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Didier K. Expérience
25 novembre 2020

Pleshka - E.13/23

Pleshka 0

Lisa m’avait fait un récit détaillé de sa rencontre avec Joshua Haglund, quelques mois plutôt, et contre toute attente, j’étais séduit par cette histoire. Mon empathie pour ces garçons commençait à grandir, j’avais hâte de rencontrer Sasha, alors que je ne savais même pas à quoi il ressemblait. En revanche, je m’imaginais aisément le visage de Joshua d’après les descriptions que m’en avait fait Lisa, je le trouvais beau, il était mort jeune, il avait une trentaine d’années. Je réalisai que je n’avais pu m’empêcher de me mettre à sa place.

Cependant, Lisa me pressait, je voyais bien qu’elle n’était pas intéressée par l’enquête que je souhaitais mener, ni par mes atermoiements. Je quittai à regret mon cinéma intérieur. Je me sentais manipulé par Lisa et Yuri, mais également par Varoujean qui n’était définitivement pas très clair.

La soirée n’était pas terminée, Ara et ses amis buvaient comme si leur vie en dépendait. Les Franco-Arméniens soignaient leur pseudo savoir-vivre « à la française » qu’ils comptaient exporter dans ce pays. En fait, ils s’acharnaient à tenir autant l’alcool que les natifs, pour prouver au monde entier que dans le malheur ou dans la joie, ils étaient bien issus du même peuple… Lisa et moi en avions un peu assez de cette ambiance, il nous fallait autre chose. Je me dirigeai prudemment vers Ara, pour ne pas susciter la panique parmi ses videurs, afin de lui payer une participation à cette petite fête. Il m’attrapa par le bras.

-          Où vas-tu ?

-          Lisa et moi, on va un rendez-vous avec des amis.

-          Je m’en fous, vous restez, dit Ara très éméché. Vos amis sont là, ici et maintenant. Ils ne sont nulle part ailleurs.

Lisa s’était éloignée sans que je m’en aperçoive, me laissant gérer notre départ.

-          Allez ! On boit un verre ensemble ! A notre amitié.

Lisa continuait de s’éloigner, je ne savais que faire. Je n’arrivais pas à refuser. Ara servit un shoot de vodka, on le but cul-sec. L’alcool me brûla la gorge. La bile me remonta à la surface juste après que j’avais ingurgité ce poison. C’était le signe que j’avais trop bu, mon foie n’en voulait plus. Je mis la main devant la bouche pour m’empêcher de tout recracher, et me forçai à tout ravaler. Ce fut une torture. J’étais saoul, c’était clair… Ara me débita des phrases sans queue ni tête, mêlant du français et de l’hayeren, puis il me prit le visage entre ses mains et m’embrassa vigoureusement sur les joues.

-          Va ! Mon ami, va !

-          Je reviendrai demain, c’est promis !

-          Je m’en fous ! C’est maintenant qu’il faut être là, demain il sera trop tard. Va rejoindre tes amis, tant pis pour nous ! Tu salueras Yuri de ma part.

Ara était saoul, mais il voyait tout. Il contrôlait la situation, c’était indéniable. Rien n’avait échappé à sa vigilance. Il ne me connaissait pas, mais il savait qui j’étais… J’avais toujours mes billets dans la main.

-          Reprends ton argent ou tu vas me vexer. Les Azéris savent qu’il ne faut jamais me vexer, dit-il en riant.

Je remballais illico mes billets dans ma poche, les ex-volontaires du Karabagh étaient des idéalistes mais ce n’était pas des tendres. J’étais trop fier de les rencontrer pour me fâcher avec eux. Lisa vint me chercher et m’arracha de l’impasse dans laquelle je m’étais fourré malgré moi.

Malheureusement, on ne s’en sortit pas comme ça, il fallut dire au revoir à tout le monde : ce qui nous prit une bonne demi-heure… On quitta l’assemblée qui chantait et dansait sous le porche éclairé de la terrasse du Montecristo, avec un certain soulagement.

-          Ne t’inquiète pas ! Ara ne t’en voudra pas. Demain, il aura tout oublié.

Puis, elle me proposa d’aller chez elle. Le Montecristo se trouvait près de Chahoumian Monument, donc pas très loin de la rue Amirian, et c’était sur ma route pour rentrer chez Margaret.

Son attitude avait l’air d’avoir changé, elle était plus distante. Il était tard aussi, elle était peut-être fatiguée ; elle se tut jusque devant l’entrée de son immeuble. Ce silence forcé et cette marche, me permirent de désaouler et de remettre mes idées en place.

J’aimais bien l’appartement de ses parents, il était décoré avec ce goût inimitable qu’ont les Américains : à la fois sobre et chargé, mais bien plus léger qu’une déco arménienne. Aucun tapis aux murs ni sur les sièges, ni sur le sol. En revanche, une peau de vache tachetée noir et blanc s’étalait entre les deux sofas couleur anthracite… Je pris position sur l’un deux, Lisa me faisait face sur l’autre. Je m’attendais à ce qu’elle me dise quelque chose, elle cogitait depuis qu’on avait quitté le restaurant : ça se voyait.

