matthieu devait protéger ses arrières pour ne pas devenir une malheureuse victime collatérale.

 

9

 

   Il fallait que Matthieu se débarrasse au plus vite de ce qu’il venait d’apprendre. Karim, en tant que directeur de l’agence, devait prendre une décision qui le déchargerait de toutes responsabilités. En chemin, il demanda à Maurice, le gestionnaire de la résidence du Vicarello de le suivre en réunion, ainsi que Lydie, sa secrétaire.

Karim réfléchissait vite, toujours dans le sens des affaires et de ses intérêts. Lui non plus, n’avait pas quitté Paris pour s’installer à Montpellier, pour se faire rouler dans la farine par un jeune lascar, fut-il de bonne famille.

Officiellement, il ne s’agissait que de régler un problème locatif, mais dans sa tête, Matthieu s’était mis en situation de crise, car il fallait imaginer une stratégie où lui resterait en place, et où l’agence ne perdrait rien. Le propriétaire serait sûrement la seule victime finalement, mais on pouvait peut-être la jouer en douceur pour que ça ne se termine pas trop mal pour tout le monde.

Karim attendait Matthieu dans la salle de réunion, impatient, comme à l’accoutumé. Il se leva pour saluer tout le monde cordialement.

-          Pourquoi Maurice et Lydie sont-ils là ? Que se passe-t-il ?

-          J’ai demandé à te voir parce que j’ai des infos concernant les problèmes du studio du Vicarello. Je dis « les problèmes », parce qu’on est en train de dépasser le simple problème de la gentille petite fuite d’eau. Nous sommes tous les quatre concernés, en tant que gestionnaire de la résidence, de la clientèle et de la direction de cette agence.

-          Bon, okay ! Où veux-tu en venir ?

Karim regardait sa montre avec anxiété, il avait d’autres rendez-vous et celui-ci était venu s’intercaler entre deux autres, bien plus important. On n’allait tout de même pas convoquer le président de la République pour une fuite d’eau, non plus ! Nerveusement, il tapotait du bout des doigts sur la table. Maurice et Lydie fixaient Matthieu, incrédules, se demandant ce qu’ils faisaient là également.

-          J’y viens ! J’ai rencontré ce matin le locataire qui est enfin rentré. Et j’ai croisé sa voisine qui m’a raconté ce qu’elle avait vu la veille de la fuite. J’avais du mal à comprendre pourquoi ça ne collait pas avec les voisins de notre locataire, mais j’ai enfin les infos qui en expliquent les raisons. Notre jeune Enzo Galion n’est pas plus étudiant que vous et moi, c’est un dealer. La BAC est intervenue un matin pour le coffrer, il n’était pas en vacances ou en voyage scolaire, mais sûrement en garde-à-vue. Ce que je ne sais pas, c’est si sa mère est en au courant du loustic qu’elle nous a refilé.

Karim comprit la situation en un clin d’œil.

-          Il y a de grandes chances pour que sa mère ne sache pas pour sa garde-à-vue, mais elle sait parfaitement qui est son môme. C’est sûrement la raison pour laquelle il est à Montpellier et non à Nice. Pour l’éloigner, supputa calmement Karim.

-          Oui, mais ça veut dire que notre crible a été défaillant et on va se ramasser le propriétaire dans les dents.

Les deux autres invités ne disaient toujours rien, mais ils avaient parfaitement compris cette fois-ci.

-          Du calme ! Laissez-moi réfléchir une seconde !

Karim caressa frénétiquement la barbe au bout de son menton tout en fixant un point dans le vide devant lui.

-          C’est clair qu’on a un problème. Mais… Mais, il n’est pas insoluble…

Matthieu et ses collègues étaient suspendus à la réponse qu’allait faire leur bouillonnant patron.

-          Si on met toutes les cartes sur table : nous avons un locataire craignos, un propriétaire qui nous menacera de nous faire un procès, mais ça je m’en occupe, un dégât des eaux et l’agence.

Karim cessa de se brosser le menton, comme si la révélation de sa stratégie venait de lui traverser l’esprit.

-          En fait, ce qui nous concerne vraiment, c’est le dégât des eaux et l’encaissement des loyers. Où en est-on là-dessus ?

Maurice prit la parole.

-          Sa mère paie par virement tous les mois à échéance fixe. De ce point de vue-là, c’est un excellent client.

-          Et s’il paie régulièrement, il est inattaquable, même si c’est un porc et un danger public !

La secrétaire de Matthieu prit la parole.

-          Concernant le dégât des eaux, le plombier est en cours d’intervention. Ça sera ensuite aux assurances du locataire et du propriétaire de régler le litige.

-          Okay pour le plombier… Et les assurances vont mettre un temps interminable pour débloquer les fonds. Ce qui veut dire…

Karim semblait réfléchir à voix haute maintenant.

-          Ce qui veut dire… que, si on a de la chance, le locataire partira de lui-même, excédé de vivre dans sa crasse, et on ne le retiendra pas celui-là… Et les assurances en auront au moins entre trois et six mois pour payer. Le propriétaire ne pourra pas faire les travaux, mais il touchera les loyers, ce qui est pas mal quand même… Faudra vraiment actionner pour lui trouver un nouveau locataire dès que l’autre sera parti, on lui doit bien ça. Donc, comme vous voyez, tout n’est pas perdu.

L’atmosphère se détendit d’un coup, libérant les énergies positives et les sourires.

-          Il reste tout de même le problème du deal de drogue. Ça, je m’en occupe, c’est pour moi. Cette voisine est au courant, et peut-être d’autres ! Il faut protéger la réputation de l’agence et se protéger. On ne doit pas laisser tomber ce problème. En attendant, merci de ne pas ébruiter cette affaire, ça ne regarde personne sauf l’agence, je compte sur vous. Officiellement, on a un locataire qui a un dégât des eaux, point !

Karim frappa dans ses mains, levant le camp et remettant les troupes au combat.

Matthieu était plutôt satisfait, restait à mettre en place cette stratégie qui ne manquerait pas de différer du plan initial, comme d’habitude. Etant donné le tempérament irascible du propriétaire et le mode de vie imprévisible du locataire, l’avenir ne manquerait pas de piquant, mais lui se sentait définitivement épargné. Son boss avait fait le job, comme il disait si souvent. Matthieu n’en attendait pas moins…

D’après Matthieu, c’était aussi un chef sympa, mais qui pouvait être une véritable tête à claques, parfois…

 

10

 

   Une fois de retour dans son bureau, Karim consulta son répertoire, localisa le nom qu’il cherchait, joua quelques secondes avec les touches, puis pressa sur « appeler ». Il était temps d’activer ses réseaux, les amis ça sert à ça aussi.

-          Hôtel de Police de Montpellier, j’écoute ?

-          Bonjour, Madame. Je voudrais parler au capitaine Alesi, s’il vous plait.

-          C’est de la part ?

-          Karim Aldi, directeur de l’agence Locat Immo France du Père Soulas.

-          Un instant, je vous prie…

Le secrétariat du capitaine Alesi à la SRPJ, l’avait mis en attente, la petite musique tournait en boucle depuis plusieurs minutes, quand celui-ci prit l’appel. En journée, Karim ne l’appelait jamais directement sur son portable car, il ne savait jamais quand le policier était en service et ne répondait que très rarement. Là, il était sûr de l’avoir ou de pouvoir laisser un message qui serait pris en compte.

Karim Aldi donnait toujours sa fonction quand il donnait son nom, c’était devenu un tic, un gage de qualité, et un plus qui pouvait éviter les dérapages racistes, pensait-il. Il était fier de sa réussite, mais il ne pouvait pas empêcher les gens d’avoir des a priori, même en 2020. De Paris à Montpellier, les choses ne s’étaient vraiment améliorée que lorsqu’il avait gravi les échelons. Depuis, il ne laissait à personne le droit de contester sa réussite et ne prenait aucun risque, y compris avec de jeunes locataires récalcitrants.

-          Allo Karim, ça va ? je n’ai pas beaucoup de temps. Que puis-je faire pour toi ?

-          Salut Michel, ça va, merci ! J’ai un truc à te demander, j’ai besoin d’un conseil. Pourrait-on déjeuner ensemble ce midi ? Comme ça, on pourrait en parler tranquillement.

-          Ah ! Et tu ne peux pas me le dire au tel ?

-          Si, je pourrais, mais ça permettra aussi de nous voir. Ça fait longtemps qu’on ne s’est parlé en direct... Il n’y a rien de grave, je te rassure, j’ai juste besoin de l’avis d’un professionnel.

-          Okay ! Pourquoi pas ! 12h30, Place de l’Europe, le restaurant Le Sud. Tu connais ? C’est au bord du Lez, c’est sympa… Si tu arrives avant moi, sois gentil de me commander le plat du jour. Je te préviens, je n’ai pas beaucoup de temps à t’accorder, alors ne sois pas en retard non plus, ajouta-t-il en riant… Tu t’occupes de la réservation je présume…

Karim n’avait pas eu le temps de répondre que son interlocuteur avait déjà raccroché, mais il savait qu’il viendrait, de toute façon.

Sa Porsche 911 bleu crème s’était faufilée dans les rues de Montpellier assez difficilement. La distance n’était pourtant pas très longue entre la Voie Domitienne et les bords du Lez, mais ça ressemblait aisément au parcours du combattant, surtout pour un véhicule aussi performant. Les multiples feux, lignes de tram, pistes cyclables, bus, piétons, limitations en tout genre, sens uniques interminables, voies rétrécies, et bien sûr les radars, ralentissaient inutilement le trajet, empêchant le moteur d’exprimer toute sa puissance, affirmait-il souvent… En fait, ce genre de voiture ne servait à rien dans cette ville, sauf pour frimer. Malgré les 20% de chômage officiel, le nombre de concessionnaires de grosses cylindrées florissait sans problème et avait même pignon sur rue. D’ailleurs, on avait plus de chance de croiser une Porsche dans sa journée qu’une patrouille de police. Ici, les voitures de luxe pullulaient : 4x4 Navarra, Maserati, Jaguar, et même Ferrari, sillonnaient la ville, affichant une réussite perceptible. Seule la Mercédès restait, comme partout, l’apanage des faux riches et un objet plus ostentatoire qu’autre chose. Et comme dans un concours de muscles, celui qui avait la plus grosse emportait le challenge. Et de ce point de vue-là, Karim avait une grosse voiture.

En tout cas, pour être sûr d’arriver à destination dans un temps raisonnable, valait mieux éviter le centre-ville historique. Montpellier jouait les grandes villes, voire les capitales, mais elle n’avait pas encore réussi à être qu’autre chose qu’un gros village bordelique. Mais la ville était à taille humaine, la bonne taille pour les ambitions de Karim Aldi, et c’est ce qui comptait : ici, il existait et ça se voyait.

Il arriva à l’heure pile au restaurant Le Sud, quasiment en même temps que son ami Michel Alesi, de l’hôtel de Police voisin. Si Karim portait un costume noir Hugo Boss bien cintré, genre playboy méditerranéen, Michel était lui en version plus décontractée, jeans baskets et blouson de cuir, son uniforme de parfait anonyme quand il se coulait dans la masse… La vaste salle du restaurant était encore clairsemée, ils s’installèrent dans le coin le plus tranquille, loin des autres convives, qui en ce début de décembre ne se pressaient pas beaucoup, même le midi.

-          Alors, ça faisait un bail qu’on ne s’était vu ! Jenyfer va bien ?

-          Je te remercie de m’accorder un peu de ton temps, c’est toujours très dur de se libérer. Jenyfer va bien, elle s’occupe de ses petites affaires…

-          Et tu as toujours ta Porsche ?

-          Presque ! J’ai pris le modèle au-dessus, j’ai une 911, maintenant. Mais, j’ai pris une décapotable, c’est plus agréable quand il fait beau. Prochaine étape : la 911 Turbo, mais on verra plus tard, dit Karim tout souriant, heureux de briller.

-          Bravo ! Ça veut dire que les affaires marchent bien, monsieur le directeur.

-          Tu le sais très bien puisqu’on gère tes apparts. D’ailleurs, ils sont tous loués, j’y veille personnellement. Heureusement qu’on est bien placé car les étudiants pullulent dans ton secteur. Tu as fait un bon investissement qui te rapporte et nous rapporte par la même occasion. Si tu as des soucis avec ton gestionnaire, tu me le dis surtout, hein !

Les plats du jour arrivèrent assez rapidement, interrompant la litanie du directeur d’agence, le temps que le serveur dépose les assiettes.

-          Pour le moment, tout va bien. Je n’ai rien à dire concernant la gestion, mais j’espère que tu ne vas pas m’annoncer qu’il y a un problème avec un de mes studios, justement, dit Michel.

-          Non, du tout ! Tu n’es pas concerné par ce que j’ai à te demander.

La question avait quelque peu dérouté Karim, lui faisant perdre le fil de la conversation. Mais Michel embraya rapidement.

-          Bon ! Que puis-je pour toi ?

-          J’ai un petit souci avec un de mes locataires. Figure-toi que c’est sûrement un dealer et j’aimerais m’en débarrasser en douceur. Je veux dire, le faire partir, bien sûr, ajouta-t-il en riant. A mon avis, il n’est pas dangereux, mais j’aimerais en être sûr. Tu comprends, mon agence lui a fourni un appartement et on pense qu’il pourrait s’en servir pour faire son trafic.

-          Qu’est-ce qui te fait dire que c’est un dealer ?

-          La BAC est venue le chercher il y a deux semaines environ. Enfin, c’était des flics en civil, je n’en sais pas plus. Ensuite, des va-et-vient incessants de gens louches et puis ça pue l’herbe dès qu’il est chez lui… Dans un premier temps, j’aimerais savoir s’il a vraiment été appréhendé…

-          Ça ! Je n’ai pas le droit de te le dire…

Ça commençait mal… Les deux hommes se regardèrent dubitatifs. Mais Michel semblait réfléchir à la meilleure façon d’aider son ami tout en respectant le règlement. Il embraya à nouveau :

-          J’ai une idée… Comment s’appelle-t-il ?

-          Enzo Galion !

-          Okay ! Je vais appeler mon secrétariat.

Michel sortit son portable en posant un doigt sur sa propre bouche pour signifier à Karim de ne prononcer aucun mot.

-          Ouais, c’est moi. Dis-moi, je voudrais savoir si un certain Enzo Galion est toujours dans nos murs ? Okay, j’attends….

Les deux hommes étaient comme suspendus à la réponse de l’interlocuteur. Moins d’une minute plus tard, Michel s’anima, montrant que la ligne était de nouveau opérationnelle. Il répéta à haute voix ce qu’on lui disait :

-          Il n’y est plus ! Il est sorti après les 24 heures de garde. Okay merci !

Michel déposa son portable sur la table.

-          Donc, ton gars est bien passé chez nous, mais je ne sais pas encore ce qu’on lui reproche. Si effectivement, c’est un dealer, il aura été balancé par quelqu’un, soit par un client qui veut se venger, soit par un voisin excédé, mais la BAC ne se déplace pas comme ça. Si c’est bien eux, en plus…

-          Hum ! D’accord…

-          Es-tu satisfait ?

-          Disons que tu confirmes mes craintes. Donc, on a installé un dealer dans un de nos appartement loué par un de nos propriétaires. Il faut qu’on s’en débarrasse, il attire toute une faune, qui fume, qui picole, qui fait la fête, qui emmerde les autres locataires et qui fout le bordel dans cette résidence.

-          Tu sais que le trafic de stupéfiants est un des fléaux de Montpellier. On ne sait plus où donner de la tête, il y en a partout. Quant à la consommation, on devrait la légaliser, ça irait plus vite et ça nous libèrerait de cette chienlit. Personnellement, j’ai autre chose à faire que de courir après une myriade de petits délinquants interchangeables, mais bon, ce n’est pas moi qui fais les lois… Pour ton gars, s’il a fait une garde complète, c’est qu’on avait quelques griefs contre lui, et s’il a été libéré normalement au bout de cette garde, c’est vraisemblablement du menu fretin, au pire, un caïd des bacs à sable. Mais s’il y a un truc contre lui, je ne pourrai pas te renseigner. A mon avis, c’est un branleur qui joue au dur, et ce genre-là finit toujours par se ramasser une gamelle.

Le policier avait mimé les guillemets avec ses mains en prononçant le mot « truc », comme pour accentuer que quelque chose de plus important était susceptible d’être en cours. Ce mot passe-partout, qui pouvait signifier vraiment tout et n’importe quoi, n’était pas pour rassurer Karim, car pour lui, ces renseignements devaient l’aider à se positionner face au propriétaire du studio qui menaçait de changer d’agence. Or Michel restait volontairement flou concernant les raisons possibles de son appréhension.

Ce petit con, pour reprendre l’expression favorite de Matthieu dès qu’il parlait du locataire, avait mal choisi son propriétaire (et pas l’inverse, pour une fois). Celui-ci possédait plusieurs appartements qui rapportaient pas mal d’argent en services à l’agence, et rien que de savoir qu’ils pourraient passer à la concurrence, faisait enrager Karim. Désormais, il suivrait cette affaire de très près, quitte à retirer la gestion du studio à Matthieu. Après tout, son collaborateur n’était qu’un commercial et même s’il lui avait dit qu’il en garderait la gestion, il pouvait bien changer d’avis si les circonstances et ses intérêts le commandaient.

-          Ça va, Karim ? Qu’est-ce que tu marmonnes dans ta barbe ? Reviens sur Terre avec nous !

-          Excuse-moi ! Je réfléchissais, répondit-il en riant.

Michel repoussa son assiette à peine entamée et regarda l’heure sur son portable. Karim, finissant se sentit obligé d’expliquer ce à quoi il pensait :

-          C’est une banale histoire de fuite d’eau qui est en train de nous péter à la gueule. Il faut vraiment que je me débarrasse de ce type, sinon, à la prochaine Assemblée Générale, le propriétaire risque de nous faire chier en montant les autres propriétaires contre nous. Il en est capable, il l’a déjà fait… Déjà, l’année dernière, on avait failli perdre le contrat, et maintenant, ce propriétaire menace de nous quitter si je ne trouve pas une solution rapidement. Tu te rends compte que je ne le connaissais pas, il y a encore quelques jours, et maintenant je reçois des mails de lui quotidiennement. Je compte sur les assurances pour régler les problèmes pécuniaires, mais je doute que cela soit suffisant, même si l’argent, c’est toujours bon à prendre… Voilà à quoi je pensais, à des histoires de gros sous… Désolé, je suis toujours dans mon business en toute circonstance.

-          C’est quelle résidence ?

-          Le Vicarello, rue Circé. Tu connais ? C’est dans le même secteur que tes studios.

Le policier, le dos bien droit, l’écoutait attentivement les bras croisés, sans en rajouter, quand le serveur s’intercala entre deux phrases :

-          Prendrez-vous des cafés, messieurs ?

Michel répondit par la négative d’un signe de tête, entrainant Karim à refuser également, ce qui allait écourter irrémédiablement le face à face. Ce dernier en profita pour réclamer l’addition, scellant leur rendez-vous.

-          Ça m’a fait plaisir de te voir, vraiment, conclut le capitaine. Je souhaite qu’on remette ça et la prochaine fois, c’est moi qui t’inviterai…

-          Si j’ai des infos complémentaires, pourrais-je t’avertir ?

-          Bien sûr ! Evidemment. N’hésite pas. Tu sais où me joindre.

Leur entrevue avait duré moins d’une heure, juste le temps du repas. Michel était resté sur la défensive en permanence alors que Karim avait affiché la franchise pour inciter son ami à lui faire le plus de révélations possibles sans vraiment réussir, Michel maitrisant parfaitement sa communication… Cependant, le coup de fil avait été révélateur de ce que Karim craignait : Enzo Galion était une petite frappe, éloigné par ses parents pour leur foutre la paix. Sauf que son agence ne servait pas de pouponnière et qu’il n’avait pas l’âme d’un redresseur de torts.

En revanche, ce qui l’agaçait un peu, Karim Aldi avait sûrement Mohed Altrad comme modèle, car ses airs d’homme d’affaire américanisé du Maghreb lui rappelaient ceux de l’entrepreneur montpelliérain, qui lui était au somment d’une entreprise de rayonnement mondial et pas d’une agence de quartier, fût-elle importante et imposante.

Karim était remonté dans son bolide, faisant ronronner le moteur avec arrogance, faisant se retourner tous les passants sur le parking du restaurant. Michel avait quitté les lieux rapidement à pied, la Place de l’Europe n’étant pas très loin de l’hôtel de police.

Si la Porsche 911 bleu crème ne passa pas inaperçue en arrivant sur les bords du Lez, elle fit autant sensation en repartant, au grand plaisir de son propriétaire. Karim avait envie de trainer un peu avant de retourner au bureau, son prochain rendez-vous n’était pas avant 14h… Réfléchir en conduisant l’apaisait également, il réglait souvent des problèmes en cours de route... Karim avait flairé quelque chose de pas très catholique, son interlocuteur avait été trop évasif, il en avait soit trop dit soit pas assez, mais quelque chose n’allait pas.

 

11

 

   Michel Alesi faisait carrière dans la police, mais il possédait aussi deux studios qu’il avait mis en gestion dans l’agence Locat Immo France de l’avenue du Père Soulas. Comme beaucoup de gens dans cette ville, il profitait d’une aubaine pour diversifier son épargne : les cent mille étudiants qui faisaient leurs études dans la ville. Ces étudiants qui consommaient plus qu’ils ne devaient, louaient des appartements, payaient des services, et qui possédaient un budget qu’ils finissaient toujours par dépenser intégralement car tout était fait pour les entrainer à le dilapider. Ces étudiants, c’était l’or noir de Montpellier et ils suscitaient bien des convoitises, et à tous les niveaux de consommation, des bars aux boites de nuit, des marchands de meubles, des supermarchés, des fournisseurs d’accès à l’Internet, des dealers et des loueurs d’appartements, bien sûr.

Rien n’interdisait à ce fonctionnaire de faire des placements locatifs du moment que c’était transparent, et Michel avait préféré en confier la gestion à des professionnels au lieu de s’en occuper personnellement. Seulement, il ne fallait pas confondre amitié et bonnes relations professionnelles. Ce directeur d’agence était bien gentil, mais il avait tendance à croire que tout pouvait lui tomber tout cuit dans l’escarcelle grâce à un sourire parfait, dont la mâchoire était remplie de dents carnassières, sûrement blanchies artificiellement, d’ailleurs. Le volontarisme en affaire ouvre de nombreuses voies, mais avant tout pour les affairistes, pas pour les policiers habitués aux magouilles en tout genre. Et Michel ne mélangeait jamais plaisir et travail : son placement lui rapportait sans se fatiguer et il fallait que ça continue. Le problème des petits dealers était un problème récurrent dans cette ville, Michel savait qu’il cueillerait ce moucheron un jour ou l’autre, mais il ne pouvait pas mettre en branle le commissariat pour sauver Karim, fut-il le gestionnaire de ses propres studios. Cependant, sa curiosité était piquée, lui aussi suivrait cette affaire d’un peu plus près, maintenant.

Karim, lui, avait tout fait pour transformer un client en ami, car Michel avait une bonhommie qui inspirait confiance, et puis, c’était toujours intéressant d’avoir un policier dans ses connaissances. En tout cas, ce midi-là, il ne ressentit pas une franche camaraderie de la part de son invité. Il avait commis une petite erreur ce jour-là : il avait plus sollicité le policier que l’ami, et il avait été reçu comme il se devait par l’officier chaleureux, mais inoxydable dans son rôle, monobloc.

La Porsche 911 roulait en direction de la Voie Domitienne, mais se trainait de feux en feux, sans même avoir besoin de changer de vitesse tellement elle roulait au ralenti. Au croisement de la ligne de tram, à St Eloi, elle se retrouva coincée derrière un bus, ce qui achèverait de rendre cette puissante voiture, au même niveau qu’une trottinette.

La Voie Domitienne était réputée impraticable le jour, mais se transformait en 24h du Mans la nuit. Certains arrivaient à battre des records de vitesse en grillant tous les feux, traversant le carrefour Henri Marès/Père Soulas à leurs risques et périls, grimpant en flèches jusqu’à Alco et Celleneuve. Bien évidemment, les accidents étaient fréquents et souvent spectaculaires, voire mortels, mais n’avaient pas l’air de dissuader les candidats adeptes de frissons, surtout le samedi soir. Mais ni les autorités ni la mairie ne semblaient s’intéresser au problème : comme si cet endroit était renommé pour sa dangerosité dans le monde et qu’on n’y pouvait rien.

Karim se gara dans le parking souterrain du bâtiment du Locat Immo France : sa voiture étant repérable, il était plus que préférable de la cacher aux yeux des passants quand elle stationnait : les rayures, pneus crevés et autres mesquineries n’étant pas rares.

Puis il se pointa devant le standard, attendit sagement, mais en faisant les cent pas, qu’une des filles qui étaient en ligne raccroche pour faire son annonce… L’astuce fonctionnait toujours : il suffit de montrer sa nervosité pour que votre interlocuteur s’agace et soit perturbé. Comme prévu, une des hôtesses se libéra et se montra disponible : bien plus pour se débarrasser de son patron que pour l’écouter.

-          J’ai un rendez-vous à 14h, mais quand que la personne arrivera, vous voudrez bien la faire patienter ? J’ai une réunion imprévue juste avant. Ça ne durera pas longtemps, mais c’est urgent. Vous pourrez lui offrir un café, ou une bouteille d’eau, ou n’importe quoi, le temps que je termine, okay ? Je compte sur vous. Merci beaucoup.

La jeune standardiste se contenta de sourire en guise de réponse affirmative.

-          Une dernière chose. Merci d’appeler Matthieu et Regina dans mon bureau tout de suite.

Karim aimait jouer avec ses clés de voiture pendant qu’il parlait en public, un tic qui lui donnait des allures de lord Bret Sinclair, autoritaire et sûr de lui. Ce qui le rendait soit très sexy pour certains, soit vraiment insupportable pour d’autres dans l’agence. Les filles du standard devaient avoir les zygomatiques bloqués, en version épanouie en toute circonstance, pour accueillir la clientèle. Donc, elles souriaient aux anges, mais n’en pensaient sûrement pas moins.

Puis, il gravit d’un pas décidé l’escalier qui menait à son étage, saluant d’un bref coup de tête ceux qu’il croisait dans le couloir.

A peine était-il installé devant son PC que Matthieu et Regina déboulaient, calepins et stylos à la main, attendant que Karim lève les yeux de son écran pour s’assoir. Ne sachant pas encore si cette réunion devait durer, ils hésitèrent à prendre cette initiative. Ils restèrent debout comme deux piquets abandonnés, une situation un peu ridicule, mais classique avec ce patron qui aimait déstabiliser son petit monde.

Au bout de ces quelques minutes inconfortables et silencieuses, Karim leur indiqua du regard la petite table ronde au bout de son bureau. Les deux collaborateurs s’y installèrent l’un en face de l’autre, laissant leur patron se placer entre eux deux.

-          Désolé de bousculer votre emploi du temps. Petite réunion imprévue qui ne durera pas très longtemps, je vous le promets.

Karim venait de poser le cadre : tout le monde était fixé maintenant. Restait plus qu’à savoir ce qu’il voulait.

-          On va être obligé de procéder à quelques changements concernant vos portefeuilles de clients. Rien de grave je vous rassure…

Bien évidemment, les deux furent surpris de l’annonce. Que pouvait-on bien leur reprocher ? mais Karim jouait à fond sa partition.

-          Regina ! Tu donneras le dossier de ce locataire, M. Kevin Floran, à Matthieu, et Matthieu, tu donneras les dossiers de M. Georges Robert, dont celui de M. Enzo Galion à Regina…

-          Quoi ? Mais tu m’avais dit que je gardais ce client ? Donc, je perds la gestion de tous les appartements de Robert et je n’en ramasse qu’un seul en gestion en échange ? Que se passe-t-il ? C’est le propriétaire qui fait pression ou quoi ?

-          C’est tout à fait ça ! Mais tu verras, tu n’y perdras pas au change. Ce monsieur Floran est un cas, dans son genre. Et puis il habite à Port-Marianne, dans ton quartier.

Regina affichait un sourire coincé, gênée d’être le témoin de cette passe d’armes imprévue. Karim restait impassible et ferme sur ses positions.

-          Matthieu, tu es l’un de nos meilleurs éléments et j’ai besoin de toi pour redresser ce locataire. Qui d’autre que toi est à même de réussir ce boulot dans l’agence ? Regina se mettra à ta disposition pour te fournir les détails. Et puis, après votre engueulade avec Georges Robert, ça te fera du bien de changer de paysage. Ce n’est jamais très sain de rester sur un échec… Je m’occuperai de prévenir M. Robert, j’y mettrai les formes, ne t’inquiète pas.

