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Didier K. Expérience
15 septembre 2020

Les Locataires-fantômes E.7/30

Saucisse Donut

Matthieu connaissait son chef et ses capacités pour aplanir les angles : le business avant tout. Il n’aurait pas les détails, mais il se doutait qu’il perdrait sûrement la gestion des appartements de M. Robert, et peut-être que ça valait mieux, car les deux hommes étaient désormais à couteaux tirés. Les relations commerciales sont tout de même des relations et on ne fait jamais de bonnes affaires sans cordialité. Lui était vexé et le propriétaire était énervé, et tout ça à cause de ce petit con d’Enzo.

La journée avait été pleine de surprises, voire chaotique, mais elle était encore loin d’être finie. Lui aussi avait les doubles des clés, il avait envie d’aller faire un tour à la résidence du Vicarello, et visiter le studio.

Il quitta l’agence tranquillement, le calme était revenu, le téléphone sonnait au standard, les commerciaux couraient pour faire leurs photocopies, ses collègues étaient redevenus indifférents, mais lui adressaient un sourire de circonstance quand il les croisait. Une altercation avec un client n’était pas la fin du monde, même si c’était désagréable : il fallait aller de l’avant, comme d’habitude.

Il arriva sur les coups de 17h et se gara sur le parking de la résidence. Les volets du studio étaient toujours baissés, Enzo Galion n’était toujours pas revenu, semblait-il… Il déverrouilla la porte et entra : une forte odeur de pourri lui sauta au nez, comme si un œuf finissait de se désagréger. Il porta sa main au visage, de peur d’être contaminé par d’éventuels microbes. Il ouvrit l’électricité, et à la lumière, constata l’ampleur des dégâts. Il se dit qu’il fallait faire quelque chose tout de suite : il ouvrit les volets et les fenêtres en grand pour aérer. L’air frais assècherait un peu et limiterait un peu la catastrophe.

Les propriétaires exagéraient les conséquences quand il fallait débourser pour eux et minimisaient quand c’était à eux de payer, mais là, la vérité crue s’étalait jusqu’à ses pieds. La fuite d’eau, si elle avait été jugulée à temps, ne se serait jamais transformée en un tel désastre.

Matthieu fit un rapide tour dans les 20 m² du studio, et effectivement, tout était dans un état de délabrement avancé. Cependant, il remarqua que ça ne datait pas de la fuite, mais que c’était bien antérieur. Donc, le jeune Enzo avait laissé à l’abandon son domicile depuis qu’il y habitait : il avait à faire à un crasseux, comme aurait pu dire Mme Chico. D’ailleurs, au moment où elle apparaissait dans ses pensées, on frappa à la porte. Qui cela pouvait-il être ?

Sans qu’il ne prononce un seul mot, la porte s’ouvrit : une vieille dame était là, penaude mais curieuse.

-          Bonsoir Mme Chico ! Je vous en prie, entrez. Plus on est de fous, plus on rit !

Mme Chico passa la porte lentement comme si elle avançait dans l’antre de je ne sais quel démon. Elle regardait bien où elle posait ses pieds.

-          M. Galion n’est toujours pas réapparu ?

-          Eh, non ! Je ne sais absolument pas où il est. J’ai appelé sa mère, mais elle n’en sait pas plus.

-          M. Robert était là cet après-midi, je l’ai vu. Je le connais bien, vous savez ! On s’est parlé, mais je n’ai pas parlé de vous, je vous l’assure.

-          Oh mais je l’ai vu aussi ! Il m’a passé un savon carabiné. Je ne lui en veux pas. Si j’avais eu un appartement dans cet état, je crois que j’aurais fait un malheur pour me calmer.