Elle me proposa de faire du thé. Elle s’absenta quelques minutes, le temps de le préparer : ça me permit de réfléchir un peu à ce qui s’était passé ce soir… J’avais involontairement raté ma présentation à Ara, mais j’avais passé une bonne soirée avec les ex-volontaires du Karabagh, des Français et des Canadiens, tous francophones mais d’origine arménienne. Certains d’entre eux étaient coincés en Arménie pour une longue durée, ils ne pouvaient plus rentrer dans leur pays d’adoption, qui était aussi leur pays d’origine, en fait. Ara était devenu colonel dans l’armée arménienne, il avait acquis la double nationalité, mais il ne rêvait que de rentrer en France. Drôle de paradoxe. Ils avaient tous risqué leur vie pour le pays de leurs origines ancestrales, et certains y avaient laissé leur peau comme ce Californien, le fameux Monte Melkonian dit le commandant Avo, élevé au rang de héros national en Arménie… Ara avait été condamné par contumace en 1994 par un tribunal français, qui lui reprochait son engagement dans un conflit étranger, la prescription était de vingt ans. On était encore en 2004, il ne pourrait rentrer qu’en 2014, et seulement qu’à partir du lendemain du jour de la sentence. En attendant ce jour, il dirigeait ce restaurant en faisant attention de ne pas perdre la vie, face à des nouveaux ennemis moins prévisibles que les soldats azéris, et bien plus dangereux : la mafia et la police. Ses états de service pour sauver la nation ne lui servaient plus à rien : désormais, ses ennemis étaient à l’intérieur du système qu’il avait contribué à sauver et qu’il ne pouvait pas combattre. Dix ans à tirer de cette drôle de liberté, ça serait long, très long. A l’issue, il redeviendrait un héros d’un conflit oublié, étranger à lui-même en France, expatrié volontaire ; et un anonyme en Arménie.

Lisa déposa un plateau contenant les deux mugs de thé bouillant sur la table basse qui se trouvait entre les deux sofas. Elle prit l’un des mugs, me laissant me servir.

-          Je suis fatiguée de ce pays. Franchement, des fois je me demande ce que je fais ici. Cette soirée était lamentable, encore une beuverie de ces machos arméniens. Heureusement que je ne comprends pas le français, mais ce qu’ils ont dit en hayeren ne valait pas grand-chose. Ce ne sont que des brutes avinées, dont certains finiront dans le caniveau, clochards, ou je ne sais quoi ! Mais ils seront fiers d’être saouls et arméniens. Ceux-là ne sont pas les pires, loin de là ! Alors imagine, quand en plus, ils sont homophobes. Il nous faudra des siècles pour changer les mentalités, on ne pourra pas attendre aussi longtemps : ce n’est pas possible.

Lisa aimait les filles, mais je savais qu’elle n’avait pas de haine particulière envers les garçons. En revanche, elle n’avait pas vécu cette soirée de la même façon que moi, nos sensibilités différentes nous séparaient, cette fois-ci. Pour elle, c’était une démonstration flagrante des pires travers du patriarcat : alcoolisme, machisme, violence dans les propos et les gestes, grossièretés : alors que pour moi, c’était une célébration de l’amitié entre frères d’armes, entre personnes partageant les mêmes origines, l’alcool n’étant qu’un moyen pour s’amuser. Je ne me sentais absolument pas agressé par leur attitude. Je savais qu’Ara était plutôt tolérant, puisque son bar-restaurant était un endroit où se retrouvaient les gays du coin.

-          J’ai hâte de revoir Sasha, qu’on règle ses problèmes et qu’on s’en aille tous d’ici.

-          Je croyais que vous étiez tous accros à ce pays ?

-          On l’est tous ! Mais ce pays reste homophobe. C’est même l’une des rares choses qui perdurent de l’ex-URSS. Tout change ici, sauf ça ! Ce machisme imbécile des hommes est le générateur de l’homophobie. Aucune violence ne les arrête, c’est de cette façon qu’ils mesurent leur taux de masculinité, pour être sûrs de ne pas être une « gyot », une tapette… Tu ne connais pas Sasha, il n’est pas comme Yuri, pas aussi fort. Il est très sensible, ça se voit tout de suite que c’est un tendre. En ce moment, il doit souffrir en cellule : j’en suis sûre.

-          Je suis désolé, Lisa ! Je fais de mon mieux pour vous aider. Demain matin, il faut que j’achète une carte internationale, je dois parler avec Varoujean. Je suis certain que ça va s’arranger.

-          Merci, Daniel ! Merci.

Le thé me fit un bien fou. J’avalai le contenu du mug quasiment d’une traite, ce qui me permit de prendre congé. Lisa ne me retint pas, il était déjà 2h du matin et elle voulait se coucher. Pour me dire au revoir, elle me fit la bise « à la française », ce qui me surprit : généralement, les Américains détestent cette coutume. Pour eux, c’est comme si on allait coucher ensemble juste après. C’était déjà les préliminaires.

Son immeuble était très proche de l’avenue Mashtots, que je remontai rapidement jusqu’à l’avenue Bagramian : direct jusqu’à Cascade. La fraicheur de l’air me revivifia mais les effets de l’alcool se faisaient encore sentir ; j’avais hâte de dormir. Je tâtai instinctivement une des poches de mon pantalon, j’avais bien la clé de l’appartement de Margaret. Tout allait bien.

Arrivé à hauteur de l’opéra, je m’aperçus que Lisa ne m’avait pas donné rendez-vous pour ce soir. Elle avait dû oublier, ou alors, il n’y avait plus besoin de rendez-vous. Peut-être avait-elle rempli sa mission ? Dans ce cas, le résultat ne devait pas être très probant, je n’avais fait que les écouter, puis contacter Varoujean, qui n’avait toujours pas écrit une ligne pour un article qui finirait sûrement dans les oubliettes, je n’avais vraiment pas la sensation d’avoir été utile à quelque chose pour faire sortir ces dix personnes de garde-à-vue.

Encore une fois, j’avais la mauvaise impression d’être manipulé, mais j’étais incapable d’en comprendre la raison. En tout cas, à cette heure avancée de la nuit, je n’arrivais plus à réfléchir, je n’avais qu’une envie : dormir.

 

Didier Kalionian - Le Blog Imaginaire (c) 2019 - 2020

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