Matthieu l’avait un peu en travers de la gorge, c’était un cinglant désaveu pour lui. Malgré le brossage de poils intensif, il n’était pas dupe du tout, et c’était la première fois qu’il perdait un client après un accrochage avec un propriétaire, fut-il influent.

-          Arrête ton char, Karim ! argua-t-il nerveusement. Ce proprio veut ma tête ou quoi ? Pourquoi pas, pendant qu’on y est, hein !

-          Ne dramatise pas ! Les clients passent avant toutes nos considérations. Ça ne remet pas en cause la qualité de ton travail au sein de l’agence, mais M. Robert a du poids, je le reconnais. Et puis, ça permettra d’apaiser les tensions entre nous tous.

-          Mais, je peux très bien m’occuper de ce M. Floran et d’Enzo Galion. Si tu veux, je prends les deux, pas de soucis. Je me fais fort de réussir à régler ces deux problèmes, je te l’assure…

Karim s’interrompit et fixa Matthieu d’un air navré, le désarmant du même coup.

-          Matthieu ! S’il te plait ! On n’en est pas là. Regina n’a pas assez de travail, et ça nous permettra de rééquilibrer les tâches entre vous tous… Alors, vous vous échangez les dossiers, vous prévenez vos contacts en interne et en externe dès aujourd’hui, et ça démarre maintenant. Des objections ? Des questions ? Non ! Okay, je vous remercie d’être venu. Vous avez du boulot, je ne vous retiens pas d’avantage.

Karim n’avait pas attendu que ses collaborateurs puissent formuler des réponses pour lever la séance, au grand dam de Matthieu qui se sentit impuissant. Karim savait que ni l’un ni l’autre ne serait d’accord avec sa stratégie, mais ça n’avait plus beaucoup d’importance, maintenant… Il avait mis à profit le trajet de retour du restaurant pour évaluer les risques, qui selon lui, étaient plutôt faibles. Au pire, Matthieu lui donnerait un coup de main si Regina ne se révélait pas capable.

25% du problème était réglé mais pour tout le reste, Karim n’avait pas beaucoup de cartes en main. Mais maintenant qu’il avait mis au courant son ami Michel, nul doute que les choses allaient bouger d’une façon ou d’une autre.

 

12

 

   Regina et Matthieu avaient quitté leur agaçant patron pour mettre en place sa nouvelle stratégie, mais si l’une n’était pas plus accablée que ça, l’autre ne cachait pas son énervement… D’un naturel discret, Regina faisait bien son boulot mais se voyait souvent reprocher son manque d’ambition, et de ce fait, se faisait charger comme une mule pour soi-disant améliorer ses performances. Elle travaillait pour Locat Immo France depuis une bonne dizaine d’années, c’est-à-dire, elle représentait une sorte de dinosaure pour Karim. Le turn-over incessant et imposé, permettait de régénérer sans cesse les collaborateurs et d’avoir leur sang frais comme kérosène dans le moteur de l’agence. C’était une bonne stratégie pour Locat Immo France, qui pouvait se vanter de recruter en permanence et de donner leur chance aux jeunes diplômés, mais une boite qui embauchait tout le temps, devait également débaucher tout autant. Fallait juste se douter que le nombre de postes n’étaient pas extensibles indéfiniment et que pour avoir de la place, il fallait que d’autres la libèrent de gré ou de force.

Bon, à chacun sa stratégie, pourrait-on dire ! Matthieu naviguait à vue dans le milieu de l’immobilier depuis longtemps, donc il connaissait bien la mentalité, et des agences comme celle-là et des Karim, il en avait vu un paquet. Seulement, même s’il n’était pas si âgé que ça, c’était usant et ça devenait de moins en moins supportable. D’ailleurs, son taux de résistance faiblissait, ce qui n’avait pas échappé à Karim.

Pour celui-ci, l’ombre était la place réservée pour Regina. Elle était déjà là quand il était arrivé, elle y serait sûrement encore quand il partirait. Son dévouement et ses compétences l’intéressaient, mais comme une cinquième roue du carrosse, pas plus. Quant à Matthieu, c’était un des nombreux commerciaux qui tournaient dans l’agence tels des mercenaires : un jour ici, le lendemain chez le concurrent, mais pas avant d’être pressés comme un citron. Personne n’avait d’état d’âme, c’était comme ça depuis longtemps.

Matthieu se trouva dans le bureau-cabine de Regina pour récupérer son nouveau client : c’est-à-dire, rien de plus qu’un fichier Excel.

-          Tu verras, Kevin Floran n’est pas très intéressant, il a juste des problèmes pour payer son loyer de temps en temps. Il faut sans cesse le relancer, dit-elle doucement, avec son accent du Sud.

-          Ouais ! Tu veux dire qu’il n’y a rien à faire, quoi ! Je m’en doutais un peu. En revanche, je te donnerais tous les fichiers des appartements de Georges Robert, mais je garderai un œil sur celui d’Enzo Galion. Celui-là, tu n’y arriveras pas, c’est un loustic qui se fout de la gueule du monde.

Regina fit une moue de désapprobation.

-          Ne t’inquiète pas ! poursuivit-il. Officiellement, ça sera ton client, mais je continuerai à le suivre. Crois-moi, il vaut mieux… Et puis, si Karim n’est pas d’accord, je me casse de cette boite ! J’en ai ras le bol de son style Manhattan trader.

-          Personnellement, je me fiche pas mal de ce que pense Karim. Je ne travaille pas pour lui mais pour Locat Immo France. Il y a une dizaine d’agences dans Montpellier et si ça ne va pas au Père Soulas, je demanderai mon transfert, voilà tout… Tu sais bien comment il est, tu ne le changeras pas ! S’il veut que je m’occupe de ton client, pas de soucis, je le ferais. En revanche, je ne pense pas que ça soit judicieux de lui désobéir. Je ne souhaite pas être en porte-à-faux entre vous deux. Tu comprends ?

Regina venait d’adresser à Matthieu une sorte de fin de non-recevoir, le plus calmement du monde : il fut tellement surpris qu’il en resta coi. Allait-il se comporter comme Karim ? Faire exactement ce qu’il reprochait à son boss ? La réponse lui vint naturellement.

-          Tu as sûrement raison ! Faisons donc ce qu’a ordonné le pacha. On verra bien !

-          Mais oui, c’est mieux. De toute façon, je t’appellerai si j’ai un souci avec cet Enzo Galion.

Matthieu regagna son bocal, en ayant l’intime conviction d’avoir passé une assez mauvaise journée. Il n’avait pas avancé d’un pouce concernant ce locataire récalcitrant ; il avait perdu la gestion de tous les appartements de Georges Robert ; il avait inutilement perdu son sang froid avec Karim ; et pour finir, il n’avait pas réussi à s’imposer avec la si gentille Regina. Bref ! Une bonne journée de merde, comme on dit.

La fin de l’année arrivait à grand pas, le volume d’affaires avait ralenti normalement, les clients se préparaient pour les fêtes et avaient donc autre chose en tête que d’acheter ou de vendre des appartements, toutes les agences Locat Immo France fermeraient entre Noel et le jour de l’an, comme d’habitude. Mais cette fois-ci, la lassitude semblait gagner Matthieu plus que de raison. Encore une fois, venaient s’opposer les impératifs d’avoir un travail, et une activité qui lui plaisait. Les jeunes loups de son agence travaillaient comme des dingues pour un salaire à peine acceptable, mais se faisaient quasiment tous jeter à la fin de leur contrat car très peu étaient convertis en CDI. Il en avait surpris plus d’un à se faire des lignes de coke dès 9h du matin pour tenir la cadence, car même si le boulot était speed, pas question de rentrer sur les rotules se coucher, la vie nocturne de Montpellier était trépidante également, et fallait pouvoir concilier les deux si on voulait prouver qu’on vivait vraiment bien sa vie. C’est vrai quoi : à quoi servait-il de vivre au soleil dans un des endroits les plus sympas de France, si on n’en profitait pas à fond.

Matthieu y avait cru lui aussi, mais sa vie de couple l’avait obligé à refreiner ses ardeurs : soit il changeait, soit elle le quittait. Le constat était simple mais radical... Pour rester positif, il disait qu’il avait évolué dans son job, mais en réalité, c’était sa façon d’appréhender le travail qu’il avait dû faire évoluer. Il ne prospectait plus pour dénicher les bonnes affaires et il s’était un peu empâté dans la gestion des studios pour étudiants. C’était facile et ça rapportait, mais ça n’était pas gratifiant, et ça, il ne s’en vantait jamais. Au fond, il n’était plus très loin de vivre comme Regina, et bientôt Karim le traiterait de la même façon, peut-être : comme une quantité négligeable. C’était sa période de stagnation glacière et il était peut-être temps de changer d’ère. Après tout, la force d’un commercial, c’est bien de transformer les crises en opportunités : toujours gagnant-gagnant, non ?

Matthieu envoya un mail à Georges Robert lui annonçant qu’il ne s’occupait plus de la gestion de ses appartements.

« Suite à une réorganisation interne, merci de prendre note que votre nouvelle interlocutrice est désormais Mme Regina Leblanc. Lien sur votre espace client et adresse mail en bas de message ».

La réponse du propriétaire ne se fit pas attendre longtemps. Laconique, mais efficace.

« Parfait ».

Matthieu fit de même avec tous ses contacts, cependant, il précisa à Mme Chico du CS, qu’il était toujours joignable en cas de soucis avec le locataire problématique. Et justement, là aussi, elle fut plutôt réactive. Elle l’appela directement :

-          Alors, M. Robert a eu votre tête ?

-          Bonjour, Mme Chico ! Non, pas du tout ! Nous avons juste procédé à une redistribution des tâches. Certains de mes collègues se la coulaient douce, pendant que d’autres rament toute la journée. Vous vous rendez compte ? Ce n’est pas tolérable, n’est-ce pas !

Matthieu mentait comme un arracheur de dents, mais il fallait qu’il se cache derrière le masque du commercial toujours sûr de lui (et au téléphone, c’était plutôt facile). En vérité, il se sentait humilié par la décision de son patron. Ils avaient tous plié sous le poids du gros Georges Robert. Sur la balance des considérations le business pesait lourd.

-          Ah, bon ! Si vous le dites ! … Justement, votre petit protégé nous en a encore fait une bonne hier soir. Ce sagoin nous a enfumés en faisant un barbecue sur son balcon, et je vous rappelle que c’est interdit. Et je ne vous parle pas de la musique à fond, de l’odeur de drogue, des gens louches, des filles délurées. Ah ! c’est un beau spécimen que vous nous avez refourgué.

-          Un barbecue en plein mois de décembre ?

-          Mais oui ! Pourquoi se gêner ? C’est plus sympa pour faire la fête. Heureusement qu’on garde nos fenêtres fermées.

-          Je vous conseillerai d’appeler la police. Des fois, on n’a plus d’autre choix, vous savez…

-          Qu’est-ce que vous croyez qu’on a fait ? Mais, ils ne se déplacent pas ces gros feignants. Il faut qu’il y ait au moins un mort pour les faire sortir du commissariat… Ah, je vous jure ! On n’est pas aidé !

Matthieu acquiesçait mais en étouffant ses mots, il n’avait plus envie de compatir, et puis parler ne servait à rien, il avait toujours tort avec elle…

Cet Enzo Galion était un mystère dans son genre : quand il n’était pas là, ça posait un problème, mais quand il était là, ça n’allait pas non plus… Finalement, Matthieu se rendit compte qu’il s’en foutait. Après tout, c’était peut-être le bon moment pour lâcher l’affaire.

-          Okay ! Là, il va falloir contacter ma collègue Regina. Maintenant, c’est elle qui gère le dossier. Et n’hésitez pas à lui fournir tous les détails. Je compte sur vous, hein !

Matthieu avait raccroché un peu brutalement, lui coupant le sifflet, mais il n’avait plus envie de l’entendre gémir. Regina saurait quoi faire…

 

13

 

   Pendant que Matthieu glosait avec lui-même, sur son avenir incertain, le monde continuait de tourner. Le dossier d’assurance qu’il avait monté, était de nouveau d’actualité, et à son grand étonnement, avait été accepté. Donc, Karim avait eu raison ! Voilà qui n’allait pas arranger ses affaires, ni ses relations avec lui. Cependant, le versement d’un acompte était assujetti à un contrôle des dégâts par la compagnie d’assurance, et organiser une visite avec ce locataire tournerait vraisemblablement au parcours du combattant.

Il lut et relut la lettre de la compagnie d’assurance qu’on venait de lui apporter. Il en fit une copie sur le champ, réservant l’original pour Regina. Même s’il ne s’occupait plus de ce client, il y avait une possibilité de tourner cette nouvelle à son avantage : il l’annoncerait lui-même au propriétaire et sans perte de temps. Il ferait d’une pierre deux coups, il pouvait peut-être recoller les morceaux avec M. Robert.

-          Bonjour M. Robert ! C’est Matthieu de Locat Immo France. Je ne vous dérange pas au moins. Vous allez bien ? J’ai une bonne nouvelle pour vous.

-          Hum ! Allez-y ! Je vous écoute…

-          L’assurance a enfin répondu favorablement à notre demande de prise en charge des dégâts survenus dans votre appartement. Vous voyez que vous pouviez nous faire confiance. On s’est démené comme des diables pour vous satisfaire, vous ne pouvez pas le nier. On ne lâche jamais nos clients, nous !

Matthieu entendit son interlocuteur soupirer dans le téléphone. Cet homme était un insatisfait chronique ou quoi ?

-          Merci, mais je le savais.

-          Comment ça, vous le saviez ! Je viens juste de recevoir le courrier.

-          Le Syndic de Copro a aussi reçu ce courrier et ils m’ont prévenu ce matin même. M. Ortega a tenu lui-même à m’annoncer la nouvelle. Il a été plus réactif que vous… Vous êtes en retard d’une bataille, mon cher.

Le maigre plan de rattrapage de Matthieu venait de s’effondrer en quelques secondes, le laissant inutile, définitivement.

-          J’attends que votre collègue me contacte pour organiser la visite. Je compte bien y assister, si vous voyez ce que je veux dire.

Effectivement, Matthieu voyait très bien ce qu’il voulait dire. En gros, ça allait chauffer avec le locataire.

-          Okay ! Je lui dis de vous contacter. A plus tard.

Matthieu raccrocha, remit la lettre dans son enveloppe et prit la direction du bureau de Regina d’un pas décidé. Il entrebâilla la porte, passa la tête, et déposa le courrier sur le bord du bureau, en lui expliquant brièvement la raison pour laquelle elle était décachetée. Comme c’était son ancien client, elle n’y vit aucune malice. Cependant, il se garda bien de lui dire qu’il avait appelé le propriétaire, lui réservant la joie d’une entrevue avec le bouillant Georges Robert.

Après la visite de Matthieu, Regina prit connaissance de la lettre et envoya un mail à l’assurance, lui fournissant les renseignements qu’elle ne manquerait pas de lui réclamer. Le nom du locataire, son numéro de téléphone et accessoirement une adresse mail. Comme elle s’y attendait, la réactivité de son correspondant fut à la hauteur de ses espérances : c’est-à-dire, très lente. L’assurance du Syndic, devait contacter l’assurance du propriétaire et celle du locataire et tant que ce n’était pas fait, il ne se passerait rien. Donc, trois compagnies différentes allaient s’entremêler pour démêler les responsabilités de chacun. Un imbroglio que seules ces compagnies étaient habituées à traiter et dont il ne fallait surtout pas se mêler. Les responsabilités seraient définies dès que la visite de l’assureur du Syndic serait passée, et une inconnue majeure subsistait : Enzo Galion allait-il répondre, donner une date et une heure de présence ? Rien n’est jamais gagné facilement dans la vie, mais avec celui-là, rien ne pouvait l’être normalement.

Regina connaissait parfaitement bien son job, elle serait en copie de l’avancement du dossier et ne manquerait pas de réagir. Dès que le premier mail serait lancé, elle pourrait commencer à harceler le locataire pour qu’il réponde rapidement. Voilà, tous les acteurs étaient en place, il ne manquait plus que ce nouvel acte démarre, et tout serait dans les mains d’un seul maintenant. Donc, il ne servait à rien de vouloir brusquer les choses, il n’y avait plus qu’à suivre.

Matthieu était retourné dans son bureau, dépité. Il ne s’était jamais autant pris de camouflets en une seule journée, et elle n’était pas encore terminée. Mais que pouvait-il bien lui arriver encore ? se dit-il.

Cette fin d’après-midi était calme, il n’avait plus rien à faire, son Rocketbook était désespérément vide, ni réunion, ni visite, ni rapport, ni rien du tout. L’acharnement thérapeutique ne servirait à rien, conclut-il. Il clôtura sa journée dans son agenda et quitta l’agence presqu’en courant. Quand il quittait en milieu d’après-midi, il avait l’impression d’avoir fait un mi-temps, tellement il avait l’habitude de partir tard du bureau. Mais le plus amusant, était qu’il culpabilisait à chaque fois, comme s’il était programmé pour travailler le plus longtemps possible. D’ailleurs, s’il avait croisé Karim dans les couloirs, nul doute qu’il aurait fait demi-tour et aurait trouvé une occupation quelconque. Souvent, il faisait des remplacements, pour monter en compétence, comme il disait. Matthieu aimait foncièrement son job, mais son job n’était pas souvent du même avis. Et ce jour-là, il valait mieux décompresser ailleurs.

Justement, il avait deux ou trois courses à faire du côté du Cours Gambetta, notamment chez les épiciers marocains du quartier. Du Père Soulas à Figuerolles, il n’était qu’à deux kilomètres seulement, mais garer sa voiture quelque part dans ce labyrinthe de ruelles en sens interdits, ou en sens uniques, ou à une seule voie, l’était : un vrai casse-tête chinois pour un conducteur normalement constitué. Heureusement, le parking souterrain, bien évidemment payant, lui sauverait la vie et les nerfs.

Sorti pas très loin de la CPAM, il remonta la rue en direction de Plan Cabane pour faire le marché ; enfin, les étals qui étaient encore présents à cette heure-là. Puis, après avoir terminé son tour, fit chemin inverse pour aller chercher ses épices. Comme d’habitude à cette heure-ci, il croisa des terrasses de cafés maghrébins pleines d’hommes uniquement. Il se fit la réflexion que ça aurait aussi pu être des bars gays étant donné le genre exclusivement masculin de la clientèle, mais il savait que ça n’était pas vraiment le cas. L’image de son boss Karim lui revint en tête, lui non plus, ne devait fréquenter ce type d’établissement vu le standing qu’il affichait : maghrébin ou pas, l’argent décide toujours de qui vous êtes.

Il remontait la rue en direction de la station de tram St Denis, quand il vit un jeune homme à la dégaine louche, mal rasé, en survêtement, venir à sa rencontre. Il savait pertinemment ce qu’il voulait. D’ailleurs, celui-ci ouvrit la paume de la main pour lui montrer furtivement ce qui ressemblait à une barrette de shit. Matthieu déclina du regard, et l’autre s’en alla vers une autre personne. Au bout de la station, Matthieu s’arrêta un moment pour suivre le manège qui se déroulait à la vue de tout le monde. Il repéra deux autres gars, qui à eux trois, formant un triangle, faisaient le même cinéma, en étant à peine discrets. Bon, okay ! Il faisait presque nuit en cette fin décembre, mais la rue était bien éclairée et elle grouillait de monde, les tramways passaient et repassaient dans les deux sens sans que cela parût troubler nos trois protagonistes herboristes. Mais où était donc la police ? se demanda-t-il en regardant tout autour de lui. Nul uniforme et nulle voiture dans les parages, mais peut-être étaient-ils en civil ? En tout cas, eux étaient bien cachés et semblaient le rester pendant que le business tournait.

Alors qu’il allait partir pour rejoindre le parking souterrain, il remarqua une silhouette familière qui s’approchait du jeune en survêtement, ce qui interpela le physionomiste que Matthieu se vantait d’être. Son visage était encore brouillé, mais en se déplacement légèrement, il vit clairement celui qui s’avançait : son locataire énervant, Enzo Galion qui achetait une barrette. La transaction se fit en un éclair, preuve que le tour était bien rodé. Enzo fit demi-tour et disparut le long du trottoir vers la CPAM.

C’était la première fois que Matthieu assistait à ce type de transaction quasiment sous son nez, et surtout en identifiant formellement le client. Donc là, c’était clair, net et sans bavure. Seulement, que pouvait-il tirer d’une telle information ? C’était une affaire privée qui ne regardait, ni lui, ni l’agence ni personne en fait. Il en avait été témoin par hasard, pendant qu’il faisait ses courses, mais il avait vu et bien vu : il n’y avait pas d’équivoque possible. Du coup, passé la surprise, il se mit dans l’ombre, à l’abri dans la station de tram pour ne pas être repéré, lui aussi. Les lampadaires éclairant comme en plein jour, il valait mieux rester en retrait de la scène du crime, le temps qu’Enzo Galion soit loin, avant de récupérer sa voiture dans le parking souterrain, se dit-il.

En règle générale, il n’avait pas de problème existentiel : valait mieux dans les affaires car ce n’était pas tout le temps très catholique, et il était prêt à tout pour avoir sa com’, mais en se taisant, ne devenait-il pas complice ? Bien sûr, hors de question d’en parler au propriétaire, et encore moins au Syndic, ni aux commères du CS ; quant à Regina, elle s’endormirait certainement sur l’info. En fait, il ne restait plus que Karim qui pouvait être intéressé. Cependant, cette info ne valait rien pour son avancement chez Locat Immo France, Matthieu ne pouvait pas la convertir en points. Peut-être pourrait-il remonter dans l’estime de Karim ? Mais en avait-il encore seulement envie ? En tout cas, cette info le démangea : c’était bien la preuve qu’elle avait sûrement une valeur.

Matthieu attendit qu’un tram passa pour sortir de la station et remonter la rue en direction du parking. Sur son chemin, il recroisa les trois gars qui continuaient leur manège sans se soucier de celui qui venait de les espionner. Il en repéra un quatrième assis sur un banc, habillé exactement comme les trois autres, qui n’abordait personne, mais qui se contentait de scruter les environs comme une girouette, c’est-à-dire qu’il faisait le chouffe. C’était plutôt bien organisé, se dit-il, et leur petite entreprise n’avait pas l’air de connaitre la crise.

Il remonta la rue jusqu’à l’entrée du parking souterrain, là il remarqua qu’une voiture de la police-municipale était en stationnement dans une rue adjacente, vide de ses occupants. Il se retourna, espérant les apercevoir quelque part, regarda une dernière fois en direction des trois dealers, mais il ne vit rien. Décidément, chacun s’occupait de ses petites affaires dans cette ville, sans gêner qui que ce soit.

 

14

 

   Matthieu avait passé une soirée tranquille dans son bel appartement protecteur des bords du Lez, là où il pouvait oublier les vicissitudes de la vie, changer de paradigme, et imaginer ses futurs projets. Ce qu’il avait vu en fin d’après-midi ne le tracassait pas plus que ça. Lors du dîner, il avait tout de même raconté à sa femme l’histoire des dealers à la sauvette du Cours Gambetta, lui confirmant ce qu’elle avait déjà aperçu plus d’une fois, comme tout le monde.

Comme son boulot était une source de tension dans le couple, il en parlait rarement, encore moins de ses rapports avec ses collègues, et Sabine faisait de même, maintenant un statu quo plutôt agréable, finalement. La paix du ménage était à ce prix. Et puis parfois, les rapports entre collègues étaient tellement lamentables qu’il valait mieux les garder pour soi, les étaler ne faisait que révéler leurs vacuités. Ça ne l’empêchait pas d’échafauder des stratégies pendant qu’ils dînaient ou regardaient les infos avant de se coucher : il opérait alors une discrète transformation mentale qui lui permettait d’être physiquement dans la pièce mais intellectuellement ailleurs. Sa femme n’avait jamais officiellement remarqué quoi que ce soit, mais en fait, pas dupe, elle préférait simuler une bonne entente que de vivre continuellement dans les frictions habituelles des couples car elle aussi, après sa journée de boulot, avait besoin de se détendre.

Matthieu nageait dans ses réflexions, pour ne pas dire qu’il y sombrait totalement. Il n’avait aucune idée de la façon dont il pourrait exploiter les informations de ce soir : si ça valait le coup de les raconter, ou s’il ne valait pas mieux quitter définitivement l’agence sans esclandre. Plus il y réfléchissait et plus la perte de la gestion des appartements de Georges Robert lui apparaissait comme une mise au placard, et le placard dans cette profession, signifiait une lente et douloureuse agonie jusqu’à une mort certaine. Lutter contre Karim était inenvisageable, car en tant que directeur d’agence, il connaissait tous les directeurs des agences immobilières concurrentes, Orpi, Century21, Solgim etc., et il ne manquerait pas de le couler auprès d’eux pour lui apprendre les bonnes manières. Bien au contraire, Matthieu avait besoin de ses recommandations au cas où il partirait de son plein gré… Et puis Karim était un squale dont les rangées de dents étaient capables de rayer les parquets les plus solides. Bref ! Il n’était pas de taille. Comme d’habitude, il faudrait une bonne dose d’habilité, savoir manier la chèvre et le chou à bon escient pour s’en sortir, et ce n’était pas facile quand on n’avait qu’une maigre solution à exploiter. Bon, ce n’était pas la fin du monde non plus, il verrait bien le lendemain ce qu’il devrait faire…

La nuit aurait dû lui porter conseil, mais il ne se souvenait de rien à son réveil. Ce qui signifiait qu’il avait encore toute latitude pour trouver une solution. Pendant qu’il déjeunait, il reçut un message de Karim sur son Rocketbook : « Réunion à 9h. Merci d’être présent. K. »

D’entendre la sonnerie de la messagerie, fit fuir Sabine, qui l’embrassa furtivement avant de disparaitre rapidement dans le claquage de porte, le laissant seul avec les instructions de son boss. De toute façon, elle embauchait plus tôt que lui, et le matin, ça ne servait à rien d’éterniser le petit déjeuner : le boulot avant tout.

-          Que voulait-il encore ? marmonna-t-il.

Cette réunion n’était pas prévue, elle n’était même pas dans l’agenda électronique hier soir.

-          Il est saoulant ce type. Il ne dort jamais ou quoi ? Jamais il ne déconnecte du boulot, lui ? Il va me gonfler jusqu’à quand ce con ?

Signe qui ne le trompait pas : quand Matthieu commençait à se parler, c’est qu’il était énervé et que la journée n’allait pas se passer correctement. C’était dans l’air, ça démarrait mal. Il nota que les intervenants à cette réunion étaient peu nombreux : seulement lui et Regina. Décidément, ils redoublaient celle de la veille. Donc, mêmes intervenants = mêmes sujets.

Arrivé à l’agence, il passa par son bureau déposer ses dossiers, prendre un café à la machine, et récupérer Regina qui ne manquerait pas de l’attendre.

-          Tu sais ce qu’il veut ?

-          Surprise du chef, on dirait ! Je n’en sais pas plus que toi. J’ai reçu l’invitation ce matin, comme toi, je présume.

-          Bon, on y va ! Ne faisons pas attendre Iznogoud, dit-il moqueur.

Les bureaux de la direction se trouvaient tous à l’étage, ainsi que la compta, qui lui reportait directement. La porte de celui de Karim était ouverte, lui-même était déjà là, assis, les yeux fixés sur son écran. Regina et Matthieu se présentèrent ensemble mais ne dépassèrent pas le chambranle, attendant d’être invités à entrer. Leur obséquiosité amusait Karim, lui qu’on avait traité de « sale Arabe » toute sa jeunesse, savourait ce petit moment de victoire.

-          Je vous en prie ! Installez-vous à la table, j’arrive dans deux secondes, annonça-t-il en faisant des grands gestes avec ses mains.

Karim retourna à son écran, puis son l’imprimante sortit toute une série de documents, qu’il ramassa, agrafa et distribua à ses deux invités. La surprise se lisait sur les visages de Regina et de Matthieu. Quelle était donc cette mise en scène, encore ?

Le document qu’ils avaient entre les mains était une copie d’une lettre à en-tête de la SCI* Georges Robert. En gros, celui-ci annonçait qu’il quitterait l’agence avec ses appartements si le litige l’opposant à Locat Immo France ne se résolvait pas dans les plus brefs délais.

