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Didier K. Expérience
23 septembre 2020

Les Locataires-fantômes E.15/30

Saucisse Donut

Matthieu avait quitté son boss plus dépité qu’énervé. Karim avait réussi à transformer une simple réunion en règlement de compte, qui aurait pu se terminer en vrai pugilat. C’était un fait, il ne le supportait plus. Les réunions finissaient parfois en rings de boxe, mais c’était plus ou moins gérable, et ça faisait partie de la façon de faire en entreprise, mais cette fois-ci, il avait eu envie de lui en coller une. Or, quand il n’arrivait plus à encaisser, c’est qu’il fallait aller voir ailleurs si l’herbe était plus verte. Ça faisait déjà deux ans qu’il était dans cette agence, il était temps de passer à la concurrence.

En descendant les escaliers, il recroisa Regina qui l’attendait :

-          Ben, alors ! Plus c’est long, plus c’est bon, on dirait ?

-          C’est comme ça avec Saddam Hussein junior, répondit-il malicieusement.

La comparaison la fit à peine sourire. Elle aussi ne supportait plus son patron et tout ce qui pouvait l’évoquer lui provoquait une réaction épidermique… Tous les deux rejoignirent le bocal de Regina pour faire un debriefing et savourer un café tranquillisant avant de reprendre leur activité.

-          T’as vu comme il flippe de perdre le gros Robert ? Moi, je m’en fous, j’ai fait mon boulot et s’il n’est pas content, il n’aura qu’à me virer. Mais avant de me virer, il va s’en prendre une grosse par le big boss. Ce n’est pas normal de flipper autant ! Lui aussi doit en faire des conneries et des plus grosses que les nôtres et il doit bien les cacher, ce saligaud. Ah mais ! Il ne l’emportera pas au paradis d’être de si mauvaise foi. Je te le dis, moi !

Matthieu buvait son café bouillant par petites gorgées, assis négligemment sur le rebord du bureau, écoutant sa collègue d’une oreille distraite. Sur ses bottines, elle virait fortement d’un bord à l’autre de son bocal, visiblement toujours très énervée. Leurs collègues passaient et repassaient dans le couloir, jetant un œil, attirés par les mouvements d’allées et venues de Regina. Si le bureau-bocal ne permettait pas d’avoir une intimité, en revanche il était parfaitement insonorisé. Les gens avaient l’image mais pas le son, et bien souvent il valait mieux, vu que certains clients s’énervaient franchement, car la bienséance disparait très vite dès qu’il s’agit d’argent.

Matthieu savourait son café-machine et sa petite victoire du jour : il savait que Regina se planterait avec ce locataire et qu’il finirait par le récupérer. C’était chose faite, il ne lâcherait plus le dossier, maintenant. Quant à Regina, il ne suffirait que d’un sourire de Karim croisé dans un couloir pour la calmer : c’était comme ça que sa révolte se terminerait. Et puis elle n’était pas réputée pour sa nervosité mais pour sa neutralité bienveillante. Or, être neutre signifie juste que vous ne gênerez pas les autres dans leur avancement, mais que vous serez inévitablement dans le camp de votre employeur. Ce n’est pas non plus un gage confirmant la qualité de votre travail. Pour les employés, vous représentez une source de méfiance mais pas de crainte. Et pour l’employeur, un appui inconditionnel ou un fusible. Karim avait dû faire des efforts colossaux pour exister et ceux qui s’aplatissaient naturellement ne pouvaient qu’être méprisés. Ne jamais négliger le rapport de force en entreprise, permettait d’obtenir de meilleurs résultats, devait-il penser. Karim avait compris que le conflit n’était pas si négatif que ça, il suffisait juste de savoir le gérer. « A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire » avait dit un poète*, maxime qu’il avait conservé de ses études de commerce, et Karim aimait immodérément le succès.

-          Ne t’inquiète pas, tu sais comment il est ! dit-il ironiquement… Bon, je vais m’occuper de ce petit garnement. Il commence à nous gonfler terriblement celui-là. Je m’occupe du dossier, je te tiendrais au courant, bien sûr…

-          Ouais, bien sûr ! répondit-elle sur le même ton ironique. Allez ! On se téléphone, on se fait une bouffe pendant que tu y es !

Matthieu quitta sa collègue sans se tracasser pour son avenir, elle était quasiment retournée à son état d’effacement habituel : sa bonne humeur de façade pointait déjà le nez, et à midi on n’en parlerait plus.

Restait maintenant à trouver une stratégie pour se débarrasser d’Enzo Galion ou au moins, à l’obliger à se comporter normalement. Le taux d’énervement qu’il provoquait grimpait chaque jour un peu plus et tel un virus, faisait des dégâts collatéraux dans les rangs de l’agence.