Matthieu demanda à Mme Chico de refermer la porte, car aucun des deux n’avaient le droit d’être ici, puisqu’ils n’en avaient pas reçu l’autorisation par le locataire. Cependant, ils se neutralisaient l’un et l’autre. Mme Chico, en tant que membre du CS et Matthieu, en tant que bailleur, n’avaient pas le droit d’être là, malgré le dégât des eaux… Matthieu restait perplexe quant à la suite à donner : le propriétaire bouillait d’impatience et le locataire était absent. On était dans un dilemme absolu.

-          Le studio est ravagé, mais il était déjà dans un sale état avant la fuite. Comment peut-on être aussi négligé ? Surtout pour un étudiant en pharmacie, dit-il désemparé.

-          Vous voulez mon avis ? Ce garçon n’est pas plus étudiant que vous ou moi. En tout cas, s’il l’a été, il ne l’est plus.

-          C’est-à-dire ! Je ne comprends pas.

-          Un après-midi, je l’ai vu à la poste du quartier, et il y travaillait. Je sais que des élèves font des heures au tri en plus de leurs études pour s’en sortir, mais lui il y était tous les après-midis, tous les jours. Donc, c’est son boulot.

Eh bien ! En voilà une révélation. Matthieu écoutait avec discernement.

-          Les gens louches qu’on vous a signalés dernièrement, portaient des uniformes de travail de la poste. C’était donc ses collègues… Un étudiant en pharmacie a des amis comme lui, c’est-à-dire des étudiants. Alors que lui n’aurait que des amis ne travaillant qu’à la poste ? Ben, non ! Ce sont ses collègues, c’est tout.

-          C’est curieux ça ? Pourquoi aurait-il menti pour avoir cet appartement ? S’il peut payer le loyer, il n’y a aucun problème. Là, je ne comprends pas la stratégie.

-          Ce type n’est pas net, je vous le dis, moi… Sans parler des fiestas tous les week-ends, du bordel permanent, des va-et vient de filles et de gens louches. Ce môme est un dingo. Un de plus !

Matthieu préféra taire ce qu’il avait appris à la fac de pharmacie. Mme Chico était sympa comme ça, mais elle était aussi membre du CS et connaissait tout le monde dans la résidence, voire au Syndic. Cette histoire commençait à sentir mauvais, très mauvais, mais pour le moment, elle ne devait pas dépasser le stade du locataire indélicat.

Il invita Mme Chico à sortir de l’appartement : ils en avaient assez vu. En partant, il décida de laisser les fenêtres ouvertes pour que l’air fasse son travail salvateur, mais baissa les volets à moitié.

-          Bon ! Si quelqu’un vous demande, vous pouvez dire que je suis passé. J’en prends la responsabilité. On ne peut pas laisser ça comme ça.

Ils se serrèrent la main comme de vieux complices et se quittèrent. Matthieu espérait qu’il n’avait pas été trop présomptueux en officialisant sa visite. On verrait bien, se dit-il.

Avant d’embarquer en voiture, il jeta un œil à son portable et il avait des messages. Beaucoup de messages. Notamment, plusieurs de son chef, lui demandant de venir le voir dès que possible. Décidément, la journée avait dû mal à se terminer, et elle venait même de se rallonger.

L’agence commençait à se vider quand Matthieu arriva. Il ne prit même pas la peine de passer par son bureau, il se dirigea directement vers celui du directeur.

-          Viens, entre Matthieu ! Faut qu’on parle cinq minutes. Assieds-toi, je t’en prie.

Matthieu se sentait un peu comme l’agneau dans la cage au lion : sans défense, comptant les dernières précieuses secondes qui lui restait à vivre.

-          Bon, j’ai parlé longuement avec M. Robert, il fallait le calmer, j’ai fait le job !... D’abord, où en est-on avec ce locataire ?

-          Nulle part ! Il est injoignable pour le moment. Personne ne sait où il est, même pas sa mère, qui est son aval.