Les deux invités ne comprenaient pas la raison de ces menaces.

-          Voilà ! Pour faire simple. M. Robert nous met devant le fait accompli parce que ce M. Enzo Galion a encore fait des siennes hier soir et que le Syndic et le CS se sont plaints conjointement à lui directement. Donc, soit on règle le litige une bonne fois pour toute, soit il nous lâche. Maintenant que je vous ai exposé le problème, je vous écoute…

-          Justement, j’ai proposé à M. Galion une date de rendez-vous pour recevoir l’enquêteur de l’assurance, répondit Regina légèrement contrite. Mais pour le moment, M. Galion n’a pas répondu,

Karim se tourna vers Matthieu pour l’entendre à son tour.

-          Euh… moi, je ne suis plus en charge du dossier, je te le rappelle. Que veux-tu que je fasse, maintenant ? Que je m’en occupe ?

Karim se caressait le bouc sans dire un mot.

-          Ouais, je veux bien que tu reprennes le dossier, puisque tu le proposes si gentiment, mais avec Regina en appui…. Débloque-moi la situation. Va voir ce petit con, et bouscule-le. Attrape-le par la peau du cul s’il le faut, mais fais-lui faire la visite de l’assureur.

Puis, il se tourna vers Regina.

-          Regina ! C’est chaud, là ! On n’a pas le temps d’attendre pendant 120 ans. Tu es une professionnelle, alors agis comme une professionnelle ! Est-ce que c’est à moi de te demander de le relancer et de suivre tes dossiers ? Hein, non ?

-          Mais Karim, on n’est pas en retard ! Le dossier est suivi comme il se doit, j’ai fait ce qu’il fallait pour contacter tout le monde, j’ai suivi toutes les procédures, on est dans les délais, je t’assure ! Mais ce locataire n’en fait qu’à sa tête. Je ne vais quand même pas le poursuivre ? Je te jure que tout a été réalisé dans les règles de l’art. je ne vois pas ce qui te gêne ?

-          J’ai le sentiment que tout n’a pas été fait, justement, et je ne veux pas perdre Georges Robert à cause de négligences. Alors, vous vous débrouillez comme vous voulez tous les deux, mais vous me trouvez une solution. J’en ai assez de ce locataire ! On travaille dans une agence immobilière, pas dans une maternelle… Sa mère est son aval ? Donc une lettre recommandée pour lui expliquer ce qui se passe et avec tous les détails. Elle aussi, avec ses airs de ne rien savoir, elle nous roule dans la farine. Et n’hésite pas sur les menaces, des locataires comme son fils, il y en a plein les rues. On le remplacera sans problème. Et tu lui retiens tous les frais postaux, alors ne lésine pas. Au pire, tu contactes nos avocats pour voir ce qu’on peut faire tout de suite. Ceux d’ici, pas ceux du siège, bien sûr.

Regina se contenait, elle qui n’aimait pas être traitée injustement, en avait pris pour son grade pour pas un rond. D’ailleurs, personne n’aime ça, mais Karim savait appuyer là où ça faisait mal pour faire avancer ses troupes et Regina était tombée dans son piège émotionnel. L’injustice, sentiment irrationnel, faisait toujours réagir d’une façon ou d’une autre.

Matthieu ne disait rien, il savait dès le départ qu’Regina n’y arriverait pas avec Enzo Galion. Personne n’y arriverait de toute façon car c’était le genre qu’on ne pouvait arrêter qu’en lui tapant la tête contre un mur, les menaces n’y feraient rien. Ce qui laissait présager des coups de nerfs à répétition de leur boss à supporter. Karim manipulait grossièrement les compliments et les reproches, qu’il plaçait au gré de ses besoins. Mais, il était en train de perdre les pédales en dévoilant son vrai visage de patron tyrannique qui usait de tous les trucs qu’il connaissait pour les faire plier. Et plus le vernis craquait, plus le sourire devenait carnassier. Lui aussi avait une hiérarchie, et on lui demanderait sûrement des comptes si M. Robert quittait Locat Immo France. Lui aussi vacillait sur son trône de certitudes, mais tant qu’il dirigerait, il entendait bien ne rien négliger, et, Regina et Matthieu morfleraient collatéralement. Sans ambiguïté, il était le directeur de l’agence, il avait le pouvoir, et le pouvoir était fait pour être usé et abusé…

 L’affaire Enzo Galion n’était pas grand-chose en elle-même car des locataires récalcitrants, il y en a toujours eu, mais les répercussions étaient plus inattendues pour celle-ci. Karim avait décidé d’en prendre les rênes pour être sûr que rien ne lui échapperait et qu’il serait bien obéi.

Regina encaissait comme une cocotte-minute, la flagrante mauvaise foi de son patron. Matthieu n’écoutait pas vraiment et pendant quelques secondes, des images de la plage, des vagues et des promenades à Palavas avec sa femme lui étaient revenus, comme une barrière mentale à opposer aux volontés de Karim. Tous les deux avaient hâte que cette réunion se termine.

-          Est-ce bien compris ? En avons-nous terminé ? Okay ! Alors, au boulot et je veux des résultats. L’un et l’autre vous me rapporterez tous les soirs.

Regina fit son plus beau sourire coincé d’approbation, se leva d’un bond pour quitter la table, attendant quand même la réponse de Matthieu pour partir, mais celui-ci tenta autre chose en se levant.

-          Je te rejoins dans deux minutes, Regina. J’ai un truc à dire à Karim.

Karim qui était resté assis, pria Matthieu de se rassoir et demanda courtoisement à Regina de refermer la porte derrière elle. Manifestement, il y avait de l’eau dans le gaz. Et lui qui ne fermait jamais la porte de son bureau, laissant tout le monde le voir travailler, préférait anticiper, ne voyant pas le but de la manœuvre de son subalterne.

-          Ne t’inquiète pas, je ne vais pas te faire une scène, dit Matthieu très gravement... J’ai juste une info à te donner… Voilà hier soir, je faisais mes courses vers le Cours Gambetta, et j’ai vu Enzo Galion se ravitailler en shit auprès des dealers de rue. Je ne sais pas ce qu’on peut faire de cette info, mais si ça peut aider à nous débarrasser de ce cancrelat, voilà, quoi !

-          Ah okay !... Euh, merci Matthieu ! Je vais réfléchir. C’est assurément une bonne info. Je la garde dans un coin de ma tête.

Karim maitrisait assez bien les gestes phatiques, il n’avait pas bougé d’un pouce, et son visage était resté impassible. Il avait tout de même exprimé une réponse pour que son interlocuteur ne se sente pas inutile. L’arrogance que le chef d’agence affichait en toute circonstance ne lui permettait pas d’abaisser sa garde si facilement. Cependant, il faisait des efforts, parfois.

Matthieu tourna les talons sans plus de cérémonie et sans saluer son chef qui le regarda quitter son bureau, incrédule.  

*Société Civile Immobilière.

 

15

 

   Matthieu avait quitté son boss plus dépité qu’énervé. Karim avait réussi à transformer une simple réunion en règlement de compte, qui aurait pu se terminer en vrai pugilat. C’était un fait, il ne le supportait plus. Les réunions finissaient parfois en rings de boxe, mais c’était plus ou moins gérable, et ça faisait partie de la façon de faire en entreprise, mais cette fois-ci, il avait eu envie de lui en coller une. Or, quand il n’arrivait plus à encaisser, c’est qu’il fallait aller voir ailleurs si l’herbe était plus verte. Ça faisait déjà deux ans qu’il était dans cette agence, il était temps de passer à la concurrence.

En descendant les escaliers, il recroisa Regina qui l’attendait :

-          Ben, alors ! Plus c’est long, plus c’est bon, on dirait ?

-          C’est comme ça avec Saddam Hussein junior, répondit-il malicieusement.

La comparaison la fit à peine sourire. Elle aussi ne supportait plus son patron et tout ce qui pouvait l’évoquer lui provoquait une réaction épidermique… Tous les deux rejoignirent le bocal de Regina pour faire un debriefing et savourer un café tranquillisant avant de reprendre leur activité.

-          T’as vu comme il flippe de perdre le gros Robert ? Moi, je m’en fous, j’ai fait mon boulot et s’il n’est pas content, il n’aura qu’à me virer. Mais avant de me virer, il va s’en prendre une grosse par le big boss. Ce n’est pas normal de flipper autant ! Lui aussi doit en faire des conneries et des plus grosses que les nôtres et il doit bien les cacher, ce saligaud. Ah mais ! Il ne l’emportera pas au paradis d’être de si mauvaise foi. Je te le dis, moi !

Matthieu buvait son café bouillant par petites gorgées, assis négligemment sur le rebord du bureau, écoutant sa collègue d’une oreille distraite. Sur ses bottines, elle virait fortement d’un bord à l’autre de son bocal, visiblement toujours très énervée. Leurs collègues passaient et repassaient dans le couloir, jetant un œil, attirés par les mouvements d’allées et venues d’Regina. Si le bureau-bocal ne permettait pas d’avoir une intimité, en revanche il était parfaitement insonorisé. Les gens avaient l’image mais pas le son, et bien souvent il valait mieux, vu que certains clients s’énervaient franchement, car la bienséance disparait très vite dès qu’il s’agit d’argent.

Matthieu savourait son café-machine et sa petite victoire du jour : il savait que Regina se planterait avec ce locataire et qu’il finirait par le récupérer. C’était chose faite, il ne lâcherait plus le dossier, maintenant. Quant à Regina, il ne suffirait que d’un sourire de Karim croisé dans un couloir pour la calmer : c’était comme ça que sa révolte se terminerait. Et puis elle n’était pas réputée pour sa nervosité mais pour sa neutralité bienveillante. Or, être neutre signifie juste que vous ne gênerez pas les autres dans leur avancement, mais que vous serez inévitablement dans le camp de votre employeur. Ce n’est pas non plus un gage confirmant la qualité de votre travail. Pour les employés, vous représentez une source de méfiance mais pas de crainte. Et pour l’employeur, un appui inconditionnel ou un fusible. Karim avait dû faire des efforts colossaux pour exister et ceux qui s’aplatissaient naturellement ne pouvaient qu’être méprisés. Ne jamais négliger le rapport de force en entreprise, permettait d’obtenir de meilleurs résultats, devait-il penser. Karim avait compris que le conflit n’était pas si négatif que ça, il suffisait juste de savoir le gérer. « A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire » avait dit un poète*, maxime qu’il avait conservé de ses études de commerce, et Karim aimait immodérément le succès.

-          Ne t’inquiète pas, tu sais comment il est ! dit-il ironiquement… Bon, je vais m’occuper de ce petit garnement. Il commence à nous gonfler terriblement celui-là. Je m’occupe du dossier, je te tiendrais au courant, bien sûr…

-          Ouais, bien sûr ! répondit-elle sur le même ton ironique. Allez ! On se téléphone, on se fait une bouffe pendant que tu y es !

Matthieu quitta sa collègue sans se tracasser pour son avenir, elle était quasiment retournée à son état d’effacement habituel : sa bonne humeur de façade pointait déjà le nez, et à midi on n’en parlerait plus.

Restait maintenant à trouver une stratégie pour se débarrasser d’Enzo Galion ou au moins, à l’obliger à se comporter normalement. Le taux d’énervement qu’il provoquait grimpait chaque jour un peu plus et tel un virus, faisait des dégâts collatéraux dans les rangs de l’agence.

L’information que Matthieu lui avait livrée n’avait pas l’air de peser lourd. Cependant, Karim supposa qu’il y avait peut-être quelque chose à tirer de ce renseignement. Et pour en être sûr, il n’y avait qu’une seule personne dans son entourage capable de le décrypter : son « ami » Michel Alesi du commissariat central de Montpellier. Un petit coup de fil de courtoisie s’imposait, songea-t-il.

Sans aucun scrupule, il balança l’info sur Enzo Galion à son ami objectif du moment, le flic et client de Locat Immo France, Michel Alesi.

Celui-ci accueillit ce renseignement avec circonspection : ce moucheron ne s’approvisionnait pas dans les coins louches de la ville, ce qui n’en faisait ni un caïd ni un gros revendeur potentiel. D’ailleurs, il avait consulté le dossier pour connaitre les raisons de sa garde-à-vue : possession de stupéfiant. Cependant, il n’en détenait pas assez sur lui pour être considéré comme dealer, même si ce n’était pas la première fois qu’il se faisait chopper. Donc, il ne lui restait plus qu’à le gauler en flag lors d’un hypothétique contrôle, un jour. Mais il n’était pas souvent en patrouille dans le secteur du Cours Gambetta, ce qui éloignait encore plus l’occasion de le coincer. Cependant, il n’y avait pas de quoi désespérer, dit-il à Karim, car ce genre de personnes se faisait toujours avoir. Sauf qu’à l’agence, ils étaient pressés et ne partageaient pas le même emploi du temps que la police concernant ce locataire.

Michel Alesi paraissait s’intéresser à l’affaire qui secouait le petit monde de l’immobilier de l’avenue du Père Soulas. Le directeur de l’agence n’en espérait pas moins. En effet, l’officier avait d’autres chats à fouetter, mais lui non plus ne négligeait jamais ses affaires, et perdre du temps était une des spécialités de la police qu’il saurait mettre à son profit.

Donc, pour le moment, l’information selon laquelle le jeune Enzo Galion se réapprovisionnait sur les trottoirs du Cours Gambetta ne lui servait pas à grand-chose. Bien sûr, de temps en temps, le commissariat montait des opérations spectacles de nettoyage du quartier, à grand renfort de publicité pour la police et la mairie qui s’alliaient pour le coup, et pour démontrer aux riverains qu’ils s’occupaient vraiment de leur bien-être. Michel Alesi avait participé plus d’une fois à ces opérations. Seulement, quelques semaines de tranquillité plus tard, d’autres dealers albanais** finissaient par revenir et tout était à recommencer. Les charbonneurs charbonnaient comme n’importe quels commerciaux dans une totale indifférence des pouvoirs publics. Du moins, c’était ce que la vindicte populaire locale hurlait aux oreilles de ceux qui voulaient bien les entendre, et comme partout ailleurs, on les plaignait sur le moment mais on les oubliait tout autant par la suite. On s’habituait bien à avoir la grippe chaque hiver, alors des dealers dans ce quartier, c’était quasiment pareil.

Donc, un partout, la balle au centre ! Karim et Michel étaient satisfait d’avoir fait avancer leurs pions sur un jeu qui ne bougeait pas. Quand tout le monde fait semblant, il faut un sacré recul pour le comprendre, mais parfois il ne faut rien changer pour que tout change. Le flic ne pouvait rien faire pour l’instant et le directeur d’agence brassait de l’air, mais les deux étaient content de s’entraider, c’était le principal…

Matthieu rêvait aux jours meilleurs dans son bocal lorsqu’il reçut un mail du service comptable lui demandant des renseignements sur son client, Kevin Floran. Le fameux client que Regina lui avait échangé contre toute la SCI Georges Robert.

Enzo Galion revenait dans son portefeuille, il pouvait bien s’occuper d’un client qui habitait le même quartier que lui, à Port-Marianne. Le plus simple était de prendre contact avec lui et de le rencontrer. Il n’avait aucune chance de lui soutirer le chèque, mais au moins, il pourrait mettre un visage sur ce nom, amorcer une stratégie pour le recouvrement, s’il en fallait une.

« Bonjour Matthieu, merci de voir ce qui se passe avec M. Floran, le loyer du mois n’est pas rentré »

Kevin Floran n’avait rien à voir avec le genre d’Enzo Galion, son dossier était vide de tous problèmes, sauf les retards du payement du loyer qui eux, étaient récurrents. Donc, son talent de gestionnaire n’allait pas lui servir à grand-chose dans cette affaire d’une banalité à pleurer, pensa Matthieu. Il se demanda tout de même la raison pour laquelle Regina n’y arrivait pas non plus avec celui-là…

*Pierre Corneille.

**Les dealers qui trainent dans ce quartier seraient majoritairement d’origine albanaise.

 

16

 

   Matthieu s’était senti sur la touche avec cette histoire de dégâts des eaux qui débordait de plus en plus, mais cette fois-ci, il allait déployer tout son savoir-faire. Tant qu’il travaillait pour Locat Immo France, il ne pouvait pas laisser tomber son portefeuille, ni diminuer l’intensité de travail à laquelle il avait habitué l’agence. Donc, l’occasion faisant parfois le larron, c’était le bon moment pour rebondir.

Il enregistra dans son Rocketbook un rendez-vous extérieur avec ce M. Floran, qu’il n’avait pas encore rencontré. Matthieu ne connaissait ni le locataire, ni la résidence, ni rien ni personne dans ce dossier, mais c’était plutôt motivant. Un peu d’inconnu ne nuisait jamais, disait-il parfois. Ce M. Floran avait eu droit à son petit texto lui annonçant une visite inopinée de son bailleur. Généralement, ce genre de messages pouvaient semer la panique, surtout chez les jeunes qui n’étaient pas confrontés aux tactiques du monde du travail. Une fois sur deux, il obtenait le rendez-vous, souvent en fin d’après-midi, donc après les cours ou après le boulot pour ceux qui faisaient des heures dans un fastfood ou à la Poste (pour Enzo Galion, par exemple). La curiosité l’emportait aussi sur la peur de rencontrer son propriétaire, enfin le bailleur dans son cas, ce qui pouvait être une subtilité supplémentaire. Kevin Floran avait du mal à régler son loyer, ce qui n’était pas la fin du monde, mais des explications s’imposaient. Matthieu avait tout un arsenal de persuasion à sa disposition, allant du conseil avisé aux menaces par tribunal interposé, il s’en servait parcimonieusement, mais en cas de besoin, n’hésitait pas à le faire, car nombreux étaient les petits malins qui espéraient faire croire qu’ils vivaient dans un monde de bisounours et qu’on pouvait toujours tout régler par un sourire.

Enzo Galion n’avait toujours pas accepté le rendez-vous avec l’assureur, mais là aussi, il prit soin de le relancer une énième fois, histoire de lui secouer les puces. La seule façon d’y arriver serait de le harceler sans cesse jusqu’à ce qu’il cède, et à chaque fois Matthieu relançait sa mère en même temps, pour bien énerver tout le monde.

Si Matthieu ne connaissait pas son nouvel interlocuteur, il était familier du quartier, puisque c’était le sien. Le gars logeait à la résidence Palm Beach, rue Nivôse. Un immeuble de sept étages, presque flambant neuf, disposant de belles terrasses disposées en quinconces, et orientées vers le parc et le Lez, à mi-chemin entre les stations de tram Port-Marianne et Moularès-Hôtel de Ville. Un bel investissement pour le propriétaire, une rentabilité quasi garantie, mais cette fois encore, quelque chose empêchait cette rentabilité de s’accomplir.

Matthieu se doutait que la proposition de rendez-vous saisirait son client, mais qu’il finirait par l’accepter car quand on est redevable de quelque chose, on veut toujours rester maître du jeu pour limiter la casse, et on ne peut pas fuir longtemps ses responsabilités. Kevin Floran ne pouvait pas prendre le risque d’avoir une procédure d’expulsion, même s’il n’y en avait pas pendant la trêve d’hiver. Mais ça, le savait-il ? Peut-être pas.

« OK ! Vers 18h, ça vous irait ? » textota finalement Kevin.

Matthieu s’empressa de répondre à son tour, officialisant le rendez-vous dans son agenda électronique. Cependant, il modifia l’horaire en l’avançant d’une heure. Ça lui donnerait le temps de questionner discrètement le voisinage et de repérer les lieux. Et comme c’était proche de chez lui, il pourrait même y garer sa voiture, car dans ce quartier aussi, les places de stationnements extérieures étaient plus rares que de voir un Père Noël un 25 décembre.

« Bien sûr ! à tout à l’heure »

Et voilà le travail ! s’exclama-t-il. On ne pouvait pas crier victoire pour un texto, non plus. Mais parfois, les choses les plus simples sont aussi les plus compliquées à obtenir, il suffisait de penser à Enzo Galion pour le vérifier.

Du coup, il se mit en route pour Port-Marianne quittant l’agence sans appréhension particulière. Passons sur l’état du trafic aux heures de pointes, ça aurait été plus simple d’y aller à pied.

Après avoir passé ses nerfs à chaque feu et serré les dents pendant les trente minutes de voyage sur les divers problèmes rencontrés sur la route, il arriva chez lui avec soulagement. Mit sa voiture dans le garage souterrain, sur sa place attribuée. Puis, il sortit de sa résidence pour traverser la ligne de tram. Moins de cinq minutes suffirent pour trouver la rue Nivôse, largement éclairée par des lampadaires géants qui rendaient la nuit moins sombre dans cette partie de la ville.

Matthieu marcha tranquillement jusqu’au Palm Beach, longeant d’autres immeubles aux noms évocateurs : La Croix du Sud, l’Arizona Sky, le Isla de Majorque et un qui semblait un peu plus vieux que les autres vu le nom : le Berlioz. Ces dénominations étaient devenues purement cosmétiques, et n’avait plus grand-chose à voir avec l’histoire locale. Le commerce étant mondialisé, il fallait pouvoir séduire les acheteurs d’une façon ou d’une autre. Dans sa partie du quartier où il vivait, des immeubles étaient encore en construction, et le naming*, permettait désormais de se faire une idée sur l’origine des fonds : par exemple, l’école Chengdu ne laissait aucun doute sur la provenance chinoise, ou bien que le Taj Mahal House laissait supposer que les investisseurs venaient d’Inde.

Il ne lui fallut que quelques minutes pour dénicher l’immeuble de son locataire. Il fouilla dans ses poches et en ressortit un pass-ouverture universel. Il pénétra dans le lobby, d’une propreté irréprochable, même à 17h passé. Là, il inspecta les boîtes aux lettres pour y rechercher celle de Kevin Floran : il la trouva sans problème, mais des étiquettes de noms supplémentaires y avaient été ajoutées. Y aurait-il d’autres locataires non déclarés dans cet appartement ? Il inspecta le reste des noms des boîtes pour savoir quel genre de personnes habitaient là. D’après Matthieu, on pouvait se faire une idée de la qualité des habitants, rien qu’en identifiant l’origine de ces derniers : une petite astuce qui n’était pas du tout dans les manuels d’immobilier… Et il y avait de tout dans cet immeuble, avec une majorité de noms français. Lorsque l’ethnicité était trop homogène, ce n’était pas normal et ça supposait qu’un filtrage s’opérait quelque part. A l’inverse, s’il n’y avait que des noms à consonnance étrangère ou majoritairement étrangère, ça voulait dire que les Français ne voulaient pas y habiter, et donc qu’il y avait aussi un problème. Au Palm Beach, on était en gros, sur du 80% de Français de souche, donc un immeuble de standing aux loyers plutôt élevés, mais qui ne rejetait pas les étrangers qui pouvaient les payer… Cependant, ça lui donnait juste une indication plutôt positive qui mériterait d’être affinée plus tard, quand il connaitrait mieux le Syndic et le Conseil Syndical.

Il allait quitter le hall quand il se retrouva nez à nez avec un homme de ménage, en blouse, pelle et balaie en main.

-          Je peux vous être utile à quelque chose ? Vous cherchez quelqu’un ? interrogea celui-ci.

-          Euh, non ! J’ai trouvé. Merci.

-          Vous n’habitez pas ici, vous. Je ne vous connais pas. En tout cas, je ne vous ai jamais vu.

Matthieu se dit qu’il était bien audacieux et bien curieux cet homme de ménage. Le mieux était de se présenter pour couper court.

-          Je travaille chez Locat Immo France, je viens voir un de mes locataires, Kevin Floran. Vous le connaissez ?

-          Oui, il est au fond du couloir. La première porte à droite. Un grand T2 avec jardin.

-          Vous connaissez son appartement ? s’étonna Matthieu.

L’homme rit, content de la surprise qu’il suscitait.

-          Pardon ! Je ne suis pas le balayeur, mais M. Janson, le président du CS du Palm Beach. Je passe un coup de balai près des boîtes aux lettres parce que le soir, c’est toujours dégueulasse. Je ne sais pas pourquoi mais les gens jettent tout par terre. Il y a pourtant une corbeille dans le hall, mais il faut toujours le faire à leur place. Ils n’arrivent pas à viser droit, et une fois que c’est par terre, ils sont trop feignants pour ramasser. Car une fois par terre, ça ne leur appartient plus. Quelle mentalité, j’vous jure ! Si on veut garder un certain standing, il faut que tout le monde s’y mette, hein ? Vous n’êtes pas d’accord ?

-          Si, si ! Bien sûr.

Donc, le président du CS faisait le ménage dans les parties communes le soir. C’était bien la première fois qu’il voyait une chose pareille. Sûrement un bon point pour la propreté, mais un mauvais concernant une potentielle maniaquerie, et pas seulement pour la poussière, mais aussi dans le traitement des affaires de l’immeuble. Encore un casse-couille !

-          Ce n’est plus Andrey qui s’occupe de nous chez Locat Immo France ?

-          Euh, non ! C’est moi, maintenant. Elle ne vous a pas prévenu ? On a réorganisé nos portefeuilles.

-          Eh non ! Je ne suis pas au courant. Le CS est parfois la dernière roue du carrosse, vous savez… Bon, j’espère que ça se passera bien avec vous. Elle est un peu dans la lune, votre collègue.

Eh voilà, Regina n’avait pas fait son boulot, comme d’habitude, songea-t-il… Matthieu se garda bien de confirmer. Ce n’était pas le moment pour ce genre de confidence.

-          Vous savez si M. Floran est chez lui ?

-          A cette heure-ci, il doit y être.

-          Quelqu’un d’autre habite avec lui ?

-          Oui, bien sûr ! Sa copine… ou alors, c’est une colocataire. Vous verrez bien. Je lui ai déjà demandé, mais il refuse de me répondre. Non pas que sa vie privée m’intéresse, hein ! Mais, il faut bien savoir qui entre et qui sort de la résidence. Avec tous les délinquants qui trainent partout, on n’est à l’abri nulle part de nos jours… Et puis, si c’est sa copine, on peut mettre officiellement son nom sur la boîte aux lettres. Or, ils ne veulent pas. Je ne comprends pas mais c’est louche, vous ne trouvez pas ?

Matthieu écoutait d’une oreille distraite, et ne répondit que par un léger hochement de tête : les gens des CS ont toujours des malheurs à raconter à ceux qui veulent bien les écouter. Sauf qu’il n’était pas là pour fouiller la vie privée de son locataire, mais pour savoir pourquoi le loyer n’était pas payé ce mois-ci. Et si le CS était au courant que Kevin Floran partageait sa vie avec quelqu’un, Regina devait le savoir bien évidemment et avait aussi omis de le mentionner. Ce dossier, simple sur le papier, allait sûrement prendre des chemins labyrinthiques : ça sentait mauvais et c’était à lui que revenait le privilège de s’y perdre.

*le naming ou nommage, consiste à payer pour donner un nom à un bâtiment.

 

17

 

   Matthieu prit congé du président balayeur du CS, en se disant qu’il aurait des nouvelles de lui, très vite. Ce genre-là ne lâchait jamais rien, et il était certainement capable de chercher une aiguille dans une botte de foin et de la trouver.

Il se pointa devant la porte de Kevin Floran, en s’assurant que le président du CS ne le suivait ni physiquement ni du regard, puis sonna. Il entendit la porte se déverrouiller, puis s’entrebâiller. Un homme d’une quarantaine d’année apparut. Matthieu ne s’attendait pas à ce qu’il soit si âgé : l’habitude d’avoir à faire à des étudiants, peut-être.

-          Oui ?

-          Je suis Matthieu de Locat Immo France. J’ai rendez-vous avec M. Floran.

-          Ah ok ! C’est moi-même, entrez !

Matthieu pénétra dans le couloir qui était surchargé de bagages, valises, et meubles divers entassés jusqu’au plafond. Il avança difficilement jusqu’à la salle principale, qui était tout autant encombrée. Là, deux femmes, une à peu près du même âge que l’homme et une autre bien plus âgée, étaient assises dans un canapé. Deux lits étaient défaits de chaque côté, un écran plasma de grande taille qui était allumé, mais sans le son. Des cigarettes fumaient dans un cendrier posé sur une table basse, disposée au pied de l’écran. Matthieu salua les deux femmes qui lui répondirent d’un « bonsoir » presque inaudible. La salle n’était éclairée que par une faible lumière et celle de l’écran, et encombrée de valises empilées les unes sur les autres comme des cheminées. L’appartement semblait plutôt grand, mais le stockage de tous ces meubles et bagages en réduisait considérablement l’espace.