L’information que Matthieu lui avait livrée n’avait pas l’air de peser lourd. Cependant, Karim supposa qu’il y avait peut-être quelque chose à tirer de ce renseignement. Et pour en être sûr, il n’y avait qu’une seule personne dans son entourage capable de le décrypter : son « ami » Michel Alesi du commissariat central de Montpellier. Un petit coup de fil de courtoisie s’imposait, songea-t-il.

Sans aucun scrupule, il balança l’info sur Enzo Galion à son ami objectif du moment, le flic et client de Locat Immo France, Michel Alesi.

Celui-ci accueillit ce renseignement avec circonspection : ce moucheron ne s’approvisionnait pas dans les coins louches de la ville, ce qui n’en faisait ni un caïd ni un gros revendeur potentiel. D’ailleurs, il avait consulté le dossier pour connaitre les raisons de sa garde-à-vue : possession de stupéfiant. Cependant, il n’en détenait pas assez sur lui pour être considéré comme dealer, même si ce n’était pas la première fois qu’il se faisait chopper. Donc, il ne lui restait plus qu’à le gauler en flag lors d’un hypothétique contrôle, un jour. Mais il n’était pas souvent en patrouille dans le secteur du Cours Gambetta, ce qui éloignait encore plus l’occasion de le coincer. Cependant, il n’y avait pas de quoi désespérer, dit-il à Karim, car ce genre de personnes se faisait toujours avoir. Sauf qu’à l’agence, ils étaient pressés et ne partageaient pas le même emploi du temps que la police concernant ce locataire.

Michel Alesi paraissait s’intéresser à l’affaire qui secouait le petit monde de l’immobilier de l’avenue du Père Soulas. Le directeur de l’agence n’en espérait pas moins. En effet, l’officier avait d’autres chats à fouetter, mais lui non plus ne négligeait jamais ses affaires, et perdre du temps était une des spécialités de la police qu’il saurait mettre à son profit.

Donc, pour le moment, l’information selon laquelle le jeune Enzo Galion se réapprovisionnait sur les trottoirs du Cours Gambetta ne lui servait pas à grand-chose. Bien sûr, de temps en temps, le commissariat montait des opérations spectacles de nettoyage du quartier, à grand renfort de publicité pour la police et la mairie qui s’alliaient pour le coup, et pour démontrer aux riverains qu’ils s’occupaient vraiment de leur bien-être. Michel Alesi avait participé plus d’une fois à ces opérations. Seulement, quelques semaines de tranquillité plus tard, d’autres dealers albanais** finissaient par revenir et tout était à recommencer. Les charbonneurs charbonnaient comme n’importe quels commerciaux dans une totale indifférence des pouvoirs publics. Du moins, c’était ce que la vindicte populaire locale hurlait aux oreilles de ceux qui voulaient bien les entendre, et comme partout ailleurs, on les plaignait sur le moment mais on les oubliait tout autant par la suite. On s’habituait bien à avoir la grippe chaque hiver, alors des dealers dans ce quartier, c’était quasiment pareil.

Donc, un partout, la balle au centre ! Karim et Michel étaient satisfait d’avoir fait avancer leurs pions sur un jeu qui ne bougeait pas. Quand tout le monde fait semblant, il faut un sacré recul pour le comprendre, mais parfois il ne faut rien changer pour que tout change. Le flic ne pouvait rien faire pour l’instant et le directeur d’agence brassait de l’air, mais les deux étaient content de s’entraider, c’était le principal…

Matthieu rêvait aux jours meilleurs dans son bocal lorsqu’il reçut un mail du service comptable lui demandant des renseignements sur son client, Kevin Floran. Le fameux client que Regina lui avait échangé contre toute la SCI Georges Robert.

Enzo Galion revenait dans son portefeuille, il pouvait bien s’occuper d’un client qui habitait le même quartier que lui, à Port-Marianne. Le plus simple était de prendre contact avec lui et de le rencontrer. Il n’avait aucune chance de lui soutirer le chèque, mais au moins, il pourrait mettre un visage sur ce nom, amorcer une stratégie pour le recouvrement, s’il en fallait une.

« Bonjour Matthieu, merci de voir ce qui se passe avec M. Floran, le loyer du mois n’est pas rentré »

Kevin Floran n’avait rien à voir avec le genre d’Enzo Galion, son dossier était vide de tous problèmes, sauf les retards du payement du loyer qui eux, étaient récurrents. Donc, son talent de gestionnaire n’allait pas lui servir à grand-chose dans cette affaire d’une banalité à pleurer, pensa Matthieu. Il se demanda tout de même la raison pour laquelle Regina n’y arrivait pas non plus avec celui-là…

*Pierre Corneille.

**Les dealers qui trainent dans ce quartier seraient majoritairement d’origine albanaise.

 

Didier Kalionian - le Blog Imaginaire (c) 2020

Credit photo : "Saucisse Donut", Didier Kalionian - Instagram (c) 2020

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