Le directeur, qui ne prénommait Karim, était le mec le plus speed que Matthieu connaissait. Toujours à remuer ciel et terre par tous les temps et à n’importe quelle heure, qui ne vivait que pour son travail et les avantages que ça lui procurait : il roulait en Porsche 911 bleu crème décapotable et sa femme ressemblait plus ou moins aux mannequins vedettes des séries américaines, une blonde cheveux longs fillasses, toujours bronzée, jeune, longiligne, impeccable sur ses hauts-talons. Karim montrait en toute circonstance qu’il était un battant, le faisait savoir et ce soir-là, le fit clairement sentir à Matthieu. C’était un ancien Parisien, immigré au soleil du Sud, comme tant d’autres, ravi de partager sa façon de travailler : disciple de Yaka, Focon et Ifo, ses dieux préférés, qu’il invoquait à tout bout de champ.

-          Tu me montes un dossier pour les assurances…Lâcha-t-il sèchement.

-          Mais, on n’est pas concerné, minauda Matthieu… C’est l’assurance du locataire qui devra s’en charger.

-          Je m’en fous, tu fais ce que je te dis. Tu montes ce dossier et on verra après ce qu’on en fera. Georges Robert ne veut plus nous laisser la gestion de ses appartements, alors tu te démerdes comme tu veux, mais il n’est pas question qu’on les perde.

-          Mais, on ne les perdra pas, tu le sais bien, ça ne se fait pas comme ça…

Karim se raidit.

-          Je veux qu’on lui montre qu’on fait quelque chose pour lui, même si ça ne sert à rien, fais-le quand même !

Matthieu avait envie de fixer le plafond et de lâcher un soupir de désespoir. Ce n’était pas le moment de faire l’effronté de salon. Il se contenta d’un rictus bien coincé.

-          Il va falloir aller constater l’état du studio assez rapidement, ordonna Karim.

-          C’est fait ! J’y suis allé ce soir. C’est un désastre absolu et M. Robert n’a pas menti ni minimisé l’ampleur des dégâts.

-          Je croyais que tu n’avais pas pu joindre le locataire. Tu as eu son autorisation ?

-          J’ai fait comme M. Robert, je me le suis autorisé tout seul.

-          Ok ! Ça c’est entre nous. Personne ne t’a vu ?

-          Si ! Mme Chico du CS.

-          Ah, merde ! Cette vieille chouette a dû déjà alerter tout le quartier… Merde !

-          Je lui ai demandé de se taire : on est complice sur ce coup-là.

Karim interrompit quelques secondes son speech pour jauger la situation. Après tout, il n’y avait pas trop de risques, M. Robert était passé avant, c’est ce qui comptait, pensa-t-il.

-          Je suppose que je ne suis plus son interlocuteur, demanda Matthieu. Qui me remplace sur la gestion des appartements de M. Robert ?

-          J’ai fait le job, je t’ai dit. Tu gardes ton portefeuille, mais tu t’occupes de lui, tu me le chouchoutes, tu me le caresses à fond dans le sens du poil celui-là… Surtout, empêche-le de rencontrer le locataire, j’ai peur que ça se termine en bain de sang, cette histoire… C’est okay pour toi ?

Matthieu acquiesça mollement.

-          Alors, au boulot ! Je veux le dossier sur mon bureau pour demain matin. Let’s go !

Karim frappa dans ses mains, comme pour lancer le départ de sa nouvelle stratégie gagnante, et faire déguerpir Matthieu, qui se leva d’un bond, le sortant de sa torpeur.

Sur le chemin du retour à la maison, en direction de Port-Marianne, un proverbe créole qu’il affectionnait, lui revint en mémoire, surtout qu’il avait réussi à le faire mentir : « Le cafard n’a jamais raison face à la poule » … Ouais, il ne s’en était pas trop mal sorti, cette fois-ci. Cependant, on avait rarement raison deux fois, se dit-il…

 

Didier Kalionian - le Blog Imaginaire (c) 2020

Credit photo : "Saucisse Donut", Didier Kalionian - Instagram (c) 2020

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