Des mots commençaient à se former dans sa tête, qui mis bout à bout constituèrent la phrase suivante : « que se passe-t-il ici ? ». Son étonnement devait se lire sur son visage car Kevin embraya.

-          On est en attente d’un appartement plus grand. C’est pour ça que nos meubles sont entassés. Voilà, c’est pour ça ! confirma-t-il d’un sourire gêné.

-          Vous avez fait une demande à l’agence ?

-          A une bonne dizaine d’agences sur Montpellier, oui ! Mais, pour l’instant, il n’y aurait rien de libre pour nous.

Matthieu marqua son étonnement malgré lui. Les studios étaient durement recherchés, y compris les T2, mais au-delà, le parc était loin d’être complet. C’était même la croix et la bannière pour réussir à louer un T3 ou plus grand. Et à la Paillade, on avait l’embarras du choix pour un tarif défiant toute concurrence.

-          Je suis le nouveau gestionnaire de cette résidence et je m’occupe entre-autres, de collecter les loyers, et nous n’avons pas reçu le vôtre ce mois-ci, malgré nos diverses relances. Donc, j’en profite pour me présenter en tant que nouvel interlocuteur.

Matthieu s’attendait à ce que Kevin réagisse, mais non, il se contenta de garder le silence tout en acquiesçant.

-          Avez-vous des informations concernant le payement du loyer ?

-          On ne pourra pas vous le payer ce mois-ci, non plus.

-          « On » ? Moi, je n’ai que vous comme locataire sur le contrat. Qui sont les autres ?

-          Ben, ma mère, ici présente, n’a pas de revenu, et ma copine et moi, on est au RSA et en recherche d’emploi actuellement. Le loyer est de 600€ et on ne touche que 1100€ par mois pour vivre. Quand on a payé tout ce qu’on doit, il ne nous reste plus que 200€ pour manger à trois dessus. Donc, ce n’est pas assez, et pas possible de tenir comme ça, même en y mettant de la bonne volonté.

Matthieu venait de comprendre la raison pour laquelle, ils n’arrivaient pas à trouver un T3 ou un T4 : ils n’avaient pas assez de ressources pour se le permettre. Mais c’était un peu trop évident quand même !

-          Okay ! je vous remercie pour votre franchise. Ce qui serait bien, serait d’officialiser votre amie comme colocataire.

-          Non ! Pas possible ! On lui supprimerait peut-être son RSA. Elle est toujours domiciliée à son ancienne adresse, comme ça on est sûr de le toucher. S’il était supprimé, on aurait encore plus de difficultés à payer le loyer. On touche les APL également, mais la somme à payer reste encore trop élevée. Tout est compliqué.

-          Okay ! Je vais voir ce que je peux faire. Je sais qu’on a un T3 à la Paillade, près du stade de la Mosson. Ça pourrait peut-être marcher.

-          On ne préfèrerait pas. La Paillade, ce n’est pas trop notre truc. Et puis, on en vient ! Je veux dire, avant d’être à Port-Marianne, on habitait proche des Halles de la Paillade. On n’en pouvait plus de vivre là-bas.

Matthieu avait tenté de les amadouer un peu rapidement, mais il avait échoué, semblait-il... De toute façon, ils étaient inexpulsable. D’abord parce qu’on n’expulsait pas les gens qui avaient un retard dans le paiement du loyer, et ensuite parce que les expulsions étaient interdites jusqu’au 15 mars de l’année suivante. Et encore, seulement si dans les six prochains mois, un des loyers n’étaient pas versés. Ce qui laissait du temps pour un bras de fer qui mettrait les nerfs à tout le monde. Kevin Floran et sa famille n’avaient pas l’air de gens désagréables, il y aurait sûrement une possibilité de s’arranger. Mais en attendant de trouver une solution, il fallait calmer le propriétaire qui n’avait pas reçu le loyer de novembre, et qui selon toute vraisemblance, ne recevrait pas non plus celui de décembre.

Il fallait aussi qu’il épluche sérieusement le dossier pour connaitre ce qui avait pu décider Regina à accepter Kevin Floran malgré un crible strict.

-          Ne vous inquiétez pas ! Je ne suis pas là pour vous causer plus de difficultés, mais pour trouver des solutions. Je comprends votre problème, mais vous vous doutez bien que le fait de ne pas payer votre loyer créé d’autres problèmes. Mais on va gérer ça ensemble, sans tension.

Les trois habitants acquiescèrent silencieusement, sans grande conviction. Matthieu pouvait sentir leur stress se solidifier dans l’air. Ils n’étaient pas à l’aise, c’était clair !

-          Et concernant votre mère ?

-          Euh… ! C’est-à-dire ! Elle est en vacances chez nous, pour une certaine durée.

Matthieu appréciait la franchise de Kevin Floran, même si elle n’était pas dénuée de calcul. Il lui expliquait qu’il y avait des rentrées d’argent, donc de l’espoir, mais qu’elles n’étaient pas suffisantes. Ce qui assurait au locataire une relative tranquillité car il n’était pas sans ressources. Cependant, payer son loyer étant une obligation contractuelle, Matthieu devrait sûrement déclencher une procédure pour mettre à l’abri l’agence et le propriétaire.

Jusqu’à présent, les relances ne s’étaient faites que par mail, mais la prochaine le serait probablement par courrier recommandé, et les suivantes livrées par huissier. Mais avant de prendre la décision adéquate, il fallait revoir son dossier. Il se renseignerait aussi sur ce T3 à la Paillade, voir s’il était toujours libre et où il se situait exactement.

Bien évidemment, Matthieu n’avait pas cru une seule seconde à l’histoire des vacances de la mère : la vérité était qu’elle logeait là en toute discrétion pour une raison inconnue. C’était tout aussi problématique parce que c’était illégal. Le président du CS, qu’il avait rencontré ce soir-là, ne lui en avait pas parlé, alors qu’il devait savoir tout ce qui se passait dans la résidence. Et s’il avait su qu’une troisième personne vivait là aussi, il l’aurait signalé, comme il n’avait pas hésité à lui parler de la copine. Donc, la mère de Kevin vivait recluse dans son appartement en attendant quelque chose, mais ça, c’était un autre sujet qui ne regardait pas Matthieu pour le moment.

Matthieu avait tous les renseignements qu’il avait pu escompter, il verrait ça dès le lendemain au bureau. Il prit congé de ses hôtes.

Dehors, il reconnut le président du CS qui baladait une poubelle à l’opposé de l’entrée. Matthieu ne voulait pas retomber sur lui et s’empressa de quitter la rue en direction de la ligne de tram. Pendant qu’il marchait, il entendit le son bien distinct du ronflement d’un moteur Porsche qui allait le croiser. Instinctivement, il se retourna et suivit du regard cette voiture : se pourrait-il que ce soit son patron ? Mais non ! Fausse alerte ! Karim devenait une obsession. Même s’il faisait nuit, c’était suffisamment éclairé pour reconnaitre que ça n’était pas son arrogante Porsche bleu crème qui passait en pétaradant, mais une autre toute aussi prétentieuse.

Matthieu appréciait d’avoir ce client dans son quartier, ça lui permettait de rentrer chez lui plus calmement. Décidément, la vie n’était pas facile pour tout le monde. Soleil, farniente et rosé pour tous, la devise de Montpellier, n’était qu’un décor et ceux qui vivaient en coulisse morflaient sévèrement. Le paradis avait un prix que les pauvres n’avaient pas fini de payer pour y accéder. Il ne suffisait pas de souffrir pour y avoir droit, mais de s’endetter pour gratter son ticket d’entrée.

Ses réflexions de fin de service ne le réjouissaient pas vraiment, il était temps de déconnecter, la fatigue le rendait négatif… Après avoir eu le dégât des eaux sur le dos, il avait maintenant une affaire d’impayé en plus. Pendant quelques secondes, il se sentit flatté et ragaillardi d’être le Monsieur Propre de son agence, et dans un éclair de lucidité, il comprit que Karim ne lui pardonnerait pas d’échouer : celui-ci n’aimait que les winners. Et les deux problèmes étaient pour le moment insolubles.

A cette heure-ci, son cerveau ne tournait plus aussi vite que dans la matinée, et à mesure qu’il approchait de son appartement, ses neurones semblaient se débrancher une à une.

La lumière était allumée en cuisine, sa femme était rentrée. Il enleva son manteau qu’il jeta négligemment sur un siège dans le couloir. Sabine était en train de remuer une salade, tout en dégustant un verre de vin blanc. Matthieu s’approcha doucement, la prit par la taille et embrassa tendrement ses lèvres qui avaient le goût sucré du vin. Le baiser échangé déchargea toute l’agressivité de la journée. Mentalement, il tirait un rideau : il savait que ses activités resteraient en suspend quelque part jusqu’au lendemain.

-          Tu veux un verre ? C’est du Chardonnay !

-          Ah oui ! Je veux bien. J’en ai besoin.

-          Ça a été ta journée ?

-          Comme d’hab.

-          Cool ! Le dîner sera prêt dans quelques minutes. J’ai fait une vraie soupe de légumes, une salade, du fromage et un flan. Ça t’ira pour ce soir ?

-          Oh ! C’est parfait !

La délicatesse des propos rassurait Matthieu, car un autre monde existait, libre de toutes contingences : il était bien chez lui, dans son bel appartement près du Lez, dans son cocon protecteur.

A mille lieux des problèmes du commun des mortels.

 

18

 

   Au bureau, Matthieu démarrait le rituel par un check rapide de ses mails, de son courrier, et des notes de service qui tombaient parcimonieusement en ce moment, étant donné que la fin d’année approchait. L’agence fermait entre Noël et le jour de l’an, et Matthieu se doutait bien que son locataire favori, Enzo Galion, ferait le mort avant de partir lui-même en vacances, remettant la visite de l’assureur à l’année suivante ou à la Saint Glinglin. Donc, ce n’était pas le moment de s’endormir sur ses lauriers, ne rien lâcher et bien sûr, envoyer les mêmes courriers à la mère dans la foulée, en espérant réveiller sa solidarité et sa responsabilité.

Le dossier de Kevin Floran ne pouvait plus attendre non plus. Fort heureusement, le propriétaire avait souscrit à l’assurance loyers impayés, ce qui le mettrait à l’abri du stress de ne rien recevoir du locataire, mais pour ça, il fallait lancer la procédure. Et pour lancer la procédure, Matthieu devait être sûr de lui.

Le dossier tenait tout entier dans un PDF, il suffisait de tout imprimer pour comprendre le personnage. A première vue, tout était en ordre : les documents concernant le crible étaient correctement renseignés, feuilles d’impôts, fiches de salaire, etc. En fait, ce locataire était présent à l’agence depuis plusieurs années et il avait bénéficié d’un transfert récent d’appartement de la Paillade à Port-Marianne. Tout avait été fait dans les règles de l’art. Rien ne mentionnait qu’il était en couple à cette époque, mais rien ne lui interdisait de s’y mettre non plus. Il arrive à tout le monde d’avoir des copines occasionnelles qui restent plus ou moins longtemps et qui finissent même par devenir colocataires. Un truc accrocha l’œil expert de Matthieu : les fiches de paies qui lui avaient permis de changer d’appartement provenaient de l’entreprise qui l’employait depuis des années. Regina avait mis son tampon sur chaque bulletin, signifiant qu’elle approuvait, mais comme Kevin lui avait avoué qu’il était en recherche d’emploi et surtout au RSA, il eut un doute.

Sous le nom de l’entreprise, il y avait un n° de téléphone qu’il appela :

-          Bonjour madame ! Je travaille à l’agence Locat Immo France du Père Soulas, et j’aimerais avoir des renseignements concernant un de vos anciens employés.

-          Un instant, je vous passe le service du personnel…

Matthieu était tombé sur le standard : donc l’entreprise existait toujours et était sûrement de bonne taille. Quelqu’un reprit l’appel.

-          Allo, oui ! Que puis-je pour vous ?

-          Bonjour madame ! recommença-t-il. J’aimerais avoir des renseignements concernant un de vos ex employés du nom de Kevin Floran.

-          Ça ne va pas être possible ! Nous ne sommes pas habilités à répondre à ce genre de questions. Je suis désolée…

-          En fait, ce monsieur a déposé un dossier chez nous, Locat Immo France, et j’aurais voulu savoir depuis quand il ne travaillait plus chez vous. J’ai juste besoin de ce renseignement, c’est tout. Je vous le promets.

-          Un instant, je vais voir ce que je peux faire.

La personne qui avait pris son appel l’avait mis en attente : la musique d’un spot publicitaire connu résonna dans son oreille. Matthieu se doutait que la faille était là, mais il lui fallait des preuves ou des indices qui lui permettraient de lancer la fameuse procédure.

Il entendit du mouvement sur la ligne :

-          Allo, monsieur ? La personne que vous avez mentionnée ne travaille plus pour nous depuis plusieurs années. C’est tout ce que je peux vous dire.

-          Depuis plus de trois ans ?

-          Oui, monsieur.

-          Okay ! C’est bon pour moi. Je vous remercie beaucoup, madame ! Bonne journée et…

Son interlocutrice raccrocha sans répondre. Manifestement, pas très contente d’avoir été dérangée dans son travail pour ce genre de chose. Mais Matthieu avait son renseignement !

Donc, Kevin Floran était sûrement au RSA, suite à un certain temps au chômage, et surtout suite à un licenciement intervenu il y avait plusieurs années, mais en aucun cas il ne pouvait fournir les fiches de paie qui lui avaient permis de changer de location. Donc, celles-ci étaient fausses.

Les documents que Matthieu avait imprimés, étaient des originaux scannés. Donc, l’impression donnait des copies presque identiques et d’aussi bonne qualité. A l’aide d’une loupe, il scruta les dates des fiches de paie, et là pas de doute pour lui, les chiffres de l’année avaient été maquillés. Les trois documents portaient la même petite marque au niveau de l’année. Regina n’y avait vu que du feu, mais lui aussi, ce serait sûrement fait avoir car il aurait fallu les expertiser, et lorsque l’on signe les contrats, on n’en a ni le temps ni l’envie. C’était très bien fait et l’œuvre d’un petit malin très astucieux.

Kevin Floran venait de chuter profondément dans son estime : il avait failli se faire avoir par sa gentillesse : c’est toujours traitre la gentillesse, le sentiment préféré des faibles en affaires, se persuada-t-il… Ce matin, lors de la réunion quotidienne, il allait devoir annoncer ce qu’il avait trouvé concernant ce client, et les résolutions qu’il fallait prendre. Toutefois, il craignait que Karim trouve une énième raison pour accabler Regina et ne se défoule sur elle.

Il n’eut même pas le temps de boucler sa réflexion que son Rocketbook lui rappela par une délicate sonnerie, l’heure de la réunion. Matthieu s’aperçut que Karim l’avait avancée sans prévenir personne : son agenda primait sur celui des autres, malheureusement. Et c’était toujours à ses collaborateurs de s’adapter.

Matthieu ramassa ses dossiers, son portable et son agenda électronique, et se rendit à la salle de réunion située à l’étage, proche du bureau de la direction. Bien évidemment, il croisa en route, Maurice le comptable, Regina et deux autres gestionnaires. Aucun n’avait pas l’air réjouit du nouvel horaire, mais ils affichèrent bravement un sourire de surface, une fois dans la salle.

Karim trônait en bout de table, ses agendas dépliés devant lui, comme s’il pilotait un A330. Chacun retrouva sa place stratégique habituelle. La secrétaire de Karim apporta le café pour tous, qu’elle déposa au centre de la table, puis se retira, refermant la porte derrière elle.

Karim attendit que sa secrétaire soit partie pour lancer la joute quotidienne qui le verrait vainqueur par KO ou par abandon. Matthieu avait remarqué que son boss était sur les nerfs dès qu’il présidait une réunion avec des subalternes, c’était comme un leitmotiv : il faisait la gueule pour faire la gueule, rien de plus. Drôle de stratégie, pensa-t-il.

-          Bon, on va commencer par Matthieu qui a plusieurs dossiers sur le feu.

-          Rien de spécial concernant les locations actuellement. L’activité est très faible, mais c’est normal, on est en fin d’année calendaire, et en milieu d’année scolaire. Donc pas d’arrivée et aucun départ d’étudiants. Pas de soucis particuliers avec les locataires, sauf les deux dont on va parler. Les relations sont bonnes avec les propriétaires, tranquilles avec les Syndics. Une fin d’année classique, quoi !

Tout le monde écoutait poliment

Matthieu était en pilotage automatique, répétant quasiment mot pour mot ce qu’il avait dit la veille. Et c’était comme ça pour tout le monde. La routine militaire s’était installée partout, sauf que chez Locat Immo France ça s’appelait « meeting opérationnel » au lieu de « briefing/debriefing ».

-          Okay ! Venons-en aux faits ! Tu as repris les deux dossiers qui étaient gérés par Regina auparavant ?

-          Bien sûr ! Enzo Galion n’a toujours pas confirmé le rendez-vous avec l’assureur, malgré une relance massive. Je crois qu’il va falloir que je le coince chez lui celui-là, sinon il va se barrer en congés et on ne le reverra plus avant l’année prochaine.

-          Il faut qu’on apporte une réponse satisfaisante à M. Robert. C’est important pour l’agence… Ensuite ?

-          Ensuite ! Il y a un vrai problème avec le locataire, Kevin Floran. Je me suis permis de le rencontrer hier soir pour connaitre la personne, et pourquoi pas, solder le litige. Malheureusement, il m’a expliqué son embarras et je peux vous dire que sa situation ne changera pas de sitôt, puisqu’elle est liée à une recherche d’emploi. Ce monsieur n’a pas payé le loyer de novembre et il ne paiera pas celui de décembre, et je pense que les prochains non plus…

-          Okay ! Procédure !

Matthieu n’avait pas terminé son laïus que Karim avait déjà tranché, en abattant une main sur la table qui avait fait sursauter tout le monde, sortant l’auditoire d’une certaine torpeur. Mais puisque Karim avait tranché, il avait, sans le vouloir, mâché le travail de Matthieu.

-          C’est ce que je voulais te proposer ce matin. Donc, on lance les courriers et on verra bien si au 15 mars la situation a évolué… Il y a aussi une possibilité de le transférer dans un appartement moins cher à la Paillade. De cette façon, on occupe un logement vide, car comme vous le savez, c’est dangereux de laisser des logements vides là-bas. Ils peuvent être occupé sauvagement et pour les récupérer, c’est l’enfer. Je me suis permis lui de faire cette proposition, mais pour le moment, il ne veut pas y aller.

-          Ce n’est pas une mauvaise idée de le transférer à la Paillade, et justement, la procédure qu’on va lui mettre au cul, le décidera peut-être à choisir la moins mauvaise solution, entre être à la rue ou avoir un toit ailleurs. Mais ça sera à lui de le décider et de nous notifier sa réponse. Nous, on fait un geste, mais ici ce n’est pas les Emmaüs et moi je ne suis pas l’abbé Pierre ! A un moment donné, il faut savoir prendre des décisions un peu radicales. Alors, on y va pour une procédure en bonne et due forme.

-          Quant au propriétaire, il est couvert par l’assurance.

-          Le propriétaire ne sera pas content, mais ça le rassurera. Parfait ! Merci Matthieu.

Le sourire de satisfaction de Karim agissait comme un stimulant chimique à effet instantané. Matthieu fut content de lui-même, tout d’un coup. Cependant, il avait tu les diverses informations qu’il avait glanées ici et là, les gardant pour plus tard, si ça tournait mal avec le locataire ou avec Karim. Il avait aussi sauvé la tête de Regina sans qu’elle ne s’en rende compte : il ne savait pas encore s’il devait en être fier ou pas, il fallait qu’il y réfléchisse au calme… En attendant, il se rappela qu’il nageait en eau profonde avec des requins qui n’hésiteraient pas à prendre sa place. Et s’attendrir pour une collègue défaillante pouvait lui coûter plus cher qu’il ne l’aurait voulu.

 

19

 

   Regina passa sur la sellette ensuite et n’eut aucun problème particulier. Et pour cause, le portefeuille de Matthieu qu’elle avait récupéré, roulait parfaitement bien : Karim, pas dupe, la gratifia tout de même d’un sourire pincé, qui était le maximum qu’il pouvait concéder lorsqu’on faisait correctement son travail. Cependant, ce petit cadeau n’aurait pas dû lui revenir puisque c’était grâce à la gestion de Matthieu si le portefeuille d’Regina était bien tenu. Pourtant, le sourire prodigué fit rapidement son effet : Regina se redressa sur son siège comme si elle était subitement devenue une femme d’affaires de stature internationale, ce qui agaça légèrement Matthieu.

Comment pouvait-on être à ce point dépendante des humeurs d’un de ces supérieurs ? se demanda-t-il. Concernant ses collègues, cette question le hantait souvent, car elle générait des problèmes existentiels de premier ordre. Lui se foutait de ce genre de rapport de force car seul l’argent le motivait dans cette profession. Il se vendait aux plus offrants tel un mercenaire et partait quand il sentait qu’il avait épuisé toutes ses ressources pour évoluer. Il avait compris depuis ses débuts que faire carrière longtemps au même endroit, était un piège qui ramollissait ses envies, frustrait ses ambitions de vie privée et professionnelle. Regina était le pur prototype de ce qu’il ne fallait pas faire dans ce genre de métier. Mais il fallait bien trouver un moyen de nourrir et d’habiller ses enfants, et Regina n’avait pas les mêmes préoccupations ni les mêmes ambitions que ses collègues.

A l’issue de la réunion, Matthieu prit la décision de l’informer de sa négligence lors de la signature du second contrat de Kevin Floran, ça la ramènerait quelque part sur Terre.

La réunion ne s’éternisa pas, les deux autres gestionnaires ayant des portefeuilles nickel. Karim rompit les rangs satisfait. On voyait bien que les vacances de Noël approchaient, car il écourtait toutes les réunions, ne les alourdissait d’aucunes recommandations supplémentaires, et après déjeuner, il disparaissait de l’agence mais restait joignable tout de même. 24 sur 24 comme il avait coutume de dire…

A peine arrivé dans son bocal, Matthieu demanda à Regina de venir le rejoindre, et avec des cafés de préférence. Comme elle n’avait pas grand-chose à faire en cette fin d’année, elle avait installé un sapin à l’entrée, à côté du standard, avec boules et guirlandes multicolores : initiative qui avait été validée par Karim, bien évidemment. Une bénédiction aurait été mieux appréciée qu’une simple validation. Regina avait vécu le transfert de portefeuille de Matthieu comme une gratification qui la propulsait en plein conte de Noël.

Elle arriva toute guillerette avec ses deux gobelets de café dans le bureau de Matthieu.

-          Alors ? Tu as un souci avec ce M. Floran ? Tu veux un renseignement, peut-être ? Dis-moi !

-          Ouais, un souci ! J’ai même peur qu’on en ait un gros, de souci !

Matthieu restait volontairement énigmatique pour être certain de faire son effet. Il lui tendit les photocopies des bulletins de salaire de Kevin Floran, ceux qui avaient servi pour autoriser son transfert d’appartement. Matthieu mit le doigt sur les tampons qu’Regina avaient apposé, authentifiant le document.

-          Oui, c’est mon tampon ! Et ce sont ses fiches de paies. Quel est le problème ?

-          J’ai fouiné dans son dossier parce que quelque chose me tracassait, et j’ai fini par appeler l’entreprise où il avait travaillé, soi-disant. Et bingo ! Tu sais ce que j’ai découvert ? Qu’il n’y travaillait plus à la date où ces fiches de paies ont été émises. Donc, ce sont des fausses : il nous a bernés !

Regina resta muette quelques secondes, réfléchissant à ce que tout ça voulait dire. Puis, comme un éclair la traversant de part en part, elle eut la révélation :

-          Zut ! Ah le filou ! Mais comment pouvais-je le savoir ?

Matthieu se tut, réservant sa réponse à une question un peu plus pertinente.

-          Et qu’est-ce que ça change maintenant ?

-          Pour nous, rien ! Le mal est fait et on ne peut pas refaire le match, comme on dit. Tu as validé ses documents et il a signé son contrat, et légalement ça le protège, il est inattaquable de ce point de vue-là. Donc, officiellement notre crible doit rester imparable car si les clients apprenaient qu’on s’est fait berner, on va s’en prendre plein la tête : n’oublie pas qu’ils paient ce service de confiance. Si on est des charlots, ils vont tous se barrer, ajouta-t-il narquois, marquant que l’heure était grave.

Regina tenait son gobelet dans la main, mais manifestement, trouva le goût du café trop amer tout d’un coup : elle le déposa sur le bureau de Matthieu, qui lui savourait le sien par petites gorgées comme autant de petites victoires.

-          Ne t’inquiète pas, je ne dirai rien ! Kevin Floran a fini par se mettre dans la merde tout seul. On l’aura au tournant car l’Histoire est en train de le rattraper : il n’aurait pas dû avoir cet appartement et il va le perdre de toute façon. D’ailleurs, il vaut mieux ne rien dire sinon Karim va nous mettre en charpie.

Regina apprécia que Matthieu dise « nous » au lieu de « tu », ce qui la rassura un tant soit peu sur ses intentions. Cependant, elle avait fait une bourde de débutante, et même si Matthieu s’occupait désormais du dossier, Karim savait pertinemment qui l’avait géré initialement. Karim le lui avait même confié en raison de la simplicité de l’affaire, et s’il apprenait qu’elle s’était fait avoir, il pourrait largement considérer ça comme une faute professionnelle. Petite bourde mais conséquence lourde !

-          D’accord ! On va faire comme ça ! Tu as sans doute raison ! Vaut mieux se taire, sûrement. De toute façon, ce qui est fait, est fait, hein ! Merci Matthieu, je te revaudrai ça…

Il dodelina nonchalamment de la tête, appréciant à sa juste valeur la conclusion. Regina quitta le bureau-bocal moins enjouée que lorsqu’elle y était arrivée. Elle continua à décorer le sapin comme prévu, mais l’air plus préoccupé, comme si cette décoration était devenue son ultime mission.

Matthieu n’était pas mécontent de son effet, le peu qu’elle pensait avoir gagné lors de la réunion pouvait disparaitre d’un claquement de doigts, maintenant. Bien sûr, il ne dirait rien, mais elle lui serait redevable jusqu’à ce que l’affaire soit réglée d’une façon ou d’une autre. En attendant, c’était lui qui allait devoir mettre en place la procédure qui verrait peut-être le locataire expulsé en mars prochain, et ça c’était moins drôle que de faire trembler Regina.

Regina ne réfléchissait jamais aux conséquences que ses manquements pouvaient créer. Karim lui reprochait de ne pas être assez corporate, c’était le genre d’expressions qu’il employait souvent quand il parlait de ses collaborateurs déficients, alors que Matthieu pensait vraiment que son manque de sérieux, venait du je-m’en-foutisme local tout simplement, et qu’il fallait faire avec. Karim cherchait toujours le vice caché, et pour lui, Regina était la classique erreur de recrutement qu’il faudrait réparer un jour.

En attendant la fin de la journée, Matthieu se remit sans grande passion au travail. Les mails des CS et des Syndics divers continuaient de pleuvoir inexorablement, tous pour se plaindre que leurs demandes n’étaient encore satisfaites, rarement pour féliciter du travail bien fait. Matthieu les lisait mais ne répondait jamais, sauf ceux qui le concernaient, et encore. Et justement, le CS du Vicarello continuait de se plaindre de son locataire anarchique, Enzo Galion. Ce ver de terre continuait de narguer Syndic et CS sous prétexte qu’il payait régulièrement son loyer. Et le pire, c’est qu’il avait raison. Mais c’était aussi parce qu’il le savait, et que ça ne devait pas être la première fois qu’il vivait une telle situation : il était entrainé à résister. Donc, ça voulait dire également, qu’il y avait une issue à ce problème, et que la pression devrait payer à un moment ou à un autre.

Justement, les cartons roses des AR lui étaient revenus : son locataire avait reçu les courriers et sa mère aussi. C’était déjà ça.

La suite, c’était pour son autre problème : Kevin Floran. Il compléta une lettre-type lui enjoignant de régler les loyers manquants, imprima, signa la lettre, et remplit l’AR : elle partirait aux courriers de ce soir. Première lettre d’une série qui serait délivrée par huissier ensuite. Matthieu espérait tout de même que ce locataire accepterait de déménager pour cet appartement de la Paillade, faisant d’une pierre deux coups.

Mais il ne fallait pas trop rêver car ce locataire avait tout de même falsifié des documents pour obtenir son logement. Un petit malin dont il fallait se méfier parce qu’il ne serait jamais clair. Par expérience, Matthieu savait que les gens défaillants ne changeaient jamais et qu’ils useraient toujours de stratagèmes pour arracher ce dont ils avaient besoin. Ils ressentaient une certaine satisfaction à passer outre les règlements, et ceux qui y arrivaient, avaient toujours le sentiment d’être plus malins que tout le monde. La preuve, sa compagne cachée mentait également sur son lieu de résidence officiel pour être sûre d’avoir le RSA. Cependant, cette histoire de RSA n’était pas son problème : seul le paiement du loyer l’était. Et parfois, il valait mieux ne pas savoir comment il était payé. La procédure existait pour protéger tout le monde, et Matthieu se devait d’y recourir, surtout depuis que son boss le lui avait demandé.

On vivait une drôle d’époque, mais Matthieu n’y pouvait rien, sinon c’était lui qui paierait cher son manque de discernement et comme a dit un juriste romain en son temps : Dura lex, sed lex*.

*La loi est dure, mais c’est la loi. Domitius Ulpianus, III -ème siècle de notre ère.

 

20

 

   Le lendemain matin à son bureau, les choses n’avaient pas l’air d’avoir changé, mis à part le sapin qui était bien enguirlandé. Parmi tous les mails qui tombèrent toute la journée, il avait enfin reçu la facture du plombier qui était intervenu chez Enzo Galion pour circonscrire le dégât des eaux. Bien évidemment, l’intervention était salée et elle devrait être réglée par le propriétaire, malheureusement. Matthieu retint son souffle, mais il renvoya le mail au bouillant Georges Robert. Dès que l’assureur aurait rendu son verdict, cette facture lui serait sûrement remboursée, précisa-t-il, mais en attendant, il devait la payer rubis sur ongle.

Matthieu avait lu en détail cette facture, la sentence était irrévocable : « fuite due à l’usure normale du matériel ». Voilà qui ne manquerait pas d’énerver le propriétaire. Enzo Galion avait laissé fuir et il était responsable de la conséquence, mais il n’était pas à l’origine de la cause. Ce je m’enfoutiste intégral allait encore s’en sortir, mettant Matthieu encore plus en porte-à-faux avec le propriétaire et Karim, son boss. C’était le comble, tout de même.

Le calme dura jusqu’à ce que Lydie, sa secrétaire, entre dans son bocal, une liasse de lettres à la main.

-          Devine, beau gosse ?

Matthieu resta coi, s’attendant à tout.

-          Il y a une lettre de madame Galion, la maman du petit ange ! Et en AR, s’il te plait ! Je te parie que c’est son congé, dit-elle surexcitée.

Lydie lui tendit la lettre, qu’il se fit un réel plaisir d’ouvrir. Une seule page, lettre tapuscrite, juste signée et datée par la mère au stylo à encre. La lettre était claire : Enzo Galion donnait son congé et partirait fin janvier.

-          Waouh ! Champagne ! Ils ont fait vite pour réagir. Je n’ai envoyé mes relances qu’hier.

-          Vos courriers et vos pensées ont dû se croiser. La pression a fonctionné, c’est ce qu’il faut que tu te dises.

-          Ouais ! Sauf qu’il n’a toujours pas accepté la visite de l’assureur !

-          Tu n’as qu’à la programmer pour le jour de l’état des lieux sortant. Comme ça, tu fais d’une pierre deux coup. Maintenant, on n’a plus besoin de son autorisation.

-          Exact !

Tout devenait plus simple pour tout le monde. Cette nouvelle donna des ailes à Matthieu qui pouvait échafauder une nouvelle stratégie. Il scanna le courrier qu’il envoya par mail à Georges Robert, en lui expliquant que l’assureur viendrait fin janvier, désormais. Trois nouvelles reçues d’un seul coup, c’était presque Noël avant Noël, pensa-t-il.

Un message pour l’assureur qui accepta le rendez-vous dans la foulée, sans problème. Et une synthèse de tout ça pour Karim, histoire de le mettre dans sa poche.

La réponse de M. Robert ne se fit pas attendre. Il fustigeait le locataire qu’il accusait de vouloir fuir ses responsabilités et menaçait de le poursuivre en justice. Bien entendu, il ne paierait pas non plus la facture du plombier et serait présent lors de l’état des lieux sortant quoi qu’il arrive. Eh bien, ça promettait d’être tendu, cette sortie ! En fait, le locataire, l’assureur, le propriétaire et lui dans une même pièce au même moment, cela risquait de fournir des étincelles pour enflammer les esprits. La probabilité était grande qu’ils en viennent aux mains, car lorsque les mots ne suffisaient plus pour s’expliquer, les coups pleuvaient.

En attendant ce fatidique 31 janvier prochain, Matthieu envoya un petit message à Enzo Galion, lui enjoignant de déménager dans les meilleurs délais, de nettoyer l’appartement, et que tout soit prêt pour que cet état des lieux sortant se passe le mieux possible.

Les mails continuaient de se croiser sans se heurter dans l’univers parallèle du net quand Matthieu reçut une demande de rendez-vous de Georges Robert. Karim, son boss, était en copie. Ce qui voulait dire qu’il avait quelque chose à leur annoncer, et cette menace d’aller en justice ne lui disait rien qui vaille. Bien entendu, Matthieu accepta et fixa la rencontre pour le lendemain après-midi. Quelques secondes plus tard, Karim accepta aussi, et le rendez-vous se cala dans le Rocketbook. Donc, le boss ne perdrait pas une miette du bras de fer que le propriétaire voulait leur imposer.

Les menaces de trainer l’agence en justice étaient pléthores, mais elles arrivaient rarement à leurs termes. Tout simplement parce que les démarches étaient longues et fastidieuses et quelles nécessitaient obligatoirement un avocat, et donc des frais supplémentaires à charge pour le plaignant, et la chandelle n’en valait pas souvent la peine.

Matthieu était capable de manager n’importe quelle situation dans le cadre de son travail et il n’avait pas besoin d’un chaperon. La présence de Karim pouvait même limiter son champ d’action, car il serait là en tant que témoin et ne se positionnerait qu’en toute fin. Il allait donc devoir gérer son impulsivité face aux débordements incessants du propriétaire qui passait de la rage aux intimidations, et gérer ses réactions face à Karim qui se servirait du résultat contre lui si ça tournait en défaveur de l’agence.

En attendant le rendez-vous du lendemain, Matthieu eut la grande surprise de recevoir une réponse d’Enzo Galion, celui-ci daignait enfin lever quelques doigts pour taper sur son clavier. Bien évidemment, tout n’allait pas dans le bon sens, puisqu’il réclamait déjà sa caution, c’est-à-dire, en langage immobilier, son dépôt de garantie, et ça il n’en était pas question tant que l’état des lieux n’était pas passé. D’ailleurs, Matthieu se garda bien de lui dire. Au contraire, avec le bordel qu’il avait mis, il était fort probable que ce dépôt ne serait pas suffisant pour couvrir les frais. Il demanda à son locataire récalcitrant sa nouvelle adresse pour pouvoir ensuite lui envoyer le chèque. Et comme par magie, l’échange s’arrêta.

Pour Karim, un pan du problème venait de tomber. Il ne restait plus qu’à convaincre Georges Robert de garder la gestion de sa SCI dans cette agence et ça serait dans la poche. Il avait préparé un dossier avec des propositions qu’il ne dévoilerait qu’en toute dernière seconde, sans en référer à Matthieu. Ce genre de tractation, il les dirigeait lui-même sans interférences extérieures : ce qui laisserait un goût amer dans la bouche de son subalterne, mais ça il n’en avait cure.

Il tenait à annoncer la bonne nouvelle à son ami policier, Michel Alesi. Et puis, c’est toujours bien d’entretenir l’amitié d’une façon ou d’une autre, surtout quand ils sont aussi clients.

-          Allo, Michel ? C’est Karim ! … Karim de Locat Immo France. Tu ne te rappelles plus de moi ?

-          Ah oui ! Excuse-moi. Un moment d’égarement… Que puis-je pour toi ?

Décidément, ces gens avaient la mémoire courte surtout quand le prénom ne sonnait pas catholique, un vieux réflexe, sûrement. Parfois, Karim maudissait ses parents de ne pas l’avoir appelé Jean-Claude ou Christophe, par exemple : ça lui aurait évité ce genre d’échange, d’être à chaque fois obligé de préciser.

-          Je ne te dérangerai pas longtemps. Juste une petite info : tu te souviens de mon locataire qui fume du shit, qui se réapprovisionne au Cour Gambetta, et qui me donne du fil à retordre. Eh bien, figure-toi qu’il vient de nous donner son congé. Il s’en va. Donc, plus de soucis pour nous.

Michel soupira légèrement, mais il se douta que son interlocuteur l’avait entendu. Il ne pouvait pas lui dire qu’il n’avait jamais rien entrepris d’officiel contre son locataire fumeur, il était officier de police, pas shérif. Cependant, il avait envie de le rassurer sans se mouiller.

-          Très bien ! C’est une bonne nouvelle pour vous… Tu sais qu’on l’a vu à proximité du Cour Gambetta ? Je pense que dans très peu de temps, il tombera dans notre escarcelle. C’est inévitable avec ce genre de loustic.

-          Parfait ! Je te dis à bientôt !

Karim ne s’attarda pas plus longtemps. Désormais, ce qui pouvait advenir de son ex-locataire ne l’intéressait plus du tout. Matthieu allait gérer sa sortie, et lui gérerait la suite des évènements en toute sérénité. Si Michel coinçait Enzo Galion dans une transaction louche, ça n’avait plus aucune importance car légalement, le fils Galion n’existait que jusqu’au 31 janvier prochain sur ses tablettes.

D’ailleurs, Karim demanda à Matthieu d’ouvrir immédiatement une page extranet sur le site de l’agence au nom de Georges Robert et de commencer la recherche active d’un nouveau locataire : ce qui fut fait séance tenante. Le propriétaire reçut par mail dans la foulée un lien informatique lui permettant de se connecter sur la page et de voir la progression des actions mises en place. Ça lui permettait de suivre sans s’inquiéter de ce qu’allait devenir son bien, Georges Robert étant du genre à tout contrôler, en long, en large et surtout en travers.

 

21

 

   Matthieu n’espérait rien de particulier avec Georges Robert, c’était un chieur qui jubilait de ses crises en public. Sûrement qu’il avait dû lire quelque part, que ceux qui montraient leurs nerfs, étaient des leaders, ou quelque chose comme ça. Il n’était jamais satisfait de rien et passait son temps à contredire tout le monde. Seulement, Matthieu ne pouvait pas se permettre d’être la cause de la rupture de contrat que Georges Robert faisait planer telle une épée de Damoclès sur l’agence car il était certain que Karim lui ferait payer cette erreur.

L’entrevue aurait lieu aux alentours de 14h, juste après le déjeuner, en tout cas. Le matin même, Matthieu et Karim s’étaient vus comme d’habitude lors du meeting opérationnel à 9h30, et l’échange avait été sans accroche mais sans animosité. Matthieu soupçonnait son patron de mijoter quelque chose car celui-ci était un adepte des théories de management. D’ailleurs, il appliquait parfois une théorie qui marchait plutôt bien : Karim laissait ses subalternes lui faire des propositions et acceptait de les mettre en pratique sans discuter. Si elles fonctionnaient alors tout le prestige retombait sur celui qui avait eu raison. Mais si elles ne fonctionnaient pas, toute la responsabilité de l’échec lui retombait dessus, et parfois ça allait jusqu’au licenciement. Les nouveaux venus se faisaient souvent avoir, croyant qu’ils avaient la main, se retrouvaient cul par-dessus tête plus vite qu’ils ne l’auraient cru. Cependant, Matthieu ayant déjà testé l’attrape-nigaud, craignait désormais de faire les frais des lubies du propriétaire s’il ne restait pas suffisamment sur ses gardes.

Lorsqu’il rentra de déjeuner, il croisa Georges Robert à l’entrée, qui attendait sagement qu’on vienne le chercher, sirotant un café devant la machine. Karim n’avait pas l’air d’être là ; en tout cas, sa rutilante Porsche n’était pas au parking souterrain de l’agence. Voilà qui promettait car on avait bien dit vers 14h, et si Karim n’était pas encore arrivé, M. Robert, lui, si. Ce qui signifiait que ce dernier considérait le rendez-vous comme important. Cependant, Matthieu, à peine en avait-il fini avec ses suppositions qu’il reçut un texto de son boss lui enjoignant de s’installer dans la salle de réunion à l’étage, il arriverait dans quelques minutes.

Matthieu attrapa ses dossiers et se dirigea d’un pas rapide vers le standard, demandant au propriétaire de le suivre à l’étage. Les deux hommes s’étaient salués cordialement, ce qui voulait dire que la jauge était au mitan.

Dès qu’ils furent assis, ils entendirent le ronflement du moteur d’une grosse cylindrée. Donc, Karim venait de se garer, la réunion ne commencerait pas trop en retard, c’était déjà ça.

-          M. Aldi vient d’arriver. On va pouvoir commencer dans cinq minutes, je pense.

-          Ah ! Parce que le moteur qu’on vient d’entendre, c’est sa voiture ?

-          Oui ! Une Porsche 911 bleue crème. Vous ne l’avez jamais vue ? Demandez-lui donc de vous la montrer, il se fera un plaisir, j’en suis sûr.

-          On verra ça, après !

Karim débarqua dans la salle en trombe, s’excusant pour le retard. Visiblement, deux mondes allaient s’affronter, l’un en costume Hugo Boss bleu nuit cintré, tel le Clark Gable de l’immobilier, et l’autre en pantalon de toile et chemise entrouverte, l’uniforme du retraité actif. Karim déposa sa serviette sur la table et alla saluer M. Robert, qui se leva pour lui serrer la main. Matthieu perçut tout de suite la mise en scène de cette entrée, mais se contenta d’un sourire discret. Karim prit place en bout de table pour présider comme il se doit, Matthieu et M. Robert de chaque côté, l’un à gauche, l’autre à droite.

-          M. Robert ! Vous avez souhaité nous rencontrer. Matthieu Garnier et moi, nous vous écoutons !

-          Bien ! Effectivement, j’ai souhaité vous rencontrer pour vous signifier que je n’étais pas content de la façon dont mes biens sont gérés actuellement. Surtout le studio du Vicarello, qui est dans un état de délabrement comme je n’en ai jamais vu depuis que je loue des appartements. J’ai avec moi, un dossier complet que je vous remettrai à la fin de notre entretien. Ce studio avait été refait à neuf, six mois auparavant et aujourd’hui, il est complètement à refaire, à cause de la négligence d’un hurluberlu que vous avez déniché, je ne sais où !

Il ouvrit le dossier et en sortit deux feuilles, des photocopies de factures qu’il déposa devant lui. Il débitait ses phrases tranquillement, comme apaisé par le fait d’exprimer ses griefs.

-          Ça ! C’est le détail des travaux que j’ai effectué cette année, soit deux mille euros. Auxquels je rajoute les frais du plombier, soit trois cents euros. Vous pourrez le consulter à votre aise après, je vous laisserai tout le dossier.

Karim ne bronchait pas, il écoutait et enregistrait. Aucun muscle de son visage ne bougeait. Il maitrisait sa communication phatique parfaitement. Matthieu s’en aperçut mais ne put réprimer la sienne en ponctuant le discours de M. Robert d’un « okay d’accord ! » un peu naïf.

-          Donc ! Comme je ne suis pas satisfait, j’ai consulté mon avocat, qui m’aide dans mes démarches depuis très longtemps, et voici ce qu’il m’a conseillé : je vais attaquer en justice ce salopard, ainsi que l’agence si la somme que j’ai investie ne m’était pas remboursée d’une façon ou d’une autre. Et si ce n’est pas possible, je dénoncerai le contrat qui lie ma SCI à Locat Immo France et je vous quitterai.

Manifestement, M. Robert en avait terminé de sa démonstration. Karim se tourna vers Matthieu, attendant sa réaction.

-          Euh ! D’accord, M. Robert, nous avons bien compris le message. Tout d’abord, je suis désolé de la façon dont ça a tourné avec ce locataire. Rien n’indiquait qu’il était aussi désordonné. Sa mère, pharmacienne à Nice, est quelqu’un de tout à fait respectable. Je pense qu’on pourra s’entendre avec elle après le départ de son fils, concernant les réparations physiques et financières.

Matthieu marque un temps d’arrêt. C’était là qu’il entrait réellement en scène.

-          Cependant, votre assurance et celle du locataire vont régler la note, ne vous inquiétez pas pour ça. La visite de l’assureur est prévue pour le jour de l’état des lieux sortant, il vous le confirmera quand vous le verrez, puisque vous avez souhaité être présent. Quant à porter plainte, oui bien sûr, vous pouvez le faire. Et que cette plainte débouche sur une action au tribunal, bien évidemment, c’est une option qu’on ne peut pas négliger.

Karim ne bronchait toujours pas, mais esquissait un sourire en coin. Indubitablement, il présageait de la suite. Quant à Georges Robert, il écoutait, dodelinant aux mots qu’il souhaitait entendre et qui allaient dans son sens.

-          Aller en justice, M. Robert, c’est toujours une aventure et on ne sait jamais comment ça va se passer…

-          Ouais, mais là, j’ai des arguments quand même ! Ce salopiaud a saccagé mon studio !

-          Effectivement ! Et je pense que vous gagnerez…C’est même certain.

-          Ah ! Enfin, une bonne parole…

-          Mais, durant toute la durée de la procédure en justice, vous ne pourrez pas relouer votre appartement, il sera bloqué. Il faudra compter au moins six mois de blocage minimum. Et durant tout ce temps, il vous sera impossible de faire les travaux puisque l’appartement devra rester à la disposition des experts en l’état. Donc, vous devrez les faire plus tard, et vous raterez sûrement la relocation en pleine saison. Ce qui, au final, vous fera perdre une bonne année et beaucoup d’argent. Pensez-y !

Georges Robert se redressa sur son siège, la stupéfaction se lisait sur son visage.

-          Ensuite ! M. Robert. Même si vous gagnez, la justice ne mettra pas les moyens pour faire appliquer ses jugements en ce qui concerne l’immobilier. Ce qui signifie que, si votre ex locataire est condamné à vous rembourser et qu’il n’obtempère pas. Rien ne l’obligera à le faire.

-          Comment ça ? Vous plaisantez, j’espère ? La loi, c’est la loi, non d’une pipe !

-          M. Robert ! En France, on ne va pas en prison parce qu’on ne paie pas son loyer, ou si on saccage son appartement. C’est comme ça ! Donc, la justice vous donnera sûrement raison, mais ne fera pas appliquer sa décision. Et avec un loustic comme celui-là, il y a fort à parier qu’il ne vous paiera jamais.

Le propriétaire commençait à trépigner sur son siège. Le ton avait changé, le ténor n’allait pas tarder à s’exprimer.

Karim daigna enfin sortir de sa réserve.

-          M. Robert ! On comprend parfaitement votre désarroi, mais je pense qu’il y a d’autres choses à faire que d’aller au tribunal, sauf à perdre votre temps et votre argent. On peut envisager des solutions plus pérennes et plus réalistes.

-          Mais s’il ne me rembourse pas, je lui casserai la tête à cet enfoiré-là. Vous pouvez me croire !

-          Je ne vous conseillerai pas de lever la main sur lui car c’est vous qui iriez en prison, pour le coup, intervint Matthieu.

Karim sortit calmement un dossier de sa serviette. Georges Robert bouillait, n’ayant pas envisagé que sa future victoire flamboyante, se transformerait en une poignée de queues de cerise.

-          Moi, je vous propose de faire les travaux, à vos frais malheureusement. On prendra ce dont on a besoin sur le dépôt de garantie, ça je vous le promets. On reloue dans la foulée votre studio, et j’ai une vraie bonne nouvelle, parce que j’ai quelqu’un qui cherche un T1 comme le vôtre. Voici sa fiche !

Karim passa la fiche du candidat à un Georges Robert éberlué. Matthieu ne semblait plus faire partie de la distribution. Il était devenu malgré lui, un simple spectateur, Karim prenant les rênes de la réunion.

-          Quand l’assureur sera passé, vous serez remboursé dans un délai raisonnable et je suis certain que dans six mois, on n’en parlera plus.  

-          Mais je vais quand même perdre de l’argent dans cette histoire.

-          Inévitablement ! Mais avec cette solution, vous en perdrez beaucoup moins qu’avec celle de votre avocat.

Matthieu trouva une fenêtre de tir pour s’imposer de nouveau.

-          Vous savez les avocats ne perdent jamais. Du moment que vous les payez, ils vous promettraient la lune, s’ils le pouvaient.

Georges Robert grimaça de dépit. L’agent immobilier venait de balayer définitivement le scénario brinquebalant qu’il avait échafaudé. Il ne tenait plus sur sa chaise, prêt à décoller pour une de ses colères légendaires. Il n’avait pas envisagé qu’il pourrait se ridiculiser devant ceux qu’il comptait rabaisser.

Devant l’inertie soudaine de son client, Karim reprit la main.

-          M. Robert ! Gardez votre dossier. Nous, nous avons une solution qui restera à votre disposition si vous le souhaitez. L’état des lieux sortant se fera dans un mois, ce qui vous laissera le temps de réfléchir. On ne vous brusquera pas.

Matthieu et Karim échangèrent un regard de connivence, leur client était désarçonné : ses menaces avaient fait flop, son plan avait coulé en deux temps trois mouvements. Cet homme vivait dans un monde fait de carrés et de ronds, de logiques et de certitudes imparables qui allaient de A à Z, mais qui n’existait que si on voulait bien les faire exister. Son appartement avait été ravagé ? La justice n’y pouvait rien, sauf à rendre un verdict qui ne servirait pas. Donc, il fallait être pragmatique plutôt que droit dans ses bottes. Ses neurones tournaient et s’entrechoquaient à toute vitesse dans son cerveau, provoquant les étincelles qu’ils avaient espérées, il avait le choix entre perdre un peu ou perdre beaucoup.

Le propriétaire irascible était devenu plus docile qu’un agneau se laissant guider à l’abattoir. Sans broncher, quelques minutes plus tard, il accepta le plan de l’agence, il avait enfin compris qu’avoir raison n’était pas la meilleure solution, paradoxalement. L’argent, toujours l’argent, décidait de tout dans ce monde à la fin.

 

22

 

   Georges Robert ramassa son dossier et le déchira en deux, montrant qu’il acceptait sans condition de suivre Locat Immo France. Le plan de son avocat avait lamentablement capoté et finissait triomphalement dans la poubelle de la salle de réunion. Les trois hommes se serrèrent la main, satisfaits d’avoir enfin conclu une paix, surtout avec ce propriétaire si habituellement énervé. Ils ne l’avaient pas évoqué, mais la SCI resterait donc chez Locat Immo France. Matthieu était content d’enlever cette épine du pied de l’agence, tout marcherait mieux entre eux tous, évidemment.

Karim n’ajouta rien, il remballa ses affaires tranquillement, confia la fiche du candidat locataire à Matthieu, puis quitta la salle de réunion, les abandonnant derrière lui. Son calme trahissait le plaisir qu’il avait pris à gagner. Cependant, il savourerait cette petite victoire seul dans son bureau brièvement car dès qu’elle était acquise, il n’y avait plus d’intérêt à y penser. Dans son monde de winners, seul l’avenir motivait.

Matthieu resta avec Georges Robert par courtoisie, comme s’il avait à gérer un gros colis encombrant. Le propriétaire se montra étonnamment gourd, empoté.  Sa corpulence n’inquiétait plus, elle gênait. Matthieu eut la vision d’un éléphant dans une cabine d’ascenseur ! Il avait du mal à le diriger vers la sortie car il est toujours plus facile d’entrer en vainqueur que de sortir en vaincu. Cependant, ce n’était pas la fin du monde pour Georges Robert, il retrouverait son honneur dès le premier loyer encaissé. L’argent a aussi la faculté de calmer les esprits.

-          Je vous tiendrai au courant de la suite des évènements, M. Robert. On se reverra donc le 31 janvier prochain.

-          Très bien ! Je compte sur vous, alors.

Matthieu le raccompagna puis regagna son bocal où l’attendait Lydie, sa secrétaire, l’air inquiet.

-          Alors ? Ça s’est bien passé ?

Il acquiesça d’un signe de tête nonchalant.

-          On peut dire ça, oui !

-          Et Karim ?

-          Tu veux dire, Sa Majesté Karim 1er ? Impérial, comme d’habitude. Magnifique ! Beau costume, belle prestance, un boss comme on rêverait tous d’en avoir, même en Corée du Nord !

Lydie ne releva pas les propos ironiques à peine masqués, les deux hommes étant à couteaux tirés. Mais elle attendait la suite.

-          Cet enfoiré m’a fait le coup du locataire miracle qu’on sort de sous la table pour sauver la situation. Le gros Robert n’y a vu que du feu. On a tous vu les dollars qui tournaient dans ses yeux comme dans les machines à sous… Putain ! Je suis énervé, là !

-          En même temps, c’est ce qu’on voulait, non ? On voulait que M. Robert reste et il reste finalement.

-          Ouais, mais Karim n’aurait pas dû venir. Il n’y avait rien de compliqué dans cette transaction. J’aurais pu m’en sortir largement tout seul. On n’a pas évité la fin du monde non plus ! Sauf s’il voulait m’évincer.

Lydie plaçait le pragmatisme à un niveau que ne partageait pas Matthieu, dont les enjeux étaient sensiblement différents.

-          Pourquoi dis-tu ça, tu flaires un mauvais coup ?

-          J’ai un sixième sens pour anticiper les coups tordus, et ça sent le traquenard, expliqua-t-il en se pinçant le nez.

-          Ne sois pas si parano ! Karim n’est pas le diable, non plus. Il sera venu te donner un coup de main en cas de besoin, c’est tout.

Lydie semblait enterrer d’un seul coup les doutes de Matthieu, mais celui-ci n’était pas convaincu pour autant. La fin de l’année approchait, les augmentations de salaire et l’attribution des primes aussi. Et la course au rendement s’apparentait à une course d’obstacles dont le final était quelquefois titanesque. Les objectifs étaient si serrés, qu’il ne fallait pas lâcher la bride durant l’année pour être certain de les valider : tous les commerciaux finissaient sur les rotules, bénissant la semaine de vacances à venir. Matthieu n’était pas plus parano que ses collègues, mais le moindre handicap pouvait engendrer des conséquences insoupçonnées. Heureusement, les primes étaient conditionnées au franchissement de différentes étapes dont la difficulté garantissait légalement l’obtention, sous couvert de validation par la hiérarchie, tout de même. Tant que la haie n’était pas franchie, on ne pouvait pas toucher la récompense : la hiérarchie ne pouvant pas intervenir de force non plus : ce qui évitait fraudes, passe-droits et favoritismes en tout genre. Du moins officiellement. Plus Matthieu franchissait d’étapes et plus il touchait, seulement la dernière lui semblait très difficile à atteindre cette année.

Donc, Karim pouvait valider ou pas, le franchissement d’une étape pour l’obtention de ses primes. Il ne pouvait intervenir que là, mais dans le passé, ne s’était pas gêné pour exprimer son désaccord. Matthieu savait qu’il n’aurait aucun recours possible si son boss mettait son véto. Et ça le mettait en rage, si près du but.

Lydie était retournée dans son bocal, qui jouxtait celui de Matthieu, elle le regardait se morfondre dans son sentiment d’insécurité, sans pouvoir y faire grand-chose. Ça lui passerait, pensa-t-elle. C’est toujours comme ça ! Les relations employé / employeur étaient rarement faciles et se gâchaient facilement sur des malentendus. Cependant, le doute s’instillait tel un poison gagnant les deux bureaux, rendu crédible par la réputation de dureté du directeur de cette agence.

Elle aimait bien son collègue : ils travaillaient ensemble depuis deux ans seulement, une bonne complicité les unissait. Cependant, elle voyait bien que Matthieu arrivait au bout de son parcours : Locat Immo France serait bientôt fini pour lui : la rupture viendrait-elle de Matthieu ou de Karim ?

Matthieu lisait d’un œil distrait les mails qui tombaient inlassablement, surtout ceux des conseils syndicaux, toujours à se plaindre. Le CS du Vicarello se plaignait encore de la même chose, ou plus exactement de la même personne : Enzo Galion. Matthieu avait pourtant informé tout le monde du départ prochain de ce locataire récalcitrant, mais les odeurs de fumette indisposaient toujours autant, et ce jeune homme ne se gênait plus pour abuser. Le CS continuait son pilonnage intensif par mails interposés, comme si Matthieu pouvait empêcher quelqu’un de fumer. Cet après-midi-là, il le vécut comme un harassement supplémentaire : il se sentait saoulé !

Les messages étaient toujours en copie de Karim Aldi dont les confirmations de lecture embouteillaient la boîte mails. Les lignes se superposaient les unes sur les autres comme d’indécentes preuves d’espionite, bien en gras, l’informant qu’il en avait pris connaissance, ce qui l’agaçait prodigieusement. Lui qui, d’ordinaire ne lisait rien de ce qui ne lui était pas adressé directement, continuait de suivre le dossier de Georges Robert, accentuant la pression sur Matthieu.

En revanche, aucune nouvelle de la part de l’autre locataire problématique, Kevin Floran. Mais c’était normal, les courriers étaient partis la veille, il n’y aurait pas de réaction avant la semaine suivante. Sauf que les vacances de Noël arrivaient et qu’il ne pourrait plus suivre ce dossier. Mais ça, ce n’était pas très grave, il avait trois mois devant lui avant que ça se gâte sérieusement.

Il se sentait comme un poisson rouge dans son bocal, et à l’échelle humaine, ça n’était guère plus spacieux qu’un aquarium. Il ne pouvait même pas tourner dans ses 6 m² vitré. Quand il les observait, ses collègues semblaient affairés à des tâches, mais lui n’avait plus rien à faire. La lumière artificielle devenait gênante à cette heure-là, or il ne pouvait pas la couper pour faire une petite sieste. Il avait bien pensé à faire un tour, seulement son agenda électronique était désespérément vide. Donc, aucun prétexte valable pour s’échapper de l’agence. Il scrutait avec attention l’horloge murale de son bureau qui marquait les heures immuablement sans se presser, toujours à la même cadence. Or, il voulait quitter et se mettre au vert chez lui, retrouver Sabine et son bel appartement, retrouver le calme, mais impossible avant 17h… Le boss avait donné des instructions strictes concernant les horaires de travail et il fallait toujours les justifier quand on s’absentait. S’il pouvait faire confiance à Lydie, il n’en allait pas de même pour ses autres collègues, surtout les chefs de service qui n’hésiteraient pas à le signaler. La fin d’année était comme la ligne d’horizon qui continuait de s’éloigner sauf qu’on s’en approchait inexorablement. L’idée de perdre une de ses primes pour une bêtise comme le non-respect des horaires, lui était insupportable, mais augmentait sa parano.

Karim avait quitté l’agence pour montrer à la ville et au monde qu’il existait : sa Porsche l’aidait bien pour ça. Karim tenait tout son personnel dans la main jusqu’à ce qu’il lâche les enveloppes. Karim usait et abusait de son pouvoir, il avait été fort bien formé pour ça, et ne se gênait pas pour remettre à sa place quiconque n’obéissait pas. Les leviers pour se faire obéir étant multiples, il avait trouvé tout de suite ce qui ferait plier son commercial : l’appât du gain. D’ailleurs, plus les sommes étaient importantes et plus les commerciaux pouvaient ramper pour les obtenir, et plus Karim pouvait se montrer odieux, et ça marchait à tous les coups.

 

23

 

   La suite de la semaine s’écoula tranquillement jusqu’au vendredi soir, veille de Noël, où l’agence fermait ses portes jusqu’au 3 janvier. D’ailleurs, Matthieu et ses collègues ne découvriraient leur nouveau salaire et leurs primes qu’à cette date, si la poste livrait le courrier. Le suspens était maintenu jusqu’au bout. C’était le seul moment de l’année où Matthieu scrutait attentivement l’arrivée du facteur et de sa fiche de paie. Sans parler de son compte en banque qu’il consultait tous les jours, mais c’était encore trop tôt pour voir un mouvement confirmant le versement de son salaire.

Généralement, tout le monde partait quelques jours en famille se ressourcer. Karim arborerait un splendide bronzage cuivré qu’il aurait chèrement acquis dans une contrée lointaine au nom évocateur de plaisirs oniriques, et qu’il promènerait comme un trophée lors de son retour. Matthieu, lui, remontait tout simplement en région parisienne faire le tour des parents, amis, et retrouvait la foule dans les magasins, les métros et ses odeurs de crasse froide, et autres villages de Noël surpeuplés. Durant ces quelques jours de détente, avec Sabine, il s’efforçait de ne plus penser au boulot, il passa son temps à vanter les charmes de Montpellier, sa douceur de vivre, ses atouts incomparables. Il ne regrettait toujours pas d’avoir quitté Paris et si ses obligations familiales ne le retenaient pas, il serait retourné sur le champ retrouver son soleil du Sud qui lui manquait tant quand il en était privé.

Mais, l’obtention de ses primes l’obsédait. Souvent, il paraissait absent, même en groupe ; ou bien Sabine le surprenait à marmonner dans sa barbe. Elle savait très bien que la déconnection du boulot se faisait par étapes très lentes, mais comme ils avaient convenu de ne jamais aborder ce sujet, elle lui faisait un petit signe de revenir parmi les siens, et Matthieu atterrissait, du moins en apparence.

Le doute s’était instillé vicieusement, pourrait-on dire. Manifestement, le dossier « Enzo Galion » pèserait dans la balance. Il n’avait pas su évaluer les risques que ce locataire ferait peser sur l’agence et accessoirement sur son futur. Parfois, ce qui était anodin se révélait être l’élément perturbateur qui faisait chuter l’édifice, comme la particule élémentaire ruinant le plus puissant des empires. Bon, Matthieu ne se rêvait pas en empereur romain non plus, mais son boss Karim pouvait jouer largement ce rôle, et il est bien connu qu’on copie seulement ce qu’il y a de mieux pour soi. Voilà que Matthieu se mettait à avoir des pensées positives pour son patron, maintenant. Sûrement dans l’espoir que ça influencerait les esprits qui étaient chargés de verser les salaires.

En tout cas, il avait hâte de redescendre chez lui et de fouiller sa boîte aux lettres. Dans le même genre d’idée, il avait convenu avec Sabine, de ne jamais prendre son agenda Rocketbook en vacances, mais cette fois, il l’avait discrètement amené avec lui, et le consultait de temps en temps aux toilettes. Bien évidemment, son agenda électronique était vide d’information puisque toutes les agences de Montpellier et de France étaient fermées pour la même période.

Le fait de ne jamais évoquer son travail dans son couple, était à la fois salvateur et frustrant. Salvateur parce que Matthieu ne ressassait pas en permanence des problèmes, qui à la longue se solidifiaient, alimentant des fantasmes qui passaient souvent de la brume à la réalité sans réels fondements, mais qui finissaient par rejaillir sur l’humeur du couple. Frustrant, parce que Sabine aurait été à même de l’aider, mais elle avait compris depuis longtemps, qu’en important sa vie professionnelle chez soi, on finissait par ne plus rien faire d’autre que d’essayer de remédier à ces problèmes, faisant tourner sa vie personnelle en second plan.

De Montpellier, Sabine ne voyait que du factice plaisant, là où Matthieu pouvait s’extasier. Mais c’était normal dans un sens, Matthieu était un nordiste émerveillé par la vue des palmiers, arbres inconnus en région parisienne, alors que Sabine était une vraie sudiste qui ne rêvait que de voir la neige à Noël sur la tour Eiffel… Matthieu s’imaginait comme une sorte de chevalier de l’immobilier dont l’ambition était assise sur un cheval blanc lancé au galop. Sabine s’efforçait de le retenir au sol, parfois. Quand elle était certaine que l’idée de son homme était bonne, elle l’encourageait du mieux qu’elle pouvait, mais lorsqu’elle avait un doute, elle faisait tout pour lui ouvrir les yeux, si besoin était. Concernant les relations de Matthieu avec son patron, elle n’y pouvait vraiment rien. Donc, de toute façon, elle n’avait aucun conseil à lui donner. De plus, elle n’aurait eu que les aboutissants sans connaitre vraiment les tenants de l’histoire, elle savait par expérience que les gens racontaient ce qu’ils voulaient bien raconter, toujours de leur point de vue, et seulement ce qui les arrangeait.

Sabine travaillait dans une maternelle avec les tout-petits. Elle était passionnée par les enfants jusqu’à leurs dix ans : ensuite ça se gâtait, avait-elle coutume de dire. Pourtant, elle rêvait d’un break, de faire une pause pour avoir les siens, d’enfants. Matthieu avait été trop occupé à construire leur royaume douillet. Ils avaient désormais tout ce qu’il fallait pour être en sécurité et commencer une vraie vie de famille. Seulement Matthieu était sur sa lancée et ne semblait toujours pas avoir envie de freiner. Il remettait tout le temps à l’année suivante ce projet d’enfant qui commençait à peser dans leur relation. Sabine avait compris que les relations avec Karim Aldi étaient tendues et que la fin d’année ne présageait rien de bon. Donc, indirectement, le boss de l’agence allait peut-être aider Matthieu à prendre des décisions qui affecteraient la vie de leur couple, dont la mise en route d’un enfant. Il était clair que Matthieu avait besoin d’un électrochoc qui le forcerait à se réinventer, pensait-elle… En attendant, elle s’occupait de ceux des autres et ça lui plaisait également.

Sabine appréciait particulièrement les escapades à Paris l’hiver. D’une part parce que ça lui permettait de porter des manteaux, des bonnets et des pulls, changer complètement de garde-robe était futile mais plaisant. D’autre part cette concentration d’habitations, de population et de monuments, l’impressionnaient. Elle ne s’était aperçue de sa lenteur qu’en prenant le métro : à Paris, tout le monde courait ou se déplaçait rapidement. Au début, elle avait cru qu’elle avait un problème moteur quelconque pour trainer autant, mais non. Sa vitesse de déplacement dans l’espace était normale dans le Sud et inadapté dans le Nord. Elle comprenait les raisons pour lesquelles autant de gens émigraient chez elle, dont son homme. Quoique le stress que subissait Matthieu chez Locat Immo France n’avait sûrement rien à envier à celui qu’il avait connu à Paris. Donc, c’était relatif, mais elle voulait croire qu’elle avait raison de toute façon : Paris pour les vacances c’était bien, mais y vivre, sûrement pas !

Quant à Matthieu, il y était comme un poisson dans l’eau, retrouvant ses marques instinctivement, adaptant son pas sur ceux des autres, reprenant des gestes et des attitudes oubliés depuis qu’il était parti. Cependant, il ne pourrait plus y vivre, plus jamais. Il avait tout misé dans ce déménagement à Montpellier et retourner à Paris aurait été un aveu d’échec grave. Heureusement, Sabine le retenait au sol plus qu’il ne le fallait, car le soleil n’aurait pas brillé aussi fort sans elle.

Ils passèrent de bonnes fêtes en famille, oubliant le passé, chérissant le présent, et espérant dans l’avenir, surtout Matthieu…

Le 2 janvier au matin, ils reprirent la route : 875 km de trajet pour rejoindre l’ex capitale régionale du Languedoc Roussillon, devenue capitale du Sud de l’Occitanie en 2016. Matthieu était quelque peu fébrile. Les doses d’alcool ingurgitées lors du réveillon s’étaient sûrement dissipées, mais à voir sa tête, les effets n’étaient peut-être pas tout à fait retombés. Sabine lui proposa de prendre le volant pour la première partie du voyage, ce qu’il accepta. En fait, il bouillait d’impatience de consulter son compte en banque pour voir si le virement concordait avec ses calculs. Le virement des salaires se faisait automatiquement par traitement de nuit, qu’importe le jour de la semaine, férié ou pas. Le stress montait tout doucement et il préférait avoir les mains libres pour pouvoir consulter son téléphone à tout moment. Sabine n’était pas dupe, mais le fait de conduire jusqu’à 10 ou 11h ne la gênait pas, bien au contraire. Ils étaient partis très tôt, sur les coups de 6h du matin, elle avait programmé sa compil préférée de Véronique Samson, et hop ! ils étaient sortis de la banlieue, s’épargnant les bouchons légendaires sur le périphérique. Assez vite, ils s’étaient retrouvés sur l’autoroute de Lyon, fuyant la lourdeur parisienne pour retrouver un climat plus serein. Vers 8h, ils s’accordèrent une pause sur une des aires pourvues d’une cafétéria. Sabine avait envie d’un café avec un croissant caoutchouteux et surtout d’aller aux toilettes. Pendant qu’elle y était, Matthieu prit la commande et explora son application bancaire. Eureka ! Cette fois-ci, pas de doute, le virement avait été fait : la somme était rondelette, mais ne correspondait pas à ses calculs. Quelque chose n’allait pas… Sabine le surprit, prostré sur son téléphone, ses yeux lisant des lignes qu’il faisait défiler avec ses doigts, elle s’installa à côté de lui, indifférent à ce qui se passait.

-          Alors ? Ça ne va pas ? Chéri, je te parle. Allo, Houston, ici la Terre, m’entendez-vous ?

Matthieu leva les yeux de son écran, gêné d’avoir été pris en flag.

-          Je n’en suis pas sûr, mais le virement ne correspond pas à ce que j’attendais. J’espère que j’ai reçu ma fiche de paie, je ne saurai vraiment que si je peux voir le détail. Mais je suis sûr qu’il en manque.

Sabine préféra ne pas commenter pour l’instant, sachant le terrain mouvant. De toute façon, ils auraient sûrement l’occasion d’en parler une fois arrivés à la maison. Inévitablement, Matthieu allait être contrarié et il restait au moins quatre heures de voyage.

-          Tu voudras reprendre le volant ?

-          Oui, bien sûr. Je conduirai jusqu’à la maison.

 

24

 

   Matthieu avait été préoccupé tout le long du voyage de retour sur Montpellier, marmonnant parfois dans sa barbe, surtout quand Sabine somnolait.  Le montant du virement agissait comme un coup de fouet, l’électrisant ou l’énervant plutôt. Sa conduite sportive s’était muée en conduite nerveuse, comme si le fait d’arriver plus tôt pouvait changer quelque chose à son destin… Ils arrivèrent sur les coups de 13h. Matthieu avait avalé les 875 km mais n’avait pas battu de records pour autant. La fait d’avoir Sabine comme passagère l’avait dissuadé de rouler hors des limites autorisées : ce qu’il faisait parfois, mais uniquement quand il était seul. Dès qu’ils atteignirent Nîmes, le soleil étincela dans un ciel bleu uniforme, rendant le froid supportable : les palmiers et les pins parasols démentaient l’hiver d’ailleurs. Alors que la France grelottait, le Sud bénéficiait souvent d’un coup de soleil en janvier, faisant grimper le thermomètre d’une dizaine de degrés. Cela faisait toute la différence !

Matthieu et Sabine déchargèrent leurs bagages rapidement. Puis n’y tenant plus, il alla voir seul s’ils avaient reçu du courrier dans leur boîte aux lettres. Il reconnut tout de suite l’enveloppe aux armes de l’agence Locat Immo France. Il la décacheta et en sortit la fiche de paie qu’il parcourut rapidement. Son coefficient avait augmenté : ça, c’était plutôt bon signe ! Ça lui indiquait le montant de l’augmentation de salaire. Il n’avait pas été oublié par le Père Noël. Mais il était un peu déçu comme toujours. La somme étant indexée au coefficient, c’était limité comme cadeau. Il remonta chez lui avec le précieux document, qu’il allait désormais pouvoir comparer avec la grille des primes qu’il estimait lui être due.

Sabine remarqua qu’il s’était enfermé avec sa calculatrice dans son bureau, elle s’occuperait plus de son homme plus tard, elle préférait vider les valises, faire tourner une machine, plutôt que de l’avoir dans les pattes. De toute façon, dès qu’il aurait fait ses calculs, il serait de nouveau disponible et lui imposerait un débriefing : c’était toujours comme ça avec Matthieu, quand il n’allait pas bien, il fallait qu’il s’épanche.

Il la rejoignit moins d’une heure plus tard l’air hagard, visiblement énervé. Malgré la fatigue du voyage, ses neurones restaient en position d’attaque, manifestement.

-          Alors ? lui demanda -t-elle.

-          Alors ! Il me manque une partie des primes. Je n’en suis pas sûr, mais mes derniers dossiers n’auraient pas été validés. Tout se fait au pourcentage, difficile de se tromper. Soit Karim les a reportés à l’année prochaine, soit il me les a sucrés !

Sabine préféra ne pas commenter. Là aussi, elle préférait rester silencieuse plutôt que d’essayer de minorer le problème.

-          Je verrai ça demain avec mon boss. J’espère qu’il aura une explication valable.

-          En attendant, allons sur la terrasse, prenons un verre de vin, ça te fera du bien.

Le spectacle de la vue sur le Lez leur avait manqué. La plupart des arbres n’avaient plus leurs feuilles, et le gris des branches tranchait sur le bleu du ciel. Malheureusement, la météo changerait dès le lendemain : averses. Comme si le redémarrage s’annonçait plus sombre qu’à l’accoutumée…

Le lendemain, Matthieu se leva plus tôt pour se préparer tranquillement, les reprises étant toujours plus difficiles que les départs en vacances. Malgré le long voyage de la veille, il avait pu suffisamment se reposer pour être d’attaque ce matin-là. Il verrait Karim lors du meeting opérationnel du matin, mais il ne serait peut-être pas le seul à vouloir le voir. De plus, les traditionnels vœux de la direction allaient sûrement bousculer l’agenda de tout le monde aujourd’hui, il lui faudrait programmer une entrevue avec lui.

Dès son arrivée, il constata à leurs mines, ceux et celles qui étaient vraiment contents de reprendre, la nouvelle année ne changeait rien concernant les locataires, on changeait de comptes, c’était tout. Dès le lendemain, le 4 janvier, on n’en parlerait plus.

Lydie fut la première à l’accueillir dans son bocal. Ils s’accolèrent et se congratulèrent en se souhaitant tout ce que l’humanité pouvait espérer pendant la trêve, l’hypocrises en moins, peut-être. Mais comme pour le reste du monde, souhaits ou pas souhaits, l’agence ne changeait rien à ses habitudes… Regina était déjà à l’œuvre en déshabillant le sapin qu’elle avait pourtant amoureusement décoré, aidé par un gars des services généraux qui activait le mouvement pour virer l’arbre de l’entrée et toutes traces des fêtes de Noël.

-          Karim est là ?

-          Bien sûr ! Il est arrivé de bonne heure ce matin. Il est tout beau, tout bronzé ! Il présentera les vœux de l’agence à tout le personnel dans la salle de réunion. Je crois que c’est pour 10h. Check ! C’est dans tes mails.

-          Juste après le « Morning live » alors !

Donc, Matthieu ne pourrait pas parler à son boss ce matin. Cependant, il fallait toujours battre le fer pendant qu’il était chaud, disait-il parfois. Et Matthieu n’allait pas tarder à rentrer en fusion. Il avait fait l’effort de sourire avec Lydie et avec certains de ses collègues, mais sinon, son visage était fermé, les traits tendus, comme s’il se préparait à donner l’assaut.

-          Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu veux en découdre avec Karim ou quoi ? T’es tout nerveux, là !

-          Cet enfoiré m’a fait un coup. Je le sentais venir, je te l’avais dit ! Il me manque des primes. Je veux qu’il m’explique. Je ne lâcherais pas l’affaire.

-          Chut ! Pas si fort ! Tout le monde va nous entendre. Calme-toi un peu. Je te conseillerai de laisser tomber pour ce matin. Tu verras cet après-midi ou demain, mais aujourd’hui la priorité, ce sont les vœux de l’agence. On recevra même les vœux du grand patron en Visio-conférence. C’est pour ça que Karim est arrivé plutôt, pour superviser le montage de l’écran et s’assurer que tout fonctionnera bien à 10h.

-          Bien sûr que je resterai calme. On n’est plus dans un bac à sable, quoique…

Lydie voyait bien que si Matthieu n’obtenait pas gain de cause, la rupture serait au programme. Elle rejoignit son poste et le laissa à son ordinateur.

En attendant une hypothétique confrontation, Matthieu s’aperçut que les cartons roses des AR du courrier adressé à Kevin Floran étaient revenus. Donc, ce locataire avait bien réceptionné la lettre. Cette nouvelle positive le remis en selle : il scanna les cartons roses et les enregistra dans le dossier « Kevin Floran – Résidence le Palm Beach ». Puis, l’heure tournant, il ramassa son téléphone et son Rocketbook, et prit la direction de la salle de réunion pour le meeting opérationnel du jour qui ne manquerait pas d’être écourté pour cause de vœux solennels.

Matthieu et Lydie entrèrent ensemble dans la salle qui était décorée sobrement des armes de l’agence. Ni boules ni guirlandes ne subsistaient, on avait manifestement changé d’époque. Au fond trônait un écran géant allumé, le logo de la direction générale y était projeté, tel un blason d’une pseudo noblesse.

Karim avait tombé la veste, chemise blanche et cravate bleue nuit, super décontracté. Il s’empressa de saluer tous ceux qui arrivaient : son bronzage dénotait avec la blancheur des visages des autres collègues. Lydie, la première, brisa la glace qui semblait s’accumuler entre eux tous.

-          Bonjour Karim ! Tu as passé de bonnes vacances, on dirait !

-          Merci, oui ! J’étais à Dubaï avec ma femme, cette année. Vous connaissez les Emirats ? C’est très sympa. Un peu cher, mais sympa. Une organisation impeccable, on a beaucoup à apprendre de ces gens-là. Vraiment !

Voilà, en quelques mots, Karim venait d’enterrer les petites vies de ses collègues. Matthieu ne réagit même pas à cette banale provocation de classe. Les autres se contentèrent d’un sourire de compréhension concernant la cherté de la vie, car à Montpellier comme à Dubaï, tout augmentait, c’était bien connu. De plus, Karim avait fait une confidence en petit comité : complicité qui finissait de combler son auditoire présent.

Karim avait fait son effet, ça ne serait que le premier de l’année. L’ambiance serait impeccable avant l’allocution du grand patron : Michael J. Norton, en direct dont on ne savait pas encore où ?

-          On n’aura pas le temps pour le meeting ce matin. Je suppose que tout est encore arrêté au 24 décembre. On reprendra demain, si vous le voulez bien. En attendant, prenez place, je vous en prie… Servez-vous en café et en croissants, c’est fait pour ça !

Puis comme par magie, la salle se remplit de tous les collaborateurs qui manquaient en même temps, reléguant Matthieu et Lydie dans le fond. Exceptionnellement, la cinquantaine d’employés seraient présent. Comme des robots particulièrement bien dressés, ils allèrent tous se servir un gobelet de café, qu’ils tiendraient à la main le temps du speech. Une caméra était pointée sur la salle qui filmait les soi-disant réactions spontanées des invités. Le patron tenait à ce que tout le monde ait l’air décontracté pour célébrer l’entrée dans la nouvelle année.

En fait, Michael J. Norton se connectait à plusieurs pays et à des centaines d’agences dans le monde, et recitait son texte dans plusieurs langues, dont l’anglais, l’italien, l’espagnol, et le français. Justement c’était au tour de la France de recevoir les vœux du patron qui ne dureraient que cinq minutes top chrono. Pour le reste du monde, l’anglais faisait office de langage universel. D’ailleurs, pour l’année suivante, le grand patron promit de rajouter le mandarin, suite à l’ouverture prochaine de plusieurs antennes en Chine, ce qui souleva un tonnerre d’applaudissements, au grand plaisir de Karim, soudainement fier de ses collègues… Michael J. Norton s’exprima dans un français châtié malgré un fort accent américain, ce qui acheva de satisfaire l’auditoire, totalement sous le charme d’être dirigé par un homme aussi cultivé.

-          Bonjour mes amis ! Bonjour la France ! L’année qui vient sera décisive pour la prospérité de notre marque, même si le marché est dur. Mais on va se battre pour gagner ! N’est-ce pas, mes amis ? Je vous souhaite à tous de continuer à progresser avec le groupe Locat Immo. L’expansion vers la Chine est une bonne nouvelle, et je tenais à la partager avec vous. Je vous souhaite à vous et à vos familles, une très bonne année. Merci pour votre écoute. A bientôt chers collègues !

Un bandeau circulait en bas d’écran énumérant les noms des directeurs d’agence avec les remerciements du groupe. Celui de Karim Aldi s’afficha. Il souriait à s’en décrocher la mâchoire tellement il était ravi de faire partie du sérail, et surtout, que tout le monde le sache. Une bonne année commençait pour certain, dirait-on.

Voilà, le message avait été délivré au monde, urbi & orbi ! Une nouvelle salve d’applaudissements vint saluer le laïus, suivie d’un « bonne année à vous » repris en chœur tel un mantra. Puis, l’image se figea sur le visage du saint patron, la connexion était rompue avec l’au-delà. La salle s’ébroua, la cérémonie était terminée, chacun pourrait retourner à ses occupations, heureux d’y avoir participé.

Matthieu ne désarmait pas pour autant, mais Karim planait dans les hautes sphères, il vaudrait mieux le cueillir à froid, une fois revenu sur le plancher des vaches.

 

25

 

   Michel Alesi était en patrouille dans le centre de Montpellier, ce soir-là : Cours Gambetta-Figuerolles, c’était son secteur. Il tournait dans une voiture banalisée avec un collègue. Seule la petite antenne à l’arrière du toit, pouvait les faire repérer, mais seulement des initiés. L’avantage de la nuit, c’était que tous les chats étaient gris, et les poulets aussi… Ils tournaient inlassablement, scrutant les terrasses des cafés ou le marché finissant de Plan Cabane. Ils avaient repéré des dealers qui faisaient leurs trafics discrètement sur le trottoir : certains étant aussi des indics, pas question de les arrêter ni même d’interrompre le business, au grand dam des riverains.

Ils roulaient sans se presser sur le Cours quand Michel Alesi accrocha une silhouette. Chasseur à l’affut, il se concentra quelques instants, la physionomie du type lui rappelant quelqu’un qu’il avait vraisemblablement déjà vu. La voiture longeait le gars qui sur le trottoir avançait rapidement en direction de l’église, quand, Bingo ! Ça lui revint en mémoire ! Il pouvait même relire mentalement son dossier : il s’agissait du cafard à problèmes de Karim Aldi, du Locat Immo France.

Allait-il faire ses emplettes de janvier ? Les deux policiers en civil n’allaient pas tarder à le savoir, les abords de l’église St Denis étant occupée par les dealers albanais toujours vaillant, qu’importaient l’heure et la météo.

La voiture avait commencé à ralentir, gênant la circulation. Du coup, Michel Alesi fut obligé de descendre du véhicule, laissant son collègue trouver une solution pour la garer. De derrière un poteau, les yeux aguerris du policier ne lâchèrent pas sa proie. La silhouette du jeune homme avait sensiblement ralenti, ce qui présageait bien qu’il venait au réapprovisionnement. Cependant, Alesi devait attendre que son collègue revienne, (ne jamais intervenir seul était la procédure), et il fallait qu’il arrive vite, car ils pourraient faire un flag, indubitablement.

Le lieutenant Jérôme Sanchez rejoignit son supérieur, il avait trouvé une place sur le trottoir, pas d’autres choix. Ils attendaient les yeux fixés attentivement sur le jeune homme et sur ses gestes. Gestes qu’il avait rares, d’ailleurs. Il faisait tout pour ne pas susciter d’attention particulière. Il se mit à discuter avec un des gars pendant que les chouffes scrutaient nerveusement les alentours tels des périscopes. Les deux hommes en planque attendaient que les bras s’allongent, que les mains se déploient et attrapent quelque chose. L’obscurité n’arrangeait pas la visibilité, mais leur permettait une relative tranquillité. Les deux chouffes s’étaient placés carrément sous les lampadaires qui illuminaient la rue, rendant leur arrestation aléatoire. De toute façon, ce n’était pas ces deux-là qui intéressaient nos flics, mais le jeune Enzo Galion.

Ce n’était plus qu’une question de secondes, maintenant. Un premier échange avait eu lieu : les deux policiers sortirent de leur cachette pour se mettre en marche, doucement. Le second échange final allait sceller l’avenir d’une des personnes présentes. Tels des guépards, les deux flics s’élancèrent en même temps, et prirent en tenaille le jeune homme qui ne put détaler. Les deux chouffes et le dealer décampèrent eux, à toute vitesse, laissant leur client à la merci des deux keufs.

Michel Alesi se plaça devant Enzo Galion, son collègue derrière lui. Et aussi vite que l’éclair, attrapa le col du blouson du jeune homme d’une main de fer et le força à se baisser. Celui-ci, décontenancé, plia les genoux, se laissant entrainer vers le sol, ne comprenant pas ce qui lui arrivait. Le flic derrière lui, sortit sa carte de police et lui mit devant les yeux. Enzo, mort de trouille, ne résista pas. Ils le relevèrent et lui passèrent les menottes dans le dos, devant les passants qui s’agglutinaient machinalement face au spectacle offert. Les trois dealers, quant à eux, ne s’arrêteraient de courir que certains d’être en sécurité. De toute façon, le taf, c’était fini pour eux ce soir. Ils reviendraient sur la pointe des pieds le lendemain, comme d’habitude.

Michel et son collègue emmenèrent leur conquête, chacun un bras dessus dessous. La voiture n’était pas loin. Michel ouvrit la portière arrière du véhicule, demandant au jeune homme de s’y assoir, ce qu’il accepta de bon gré. Michel prit place à côté de lui, à l’arrière également, pendant que Jérôme reprenait le volant. Celui-ci installa un gyrophare sur le toit et l’actionna, ce qui obligea les autres voitures à céder le passage. La conduite nerveuse incitait d’ailleurs à les laisser passer sans discuter, créant un bouchon et un bordel sans nom sur le Cours Gambetta.

Enzo Galion, hagard, se sentant dans un de ses mauvais trips, il allait sûrement se réveiller. Pourtant, il n’avait pas l’impression de dormir, ou alors, il planait encore de la veille. Le son strident de la sirène remplissait l’habitacle et lui perçait les tympans, mais ça ne semblait pas gêner outre mesure les deux policiers.

Il entendit un message radio auquel le conducteur répondit de suite :

-          Intervention réussie. Nous rentrons. Terminé.

La radio crachait des termes incompréhensibles pour lui, mais il avait bien entendu le policier parler. Donc, il ne rêvait pas, il était vraiment dans cette voiture de police, les poignets entravés par des menottes. Au bout de dix bonnes minutes de route, une phrase se forma dans sa tête. Dans un sursaut de lucidité, il ouvrit la bouche pour la prononcer, mais la sirène le perturbait toujours autant, aucun son ne sortit. Puis il réussit enfin à parler et à se faire entendre :

-          Mais qu’est-ce que j’ai fait ?

Le fait d’avoir réussi à prononcer ces mots lui rendit sa hardiesse, il se redressa sur son siège, se tint plus droit.

-          Alors ? Vous pouvez me dire ce que j’ai fait ?

-          Taisez-vous ! On ne va pas tarder à arriver au commissariat central. Là, vous pourrez nous dire tout ce que vous voudrez.

-          Mais, vous délirez totalement, ma parole ! Je n’ai rien fait ! Je vous le jure ! Vous n’avez pas le droit !

-          Bon, ça va durer encore longtemps votre cirque ? répondit Michel Alesi. Un conseil, fermez-là !

La voiture s’engagea dans le parking réservé aux véhicules de police, à l’arrière du bâtiment, puis s’immobilisa près d’une porte. Là, le capitaine sortit le premier et attendit que l’interpelé descende à son tour, pour passer son bras sous le sien, et l’emmena à l’intérieur, suivi du collègue.

Dans le hall, ils prirent tous les trois l’ascenseur, Enzo Galion toujours menotté. Arrivés à l’étage, ils s’installèrent dans un bureau. Les néons éclairaient la pièce d’une lumière jaune, assez faiblement. Il faisait complètement nuit dehors.

-          Ça va ? demanda le flic à Enzo.

La question lui sembla incongrue dans une telle situation. Lui qui flottait dans une incertitude totale.

-          Mais, allez-vous me dire ce que vous me reprochez, à la fin !

Toujours sans lui répondre L’autre lui enleva les menottes. Puis lui ordonna :

-          Videz vos poches. Déposez tout sur la table devant vous.

Enzo s’exécuta sans broncher. Il vida ses poches de pantalon, puis de sa veste, déposant tour à tour devant lui : clés, portable, chewing-gums, un préservatif, un paquet de clopes et son briquet, plus un petit rectangle de quelques centimètres de long, emballé dans du papier aluminium.

Jérôme sépara le rectangle du reste, sans le prendre pour autant. Michel fouilla la veste, la palpa, et retourna les poches : il n’y trouva rien de plus.

-          Déchaussez-vous !

-          Quoi ?

-          Enlève tes chaussures !

Enzo obtempéra.

Jérôme inspecta d’abord les pieds en chaussettes, puis les chaussures : tira les semelles intérieures, défit les lacets et les languettes, examina attentivement l’intérieur, puis les posa sur la table.

-          Déboutonnez votre pantalon ! Sans baisser la braguette.

Il déboutonna son pantalon, ensuite le flic passa un doigt dans la jointure entre le caleçon et la peau, et le fit tourner tout autour de la taille. Puis lui palpa les parties d’un geste précis et rapide. Il lui fit lever les bras au plafond et inspecta ses aisselles. Verdict : Enzo Galion ne cachait rien sur lui, manifestement.

-          C’est bon ! Vous pouvez vous rhabiller et vous assoir.

La chaise grinça.

Michel Alesi s’assit lui aussi à son bureau, alluma l’écran et commença à taper.

-          Déclinez votre identité, s’il vous plait !

-          Tout est sur ma carte d’identité.

-          Répondez ! C’est tout ce que je vous demande, pour l’instant.

Enzo s’exécuta. L’officier de police tapait en même temps qu’il posait les questions. Puis, il demanda à son collègue de déballer précautionneusement le rectangle devant Enzo. Pas de doute, c’était du shit, qui sentait très fort.

-          Ben, nous y voilà ! Possession de stupéfiant ! Et gaule en flag, surtout. Qu’est-ce que vous avez à dire ?

Enzo crut qu’il ne s’en sortirait pas, mais les mots jaillirent presque tout naturellement, les uns derrière les autres, donnant des phrases cohérentes, lui rendant l’assurance de sa première fois dans ces locaux quelques temps auparavant.

-          J’ai à dire que vous n’avez rien contre moi, parce que j’ai pris la quantité exacte qui fait de moi un simple consommateur. Je ne nie pas que je l’ai acheté à un dealer dans la rue, comme tout le monde fait. C’est juste pour m’amuser, je ne suis pas un drogué ni un revendeur ! Avec ça, on fait trois ou quatre joints, pas plus !

-          Quatre gros joints, alors ! Bien chargés !

-          C’est pour ma consommation personnelle, rien de plus, bafouilla-t-il. Je vous le jure, monsieur !

-          Ouais ! mais ce n’est pas la première fois qu’on vous chope. Et vous avez déjà fait une garde-à-vue chez nous, non ?

Enzo se tut. Le visage des deux policiers resta impassible.

Il s’était senti fort pendant qu’il parlait, sûr de lui, même. Il réfléchissait vite, ses habitudes d’étudiant lui étaient revenues. C’était aussi un petit malin qui aimait jouer avec ses adversaires, et puis, s’il s’en sortait, il en aurait des choses à raconter à ses potes, avait-il pensé.

Mais le silence soudain des deux hommes ne présageait rien de bon. Dans sa tête se forma alors un gros « Putain ! J’suis dans la merde-là ! ». La détresse se voyait dans ses yeux, son assurance avait fui par tous ses pores : il était en sueur.

-          Okay ! Ramassez vos affaires, conclut l’officier derrière le bureau… Vous allez nous attendre dans le couloir. On vous tiendra au courant de la suite des évènements. A tout de suite.

-          Vous me mettez en garde-à-vue ?

-          Sortez, je vous dis !

Le collègue accompagna Enzo jusque dans un couloir sans fenêtres, où déjà des gens attendaient silencieusement, assis sur des chaises disposées le long des murs, regardant fixement leur portable. Des policiers en uniforme, et d’autres en civil munis de badge, entraient ou sortaient des bureaux, circulant dans le couloir sans se soucier de ceux qui attendaient. Dans la lumière vive et jaunâtre, Enzo s’avachit sur sa chaise, sa colonne vertébrale refusant de le soutenir.

 

26

 

   Son portable se déchargea plus vite qu’il ne l’aurait cru. Sur tous les murs, des consignes étaient affichées, interdisant les appels à l’intérieur du bâtiment : curieusement, personne ne bravait l’interdiction… Il bailla à s’en décrocher la mâchoire, le temps lui parut long tout d’un coup. Il n’ouvrait plus son téléphone que pour savoir l’heure. Ça en faisait déjà deux bonnes qu’il poireautait sur cette chaise et dans ce couloir. La moitié des gens qui étaient arrivés avant lui ou en même temps, étaient partis : certains bien encadrés. Un seul avait fait un scandale, hurlant comme un damné, puis emmené de force, ailleurs. Tous ceux qui restaient étaient des jeunes, portant quasiment tous le même uniforme : baskets, survêtements ou jeans moulant, casquettes. Des rebeux pour la plupart.

Puis, un policier en tenue se pointa dans le couloir et appela son nom :

-          Enzo Galion ?

Enzo se redressa d’un coup :

-          C’est moi, monsieur !

-          Veuillez me suivre, s’il vous plait.

Il se leva, pas mécontent de marcher un peu. Au bout du couloir, ils entrèrent dans un bureau, le policier referma derrière lui.

-          Asseyez-vous, je vous prie !

Puis il se plaça de l’autre côté de la table ou trônait un PC. Il cliqua sur sa souris et l’imprimante se mit en branle : deux pages en giclèrent. Il les récupéra, puis les tamponna, et les signa, et lui tendit les feuillets en lui demandant de les relire et de les signer à son tour.

Celui-ci reconnut ses propos et la raison de son « arrestation » : délits d’usage de stupéfiants.

-          Vous avez été interpelé pour usage de stupéfiants sur la voie publique, n’est-ce pas ?

Les neurones d’Enzo tournoyaient rapidement.

-          Euh … ! Oui, monsieur !

-          Très bien ! Vous reconnaissez les faits ?

-          Oui, monsieur !

-          Alors, vous signez, vous gardez un exemplaire pour vous, et vous pourrez partir. Je vous raccompagne à l’ascenseur.

Enzo s’exécuta et signa les deux feuillets recto-verso, qu’il rendit ensuite au policier. Ils se levèrent et sortirent tous les deux du bureau.

-          Eh ben ! C’était long pour une signature, non ?

-          Désolé monsieur ! Les collègues ont manifestement oublié de vous les faire signer. Sinon, vous seriez parti plus tôt.

L’ascenseur arriva au rez de chaussée, le policier lui ouvrit la porte, puis lui serra la main.

-          Et je ne vous dis pas « à bientôt », sinon la prochaine fois, ça sera plus grave : compris ? Allez ! Bonne soirée !

L’ascenseur remonta avec le policier, laissant Enzo seul devant la porte. Là, un autre homme en uniforme, lui indiqua de franchir le seuil d’un geste de la main : l’air de dire : « vas-y, dégage ! ».

Il était presque minuit quand Enzo Galion se retrouva dehors. Heureusement, les tramways de la L1 fonctionnaient encore à cette heure-ci, il pourrait rentrer.

Donc, les deux policiers qui l’avaient interpelé ne retenaient quasiment rien contre lui, mais ils l’avaient fait trimer pendant trois heures ; sûrement pour lui faire payer son culot de leur avoir tenu tête : du moins, c’est ce qu’il souhaitait croire. Bien évidemment, le bloc de shit avait disparu, or il avait envie d’un gros joint pour se détendre après cette soirée de galère. L’espace de quelques minutes, il hésita à retourner au Cours Gambetta racheter une barrette. Mais ensuite, il aurait dû rentrer à pied, et il avait assez galéré pour ce soir, conclu-t-il. Tant pis, il avait toujours de la bière au frais, ça ferait l’affaire.

En tout cas, il se sentit soudainement fier de cette « crasse » que lui avait fait les deux keufs du commissariat central, sûrement ces sales types de la BAC, qui l’avaient repéré, lui le rebelle. Il allait pouvoir jouer les caïds avec ses deux potes de la poste, c’était même trop bien. Il espérait juste que sa mère ne l’apprendrait pas, il flippait qu’elle lui coupe les vivres. Il suffirait qu’elle prenne la mouche pour mettre ses menaces, maintes fois proférées, à exécution… Elle l’avait déjà obligé à redéménager suite aux plaintes et aux dégâts des eaux dont il était plus ou moins responsable. Généralement, Enzo ne tenait pas plus d’un an dans un appartement, mais là, il n’avait même pas fait six mois. Le pire était que les choses n’avaient pas l’air de s’arranger en vieillissant : plus il avançait en âge et plus il prenait de l’assurance dans le désastre, il en acquérait même de l’expérience.

Sur le quai de la station de tram Rives du Lez, il envoya un texto à ses potes, leur demandant de le retrouver chez lui vers 0h30, avec du matos, de préférence. Il aperçut des contrôleurs qui descendaient des rames quand lui-même, y rentra, les esquivant de peu : il n’allait pas non plus payer un ticket alors qu’il venait de perdre son shit et du temps libre. La baraka semblait revenir.

Après quarante-cinq minutes de trajet, il arriva enfin, à la résidence du Vicarello, il était presque 2h du matin et il était gelé : deux de ses potes de la Poste, José et Laurent l’attendaient devant la grille d’entrée, fumant un petit pétard sur le pouce… Il faisait plutôt frisquet et l’air était très humide : on avait plus l’impression d’être au Havre que sur les bords de la Méditerranée.

Les trois compères prenaient leur service à la Poste dans quelques heures. Donc, dormir deux heures de moins ou non, ne changerait rien. Bien entendu, l’un des deux avait apporté de quoi fumer.

José et Laurent n’étaient pas des perdreaux de la veille, ils avaient tous les deux dépassé la cinquantaine, bedonnants, vieillis avant l’heure par des nuits sans sommeil, se complaisant dans une médiocrité qui satisfaisait fortement Enzo. Ce jeune gars était arrivé dans leur ennui comme une météorite il y a quelques mois, bousculant leur ordinaire de quasi retraités de la vie, pour ne pas dire de has-been. Grace à lui, ils étaient redevenus dans le coup et ça flattait leur ego : ils s’étaient même mis à écouter de la techno pour faire « moderne ». De toute façon, n’importe quelle musique faisait l’affaire quand ils étaient stoned*… Ils venaient d’un autre espace-temps, celui des soi-disant formidables « Années 80 ». Mais eux n’avaient fait que les traverser sans en profiter. Enzo était comme une soupape, ou leur jeunesse réincarnée. Mais ils étaient prêts à tout pour faire semblant d’exister, même de fumer un joint avec un gamin déluré à 2h du matin.

Ils s’installèrent tous les trois confortablement dans le sofa défoncé qu’Enzo avait récupéré d’un précédent déménagement, des canettes de 8.6 tournaient en plus du pétard bien chargé que José avait roulé en prévision de la petite fête. Bien évidemment, une teuf sans musique n’était pas vraiment une teuf, mais comme ils prendrait leur service dans un heure ou deux, Enzo opta pour du reggae, histoire de ne pas trop violenter le voisinage. Sauf que la nuit, les sons portent inexorablement et traversent les murs, montent dans les étages et finissent par réveiller tout le monde. Même si on aimait bien Bob Marley, le rythme s’incrustait dans votre sommeil et vous sortait de la torpeur : sans parler de la rage que suscitait Enzo à toute heure de la journée. Mais ça, il s’en foutait complétement.

-          Ouais, les gars ! Des flics de la BAC me sont tombés dessus à Gambetta, je n’ai rien vu venir, m’ont plaqué au sol et embarqué dans la foulée, un vrai délire ! Mais vous me connaissez, je ne me suis pas laissé faire, z’ont eu du fil à retordre avec moi !

-          Jure ! répondit José

-          Sans déconner ! dit Laurent

-          C’est comme je vous le dis, les mecs !

José et Laurent n’en revenaient pas de l’aventure de leur jeune ami : comme quoi, il s’en passait des choses à Montpellier. Ils savouraient leur joint qu’ils arrosaient de 8.6 : ils se sentaient pousser des ailes, José aurait bien chanté avec Bob Marley, mais fallait respecter les voisins.

-          Ils m’ont gardé quatre heures en gardav’**, les bâtards de keufs ! Ils m’ont piqué mon bon teushi, ils ne vont pas s’ennuyer avec : c’était du vraiment très bon ! Tu me connais, je ne prends jamais de la merde, moi ! Mais maintenant, j’ai plus de thunes pour en racheter.

-          Ils t’avaient repéré ou quoi ? dit Laurent.

-          Je n’en sais rien ! En tout cas, ils n’ont emmené que moi. Les Albanais ont caleté sans me prévenir que les keufs étaient dans mon dos ! Ils m’ont bien arnaqué aussi, ceux-là !

La pièce principale empesta l’herbe rapidement, et l’odeur avait fini par se répandre partout, y compris dans les parties communes, et ce qui devait arriver, arriva (comme on dit). Quelqu’un sonna à la porte, plusieurs fois, nerveusement. Le son strident de la sonnette les fit sursauter tous les trois, et les fit rire comme des hyènes, ils étaient proche du KO technique. Enzo alla ouvrir, titubant presque :

-          Ouais, c’est pour quoi ?

-          Vous avez vu l’heure ? éructa la voisine, Mme Chico. Arrêtez immédiatement votre cirque ou j’appelle la police. Il y a des gens qui travaillent et qui veulent dormir, ici ! Vous n’avez pas honte de boire et de vous droguer !

-          Oh ! Putain ! La vieille Chico qui vient encore me faire chier ! s’exclama Enzo. Vas-y, casse-toi, la vioque ! Je n’en ai rien à foutre. Je me barre bientôt, je vous le laisse votre appart’ pourrit. On ne se verra plus ! Tu comprends ça ?

José et Laurent riaient de plus belle, épatés devant l’audace de leur jeune collègue. Ils se levèrent pour le rejoindre.

-          De toute façon, il faut qu’on y aille ! intervint Laurent. On va bosser, nous ! Hasta la vista, madame !

La voisine courut se réfugier chez elle comme si elle avait vu le diable. Nul doute qu’elle appellerait la police, se dirent-ils… La fête était finie, il fallait retourner bosser au tri postal, Enzo aurait sûrement des nouvelles de son altercation dès son retour. De toute façon, il s’en foutait, comme d’habitude…

*anglicisme pour dire « défoncés »

**Garde-à-vue

 

27

 

   Avant de quitter son bureau, Michel Alesi avait pris soin d’envoyer un texto à Karim Aldi, l’avertissant qu’il avait interpelé son cafard de locataire et qu’il lui avait fait une peur bleue. Le boss de l’agence lui répondit juste : « très bien ». Une réponse laconique qui n’invitait pas au dialogue. Depuis qu’Enzo Galion avait donné son congé, ce dernier n’existait plus, il n’y avait donc plus aucune raison d’entretenir des relations non professionnelles avec ce client. Et puis, quelle garantie, Karim avait-il que Michel Alesi disait vrai ? Les mythos sévissaient à tous les niveaux de la société. Alors, pourquoi pas dans la police !

Le texto datait de la veille. Entretemps, lui et Matthieu avaient reçu les plaintes du CS et du Syndic concernant un nouveau dérapage du locataire : c’était la preuve que la soi-disant leçon infligée au jeune homme n’avait servie à rien. Bon, le 31 janvier arrivait à grande enjambée : l’état des lieux sortant agirait comme une délivrance.

Quant à Matthieu, il devait s’occuper de son autre problème, celui de Kevin Floran, bien plus calme et surtout très silencieux. Si Enzo Galion faisait tout pour se faire remarquer et se comportait comme une caricature de lascar, Kevin Floran lui jouait les hommes invisibles, incolores, et inodores. Ce silence inquiétait presque plus Matthieu, car l’autre, on savait toujours où le localiser ; celui-là rasait les murs. Aucune nouvelle du paiement du loyer, aucun virement ni aucun courrier n’avait été reçu. On se dirigeait vers un bras de fer dont l’issue serait irréversible pour ce locataire : son expulsion. Pourtant, une solution de replacement existait, mais Kevin Floran n’avait toujours pas répondu à cette offre.

Les avis d’échéance pour janvier n’allaient pas tarder à partir, Matthieu prépara la seconde lettre de relance en AR. Ensuite, il s’occuperait de répondre à tous les messages de plainte du Syndic et du CS, qui étaient en train de noyer sa boîte mails. Seulement, à part leur dire de patienter, il n’avait plus grand-chose à leur offrir comme solution. Enzo Galion partait à la fin du mois et leur calvaire prendrait fin.

Ce qui perturbait vraiment Matthieu, c’était l’inévitable confrontation avec Karim qui se profilait. Il savait que son boss ne bougerait pas et qu’il attendrait patiemment que les mécontents franchissent le pas. Un bon moyen pour débusquer les éléments qui finiraient tôt ou tard par quitter l’agence… Cependant, Matthieu s’aperçut que des plages horaires étaient disponibles sur l’agenda de Karim : il envoya une invitation pour un rendez-vous personnel, et ce, pour tout de suite. A sa grande surprise, Karim l’accepta sans coup férir.

Donc, le sort en serait jeté ! Contrairement aux réunions habituelles, il n’emmena avec lui ni son portable ni son Rocketbook, qu’il rangea dans un tiroir de son bureau, mais juste sa fiche de paie et sa grille des primes. En sortant de son bocal, il prévint Lydie qu’il avait obtenu une entrevue avec le prince : elle lui souhaita bonne chance, simplement en levant le pouce, les mots seraient pour plus tard.

Matthieu grimpa l’escalier calmement, tête baissée, déterminé. La porte du bureau de son chef, d’ordinaire toujours ouverte, était cette fois-ci, fermée. Il se dit que la confrontation débuterait là, par cette mise en scène officialisant sa soumission. Il frapperait à la porte et devrait attendre qu’on l’invite à entrer. Une petite humiliation qu’il se devrait de supporter coûte que coûte. Après tout, ce n’était qu’une porte, pas un obstacle.

Matthieu frappa deux coups secs et sonores. Comme prévu, la réponse se fit attendre quelques secondes qui lui parurent longues. Enfin, il entendit clairement Karim lui demandant d’entrer. Celui-ci, assis à son bureau, semblait travailler sur son PC. Matthieu se pointa devant lui et attendit d’être invité à s’assoir. Le protocole des civilités ordinaires était activé. Karim, d’un geste de la main, l’incita à prendre place et attendit que Matthieu lui délivre la raison de sa présence. Dans ces cas-là, on se retranchait naturellement vers un formalisme qui se voulait protecteur car les phrases se transformaient inexorablement en pont-levis, les arguments en catapultes, et les mots parfois en boulets, le tout pour écraser son interlocuteur. Quant à Karim, il avait levé la herse qui le protégeait de toutes attaques. Chacun dans sa forteresse défendrait son point de vue. Tout était bon pour faire plier l’autre : émotions exacerbées, violence des propos, vérités et mensonges, courage, et le fameux rapport de force entre chef et subalterne, voire entre hommes. Les deux hommes étant parfaitement formés, l’affrontement n’en serait que plus dur, et plus il serait bref, et plus les deux parties auraient du mal à s’entendre. Celui qui cèderait le premier aurait perdu.

-          Karim ! J’ai souhaité te voir, et aussi dans un souci de transparence entre nous, j’ai préféré venir te parler plutôt que de ruminer des hypothèses. Autant parler à Dieu qu’à ses saints, comme on dit. J’ai un souci avec ma fiche de paie, mais avant de venir te voir, j’ai consulté le service des payes, de la DRH et la comptabilité. Et après vérification, il n’y aurait pas d’erreur de leurs parts. Donc, c’est bien toi que je viens voir.

Karim acquiesça sans dire un mot, attendant la suite.

-          Je ne suis pas d’accord avec le montant des primes que j’ai reçues. D’après mes calculs, il manque celle correspondant à la SCI Georges Robert. Or, il n’y a qu’un seul problème, ses autres appartements sont correctement gérés. Alors Pourquoi ? Qu’est-ce qui se passe ?

Karim acquiesça d’un signe de tête furtif, marquant qu’il avait compris le message. Il se redressa sur son siège et joignit ses mains devant lui comme pour une prière.

-          Okay, Matthieu ! J’ai bien entendu ce que tu demandes et je vais te répondre… Effectivement, je n’ai pas validé les primes concernant le dossier de la SCI Georges Robert étant donné le bordel que le mauvais choix de ce locataire a engendré. Tant au niveau de la perte de temps, qui se traduit inévitablement par une perte d’argent, que du relationnel que nous avons perdu avec monsieur Robert. Pour le moment, il ne nous a toujours pas renouvelé sa confiance et menace toujours de quitter l’agence. Sans compter que j’ai dû redéployer une partie de ton portefeuille…

-          Tu plaisantes, non ? le coupa Matthieu. C’est tout ce que tu as à me reprocher pour justifier la non validation de cette prime ? Merde ! C’est léger, non ? Mon portefeuille est nickel. Et ce n’est pas Regina qui s’en plaindra, maintenant.

-          Effectivement, elle ne s’en plaint pas et elle se débrouille plutôt pas mal. Quant à ton locataire merdique, il a encore fait des siennes cette nuit. On continue donc de payer ce mauvais choix. J’ai eu M. Robert au téléphone ce matin, il était hors de lui. Il ne se gêne pas pour nous faire une pub d’enfer ! Je pense que l’état des lieux sortant, va être un peu Rock n’Roll. On verra bien, mais je le sens mal… Donc, tu penses que tu es une sorte de victime collatérale ? Oui c’est possible. Mais moi aussi, j’ai des comptes à rendre…

-          Je me suis démené nuit et jour pour ce portefeuille. Je ressens ta décision comme une réelle injustice parce la SCI n’est pas partie et que je fais parfaitement bien mon boulot. Donc, je le prends personnellement, là !

-          C’est ton avis, pas le mien. Tu le prends comme tu veux, c’est ton problème.

Karim avait prononcé la dernière phrase sèchement, mettant un terme à la discussion. Matthieu se leva car il avait compris que tout espoir de récupérer sa prime, venait de s’envoler. A cet instant-là, il lui aurait bien giflé sa face impeccable de suffisance, mais la bienséance l’en empêchait. Et puis, on n’était ni au Far West, ni dans une série télé américaine.

Karim n’avait pas bougé d’un cil et regardait Matthieu depuis son siège, l’air impassible de celui qui maitrise toujours ses émotions.

-          Dans ce cas, je sais ce qu’il me reste à faire.

Matthieu tourna les talons sans attendre une réponse et quitta le bureau de Karim Aldi, en prenant soin de refermer derrière lui. Il souffla un bon coup, essaya de donner le change pour les collègues qu’il allait croiser dans les couloirs en affichant un sourire de circonstance : il n’est jamais bon de montrer qu’on a été vaincu. De toute façon, personne ne savait vraiment qui il était à l’étage de la direction, la durée de vie des commerciaux étant généralement assez courte : un peu plus que celle des mouches, mais largement moins que celles des lèche-culs, affirmait-il parfois, amèrement.

Il dévala l’escalier jusqu’à son bocal où l’attendait Lydie. Et vu la tête de son collègue, elle sut tout de suite que l’entrevue ne s’était pas très bien passée. Elle attendit tout de même qu’il veuille bien parler avant de le questionner.

-          Bon ! Les choses sont enfin claires entre Karim et moi. Il y en a un des deux qui est de trop dans cette boîte.

Lydie attendit encore avant de s’exprimer. Matthieu tournait en rond comme un lion en cage, manifestement très énervé.

-          Ce connard ne m’a pas écouté. Il m’a entendu mais pas écouté. Il s’en contrefout de ce qu’on peut faire et comment on le fait. Moi, j’ai bossé comme un dingue pour mon portefeuille. Je méritais de recevoir toutes mes primes. S’il le faut, j’irais voir plus haut pour me plaindre… Personne ne s’est jamais plaint de mon travail, sauf ce Georges Robert qui est complétement azimuté, mais qu’est-ce que tu veux faire avec un fada comme celui-là, hein ?

-          Calme-toi ! Karim a toujours le dernier mot, tu le sais bien. Tu es tout énervé. Ça ne sert à rien !

-          Je le sais bien que ça ne sert à rien. Mais, je ne me laisserai pas faire, ça je peux te l’assurer.

Lydie afficha sa surprise sans surenchérir, mais elle se doutait un peu de la suite.

Finalement, Matthieu n’avait pas clairement exprimé son intention de démissionner, mais Lydie avait vécu cette scène plusieurs fois dans sa vie professionnelle, et ça s’était toujours terminé de la même façon.

 

28

 

   Au fil des jours suivants, Matthieu entra dans une paix armée avec son boss : statu quo, une trêve des confiseurs, hibernation. Les qualificatifs ne manquaient pas pour nommer ce qu’il vivait. Cependant, il le vivrait seul, parce que Karim et le reste de l’agence n’y prêtaient absolument pas attention. Des commerciaux énervés, il y en avait à la pelle dans toutes les agences : au mieux, ils se calmaient ; au pire, ils portaient plainte aux Prudhommes. Mais dans tous les cas, personne ne se laissait entrainer par leurs problèmes, de peur d’en pâtir d’une façon ou d’une autre. 

Matthieu avait des actions en cours, il se devait de les clôturer avant de prendre une décision, sinon Karim ne se gênerait pas pour lui casser du sucre sur le dos... Le 31 janvier approchait enfin ! Son locataire récalcitrant qui lui avait coûté une prime de plusieurs centaines d’euros, allait enfin prendre le large. Cependant, c’était son autre problème qui l’interpelait : toujours aucune nouvelle de Kevin Floran. Pire ! Les cartons roses des AR n’étaient toujours pas revenus.

Mais lorsqu’il retrouva son propre courrier dans sa corbeille, il sut qu’il y avait un autre problème. La lettre portait la mention tamponnée « retour à l’envoyeur ». Ça arrivait parfois, mais c’était toujours le prélude à de nouveaux problèmes.

-          Lydie ? T’as vu, la lettre de relance de Kevin Floran est revenue !

-          Aïe ! Non seulement, le locataire n’était pas là le jour de la distribution du courrier, mais il n’est pas venu le récupérer à la poste, ensuite. Ça sent mauvais !

Matthieu connaissait la suite par cœur : ça ressemblait trop à des scenarii maintes fois éprouvés… Il appela son locataire au téléphone, mais il tomba sur un bip : impossible de laisser un message, comme si le numéro n’existait plus.

Bon ! Ça se confirmait ! L’horizon allait se hérisser de problèmes… Matthieu envoya un mail au président du CS du Palm Beach, M. Janson, pour lui demander si M. Floran était toujours dans l’appartement du rez de chaussée. Il ne lui répondit que tard dans l’après-midi, par une phrase étrange : « Je ne sais pas, mais il faudra que vous veniez voir ».

Comme Matthieu n’avait plus envie de faire d’effort pour Locat Immo France, il enregistra immédiatement un rendez-vous dans son agenda électronique, pour tout l’après-midi, mais il ne verrait M. Janson que vers 18h. De cette façon, il pouvait fuir cette ambiance qu’il jugeait malsaine, désormais toutes les excuses étaient bonnes pour s’absenter. Le Palm Beach était à deux pas de chez lui.  Comme la première fois, il se gara dans son immeuble et rejoignit ensuite celui de son locataire à pied. Plus rien ne pressait, et ça n’était pas l’étrange message de M. Janson qui allait le faire changer d’avis. A peine était-il en vue de l’entrée, qu’il aperçut la silhouette du président du CS, qui l’attendait manifestement. Matthieu remonta le col de son manteau.

-          Je me suis permis de vous attendre parce que je crois qu’il se passe des choses pas très nettes. On verra ça ensemble, c’est mieux ! dit légèrement paniqué, M. Janson.

-          Ah ? C’est-à-dire ?

Le président du CS ouvrit le passage jusqu’à l’appartement, Matthieu le suivant tranquillement, lui. Il nota sa nervosité excessive qui n’augurait rien de bon. Celui-ci, marchait vite, haletait, comme si quelque chose de grave était arrivé, mettant Matthieu dans l’embarras.

-          Voilà ! C’est là ! Regardez ça ! dit-il en pointant sa lampe torche vers le bas.

Matthieu vit que des copeaux de bois jonchaient le sol, mais avaient été repoussés vers le mur. Puis, en levant les yeux, il s’aperçut que la porte avait été forcée : le verrou du haut ainsi que celui du bas étaient défoncés, et la serrure centrale avait littéralement disparu. La porte ne tenait plus que par l’opération du saint esprit… Il la poussa d’un doigt et M. Janson braqua sa lampe droit devant : le couloir qui était si plein de valises et de meubles lors de sa visite le mois dernier, était entièrement vide. Matthieu essaya de remettre l’électricité, mais le tableau resta disjoncté : ce qui voulait dire que EDF avait coupé le courant. Les volets électriques étant baissés, on n’y voyait rien du tout. M. Janson passa devant lui avec sa lampe, ils commencèrent à inspecter toutes les pièces, et ils arrivèrent à la même conclusion : plus rien ni personne n’habitait ce T2. Etant donné la poussière et la saleté qu’il y avait partout, plus les traces du déménagement, ça s’était sûrement fait dans l’urgence. Mais, la rapidité excluait le calme et le silence : donc, quelqu’un avait sûrement entendu quelque chose.

-          Vous vous êtes aperçu de ça, quand ?

-          Cet après-midi ! Je voulais voir s’ils étaient là avant de vous répondre et je suis tombé sur la porte grande ouverte.

-          Vous n’aviez rien vu avant ?

-          Eh non !

-          Donc, ça s’est fait cette nuit ou ce matin. C’est tout frais, quoi !

Eh bien ! Voilà un mystère de plus. Cependant, Matthieu pensait qu’on n’avait pas pu évacuer les lieux en une seule fois, étant donné tout ce qui était entassé dans l’appartement. Ce qui lui posait question, c’était la porte fracassée.

-          Faut-il appeler la police ?

-          Non ! C’est au propriétaire de le faire. Je vais l’avertir de ce qui s’est passé. Mais ce n’est ni à Locat Immo France, ni au Syndic, ni au CS, de prévenir la police : ça ne nous regarde pas… En revanche, ce qui serait bien, serait de savoir si quelqu’un a vu ou entendu quelque chose ?

-          Je m’en occupe, je vous tiendrais au courant, vous pouvez compter sur moi.

Matthieu n’avait aucun doute sur la collaboration zélée de M. Janson : il finirait sûrement par savoir ce qui s’était réellement passé. Il aurait pu pousser ses investigations, mais il ne voulait plus se mêler du business de Locat Immo France. De plus, cette histoire mettait un terme au problème « Kevin Floran » et réglait une de ses affaires, définitivement.

Cependant, il avait déjà vécu ce genre de situation auparavant. Tout indiquait qu’il y avait deux affaires liées à la disparition de son locataire. La porte fracassée en était la preuve flagrante. Il voyait mal Kevin Floran déménager en secret et casser la porte d’entrée ensuite : ça n’avait pas de sens. Donc, c’était deux personnes différentes, et il mettait sa main à couper que le casseur de porte n’était autre que le propriétaire de l’appartement. Le locataire, même s’il ne payait pas le loyer, était inexpulsable avant le 15 mars, mais la procédure était longue et aurait pu durer encore plusieurs mois. Et si le locataire versait, ne serait-ce qu’un seul mois, alors la procédure s’en serait trouvée rallongée : ce qui mettait les nerfs des propriétaires à rude épreuve, ces derniers ne pouvant pas récupérer leur bien, y compris par la force.

Kevin Floran avait dû organiser son déménagement après avoir reçu le second courrier de relance et avait quitté les lieux sans laisser d’adresse. Le propriétaire l’avait appris d’une façon ou d’une autre, et s’était transformé en un furtif casseur de porte. De ce fait, il aurait une raison de la changer et d’y installer ses verrous : à ses frais bien sûr, mais ce serait à un moindre coût compte tenu des problèmes évités. D’ailleurs, Matthieu mettait sa seconde main à couper que le président du CS était bien au courant et que c’était lui qui avait dû avertir le propriétaire du départ inopiné du locataire, voire qu’il était complice. De cette façon, il récupérait son bien, et il avait le président du CS et le bailleur comme témoins. C’était bien joué et de bonne guerre.

Mais Matthieu s’en moquait désormais. Il avait compris la manip’ mais il laisserait faire. Après tout, le locataire s’était enfui comme un voleur, pourrait-on dire, et c’est ce qu’il retiendrait pour son rapport... Le propriétaire n’avait eu que cette opportunité et c’était une bonne façon de rester dans le cadre de la loi. Ça lui coûterait une nouvelle porte et de nouveaux verrous, mais il redevenait propriétaire de plein droit de son appartement et pourrait le relouer dans la foulée. Donc, l’opération était intéressante pour tout le monde, y compris pour son agence.

D’ailleurs, Matthieu était persuadé que la porte d’entrée serait changée dès le lendemain, car il ne fallait pas tarder à réparer, sous peine que quelqu’un d’autre s’y installe illégalement, et il serait alors indélogeable avant plusieurs mois.

Matthieu en était là de ses réflexions, pendant que M. Janson restait planté les bras ballant devant lui, à attendre de savoir quoi faire. Il devait reprendre l’initiative, juste de quoi lui montrer qu’il avait la situation bien en main.

-          Je n’ai pas le numéro du propriétaire sur moi. Si vous, vous l’avez ! Vous pourrez lui dire de changer la porte le plus rapidement possible ?

-          Je dois avoir ça chez moi. Je vais le prévenir de tout ce qui s’est passé. Ne vous en faites pas, je m’en charge. En attendant, je vais la barricader. J’ai ce qu’il faut. Personne ne pourra rentrer.

-          Parfait ! Dans ce cas, vous me tiendrez au courant de la suite des évènements ? Je dois vous laisser, maintenant.

-          Bien sûr ! Merci Matthieu. A bientôt !

Bien évidemment, Matthieu n’était pas sûr de ce qu’il pensait, mais l’empressement de M. Janson lui indiquait clairement qu’il avait vu juste. Comme c’était le président du CS qui officialiserait le fracassement de la porte, il n’avait pas à s’inquiéter de la suite des évènements. Après les travaux qui s’imposeraient, l’appartement serait de nouveau sur le marché de la location dans moins de deux semaines en toute légalité : il était prêt à en prendre le pari.

Il n’avait pas encore pris de décisions concernant son avenir dans l’agence, mais il se comportait déjà comme s’il n’y était plus. Ou alors, tout doucement, s’était-il laissé envahir par le j’menfoutisme ambiant ?

 

29

 

   Le lendemain matin, Matthieu demanda à Lydie, sa secrétaire, d’envoyer un message à Karim lui annonçant que le locataire, Kevin Floran, avait disparu sans préavis et que le propriétaire avait repris possession de l’appartement : les détails n’avaient plus besoin d’être mentionnés, jugea-t-il. Mais Karim se fendit d’une réponse encore plus laconique : un simple « parfait », qui faisait l’affaire, apparemment.

Matthieu ne voulait plus s’adresser directement à son supérieur. Désormais, il passerait par sa secrétaire pour la communication usuelle. De toute façon, ils se voyaient tous les matins pour la réunion lors du fameux meeting opérationnel, qu’il gratifiait de sa présence physique. Mais Karim réservait sa puissance d’analyse pour d’autres, semblait-il… La relation entre les deux hommes semblait être consommée, voire s’était consumée, ce qui rendait les réunions désagréables. Les autres invités s’en étaient aperçus depuis leur retour de congés, mais ne se seraient mêlés pour rien au monde, de ce qui était déjà évident : Matthieu allait les quitter. Seul le mode opératoire leur échappait encore.

Ce Kevin Floran n’était plus un problème, mais la gestion de l’appartement sortait aussi de son portefeuille : ça lui en faisait encore un de moins. Et avec le départ du suivant à la fin du mois, son portefeuille s’amenuiserait de plus en plus, et aucuns nouveaux clients ne viendraient l’étoffer avant fin mai. Matthieu était certain que le locataire miracle que Karim avait déniché pour remplacer Enzo Galion ne tomberait pas dans son escarcelle. Le marasme s’ajoutait au marasme, s’avoua-t-il.

En règle générale, faire un état des lieux n’était pas une mince affaire, mais celui du logement d’Enzo Galion promettait d’être rocambolesque. En plus, l’assureur avait promis de passer et l’irascible Georges Robert voulait y assister. Pour ce qui semblait être sa dernière opération, Matthieu allait devoir se couper en trois, voire en quatre, car il faudrait aussi garder un œil sur son bientôt ex locataire.

Matthieu tournait au ralenti, rendant inatteignables ses objectifs mensuels, ne prenant plus qu’un ou deux rendez-vous par jour. Toutefois, Lydie s’arrangeait pour qu’il en ait toujours un minimum dans son agenda, pour ne pas être débarqué pour faute, disait-elle. Mais même ça, ça ne l’impressionnait plus. Il tint ce rythme jusqu’au 31 janvier et le fameux état des lieux.

Le rendez-vous était à 10h pour tout le monde, mais Matthieu arriva dix minutes plus tôt, histoire d’avoir la situation bien en main. Enzo Galion était bien présent, mais ce n’était pas seulement pour faire de la figuration : son déménagement était loin d’être terminé. Alors que l’état des lieux ne se faisait qu’une fois l’appartement vide et propre, il était encore d’une saleté repoussante. D’une formalité, le jeune homme allait en faire un parcours du combattant, voire un champ de bataille.

Donc, le logement n’était pas prêt, mais Matthieu était déterminé à faire cet état des lieux quand même : ça prendrait plus de temps, voilà tout. Dès que le propriétaire arriva, il le prit à part pour discuter calmement.

-          Je sais ce que vous vous dites, M. Robert. « C’est quoi ce bordel ? », hein ? Bon, ce n’est pas grave, on n’est plus à ça près. Je noterai tout sur ma tablette, ne vous inquiétez pas. Vous pouvez m’aider si vous voyez des détails qui m’échapperaient. De toute façon, on ne lui rendra pas sa caution. Vous pouvez en être sûr.

Georges Robert ne répondit pas, mais il était rouge de colère. Il suffirait de pas grand-chose pour la faire éclater.

-          Je vous demanderai de rester avec moi, M. Robert. S’il vous plait, c’est mieux. Merci !

Celui-ci restait comme prostré au milieu de la salle principale, les mains dans le dos, à contempler les dégâts qu’avaient subi son bien. Enzo et un de ses amis de la poste, José, s’activaient pour continuer de vider les lieux. Un canapé en cuir bien délabré trônait toujours sur le balcon.

-          Je me demandais comment il avait fait pour mettre ce canapé sur le balcon, mais maintenant, je me demande, comment fera-t-il pour l’enlever ? Il n’y a pas la place pour bouger, ce n’est pas assez large, non ?

-          M. Robert ! Je vous dirai, c’est son problème ! répondit Matthieu flegmatique.

Puis, comme dans les meilleures distributions au théâtre, l’assureur déboula comme par enchantement, lui que tout le monde attendait depuis des mois. Matthieu n’eut pas le temps de se présenter que M. Robert fut sur lui.

-          Bonjour, Je suis le propriétaire de ce taudis. Vous êtes l’assureur, je présume ?

-          Exactement ! Je suis l’expert mandaté par les assurances pour justifier les dégâts.

Georges Robert ouvrit grand les bras, en tournant sur lui-même, tel un Christ et dit :

-          Constatez donc par vous-même ! « On » n’a rien à cacher ! dit-il en appuyant bien sur le « on ».

L’homme ne fut même pas surpris de la tirade du propriétaire : il devait en voir des vertes et des pas mûres. Il sortit un dossier de sa serviette et commença à scruter les pièces : le sol, les murs, le plafond, le tuyau d’où était parti la fuite. Cependant, il regardait plus qu’il examinait, il ne toucha à rien, se contentant de noter. Il fit le tour des 22m² en quinze minutes, puis vint se planter devant Matthieu et le proprio.

-          C’est tout bon pour moi. J’ai terminé. Je vais pouvoir envoyer mes conclusions. Y a pas photo, il y a bien eu un dégât des eaux causé par une fuite. Votre assurance couvre ce genre de dégâts.

-          Et quand aurons-nous la réponse ? demanda M. Robert.

-          D’ici quelques semaines, je pense. Vous recevrez un chèque bientôt, si c’est ce que vous voulez savoir ! Allez, je vous souhaite une bonne journée.

L’état des lieux sortant avait mal commencé, mais une bonne réponse venait d’améliorer ce début calamiteux. L’expert avait prononcé les bonnes paroles, elles apaiseraient momentanément Georges Robert, qui dans son malheur, ne perdait pas tout.

Il restait à terminer cet état des lieux qui devenait embarrassant.

-          On fera une pause pour midi, si ça ne vous gêne pas, dit Enzo.

-          Sûrement pas ! répondit Matthieu. Vous devez vider l’appartement, le nettoyer, puis le quitter. Si vous ne voulez pas que je vous compte des frais supplémentaires, vous avez intérêt à vous dépêcher. Perso, je n’ai pas que ça à faire et M. Robert non plus. Alors, vous vous grouillez de finir.

Georges Robert était redevenu écarlate.

-          Restez avec moi, M. Robert, s’il vous plait ! répéta Matthieu.

Enzo et son pote José entreprirent de déménager le canapé en cuir du balcon. Mais impossible de le bouger tellement c’était lourd : Enzo demanda de l’aide au propriétaire.

-          On y arrivera plus facilement à trois ! Vous voulez bien ?

-          Je n’en ai rien à foutre, et il est hors de question que je vous aide. Balancez cette merde par-dessus bord, si vous voulez ! C’est le moindre de mes problèmes ! hurla-t-il.

-          Il va se calmer ce naze, intervint José.

-          Toi, tu fermes ta gueule et tu bouges ton cul, répondit M. Robert, très énervé. Ici, c’est chez moi, alors vous vous dermerdez comme vous voulez, mais vous le faites rapidos !

Matthieu se déplaça pour se mettre entre les deux parties, chacune aboyant aussi fort que l’autre, dans ce studio vide faisant office de caisse de résonance. Il espérait terminer en une heure, mais devant la lenteur d’Enzo, il vit qu’une heure supplémentaire serait nécessaire. Du coup, il adapta le contrôle des pièces à la vitesse de déménagement du locataire.

-          Ce n’est pas possible de finir après l’état des lieux ? Parce qu’on galère un peu, là !

-          Eh non ! Pas possible ! Dès que j’ai fini, vous me rendez les clés et vous partez ! Tant pis pour le ménage, votre mère paiera les frais. Je vous avais prévenu !

Matthieu avait du mal à conserver son calme, mais son professionnalisme prenait le dessus sur sa personnalité. Si Georges Robert avait envie d’en découdre, lui-même en aurait bien collé une au gamin pour lui apprendre les bonnes manières !

Tout d’un coup, il se rappela sa première rencontre avec le jeune Enzo. Tout le monde à l’agence avait été frappé par sa beauté juvénile et sa douceur : on lui aurait donné le bon dieu sans confession. Il avait toujours sa belle petite gueule d’ange de blondinet, mais Matthieu savait que dernière ce masque angélique, se cachait un vrai démon. « L’enfer est pavé de bonnes intentions » comme on dit. Les démons étaient des anges déchus attirés par le mal… Matthieu s’était fait avoir, sûrement comme d’autres commerciaux avant lui, mais la roue tournerait inexorablement pour Enzo.

Les conclusions de l’état des lieux étaient catastrophiques : le réfrigérateur était foutu, les plaques chauffantes étaient mortes, la hotte aspirante bouchée, le tuyau de la douche était à changer, la douche elle-même, bouchée, l’évier et le lavabo étaient à changer également. Le carrelage était rayé, la peinture des murs à refaire, même le plafonnier était mort. Sans parler de la crasse et de la poussière accumulées en quelques mois seulement. Vingt-huit pages composaient cet état des lieux, assorties de plusieurs photos montrant les dégâts qui n’étaient pas tous causés par la fuite, mais aussi par la négligence et le j’menfoutisme du locataire.

Bref ! l’appartement était entièrement à refaire, pas sûr que l’assurance couvrirait tous les frais, y compris les frais annexes. Mais ça, Matthieu se garda bien de l’expliquer au propriétaire, déjà satisfait de voir partir son ex locataire, et d’avoir obtenu la certitude que son assurance « assurerait ».

Finalement, pour gagner du temps, Enzo et José jugèrent opportun de passer le canapé par-dessus la rambarde du balcon, mais celui-ci ne résista pas au choc : il ne tombait pas de très haut puisque le logement se situait au rez de chaussée, mais étant donné sa vétusté, l’armature se brisa au sol. Les deux garçons regardèrent le spectacle médusés … hagards, serait plus juste. Mais le logement était enfin vide.

Matthieu avait récupéré les clefs : le séjour d’Enzo Galion dans cet appartement et dans son agence, était terminé. Le calvaire des résidents aussi… M. Robert somma le jeune homme de quitter les lieux sur le champ : ce dernier lui répondit simplement par un doigt d’honneur. Cette arrogance typique des gens inconscients ne le surprenait même pas. Il pensait réellement que ce vaurien avait plus besoin d’une chambre dans un hôpital psychiatrique que d’un studio. Matthieu n’était plus très loin de se ranger à cet avis. Cependant, le doigt d’honneur le fit plus sourire qu’autre chose car il avait obtenu gain de cause.

 

30

 

   Matthieu rentra à l’agence dès la fin de l’état des lieux, accompagné du propriétaire. Lydie avait fait couler un café, l’arôme embaumait agréablement le bureau-bocal, tout le monde était étrangement calme. Georges Robert avait l’air content, malgré tout. Bon, il perdait un locataire, mais il allait en gagner un nouveau dès que les travaux de remise en forme du studio seraient faits. La visite de l’expert n’était plus qu’une formalité, plus rien n’empêchait de voir l’avenir avec sérénité…

Justement, Matthieu ne faisait plus que penser à son avenir depuis plusieurs jours, son professionnalisme lui avait fait mettre en stand-by ses déboires avec son boss, mais maintenant son esprit en était de nouveau occupé. La présence de Georges Robert ne l’embarrassait pas outre mesure, cet homme ne pouvait gêner sa carrière, puisque la suite de ladite carrière, ne se ferait pas dans cette agence et encore moins pour cette marque, Locat Immo France.

-          Vous voulez faire un debriefing ?

-          Non ! Pas la peine. J’en sais déjà pas mal. L’assurance me remboursera une bonne partie mais pas tout. Je vais faire les travaux et rééquiper le studio en mobiliers neufs, je pense que l’appartement sera opérationnel d’ici deux ou trois semaines. Vous m’avez trouvé un nouveau locataire. Donc, tout va bien. Pas besoin de débriefing… Ce type est un malade, un vrai dingue quoi ! Une sorte de type bipolaire. Malheureusement, ce genre-là court les rues en ce moment. On dirait qu’ils sont tous déphasés. Je ne sais pas, il faudrait les enfermer, mais on préfère les laisser à l’air libre. Je ne vous en veux pas, vous ne pouviez pas savoir. Ces types sont des professionnels de la mascarade.

Ces paroles surprirent Matthieu, mais visiblement M. Robert était enfin calmé.

-          Si j’avais pu me douter qu’il n’était pas très net, je ne l’aurais jamais accepté.

-          J’ai appelé sa mère il y a deux jours, pour essayer de négocier quelque chose. Elle est pas mal dans son genre aussi, celle-là. Elle m’a avoué que son fils était en « éloignement », elle n’avait pas le choix étant donné le caractère cyclothymique de son garçon. En gros, il détruit tout ce qu’il touche. Vous saviez qu’il n’était pas étudiant ?

Bien sûr, Matthieu l’avait découvert, mais s’était tu jusque-là. Il fit mine de ne pas le savoir, Lydie non plus.

-          Vous voyez ! Je vous l’apprends. Mais elle a osé me dire aussi que si mon locataire avait ravagé le studio, c’était normal, ça arrivait parfois, c’était le jeu des locations. Je crois qu’elle est aussi folle que son rejeton. Je peux vous dire qu’elle m’a entendu, je n’ai jamais autant insulté quelqu’un de ma vie, je crois… Je sais bien que ça ne sert à rien mais ça défoule ! En tous cas, je garde la caution, ça paiera les frais de nettoyage.

Matthieu et Lydie ne pouvaient pas vraiment juger de l’état psychiatrique d’Enzo Galion, mais ils reconnaissaient qu’il était fortement secoué. Ça ne présageait rien de vraiment bon pour son avenir : à force de jouer au malin, on tombait toujours sur plus malin que soi, et ça se terminait souvent très mal. Mais, désormais, ça n’était plus de leur ressort à tous les trois, la nouvelle agence qui lui avait loué l’apprendrait à ses dépens, et comme l’avait dit la mère d’Enzo au propriétaire : c’était la vie, c’était comme ça.

M. Robert termina son café et fit ses adieux aux deux membres de Locat Immo France : il avait du pain sur la planche et pas une seconde à perdre, affirma-t-il.

Maintenant qu’ils étaient en tête à tête, Lydie et Matthieu allaient pouvoir discuter plus sereinement. Lydie avait vu le dossier de l’état des lieux, donc plus la peine d’en parler, elle était parfaitement au courant de son déroulement, et puis les détails fournis par M. Robert lui suffisait. Non, ce qu’elle voulait savoir, c’était ce que Matthieu avait décidé pour lui-même.

-          Alors, que vas-tu faire ?

-          Bah, c’est simple et tu t’en doutes un peu. Je vais filer ma dem’. Mon agenda est vide, mon portefeuille tourne tout seul, et Karim gère tout, tout seul, c’est un cerveau sur pattes omniscient et omnipotent… Donc, j’ai sûrement d’autres choses à faire ailleurs. J’ai des touches à droite et à gauche, je ne m’en fais pas pour ça. Le pire, c’est que je ne lui en veux même pas, c’est le jeu, non ? Si on reste trop longtemps, on se ramollit, et moi j’ai besoin que ça bouge.

-          Donc, tu laisses Karim te botter le cul, en quelque sorte ! dit-elle en riant.

-          Voilà, pour rester positif, je dirai que c’est tout à fait, ça !

-          Tu auras plein d’opportunités pour rebondir sur Montpellier, ce ne sont pas les agences immobilières qui manquent ici. Voir des têtes nouvelles te fera du bien.

-          J’aurais pu rester encore une année, mais avec Karim, ça n’est pas possible : on aurait fini par se taper dessus. D’ailleurs, je me demande même comment ça n’arrive pas plus souvent.

-          Vous êtes deux personnalités et deux opposés. Avant d’être un collègue, tu es une menace pour lui. Lui aussi a pris la place de quelqu’un pour grimper, et il ne lâchera jamais l’affaire, a aucun jeune loup dans ton genre. En gros, vous êtes pareil, mais toi t’es plus jeune ! Et puis, il partira pour continuer son ascension vers les sommets de la hiérarchie. Au firmament de l’Everest, le Karim ! dit-elle en riant.

-          Comment arrives-tu à le supporter ? Son rapport au travail est intolérable ! Ce mec vous poussera tous à bout pour réussir. Regarde dans quel état se trouve Regina ! On dirait un vrai mouton névrosé qui va à l’abattoir tous les matins. Et les autres ? Vous êtes tous anesthésié ou quoi ?

-          Oui, en quelque sorte ! Mais nous on a choisi de rester, et toi tu pars. J’ai besoin de mon salaire, je n’ai pas tant le choix que ça. En tout cas, moins que toi !

-          Et ?

-          Et c’est toi qui as raison, bien sûr.

-          On se reverra à la maison avec Sabine, ça sera mieux !

Machinalement, Matthieu jeta un œil à son Rocketbook désespérément vide de rendez-vous. Il l’éteignit et le remis à Lydie, comme s’il rendait les armes définitivement. Cet engin qui était une sorte de prolongement de sa main n’avait plus d’utilité, désormais. Bien sûr, il en aurait un autre du même genre dans une nouvelle agence, mais éteindre son espion officiel était passible des pires tortures mentales de la part de son boss, Karim Aldi. Mais de ça aussi, ça n’avait plus d’importance. De toute façon, tous les numéros et adresses importantes étaient sur son portable également. Il préférait se couper la main que de garder son agenda électronique, ne serait-ce qu’une minute de plus.

Matthieu n’avait plus rien à faire, sauf une dernière chose : rédiger sa lettre de démission. Ce qu’il fit sous l’œil amical de son ex secrétaire, désormais. En une demi-heure, ce fut fait, ne restait plus qu’à la poster.

Matthieu fit ses adieux à Lydie, seulement. Il aurait tout le temps de voir ses autres collègues le jour où il récupérerait son solde de tout compte. Il ne retourna pas non plus dans son bocal, même pas pour éteindre son ordinateur, ni récupérer des souvenirs accumulés pendant ses deux ans de services. Il aurait tout ça ailleurs, en mieux, pensait-il maintenant…

Triste fin pour une aventure qui n’en était pas une, mais les joies du travail sont souvent assimilées à un jeu, et c’est un jeu où la violence est sourde et qui laisse des traces plus psychiques que physiques. Matthieu avait choisi de rompre plutôt que de plier, c’était aussi la façon de faire de ce milieu, parfois…

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Didier K. Expérience
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